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Editorial

Joël Heuillon et Giordano Ferrari
octobre 2017

Index   

Éditorial

1L’interprétation musicale est un sujet à la fois inépuisable et toujours d’actualité, car l’acte interprétatif est implicite et nécessaire à l’œuvre musicale et toujours lié au moment présent de la délivrance. Préparer un numéro de revue sur cette thématique a donc nécessité de disposer quelques filtres, des questions précises afin d’obtenir un propos, doté d’objectifs cohérents, que l’on puisse aborder, sans prétendre l’épuiser dans l’espace d’une publication. C’est pourquoi, nous avons posé que, dans le cadre d’une musicologie résolument pragmatique, nous écartions d’emblée deux postures extrêmes : un pôle que constituerait le pur exécutant (expert technicien) ou même celui qui ne serait que l’héritier efficace d’une tradition d’interprétation identifiée, et un pôle qui se penserait comme du côté exclusivement théorique de l’herméneutique, et qui, du musicologue au critique (à l’instar du Musicus ancien), s’assignerait la tâche de rendre compte, voire de légiférer. Nous avons proposé de privilégier un ensemble de postures intermédiaires où notre artiste musicien interprète serait un exécutant-herméneute, investi de responsabilités : transmettre l’œuvre de la manière la plus efficace possible, dans le respect du propos initial (et des codes admis), mais avec le devoir d’en éclairer le propos d’une lumière qui la donne à recevoir plus puissamment, grâce à la valeur ajoutée de cette interprétation,  et qui lui imprime alors une trace, discutable, contestable ou dépassable peut-être, mais qui la marquera d’une ré-énergisation notable.
Nous avons souhaité que chaque contribution puisse identifier, mesurer et baliser ces différents critères : respect de l’œuvre, héritages (codes, traditions, savoirs, modes…), latitude à proposer un écart singulier, choix, responsabilité… Ce balisage était bien entendu destiné à penser, réfléchir et mesurer dans la perspective, non pas de brider la liberté créatrice de l’artiste musicien interprète, mais d’envisager l’étendue des possibles, ou à tout le moins de tenter de circonscrire où et comment cette créativité, qui fait tout le sel du grand interprète, lui ferait franchir les frontières de sa mission princeps. Avec des écarts ou débordements qui seraient alors transgressifs,  attentatoires à l’œuvre elle-même, lui faisant dire « autre chose », ou la faisant sonner hors de toute attente ou tradition ; et selon quels critères (en écartant bien sûr ceux d’un besoin de se démarquer dans un souci d’originalité, souvent peu fondé artistiquement) ?  
L’intention était d’arriver également à questionner la notion même d’œuvre. Où se situe-t-elle ? Quel est le statut de la partition dans cette tradition écrite certes, mais relevant d’une transmission orale dans la formation des musiciens ? Comment digérer ou dépasser les traditions de transmission ? Comment naviguer entre ces traditions, les attentes des auditoires et ce devoir de « dire » singulièrement ? Au-delà des missions initiales (instruire, plaire et émouvoir) que la tradition a assignées à l’interprète depuis le 17ème siècle au moins, comment identifier celles nouvelles que la modernité lui a confiées ? En l’associant plus étroitement aux processus créatifs par exemple ? Quelles incidences les technologies nouvelles de captation, production et de diffusion sonores ont-elles sur de nouvelles manières de penser la performance musicale aujourd’hui ?

