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Quand un compositeur interprète l’œuvre d’un autre… par le jeu ou l’écriture

Olivier Class
avril 2018

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.828

Résumés   

Résumé

Le propos de cet article est d’étudier la manière dont des compositeurs, également performers, interprètent la musique d’autres compositeurs. À travers les exemples de Michaël Levinas, Michael Jarrell, Heinz Holliger et Hans Zender, je présenterai des interprétations qui relèvent de la performance (le jeu instrumental, la direction), mais aussi de l’écriture (qui est là une sorte d’instrument). Je montrerai en quoi leurs préoccupations rejaillissent sur leur interprétation (on peut parler de vision). Ainsi seront abordées les questions du jeu instrumental, de l’arrangement, de l’orchestration, de la réinterprétation et de l’interprétation composée.

Abstract

The purpose of this article is to study the way composers, also performers, interpret the music of other composers. Through the examples of Michaël Levinas, Michael Jarrell, Heinz Holliger and Hans Zender, I will present interpretations that relate to performance (instrumental play, direction), but also to writing (which is here a kind of instrument). I will show how their preoccupations affect their interpretation (we can speak of vision). Thus, questions of instrumental play, arrangement, orchestration, reinterpretation and composed interpretation will be studied.

Index   

Texte intégral   

1Lorsque l’on parle d’interprétation en musique, on pense en premier lieu à la performance des musiciens, chanteurs, instrumentistes, chefs d’orchestre et de chœur, éventuellement des régisseurs du son (réalisateurs en informatique musicale, sonorisateurs, ingénieurs) ou des acteurs de disciplines associées à la réalisation d’une œuvre (mise en scène, chorégraphie, danse, vidéo, éclairage…). J’utilise le terme performance en référence à l’anglais performance et performer qui désignent la réalisation artistique et celui qui la réalise, et non la connotation française liée à la compétition, sous-entendant le jeu héroïque du musicien qui cherche à briller. En effet, je souhaite éviter le mot « exécutant », qui implique un jeu excessivement discipliné, rigide, sans réflexion, sans volonté de chercher à comprendre ce qui se cache au-delà des signes écrits sur la partition. Il ne s’agit pas de faire l’éloge du laxisme ou de cautionner un excès de liberté, mais bien de voir dans quelle mesure on peut comprendre un texte musical, s’en emparer sans trahir la pensée du compositeur, rendre crédible et assumer ses choix, car la partition ne contient pas toute la musique mais n’en est qu’une représentation partielle et partiale.
Le rôle du performeur est donc de transmettre la pensée du compositeur au spectateur, de la même manière que l’on peut traduire une conversation, une allocution d’une langue à une autre par l’intermédiaire d’un interprète, avec toutes les subtilités que cela implique.
Le performeur effectue donc lui aussi un acte d’interprétation. En effet, il ne s’agit pas seulement de maîtriser le jeu et ses difficultés techniques (bref, l’exécution), mais aussi de s’approprier la musique qu’il va jouer, intellectuellement, culturellement, émotionnellement parlant. Dans ses Mémoires, Berlioz raconte comment il s’était violemment accroché avec le hautboïste d’un orchestre allemand qui rajoutait des ornements dans le solo de la « Scène aux Champs » de sa Symphonie fantastique, préférant mettre son jeu et une pseudo-inventivité en valeur, sans se rendre compte qu’il trahissait totalement l’esprit de ce passage (ou pire, n’en avait cure)1. Plus près de nous, Grisey rapporte également quelques anecdotes montrant soit l’implication et la volonté de l’interprète à vouloir comprendre ce à quoi il a affaire (le clarinettiste Jean-Max Dussert dans Partiels) ou de leur incompréhension (un chef à Los Angeles à propos de Périodes ou encore la première audition de Gondwana de Murail à Darmstadt dans les années 1980)2.

2En revanche, il y a aussi des performeurs qui cherchent à comprendre non seulement comment l’œuvre est construite, mais aussi son contexte et celui de l’auteur. Pensons aux analyses de Claude Hellfer3 ou aux ouvrages de musiciens impliqués dans la musique ancienne4. À ce moment-là, l’interprétation peut même devenir créative.
Dans ce contexte, il est intéressant de voir comment les compositeurs interprètent ou réinterprètent la musique des autres lorsqu’ils sont également chefs d’orchestre (Maderna, Boulez, Holliger, Eötvös, Zender) ou instrumentistes (Holliger joue également du hautbois, et Levinas du piano). Je limiterai mon champ d’exploration en ne remontant pas au-delà de la seconde moitié du XXe siècle (la musique contemporaine) qui est mon domaine de compétence, mais la réflexion qui va suivre pourrait peut-être aussi s’appliquer à de grands compositeurs performeurs tels que Liszt, Mendelssohn, Mahler, Berlioz ou Wagner. Concernant ces deux derniers, Boulez essaie d’analyser leurs manières de diriger en fonction de leurs écrits sur la question ou sur l’orchestre, ou de témoignages d’époque, mais aussi d’après leur manière de composer5. On pourrait aussi explorer le jazz, le rock, la variété, où un créateur s’empare volontiers de l’œuvre d’un autre et fait le point de départ de sa propre création. Je me limiterai également aux compositeurs interprètes : le domaine des interprètes compositeurs, tels que Fürtwangler, Klemperer, Bernstein, ou encore d’instrumentistes qui écrivent essentiellement pour leur instrument (Thierry Miroglio, Daniel Kientzy, Joëlle Léandre, Robert Dick, David Tudor, Vinko Globokar) mériterait une étude intégralement dédiée à cette problématique pour leur rendre justice. À propos justement de ces chefs, Boulez estimait d’ailleurs que « avoir appris et pratiqué la composition n’est certes pas un défaut, bien au contraire » 6, car « même s’ils n’étaient pas de grands compositeurs, [ils] savaient de façon pragmatique ce qu’était la composition »7.

3Dans la suite de mon exposé, j’évoquerai en quoi la pratique d’instrumentiste ou de chef d’orchestre des compositeurs performeurs a rejailli sur l’interprétation de l’œuvre des autres et a enrichi leur création personnelle. La lecture qu’ils font des œuvres de leurs pairs suscitera un certain intérêt, car elle permet aussi des actions de recréation étonnantes, qui donnent un nouveau visage de l’œuvre interprétée (et non plus exécutée) à travers le prisme de l’écriture, qu’il s’agisse de l’arrangement (orchestration ou réduction d’une œuvre), ou encore l’utilisation d’une œuvre d’un autre comme point de départ de sa propre création.
Dans son livre Arrangements – Dérangements, Peter Szendy met cette question en avant, ne serait-ce qu’à travers l’exemple de la réduction, qui peut avoir une portée bien autre que la simple diffusion d’une pièce à une époque où ni la radio, ni le disque, ni internet n’existaient. Il est donc bien question de « traduction, critique musicale en musique » donc de réinterprétation8. Mais Szendy a aussi donné la parole à des compositeurs qui se sont livrés à un véritable travail de recréation, notamment Zender à partir de Beethoven ou Berio à partir de Schubert.

