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Des propositions d’archipels. Rythme, son et écriture au Moyen Âge

Olivier Cullin
juin 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.328

Résumés   

Résumé

Pour la culture médiévale, l’écriture ne constitue pas une condition nécessaire de la musique. Elle s’établit dans une contradiction de fondement et de temps avec l’objet musical lui-même condamné à lui échapper. L’article entend explorer la légitimation de cette contradiction entre un temps fixe fait de réitérations figuratives (la notation) et le mouvement comme la durée éphémères d’un son. La relation entre le signe et le son entretient une relation de mémoire qu’il convient en premier lieu d’aborder avant d’envisager comment l’image graphique du son a fait l’objet d’un consensus accepté pouvant exprimer le son lui-même. Cette image forcément partielle et subjective renvoie à une connaissance sensible préalable – la musique à proprement parler – vécue dans l’expérience de la parole chantée. Au demeurant, la subjectivité du signe noté souligne l’impossibilité d’une notation parfaite. « Image de l’image sensible d’une forme pure », la notation est à la fois l’espace d’une manifestation tangible de celle-ci et, dans le même temps, par son incapacité à la circonscrire totalement, le lieu de son retrait.

Abstract

In medieval culture, writing was not a necessary condition of music. It was founded on a contradiction of foundation and time with the music object itself condemned to elude it. This article will seek to explore the legitimization of this contradiction between a fixed time made up of figurative reiterations (notation) and the ephemeral movement and duration of a sound. The relation between sign and sound is a relation of memory that first needs to be addressed before considering how the graphic image of a sound is the object of a widely-accepted consensus that may express the sound itself. This necessarily partial and subjective image refers back to a previoussense knowledge – music strictly speaking – lived in the experience of the chantedword. In this respect, the subjectivity of the noted sign underlines the impossibility of a perfect notation. Conceived as the “image of the sense image of a pure form”, notation is both the space of a tangible expression of notation and, by virtue of its inability to circumscribe it completely, the place of its retreat.

Index   

Texte intégral   

1Comme le rappelle Claude-Henri Chouard :

« Contrairement à d’autres arts, architecture, peinture, littérature, etc., l’art du verbe, le théâtre, la musique et les bruits sont des modes de communication avec autrui qui usent de la durée. Cette organisation temporelle n’est pas que poétique, comme l’aurait, dit-on, énoncé Stravinsky. Elle est surtout indispensable à la perception mentale du signal, qui implique une “vision” de l’œuvre autant dans son ensemble que dans le détail de ses phrases, ou des vibrations physiques qui l’imprègnent »1.

2En reprenant à notre compte cette remarque, nous ne saurions mieux souligner la spécificité de l’art de la musique tel que l’ont envisagé les musiciens du Moyen-Âge. Il n’est, en effet, sans doute pas inutile de rappeler que la musique – avec d’ailleurs les trois arts du discours – fait partie du socle fondamental des sept arts libéraux, là où les autres arts (ceux des « Beaux-Arts » – un concept apparu au cours du XIVe siècle –, les arts de la figuration) relèvent, pour la conscience esthétique médiévale, de l’artisanat. Il ne faut pas voir dans cette distinction une quelconque convention péjorative sinon l’extrême conscience héritée de la culture gréco-latine mais aussi du monde sémitique, du caractère original, particulier et mystérieux de la musique. À la différence des autres arts qui sont des applications ou qui impliquent une distance d’objectivation entre l’intention et la réalisation par l’utilisation d’un « moyen » – fut-elle la main –, la musique, comme la parole mais comme aussi la danse dont elle est la sœur, jaillit d’un corps auquel elle appartient par essence, comme une divine profusion. L’écriture ou peut-être le besoin d’écriture s’établit dans une contradiction de fondement et de temps avec l’objet musical condamné donc à lui échapper. La notation cherche à inscrire dans un temps fixe2 une réitération figurative et contraignante en ce qu’elle entend soumettre l’émission et la durée d’un son, par essence volatiles, en un signe où l’œil règne en maître.