2Afin d’éviter le risque de négliger la réalité de la pratique, nous avons aussi invité les auteurs à répondre en privilégiant des cas précis d’œuvres particulièrement problématiques ou d’artistes musiciens interprètes marquants.
Tout d’abord, nous avons reçu dans les articles un intéressant éventail des figures d’interprète qui, de fait, explore les principales perspectives possibles d’approche de la question. Ainsi, Olivier Class, dans son article (Quand un compositeur interprète l’œuvre d’un autre… par le jeu ou l’écriture), articule-t-il une réflexion sur le compositeur qui interprète en tant qu’exécutant (ou ‘‘performeur’’ comme l’auteur préfère dire), orchestrateur ou élaborateur d’une partition du passé. Vincent Grepel et Philippe Lalitte, dans leurs textes (Prêt-à-porter ou coupe sur mesure ? Liberté et contraintes dans l’interprétation de la Sequenza III de Berio), abordent la question de l’interprète comme collaborateur, voir comme co-auteur, d’une œuvre. Le cas traité est celui de l’emblématique chanteuse Cathy Berberian, inspiratrice d’une nouvelle écriture vocale dont la Sequenza III de Berio est un des chefs d’œuvres : quel est le poids laissé par la chanteuse sur les choix des interprètes qui ont pris le relais ? Les deux auteurs procèdent à une confrontation entre deux versions enregistrées de Berberian avec celles de trois  chanteuses qui « ont été reconnues par la critique spécialisée comme les ‘‘Cathy Berberian’’ de leur génération ». L’approche proposée par l’article d’Inès Tailandier-Guittard (Le spectacle de l’interprétation : Cortot au piano), introduit le sujet du geste de l’interprète, surtout quand celui-ci donne corps à la pensée musicale : une perspective considérée au travers du cas du pianiste Alfred Cortot. Par contre, Lola Salem (Une voix incarnée à l’épreuve des sources : Marie Fel ou l’héritage renouvelé du jeu lyrique à l’époque ramiste), pose le défi d’arriver  à « déceler les qualités de jeu » d’une cantatrice du XVIIIe siècle, Marie Fel, en soulevant ainsi la question de la pratique de la voix féminine à l’opéra de l’époque,en interrogeant « l’inscription réelle du geste vocal et théâtral à l’opéra » afin d’obtenir « un éclairage novateur sur l’approche des œuvres », regard qui « permet à l’interprète actuel de s’approprier des éléments techniques concrets pour son propre usage ». Une autre posture est celle de Fabien Roussel (Les « Sonates du Rosaire » de Biber : une approche interprétative) qui parle à la première personne de son travail d’interprète ; il est convaincu qu’il existe « un domaine de recherche qui puisse faire l’objet d’un discours, et qui se situerait donc quelque part entre la mise au point technique et l’expression d’une ‘‘musicalité’’  purement intuitive ».Fabre Guin (Interpréter à l’orgue ? Étude d’un « cas-limite ») aborde, la posant comme un « cas limite »,l’interprétation musicale à l’orgue, instrument qui « semble voir sa sonorité fixée au moment de sa construction par un ensemble de paramétrages physiques complexes, aboutissant à une production sonore rendue binaire par la commande finale d’une soupape ne connaissant que deux positions : ouverte, elle laisse entrer l’air dans le tuyau ; fermée, elle en restreint l’accès ». Ainsi l’essai se propose-t-il d’apporter « quelques éclaircissements à la question de la place de la ‘‘subjectivité’’ dans le jeu de l’organiste, et à la façon avec laquelle, à partir de celle-ci, se construit la notion d’interprétation ». Enfin, Vincent Guiot (De l'interprétation acousmatique) aborde un autre « cas limite », apparut récemment au cours du siècle dernier : celui de l’interprétation des œuvres électroacoustiques.

3À la variété de figures d’interprète correspond une intéressante diversité d’approches méthodologique. Vincent Grepel et Philippe Lalitte se trouvent face aux difficultés de l’analyse de l’enregistrement sonore, avec l’intention d’aborder une analyse de l’interprétation qui « se fonde sur une méthodologie empirique à base de collectes de données chiffrées qui permettent de mesurer les écarts entre les différentes versions de l’œuvre et d’en donner une analyse esthétique ». À l’opposé de cette approche, qui se pose clairement à « l’extérieur », dans l’objectivation analytique de l’acte interprétatif, se trouve la démarche de Fabien Roussel qui se propose de reconstruire un parcours  « intérieur » de l’interprète, au regard des outils dont il dispose (analyse da la partition, philologie, histoire des pratiques, notes et enregistrements des autres interprètes, etc.) et des choix qui doit effectuer. Avec l’article de Inès Tailandier-Guittard on revient à une analyse de l’interprétation, plus particulièrement de la gestualité du corps de l’interprète qui, pour se réaliser, doit avoir recours non seulement aux enregistrements, mais aussi aux films (ou tout autre document vidéo), aux entretiens et aux articles de concert. Lola Salem effectue un exercice encore plus ardu ne pouvant se fonder que sur les témoignages des contemporains de Marie Fel et l’analyse des partitions que celle-ci avait crées ou reprises. La confrontation analytique avec la partition, ou entre partitions, acquiert encore plus d’importance dans l’article d’Olivier Class, étant donné que son sujet est concentré sur la figure du compositeur-interprète à la fin du XXe siècle. Enfin, les deux « cas limites » proposés par Vincent Guiot et Fabre Guin, imposent une confrontation de l’interprète avec la nature organologique des leurs instruments, amenant aussi une réflexion sur la place de l’interprète dans un contexte où elle n’est pas considérée comme allant de soi (l’acousmatique) et où elle est limitée objectivement par des frontières techniques qui obligent l’instrumentiste à se « creuser » un espace subjectif (l’orgue).

4Loin de le conclure, tout cela se propose ici de nourrir un débat qui doit continuer, dans cette rencontre, ici réalisée, entre interprètes effectifs (instrumentistes) et herméneutes (musicologues), dans le respect mutuel, avec en ligne de mire un enrichissement des regards et des pratiques.

Citation   

Joël Heuillon et Giordano Ferrari, «Editorial», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Vers une éthique de l'interprétation musicale, Numéros de la revue, mis à  jour le : 12/01/2018, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=827.

Auteur   

Joël HeuillonGiordano Ferrari