1. Le compositeur performeur

4Il s’agit d’analyser ici le regard des compositeurs performeurs sur les œuvres des compositeurs qu’ils jouent. Cette vision est-elle conditionnée par les valeurs compositionnelles du compositeur performeur ? Et en retour, les pièces interprétées peuvent-elles avoir une incidence sur la créativité du compositeur ?
Le compositeur et pianiste Michaël Levinas nous offre des éléments de réponse à travers sa définition personnelle de l’instrumental :

« J’appelle l’instrumental tout son produit en un temps réel par l’intervention du corps humain. Le son prolonge alors immédiatement un mouvement du corps et dans ce prolongement en appelle aussitôt à des possibilités imaginaires auxquelles le corps du musicien-compositeur répond naturellement. Tels sont, bien entendu les sons produits par les instruments traditionnels : cordes, vents et percussions, mais les sons de source technologique peuvent être compris dans cette définition. Ils portent aussi comme la trace de la vie du corps. Notamment toucher et souffle » 9.

5À première vue, de tels propos font penser à l’artiste qui compose au piano, ou à l’improvisateur, surtout lorsque Levinas explique par ailleurs que « ce qui est important dans l’improvisation, c’est le geste instrumental (…) l’idée musicale n’est pas extérieure au geste instrumental (…) l’imagination vient de ce geste »10. Qui plus est, cette « idée musicale n’est pas obligatoirement ou seulement la pensée formelle (…) je [l’]assimilerai à idée de choc et de révélation »11. Il a conscience de l’enfoncement de la touche, il ressent le mécanisme du piano, le marteau qui frappe la corde, il appréhende la résonance.
Cela semble logique puisque Levinas est pianiste, mais il a cette même appréhension pour l’ensemble des outils qu’il utilise (instruments, voix, électronique, spatialisation, amplification). Sa musique se veut spontanée, gestuelle, son exécution prend en compte le geste des musiciens, les mouvements du corps pour manipuler l’instrument, la respiration (Arsis et Thesis ou la chanson du souffle), l’exploitation de la résonance par sympathie (Appels). Levinas compose le son de façon très charnelle et sensuelle (héritage de son passage au GRM), mais aussi le geste qui le produit.
Tout se passe donc dans le prolongement du geste. Que se passe-t-il au-delà de ce geste ? Qu’est-ce qu’il induit ? L’exemple du cor qui ébranle le timbre de la caisse-claire par sympathie est une première réponse, qui consiste en une sorte d’animation, mieux, d’humanisation de la caisse-claire par le jeu du corniste. Ce jeu paraît rudimentaire, mais la notion de prolongement est particulièrement explicite. L’évolution de la technologie permettra à la cymbale de rire (Les rires du Gilles12) ou à la voix de tambouriner (Les nègres13), grâce à des croisements d’échantillons sonores (à la manière de manipulations d’ADN14) et à un travail très poussé sur les transitoires d’attaque.

6C’est justement là que se retrouve la trace du corps, et du geste qui a contribué à émettre le son : la frappe sur la percussion, le frottement ou le pincement d’une corde, la brisure du souffle sur le biseau d’une flûte, etc. Ensuite, le prolongement se trouve dans l’entretien ou la résonance acoustique du son et sa propagation, ce qui implique la question de l’espace dans lequel le son se diffuse. Levinas y a été sensibilisé à travers la résonance par sympathie, mais aussi la sonorisation et le haut-parleur. Il en fait d’ailleurs une priorité dans ses œuvres « de 1972 à 1988, d’Arsis et Thesis à la Cloche fêlée »15, et des titres comme Contrepoints irréels ou Concerto pour un piano espace sont révélateurs. À propos de cette dernière, le compositeur note que « le petit orchestre doit être amplifié et réverbéré comme s’il jouait à l’intérieur de la “grotte”, caisse de résonance du piano. Le piano, grâce à l’effet de résonance de la pédale, intègre, dans les composantes de son timbre, la réverbération naturelle des espaces liturgiques de la musique des XVIIe et XVIIIe siècles »16.
Cette sensibilité à l’instrumental, à l’impact du geste sur la qualité sonore, Levinas la tient de sa pratique pianistique. Il improvisait dès l’âge de quatre ans, et a obtenu par la suite un 1er prix lors d’un concours international à Lyon dans cette discipline. Il ne s’agit pas de l’improvisation collective comme en jazz, ni celle des musiques aléatoires, mais d’un acte solo qui oblige « à s’écouter [soi]-même, à ausculter ses vraies pulsions musicales et à sortir du modèle (…). Cela reste important autant pour les instrumentistes que pour les compositeurs »17.

7Dans cette perspective, Levinas va enregistrer une intégrale des Sonates pour piano de Beethoven. Lorsqu’il s’exprime à ce sujet, il ne parle pas de l’état d’esprit de Beethoven, ni de l’analyse de la forme sauf lorsqu’elle rompt avec les schémas standard, mais du timbre qui lui permet de donner une attention toute particulière à certaines formules d’accompagnement (que d’autres banaliseraient car rappelant des exercices de Czerny) mais qui relèvent en fait d’une vision orchestrale18.
Parce que cette vision orchestrale du timbre engendre des figures particulières, Levinas retrouve sa notion « d’instrumental »19. Qui plus est, il loue l’utilisation de la résonance, comme une grande invention de la musique romantique en général et de Beethoven en particulier20. C’est pourquoi il s’attachera d’une part à la ponctuation, tellement absente des éditions auxquelles il avait été soumis comme étudiant pianiste21, mais aussi à la violence de l’œuvre, trop comprimée par la barre de mesure22, et enfin au travail (instinctif) avec les pédales pour favoriser la résonance et les harmoniques, estimant que Beethoven avait travaillé à l’amplification du timbre, par exemple dans le rondo de la « Waldstein »23. On retrouve la problématique du Concerto pour un piano espace.
En ce sens, il est assez significatif qu’il parle de Stimmung à propos du premier accord de la Sonate Pathétique. Ce terme désigne pour lui l’accord parfait, non pas dans l’acceptation tonale, mais bien de la perfection de la résonance.

« J’enfonce les touches avec une technique très legato : au fond du clavier. Je me penche. J’écoute remonter doucement les harmoniques du grand Steinway. En m’inclinant devant les vibrations du parfait accord (Stimmung), l’acte fondateur de cette “Pathétique”, je pense à tous ceux qui se sont penchés ici, à cette place, devant cette même mesure historique (…) Ils se sont arrêtés devant cet accord monumental le temps d’une longue blanche ! (…) J’ai surtout voulu, en jouant la première mesure de cette sonate, exprimer l’ampleur de l’espace, le “tout-puissant”, les limites mêmes du piano. (…). J’aborde les mesures suivantes. Piano-forte ? Piano moderne ? Orchestre ? Voix humaine ? Le grave et l’aigu ? Comment ne pas entendre dans ces composantes complexes, issues de l’immense accord générateur, les précipices de la dernière manière ? » 24.