3La musique, par essence temps et rythme, nécessite-t-elle une écriture ? La réponse est laconique et négative en ce qui concerne le monde médiéval. Aucun manuscrit noté ne joue au Moyen Âge le rôle d’une partition, cet espace où est consignée une œuvre destinée à être lue pour être interprétée. Tous les manuscrits musicaux notés sans exception contiennent une musique déjà connue, mémorisée par cœur, entérinée par une pratique rituelle – liturgique ou non – qui précisément la légitime par la répétition en un lieu et un espace donné et lui donne ainsi corps et sens. Reprenant ainsi une longue tradition mêlant les héritages gréco-latins et sémitiques, la musique est revêtue de sacré et de mystère. Pourquoi le besoin de l’écrire s’est-il fait ressentir et comment cette naissance, en instaurant inévitablement un nouveau rapport entre la vue et l’ouïe, s’est conjuguée avec ce mystère sans forcément le dénaturer et paraître sacrilège ? Dépassant l’antinomie de nature de ces moyens, le Moyen Âge marque une étape cruciale dans l’histoire culturelle et musicale de l’Occident en rendant plausibles le signe écrit comme métaphore du mouvement sonore, l’écriture comme voie d’accès au musical.

4Traiter du besoin d’écriture en musique, c’est d’abord établir dans la relation entre le signe et le son, une relation de mémoire. La musique est mémoire parce qu’elle permet de revivre en la réactualisant à l’infini une relation impensable autrement entre l’homme et la divinité, entre l’homme et la création3. Si cette appétence du divin, cette pulsion eschatologique nourrit cette approche et a clairement légitimé la possibilité de « transcrire » le sonore en écriture, ce n’est pas à cet aspect de la mémoire que nous nous intéresserons principalement ici, mais plutôt à la relation entre signe, son et mémoire.

5Il faut, pour cela, revenir aux textes fondateurs et notamment ceux de saint Augustin. Dans les Confessions, X. 9, saint Augustin explique fort bien comment la voix4 s’inscrit dans le cheminement d’une mémoire auditive :

« La voix est imprimée dans l’esprit par les oreilles, laissant une trace par laquelle elle peut être remémorée, comme si le son était toujours entendu après qu’il soit devenu silence… Dans ces cas, les choses elles-mêmes ne pénètrent pas la mémoire. C’est simplement que la mémoire capture leurs images avec une rapidité étonnante et les conserve dans des chambres, prêtes à les reproduire à nouveau »5.

6La mémoire sonore diffère de la mémoire visuelle mais en reste proche par la création d’une « image », image sonore comprise comme une trace suffisante parce que semblable à la chose entendue. Cette image sonore autorise la réitération et abolit ainsi, par le souvenir, la temporalité propre et naturelle de la musique – une temporalité d’un continu chronologiquement tendu, sans retour possible. Encore faut-il légitimer cette notion de « semblable » dans l’image et en délimiter les contours, ce à quoi s’emploie aussi saint Augustin dans son commentaire de la lettre de Paul aux Colossiens :

« Concernant ce qui est écrit dans la lettre de Paul aux Colossiens : “En lui, nous avons la rédemption, la rémission des péchés, lui qui est l’image de Dieu”. L’image, l’égalité et la similitude se distinguent ainsi : parce que là où il y a une image, il y a une similitude mais pas nécessairement une égalité. Là où il y a une égalité, il y a nécessairement une similitude mais pas nécessairement une image. Là où il y a une similitude, il n’y a pas nécessairement une image, pas nécessairement une égalité, comme dans un miroir, il y a une image [de l’homme] parce que l’image est exprimée par lui »6.

7Le son imprime une trace, la trace devient image du son, semblable mais non équivalente. Cette trace peut devenir écrite et constituer l’image d’un son musical. L’alchimie est rendue possible parce que la pensée chrétienne comprend précisément le sensible comme une image ressemblante et, dans une approche somme toute très plotinienne7, la contemplation dans l’image d’une absence éblouissante de l’objet représenté8 : nous ne formons pas, en nous, l’image ; c’est elle qui, dans sa forme propre, se révèle à nous dans la contemplation, dans un mouvement de va-et-vient d’une expérience intérieure. Savoir regarder le monde sensible, l’écouter de l’intérieur, c’est, pour reprendre Bergson, « prolonger la vision de l’œil par celle de l’esprit »9. L’émotion musicale du son et du rythme mêlés est ainsi ontologiquement provoquée par une forme qui se manifeste dans le corps sensible, forme sensible et sensuelle, mémorisée et intériorisée comme telle, forme rendue ensuite visible et permettant à l’œil d’entrevoir l’esprit dans une continuité des mondes, celui du sensible et celui de l’essence, du monde pur des formes10. Dans cette perspective, on peut parfaitement comprendre que, chez saint Augustin, tout signe fonctionne par similarité et/ou par association d’esprit, créant ainsi un monde de matérialités visibles comme l’apparence d’un mode de formes :

« Ainsi, on peut parvenir à un certain degré de similarité quand on use de signes, faisant ces signes semblables autant que possible aux choses qui sont signifiées. Mais parce qu’une chose peut être similaire à une autre par bien des aspects, ces signes ne sont généralement pas compris sans avoir fait l’objet d’un consensus »11.