8Bien que cela ne soit pas dit explicitement, ces propos font penser à Stimmung de Stockhausen, œuvre fondée elle aussi sur un unique accord et ses partiels, et qui a beaucoup compté pour Levinas.
La citation de Levinas est fort poétique, et témoigne de son inspiration (au sens romantique du terme) de pianiste, et de la force de son imaginaire, qui crée tout un monde sonore sur un seul accord de Beethoven. Il explore l’intérieur du son comme les compositeurs du GRM (dont il est lui-même issu) auscultent le son à l’aide du haut-parleur. Il interprète Beethoven, non pas tant avec un souci d’authenticité (il joue sur piano moderne), mais à travers sa vision de créateur et du contexte compositionnel dans lequel il se situe : les explorateurs du son recréent, recomposent le son, ou s’en servent comme modèle (Stimmung de Stockhausen, Partiels de Grisey, Quattro pezzi su una nota sola de Scelsi, pour citer des œuvres et des compositeurs qui lui ont servi de références). Ainsi, le compositeur Levinas nourrit l’interprète Levinas (qu’on ne pourra pas considérer ici comme simple exécutant), l’interprète Levinas traduit Beethoven au public à travers le prisme de la pensée du compositeur Levinas.
Si Levinas interprète Beethoven, il joue sur des phénomènes sonores bien réels, situés au-delà de la notation. Pour autant, il n’apporte aucune modification à la partition, il ne la réécrit pas. En ce sens, il reste un exécutant. En fait, son interprétation consiste en une vision, une compréhension particulière et personnelle de l’œuvre, encore que d’autres pianistes, compositeurs ou non, pourraient sans doute avoir des idées similaires.

9La suite à donner à cette réflexion serait une analyse acoustique du jeu de Levinas pour déterminer dans quelle mesure il applique les principes d’intention exprimés dans ses écrits, et les comparer aux versions de pianistes qu’il aime citer (comme Schnabel), ou encore de voir si d’autres pianistes suivent la voie de Levinas. Comment rend-il cette œuvre qu’il juge trop comprimée à son goût par les barres de mesures ? Pour ce faire, Philippe Lalitte, qui a déjà effectué un travail comparatif important sur différentes interprétations des Dix pièces pour quintette à vent de Ligeti, utilise une méthodologie et des outils adéquats25.
En tout cas, la vision fondée sur le timbre de Levinas permet une nouvelle approche, que Nathalie Hérold explore sur le répertoire pianistique du XIXe siècle, à savoir dépasser le support de la partition et de « tenir compte de l’ensemble du processus menant à [sa] réalisation sonore »26, et plus globalement « d’intégrer l’aspect sonore, obtenu par le biais de la réalisation instrumentale, dans l’analyse et la compréhension des œuvres du XIXe siècle »27.
L’interprétation ne se limite donc pas au jeu du performeur, mais réside avant tout dans la compréhension de la pièce, en rapport avec le contexte dans lequel le performeur évolue lui-même. À travers son enregistrement, Levinas ne cherche pas tant la performance, ni à se mesurer à d’illustres pianistes, mais à exprimer d’une autre manière la verve créatrice qui nourrit ses propres œuvres.

2. Les compositeurs arrangeurs

10Les Viennois considéraient le timbre instrumental comme un élément structurant, qui doit mettre la forme en évidence. Ainsi, lorsque Schönberg et Webern orchestrent des œuvres de Bach28, ils veulent donner lisibilité à la polyphonie :

« Notre “exigence sonore” ne vise pas la coloration “de bon goût” ; les couleurs ont bien plutôt comme objectif d’expliciter le déroulement des voix, ce qui est très important dans le tissu contrapuntique ! L’orgue de Bach pouvait-il le faire ? Nous n’en savons rien. Mais les organistes d’aujourd’hui en sont incapables : cela, je le sais (et c’est un de mes points de départ !) (…) Nous voulons percevoir ce contrepoint : comme ensemble de connexions motiviques. (…). Nous avons besoin de transparence pour pouvoir voir à travers. (…). Je crois qu’ainsi le droit à la transcription devient ici un devoir » 29.

11A priori, la transcription serait donc une sorte d’analyse de la polyphonie de Bach rendue audible à travers une performance de l’œuvre orchestrée, comme cela aurait pu se faire dans le cadre de la Verein für Musikalische Privataufführung30. Cependant, la motivation de Schönberg tient plutôt aux limites de l’instrument (ou de l’instrumentiste) à rendre pleinement l’Idée de Bach.
En ce sens, il s’agit d’une interprétation performance par procuration (Schönberg ne joue ni ne dirige) mais aussi d’une interprétation traduction de l’Idée, ce qui laisse entendre que les originaux de Bach étaient eux-mêmes des transcriptions de l’Idée, celle-ci résidant dans l’écriture et non la réalisation sonore. François Nicolas rappelle d’ailleurs que transcrire signifie étymologiquement écrire (-scrire) à travers ou au-delà (trans-), d’où la différence avec l’arrangement qui chercher plutôt à adapter une œuvre aux spécificités des instruments pour lesquels on réalise ce travail31. D’ailleurs, on peut jouer ces pièces aussi bien à l’orgue qu’au clavecin, voire au piano, et l’exigence d’un timbre précis n’est pas encore aussi répandue qu’elle ne le sera à partir du XIXe siècle. Pour les mêmes raisons, la réduction pour piano de « Farben », la troisième des Cinq pièces op. 16 de Schönberg par Webern avec la bénédiction de l’auteur se justifie.

12Michael Jarrell parle également de « traduction » à propos de son orchestration de trois des Études pour piano de Debussy32, par allusion au travail de traduction d’œuvres de Rilke, Musil ou Gongora par Philippe Jaccottet, qui « reste très proche du sens sans pour autant s’astreindre à un strict mot à mot »33. Je ne vais pas analyser l’orchestration de Jarrell, ni résumer son article, sinon pour dire que le compositeur s’est astreint à respecter le matériau préexistant qu’il qualifie « d’objectif »34. Mais il lui faut tout de même extrapoler parfois pour rendre explicites certaines résonances de notes graves du piano, alors qu’une traduction littérale aurait été maigre et creuse35. Le cor anglais reprend la main droite du piano, et la trompette le motif de la main gauche de la mesure 32. Tous les autres instruments traduisent les deux sol dièses graves de la main gauche, en en concrétisant les harmoniques. Ainsi, Jarrell rajoute des mi  et des si au-dessus de ces sol dièses36.
Jarrell rend donc visibles sur la partition certaines choses qui ne l’étaient pas sur celle de piano : l’orchestre devient un révélateur de ce qu’on ne peut qu’entendre et non lire dans l’original de Debussy. Il ne fait pas du note à note (ou du mot à mot, pour reprendre sa comparaison avec Jaccottet), mais prend aussi en compte la manière dont la musique sonne lorsqu’elle est jouée. Sa démarche est assez proche de la performance de Levinas sur les sonates de Beethoven. Ils sont des interprètes traducteurs.

3. Réinterprétation

13Contrairement à son compatriote, dans ses Zwei Liszt-Transkriptionen, Heinz Holliger ne se contente d’orchestrer des pièces pour piano, Nuage Gris et Unstern ! En effet, son travail comporte une large part de créativité en rajoutant des événements qui n’existent pas dans les originaux. Kristina Ericson a présenté les principales techniques auxquelles le « transcripteur » s’est livré37. Je résumerai les grandes lignes de son article, et expliquerai en quoi cette démarche relève de l’interprétation ou de la réinterprétation et non d’une véritable création.
Holliger utilise un grand orchestre avec des pupitres de cordes très divisés dans certains passages, et des instruments qui n’existaient pas du temps de Liszt, comme la flûte basse ou la clarinette contrebasse. Sans doute est-ce là sa manière de comprendre les titres qui évoquent le sombre (« nuages gris » pourrait faire référence à l’orage et la tempête, et « unstern » signifie « sinistre »), mais surtout le transcripteur a une très grande attirance pour les sons graves et le thème de la mort.
À l’exception de quelques (très minimes) modifications dans la durée des silences, Holliger suit rigoureusement la structure de Liszt sans rien en retrancher : « Le nombre et la nature des mesures ont été fidèlement repris, de même que les indications de tempo »38. Il y a donc bien un travail d’orchestration.
Les deux pièces de Liszt sont très sobres, et assez indécises, d’un point de vue tonal. Quant au travail motivique, il préfigure déjà la série de Schönberg, ce que René Leibowitz entre autres, s’était déjà employé à démontrer39. C’est pourquoi Holliger s’empare de ces motifs et leur fait subir des traitements sériels, qu’il surimpose à la matière de base. Il leur applique également certaines techniques de compression ou d’étirement.
Ainsi, les mesures 25 à 28 de Nuages gris de Liszt présentent-elles à la main droite un motif composé d’une seconde mineure et d’une quarte juste descendantes, puis de deux secondes ascendantes, l’une majeure et l’autre mineure : je l’appelle a1. Les quatre mesures suivantes présentent exactement le même motif, que j’appelle a2, transposé à la quarte supérieure. Cependant, la quarte descendante est remplacée par une quinte descendante. Ce genre de traitement est très annonciateur de la série de l’école de Wien. Dans le même temps, la main gauche présente un autre motif que j’appelle b : une sorte d’arpège de l’accord de sol mineur, avec adjonction d’un do dièse. Le motif s’étend sur deux mesures, et sera répété 4 fois tel quel.

14Holliger reproduit strictement a1 au cor anglais, mais va lui surimposer ces mêmes motifs transformés selon certaines techniques sérielles. Ainsi, a1 est repris par anticipation de deux temps aux basson, contrebasson et à la harpe, mais en minorant la seconde, et en intercalant une quinte descendante (anticipation de a2) avant la seconde mineure. Rythmiquement, toutes les hauteurs sont transformées en blanches, sauf la première qui devient une noire, et la dernière une ronde prolongée d’une croche, ce qui crée non seulement un décalage par rapport à l’original, mais aussi par rapport à la métrique, puisque l’on obtient des syncopes.
Le motif b est présenté à la flûte basse puis au cor 1. On en trouvera différentes variantes aux autres instruments : des bribes compressées (clarinette basse) ou étirées (violoncelles aux mesures 27 et 28), transposées, inversées, ou avec des interversions de notes.
L’exemple 1 ci-dessous montre a1 et ses variantes dans les cadres en traits pleins, b et ses variantes dans les cadres en pointillés.

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Exemple 1 : Holliger Heinz, Zwei Liszt-Transkriptionen, n° 1 : « Nuages gris », © SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany

15On retrouve le motif a2 à la trompette, avec diverses variantes, toujours selon des traitements sériels. La flûte alto présente les deux premiers intervalles, renversés, une octave diminuée plus bas et compressés dans le temps (noires de quintolets au lieu de blanches). La première section des altos 1 reproduit a2, mais place la ronde sur la première note et non la quatrième (une blanche), ce qui va décaler la suite pour faire une sorte d’écho. Par ailleurs, la seconde majeure devient mineure. Dans le même temps, la 2e section des altos 1 reprend la même variation une tierce mineure plus bas, à partir du do bécarre de la mesure 30, celui-ci étant transformé en noire ; la seconde majeure est à nouveau minorée.
Toutefois, c’est ici le motif b qui retient toute l’attention d’Holliger. En effet, celui-ci est intégralement présent à la clarinette basse et à la harpe, puis à la flûte basse. De même, on en observe le début à la contrebasse et la fin à la clarinette basse. On peut également signaler que le basson en donne le début à la quarte supérieure, ou encore les interversions des notes à la dernière section des altos et la 2e section des violoncelles.

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Exemple 2 : Holliger Heinz, Zwei Liszt-Transkriptionen, n° 1 : « Nuages gris », © SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany

16Je n’évoquerai pas toutes les possibilités de traitement des trois motifs a1, a2 et b sur ces quelques mesures afin de ne pas rendre trop fastidieuse la lecture de ce texte ou des exemples musicaux. J’ai signalé les transformations les plus évidentes, mais ce recensement est loin d’être exhaustif. Il montre avant tout le travail de type sériel auquel Holliger se livre dans l’esprit de l’École de Wien, mais aussi combien la pièce de Liszt est susceptible de permettre une telle pratique.
Dans son article, Ericson signale également, exemple musical à l’appui, la production « d’effets d’échos et/ou [de] poursuite de motifs ou de structures d’intervalles »40. Elle évoque ainsi le cas de la grande montée chromatique depuis un fa dièse jusqu’à fa dièse de l’octave supérieure de la fin de Nuages gris (main droite, mesures 33 à 44), que Holliger va compresser sur seulement quatre mesures à l’aide de noires de quintolets. Le matériau originel de Liszt est reproduit à la flûte alto et à la 3e section des violons 1, et l’écho enchaîne directement avec premier violon solo (exemple 3), là où Liszt avait prévu une mesure complète de silence (mesure 45). Le violon partait d’un chromatisme depuis une tessiture plus basse et plus tôt, mais l’enchaînement se fait en omettant le fa dièse, seule entorse à cette ligne chromatique, justement au moment du relais.

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Exemple 3 : Holliger Heinz, Zwei Liszt-Transkriptionen, n° 1 : « Nuages gris », © SCHOTT MUSIC, Mainz - Germany, parties de violon solo et de premiers violons (3e section).

17Il ne s’agit pas là des seuls procédés par lesquels Holliger a « transcrit »41 les pièces de Liszt. Ericson explique notamment que « Holliger a essentiellement suivi une méthode consistant à extraire les idées fondamentales des deux pièces pour piano en filtrant les motifs originaux, et à bâtir sur ces idées une démarche nouvelle et personnelle. Cette méthode repose concrètement sur les points suivants : focalisation sur certains intervalles ; épuisement systématique de leurs combinaisons ; enchaînement de celles-ci tantôt à distance de seconde, tantôt de façon à souligner ou à poursuivre une ligne de force ; adoption d’une structure rythmique complexe, souvent opposée à l’allure générale »42.
Nos exemples et les propos d’Ericson sont particulièrement révélateurs d’une attitude d’interprétation, à savoir comment Holliger conçoit l’écriture de Liszt et explicite sa vision à travers sa propre écriture, ses préoccupations de compositeur, touché par Webern et ayant étudié avec Boulez. L’œuvre très sobre de Liszt se voit ici dotée d’une polyphonie assez conséquente, mais toujours engendrée à partir du matériau de base de Liszt.

18En ce sens, il y a bien transcription au sens où l’entend François Nicolas : Holliger écrit à travers ou au-delà de ce que Liszt à lui-même écrit. Ce dernier est toujours présent, reconnaissable à la lecture de la partition ou à l’écoute, et structure tout le travail d’Holliger.
Pour autant, il ne faut pas en conclure qu’il s’est effacé devant Liszt. Au contraire, dans la note de programme de la création de ces transcriptions, Holliger explique qu’il a « tenté de faire ré-émerger ces pièces de [son] propre subconscient et, en quelque sorte, leur faire prendre corps à divers degrés de réalité, comme au travers d’un filtre onirique »43.
Ainsi, sa personnalité s’affirme à travers le travail rythmique auquel il soumet les motifs de Liszt, la polyphonie qui résulte des traitements sériels surimposés à la matière originelle, mais aussi et surtout dans la sonorité résultant de l’orchestration.
À ce propos, Holliger est résolument moderne. En effet, alors que des compositeurs comme Jarrell, Webern ou Berio ont orchestré ou transcrit Debussy ou Schubert en reprenant les effectifs des orchestres de l’époque de leur modèle, il utilise des instruments d’aujourd’hui (flûte alto ou basse, clarinette contrebasse) et un certain nombre de modes de jeu peu courants ou inconnus à l’époque de Liszt (harmoniques des cordes, glissandi, jeu con legno et diverses techniques d’archet ou de pizzicato, le flatterzunge des vents, le slap de la flûte, l’usage de sourdines variées pour les cuivres…).
En concrétisant la résonance dans son orchestration, Jarrell agit comme un révélateur d’une réalité acoustique cachée dans le texte de Debussy. Pour sa part, Holliger projette le monde de Liszt dans le XXe siècle. Il en interprète le travail motivique à travers le prisme de la musique sérielle, il considère Liszt comme un précurseur de la musique sérielle à travers l’enjeu des intervalles, ce que montrent les différents traitements que nous avons observés.

4. Hans Zender et les interprétations composées

19Pour Zender, un peu comme Schönberg, l’écriture et la partition ne sont qu’une représentation de l’œuvre, de son idée, En ce sens et d’une certaine manière, il est assez proche aussi de Jarrell, dont l’orchestration de Debussy met en avant des paramètres sonores que la notation n’est pas en mesure de révéler.

« La pièce se présente sous la forme achevée d’une œuvre effectivement matérialisée par la partition – bien que celle-ci ne soit pas identique à la musique de sa vision intérieure et qu’elle lui ressemble seulement. (…). La notation d’une pièce s’avère donc déjà comme un processus d’interprétation. La partition n’est pas l’original »44.

20En effet, l’acte de notation consiste pour lui à « quantifier en permanence des représentations d’ordre qualitatif »45. Cela signifie qu’il faut paramétrer la vision intérieure dans le système de notations : attribuer aux notes des hauteurs, durées, intensités, attaques, timbres, modes de jeu… C’est ce qu’on appelle le matériau, en ce sens qu’il matérialise la pensée. Mais d’autres aspects ne se laissent pas cerner aussi aisément dans ce système de notation, comme l’expressivité, les affects, ou des modes de jeu non standard. On paramètre les notes, mais il n’est pas possible de cerner aussi précisément le son par ce biais.
Ainsi, quel que soit son métier et sa maîtrise artisanale, le compositeur ne domine jamais entièrement le matériau :

« Comme il en va pour tout matériau, plus on approfondit le contact avec lui, plus on se rend compte qu’il a ses exigences propres, au point que ce matériau finit par dire à l’artiste contemporain : tu te figures que je suis ton matériau, mais en réalité, tu es tout aussi bien mon matériau à moi ; c’est moi qui veux me réaliser à travers toi »46.

21Dans cette citation, la personnification du matériau souligne combien l’écriture est un compromis entre la pensée (idée) et sa notation (écriture). Le compositeur pense pouvoir se réaliser à travers le matériau, mais celui-ci n’est pas particulièrement malléable, d’autant plus qu’il devra transmettre l’idée à un tiers, l’interprète. Car il existait bien avant le compositeur (à travers un système de notation, des règles d’écriture, tonale, sérielle…) et continuera d’exister après sa mort (à travers les œuvres réalisées). Toutefois, il pourra subir des mutations avec le temps, des perfectionnements au fur et à mesure de l’évolution des besoins des compositeurs.
On pourra alors se dire que des compositeurs comme Zender ou Boulez, qui sont à la fois interprètes, pédagogues, et capables de formuler clairement leur pensée à l’oral comme à l’écrit dans des conférences ou des essais, seraient à même de contourner la résistance du matériau, lorsqu’ils travaillent avec des interprètes qu’ils dirigent en tant que chefs d’orchestre ou qu’ils guident en musique de chambre. Mais qu’adviendra-t-il lorsque le compositeur ne sera plus là ? Une tradition d’exécution pourra sans doute voir le jour, les interprètes dépositaires ayant travaillé avec le compositeur transmettront sa pensée (en fait leur expérience) aux générations futures47, de manière orale, par le biais de supports audiovisuels, ou éventuellement être formulée par écrit (traités, analyses, articles rédigés par ces interprètes) tant que les œuvres en question continueront d’intéresser les interprètes et programmateurs du futur.
Zender tire les conséquences de son interprétation de ses propres œuvres, mais exerce aussi son point de vue de compositeur sur sa manière de diriger la musique des autres :

« Depuis l’invention de la notation, la transmission de la musique s’est partagée entre un texte fixé par le compositeur et une réalité sonore actualisée par l’interprète. J’ai passé la moitié de ma vie à rechercher, dans mes interprétations, une fidélité maximale au texte – notamment en interprétant les œuvres de Schubert, que j’aime profondément –, pour reconnaître aujourd’hui qu’une interprétation fidèle à l’original ne saurait exister. S’il est important de lire les textes au plus près, il reste impossible de leur donner vie en procédant à une simple reconstruction. Hormis le fait que beaucoup de choses ont changé, comme les instruments, les salles, le sens même des signes de la notation, il faut comprendre que toute écriture musicale n’est qu’une description univoque de sonorités, mais surtout une invitation à l’action. Il faut que l’interprète engage sa créativité, son tempérament, son intelligence, une sensibilité développée par l’esthétique de son temps, pour qu’une exécution devienne vraiment vivante et passionnante (et je ne parle pas ici de la perfection du résultat extérieur). Quelque chose d’essentiel passe alors de l’interprète à l’œuvre : il devient coauteur » 48.

22C’est pourquoi Zender invite à considérer avec une certaine prudence ces traditions dont les dépositaires peuvent très facilement s’imposer en gourous imbus d’eux-mêmes devant la cour de leurs disciples. Il ne faut pas croire non plus que la reconstitution d’interprétations d’époques avec les instruments, les costumes, le décor, les partitions Urtext, l’application des indications des traités ou la prise en compte des témoignages d’époque sera gage de transmission de la Vérité. Car la lecture des textes comme celle des partitions est elle-même interprétation.
Zender considère d’ailleurs que « la notation crée (…) un élément qui se pose entre l’émetteur et le récepteur et qui commence à vivre sa vie propre, qui se détache, se solidifie, et finit par devenir un document qui autorise plusieurs lectures, et même les provoque »49 , et considère par ailleurs que « la mémoire culturelle ne peut être rien d’autre qu’une réinterprétation de l’histoire »50. Et ce tout simplement parce que la partition n’est pas l’idée originelle telle qu’elle se présente dans l’imaginaire de son auteur, susceptible d’évoluer dans le temps, car entretemps, ledit auteur aura vécu telle ou telle expérience.
Dans cet état d’esprit, Zender a réalisé quelques « interprétations composées » sur des œuvres de Schubert, Schumann, Beethoven, Haydn ou Debussy. Il considère qu’on ne prend au sérieux les objets de notre héritage culturel qu’à condition de pouvoir les mettre en relation avec notre appréhension moderne de la culture. On peut jouer et écouter ces musiques comme elles étaient supposées être interprétées en leur temps, ou comme les partitions qui nous sont parvenues le préconisent. Mais on peut également aller plus loin.

23En effet, le discours de Zender consiste à dire que toute œuvre reste ouverte car les partitions ne sont que des représentations de l’idée, ou des consignes d’exécution qui relèvent avant tout du quantitatif. La génération de Zender a été fortement marquée par le débat sur l’œuvre ouverte, et Zender lui-même s’est intéressé de près à cette notion dans la musique américaine51.
C’est ainsi qu’il a composé Schuberts « Winterreise » (1993) pour ténor et petit orchestre. Il reprend le cycle complet de Schubert, l’orchestre et le développe. En effet, La musique de Schubert et le poème de Wilhelm Müller lui suggèrent des visions sonores, l’incitent à exagérer les affects, théâtraliser, dépasser les représentations stylisées de l’époque, à le sortir du cadre intime du Lied pour voix et piano, à aller au-delà de l’originel grâce des moyens impensables au XIXe siècle.
Cela passe par des rajouts instrumentaux surimposés à l’original, mais aussi la greffe des introductions, des postludes, des ruptures métriques, ou encore des sonorités illustratives de l’ambiance décrite par le texte ou suggérées par la musique. Schubert ne disposait que de l’écriture et devait compter sur le talent de ses interprètes, pour solliciter l’imaginaire de son public, pour suggérer, parfois au premier degré le contenu expressif du texte. Zender souhaite rendre cela beaucoup plus explicite.
Par exemple, on a des sonorités à but illustratif : le bruit des pas dans « bonne nuit » pour accentuer le champ lexical du départ et du voyage, la machine à vent dans « La girouette » notamment lorsque le vent est évoqué, ou encore l’alto légèrement désaccordé pour suggérer l’orgue de barbarie dans le Lied du même titre. Mais c’est aussi la richesse des combinaisons instrumentales qui confère sa force à la réinterprétation de Zender52.
Si l’on compare l’introduction de « La girouette » de Schubert à celle de Zender, ce dernier suit le modèle d’origine avec les cordes en unisson et octave, mais rajoute des figures aux ornementales aux bois, issues elles aussi du matériau de départ. Le timbre du piccolo évoque un vent sifflant, strident, ce qui est renforcé par l’intervention de la machine à vent, et les effets de glissandi sans hauteur fixe des cuivres (une note précise : sans hauteur, souffler de l’air à travers l’instrument, varier à la hauteur par l’action des lèvres). Zender impose le tempo à une vitesse brillante et enjouée (noire pointée = 63), alors que Schubert se contente d’une indication (ziemlich geschwind, unruhig, assez rapidement). Enfin, Zender remplace les decrescendi de Schubert par des accents, afin de signifier quelque chose de plus violent.

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Exemple 4 : Schubert Franz, Winterreise, n° 2 : « Die Wetterfahne », dans Complete Song Cycles, New-York, Dover, F.S. 879, p. 61, mesures 1 à 5.

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Exemple 5 : Zender Hans, Schuberts « Winterreise », n° 2 : « Die Wetterfahne », p. 20, mesures 1 à 5. © 1996 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden.

24Si Schubert évoque le vent de manière figurative, Zender le concrétise. Mieux encore, il justifie le mot geschwind de manière phonétique, car sa prononciation évoque le bruit du vent avec le [schw], mais aussi parce que le mot contient « Wind » (« vent » en allemand). On peut traduire par « rapidement », mais extrapoler au sens de « rapide comme le vent ».
Schubert n’a pas imposé de tempo, mais fait seulement une allusion assez vague à la vitesse du jeu (et donc du vent qui souffle), qu’il faudra établir en fonction des paroles qui vont suivre :

Die Wetterfahne

Der wind spielt mit der Wetterfahne

Auf meines schönen Liebchens Haus.

Da dacht' ich schon in meinem Wahne,

Sie pfiff ' den armen Flüchtling aus.

Er hätt' es eher bemerken sollen,

Des Hauses aufgestecktes Schild,

So hätt' er nimmer suchen wollen

Im Haus ein treues Frauenbild.

Der Wind spielt drinnen mit den Herzen

Wie auf dem Dachn nur nicht so laut.

Was fragen sie nach meinen Schmerzen ?

Ihr Kind ist eine reiche Braut.

La girouette

Le vent joue avec la girouette

De la maison de ma jolie bien-aimée.

Alors, dans ma folie, je me suis imaginé

Qu'elle se moquait du pauvre fugitif.

II aurait dû remarquer plus tôt

L'emblème de la maison ;

Il n'y aurait jamais cherché

Une femme fidèle.

À l'intérieur le vent joue avec les cœurs

Tout comme sur le toit, mais pasaussi bruyamment.

Pourquoi se soucieraient-ils de mon chagrin ?

Leur enfant est une riche fille à marier53.

25Il laisse le vent jouer avec la girouette et non pas se déchaîner en tempête, d’autant plus que la suite du poème évoquera l’intérieur de la maison et des cœurs, une ambiance plus calme. Mais rien n’empêche de jouer plus vite pour figurer la folie et le désespoir du narrateur à la fin de la première strophe. C’est le choix que Zender retient avec son orchestration.
On voit donc combien le terme d’interprétation composée est justifié. Chanter le Lied de Schubert nécessite d’analyser le texte musical et les paroles pour construire, assumer et rendre crédible sa performance. La compréhension que l’on a de ce Lied permettra des choix, variables d’une exécution à l’autre. La perception, la réception du contenu changent avec le temps. Zender a fait un choix parmi différentes possibilités : mettre en valeur le tourment du narrateur à travers le déchaînement du vent. Image très romantique, très Sturm und Drang, du moins telle que l’on se figure le romantisme en cette fin de XXe siècle. La manière et la précision avec lesquelles Zender a composé ce passage ne laissent pas de doute sur son interprétation.

26Qui plus est, ces effets de vent concret viendront plusieurs fois entrecouper le chant, ce qui n’est pas le cas chez Schubert. En s’intercalant dans le texte, ils peuvent même rajouter des mesures à l’original. La première occurrence de ce type apparaît entre les deuxième et troisième vers de la strophe 3, ce qui correspond à la mesure 28 chez les deux compositeurs. Schubert fait taire la voix pendant deux temps (avec point d’orgue), tandis que Zender fait durer cette pause pendant 5 mesures, avant de reprendre le bref passage de piano seul des mesures 28 et 29 du modèle. L’interruption vocale de Schubert consiste en une respiration musicale, une sorte de ponctuation. Le bref silence musical avec point d’orgue suggère que le narrateur serait à l’écoute du vent, moins fort. Les 5 mesures greffées par Zender consistent en effets de vents de la part des cuivres. Il effectue une sorte de zoom dans le point d’orgue, au niveau de la durée (le quart de soupir s’étire sur 5 mesures) mais aussi sonore, pour faire réellement entendre ce vent que l’auditeur de Schubert ne pouvait qu’imaginer car on ne l’entend que dans les cœurs, donc pas aussi bruyant qu’hors de la maison.

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Exemple 6 : Schubert Franz, Winterreise, n° 2 : « Die Wetterfahne », dans Complete Song Cycles, New-York, Dover, F.S. 879, p. 61.

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Exemple 7 : Zender Hans, Schuberts « Winterreise », n° 2 : « Die Wetterfahne », p. 23. © 1996 by Breitkopf & Härtel, Wiesbaden.

27Zender extrapole non pas directement le poème, mais la lecture musicale que Schubert en a fait. Il n’aurait peut-être pas mis ici une interruption aussi longue du chant si Schubert n’avait pas placé ce point d’orgue, ou s’il avait eu lui-même à le mettre directement en musique. Il essaie de rendre audibles de manière concrète l’ambiance sonore du poème (le vent) mais aussi les sentiments tourmentés du narrateur, que seules les qualités vocales peuvent exprimer dans la version de Schubert. Ainsi, Zender rédige, compose musicalement sa vision du Lied en question.

Conclusion

28Nous avons vu quatre interprétations de musiques du passé réalisées par des compositeurs contemporains. Elles relèvent de la performance ou de l’écriture (l’orchestration, l’intégration dans un système d’écriture ou encore la composition).
Les préoccupations de Levinas ont un impact sur son appréhension de Beethoven. Jarrell veut valoriser des éléments acoustiques dans la musique de Debussy, que la partition originale est incapable de montrer. En cherchant à traduire ces révélations par le biais de l’orchestre, il invite surtout à dépasser les seules indications de la partition et à envisager de nouveaux paramètres pour une analyse, une compréhension et donc une interprétation de la musique de Debussy. D’une certaine manière, Holliger se livre également à une orchestration sur la musique de Liszt, mais tout ce qu’il rajoute en termes d’écriture, au-delà de l’originel, lui permet d’interpréter la place de ce compositeur dans l’histoire comme un précurseur de la musique sérielle. Toutefois, on ne peut pas encore parler d’interprétation composée, car Holliger interprète le matériau et le système compositionnel par rapport à ses propres préoccupations, alors que Zender travaille sur les affects, les bruits concrets, compose des choix parmi d’autres d’un performeur dans l’exécution d’une pièce. Holliger interprète l’artisanat de l’œuvre, alors que Zender interprète l’idée de l’œuvre.
Parce qu’ils sont tous les quatre compositeurs, ils ont une vision particulière des œuvres qu’ils interprètent. Le terme d’interprétation est bien choisi car leur vision est subjective, partiale, fatalement liée à leurs travaux de créateurs. Ils mettront certains aspects en valeur et en ignoreront d’autres en fonction de leur engagement, ce que l’interprète non compositeur sérieux ne ferait sans doute pas. En ce sens, ils sont donc bien tous les quatre des interprètes.
Bien entendu, leur interprétation va également influencer leur jeu, pour ceux d’entre eux qui sont aussi des performeurs. Cela se ressent sur la manière dont Levinas conçoit son jeu pianistique, et bien que je ne l’ai pas étudié ni présenté, il y aurait fort à parier que cela se ressent aussi chez Holliger et chez Zender. En tout cas, les textes de ce dernier sur Mahler et Bruckner sont particulièrement éloquents sur ce que le chef d’orchestre déduit de leurs partitions à l’aune de ses propres réflexions sur le temps et l’ouverture, tout comme il est prêt à reconsidérer l’intonation dans l’interprétation de Beethoven ou Haydn suite à l’élaboration de son propre système intervallaire.

29Revisiter les œuvres du passé ou du moins les inclure dans le débat de la création contemporaine devient de plus en plus courant. La pratique de la citation (déjà en cours avant la Seconde Guerre Mondiale) en est un premier exemple, surtout à titre de commentaire. Mais les exemples évoqués précédemment vont plus loin et montrent des compositeurs soucieux d’actualiser, de conserver vivant et interactif un patrimoine ancien. À leurs yeux, ces œuvres du passé ont une sorte de « message » à transmettre qui leur semble encore actuel aujourd’hui, bien qu’elles aient été écrites à une autre époque et dans un autre contexte.

Notes   

1  Hector Berlioz, Mémoires, Paris, Flammarion, 1991, p. 358.

2  Gérard Grisey, « Autoportait avec l’Itinéraire », in Écrits ou l’invention de la musique spectrale, s.l., Musica Falsa, 2008, p. 193 et 195.

3  Claude Helffer, Quinze analyses musicales, de Bach à Manoury, Genève, Contrechamps, 2006.

4  Nikolaus Harnoncourt, Le discours musical : pour une nouvelle conception de la musique, Paris, Gallimard, 1984 – Nikolaus Harnoncourt, Le dialogue musical : Monteverdi, Bach et Mozart, Paris, Gallimard, 1985 –Jean-François Alizon, Aborder le répertoire baroque sur la flûte (flûtes traversières modernes et baroques, flûte à bec et autres instruments à vent), Paris, l’Harmattan, 2014 – Kuijken Barthold, The notation is not the music, reflections on early music, practice and performance, Bloomington, Indiana University Press, 2013.

5  Pierre Boulez, L’écriture du geste, entretiens avec Cécile Gilly sur la direction d’orchestre, Paris, Bourgois, 2002, notamment le chap. II, intitulé « Regard sur quelques grands compositeurs – chefs d’orchestre », p. 43-79.

6  Pierre Boulez, ibid., p. 18.

7  Ibid.

8  Voir Peter Szendy, « L’arrangement dérange », in Peter Szendy (éd.), Arrangements – Dérangements, Paris, l’Harmattan, p. 14 (la mise en forme en italique est de Szendy). Il s’agit des points de vue de Jarrell et Schöllhorn qui ont contribué à cet ouvrage en parlant de leur travail de créateur sur les pièces des autres : Jarrell orchestre les Études pour piano de Debussy et Schöllhorn sur …Explosante-Fixe… de Boulez. Pour Szendy, on retrouve déjà cette vision de traducteur et de critique chez Liszt.

9  Michaël Levinas, « Qu’est-ce que l’instrumental ? », in Le compositeur et le trouvère, écrits et entretiens (1982-2002), Paris, l’Harmattan, 2002, p. 27.

10  Michaël Levinas, « De l’improvisation », entretien avec Patrick Schneyder, op. cit., p. 191.

11  Michaël Levinas, « Qu’est-ce que l’idée musicale », op. cit., p. 79.

12  Michaël Levinas, note sur Les rires du Gilles, op. cit., p. 393. Le compositeur reproduit également cette note dans « Qu’est-ce que l’instrumental ? », op. cit., p. 35.

13  Voir Gilbert Nouno, « L’électronique dans Les nègres de Michaël Levinas », livret programme de la production lyonnaise, Opéra National de Lyon, 2004.

14  Il parle « d’hybrides ». Voir Michaël Levinas, « Les sons d’hybridation et les transitoires d’attaque : vers les nouvelles mixités », op. cit., p. 89-99.

15  Ibid., p. 90.

16  Michaël Levinas, note sur les deux Concertos pour un piano espace, op. cit., p. 391.

17  Michaël Levinas, « De l’improvisation », op. cit., p. 198.

18 Voir Michaël Levinas, « La lecture de la forme sonate chez Beethoven », op. cit., p. 322-323.

19  Ibid., p. 330.

20  Ibid., p. 331.

21  Voir Michaël Levinas, « Face à l’histoire, l’intégrale des sonates de Beethoven », op. cit., p. 200.

22  Ibid., p. 202.

23  Ibid., p. 203.

24  Michaël Levinas, « La Sonate opus 13, le Stimmung de la sonate Pathétique », op. cit., p.345-346.

25  Philippe Lalitte, Analyser l’interprétation de la musique au XXe siècle, Paris, Hermann, 2015.

26  Nathalie Hérold, « Timbre et analyse musicale : les possibilités d’intégration du timbre dans l’analyse formelle des œuvres pour piano du XIXe siècle », in Marie-Noëlle Masson (éd.), L’interprétation musicale, Sampzon, Delatour, 2012, p. 79.

27  Ibid.

28  Schönberg a orchestré le Prélude et fugue BWV 552 en 1928, et deux chorals pour orgue de Bach en 1922 : Komm, Gott Schöpfer, heilliger Geist (BWV 631) et Schmücke dich, O liebe Seel (BWV 552). Webern s’est attaqué au ricercare de l’Offrande musicale, BWV 1079.

29  Arnold Schönberg, « Lettre au chef d’orchestre Fritz Stiedry », traduit de l’allemand par Peter Szendy, in Arrangements – Dérangements, op. cit., p. 20-21.

30  J’emploie à dessein le conditionnel, car on y donnait plutôt les œuvres pour piano ou les réductions d’œuvres orchestrales.

31  Voir Nicolas François, « La puissance et la gloire de la transcription », in Arrangements – Dérangements, op. cit., p. 52-53.

32  « Pour les notes répétées », « Pour les sonorités opposées » et « Pour les accords ».

33  Michael Jarrell, « L’orchestration comme art de mentir (à propos des Trois études de Debussy) », dans Arrangements – Dérangements, op. cit., p. 105.

34  Ibid., p. 106.

35  Ibid., p. 112-113, où l’on pourra consulter l’original de Debussy et l’orchestration de Jarrell.

36  Pour cette mesure, on pourra voir l’original de Debussy et l’orchestration de Jarrell dans Michael Jarrell, ibid., p. 112-113.

37  Kristina Ericson, « Le “filtre onirique”, Heinz Holliger transcripteur du dernier Liszt », in Albèra Philippe (éd.), Heinz Holliger – Textes, entretiens, écrits sur son œuvre, Genève, Contrechamps, 2/2007, p. 143-166. Dans cet article, elle désigne régulièrement Holliger comme le « transcripteur » et non le compositeur.

38  Kristina Ericson, ibid., p. 144.

39  La liste de ces auteurs et leurs écrits sur la question est référencée par Kristina Ericson, ibid., p. 166, note 2. Entre autres : Leibowitz René, « Les prophéties de Franz Liszt », in L’évolution de la musique. De Bach à Schönberg, Paris, Correa, 1951, p. 141-153.

40  Kristina Ericson, op. cit., p. 145-146.

41  J’utilise à dessein ce terme dans la mesure où Holliger intitule son travail Zwei Liszt-Transkriptionen, c’est-à-dire transcription.

42  Op. cit., p. 153.

43  Cité par Kristina Ericson, op. cit., p. 144.

44  Hans Zender, « Comprendre la musique », traduit de l’allemand par Martin Kaltenecker, in Pierre Michel et Philippe Albèra (éd.),dans Hans Zender, essais sur la musique, Genève, Contrechamps, 2016, p. 188.

45  Ibid.

46  Hans Zender, « Partir de Hölderlin », traduit de l’allemand par Maryse Staiber, op. cit., p. 175.

47  Comme c’est le cas pour l’œuvre de Stockhausen.

48  Hans Zender, « Notes sur mon “interprétation composée” du Voyage d’hiver de Schubert », traduit de l’allemand par Josef Winiger et Maryse Staiber, op. cit., p. 75.

49  Hans Zender, « Interprétation – Écriture – Composition », traduit de l’allemand par Martin Kaltenecker, op. cit., p. 61.

50  Hans Zender, « Partir de Hölderlin », traduit de l’allemand par Maryse Staiber, op. cit., p. 175.

51  Hans Zender, « L’adieu à la forme close. Earl Brown et la “New York School” », traduit de l’allemand par Martin Kaltencker, op. cit., p. 168-174.

52  Michel Pierre, « Le Voyage d’Hiver, interprétation et authenticité », livret programme des exécutions des 24 et 25 mai 1995 à la Cité de la Musique de Paris, p. 6-7.

53  Traduction française publiée dans le livret programme des exécutions des 24 et 25 mai 1995 à la Cité de la Musique de Paris, p. 8.

Citation   

Olivier Class, «Quand un compositeur interprète l’œuvre d’un autre… par le jeu ou l’écriture», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Vers une éthique de l'interprétation musicale, Numéros de la revue, mis à  jour le : 30/04/2018, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=828.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Olivier Class

Flûtiste et musicologue, Olivier Class est le co-fondateur de l’Ensemble In Extremis. En 2006, il a obtenu un doctorat en musicologie de l’Université de Strasbourg, sous la direction de Pierre Michel. Membre du GREAM depuis 2011. Il travaille actuellement à l’édition des écrits de Jean-Claude Risset (dont un premier volume est paru en 2014 aux éditions Hermann) et a participé à un enregistrement monographique (Motus, 2015) et un livre (Hermann, 2015) consacrés au compositeur Christophe Bertrand