8Ou encore :

« Un signe est une chose qui par elle-même fait venir une autre chose de l’esprit, en plus de l’impression que cela présente pour les sens »12.

9Ainsi, l’esprit, dans un même mouvement de va-et-vient, imprime autant qu’il se souvient de ce que l’ouïe a entendu, proféré par une voix. Dans le souvenir, se joue la relation trace/image (vestigium/imago selon les termes de saint Augustin). Cette approche n’est pas fondamentalement différente de celle donnée par les grammairiens pour expliquer le rôle de la lettre. Ce n’est donc pas sans raisons que Priscien (491-518) donne dans les Institutiones grammaticae une définition classique, peu différente de l’approche augustinienne de la nécessaire « ressemblance » : « La lettre est donc la marque d’un élément et de la sorte l’image du son en graphie »13.

10La lettre est déjà le substitut valable d’une sensation sonore comme le sera, plus tard, la note pour le son musical. Il n’est d’ailleurs évidemment pas sans intérêt de souligner le sens premier du terme nota : une marque, image graphique d’un son. Ce terme nota renvoie toujours à un sens abstrait utilisé comme tel dans les traités théoriques. C’est le sens que lui donne Hucbald (c.840-930) dans l’un des tout premiers traités de théorie musicale, le De harmonica institutione :

« C’est pourquoi, si l’on appose, au-dessus ou autour de ces neumes, ces lettres minuscules tenant lieu de notes [notation alphabétique] pour chacun des sons de la « gamme » (phtongos), il deviendra possible de discerner parfaitement et sans erreur aucune le véritable contour [des mélodies] »14.

11Un consensus accepté pour faire de l’image graphique le reflet du son émis : l’approche de saint Augustin est toujours d’actualité… De la même manière, quand il parle de la réalité de la notation musicale, le théoricien carolingien Aurélien de Réôme (c. 850) ne tient pas fondamentalement un propos différent : « À ce point, il est agréable de relier l’œil de l’esprit avec la pointe d’une plume aux mélodies des versets et de réfléchir en quelques mots ce qu’est la propriété du ton [son] par laquelle elle existe dans la graphie »15.

12On ne saurait mieux décrire le rôle joué par la notation. « L’œil de l’esprit » rejoint l’idée plotinienne de la vision, la nécessité de « prolonger cette vision de l’œil par celle de l’esprit » selon Bergson. Soulignant la primauté d’une mémoire auditive – la vraie mémoire musicale – sur la mémoire visuelle, la remarque d’Aurélien de Réôme inscrit toute graphie musicale dans la continuité d’un souvenir en offrant la possibilité de réfléchir aux éléments (et de réfléchir les éléments) qui le composent. La notation musicale ne propose pas un contenu véridique mais, encore une fois, une forme vraisemblable et suffisante pour renvoyer à une forme non pas écrite mais authentique, garantie par la qualité d’une mémoire musicale reposant sur une pratique sûre et éprouvée. Ces graphies musicales « dans leur capacité à découvrir les choses et dans la manière dont elles induisent le souvenir »16 peuvent suffire pour exprimer la sensation musicale sensible, laquelle constitue, dans une forme intériorisée et mémorisable, la seule vraie image du mouvement mélodique et rythmique. En d’autres termes et en reprenant l’équation plotinienne, l’image forcément partielle d’un mouvement musical noté renvoie à une connaissance préalable de ce mouvement qui, dans sa manifestation sensible, est d’abord l’expression d’une forme essentielle et totalement irréductible à toute écriture. On peut déjouer le paradoxe mais celui-ci légitime autant qu’il approfondit la définition de la musique dans la triade reprise par Boèce « musica instrumentalis – musica humana – musica mundana ». La notation offre ainsi une image musicale qui est la manifestation cryptée d’un monde de formes invisibles à nos yeux mais perceptibles par nos sens.

13Il est donc normal que, dans un sens concret, ce ne soit pas le terme nota mais le terme neuma qui prévale en renvoyant à un degré de chant et surtout, à la dimension pratique d’une voix dans un mouvement17 – ce qu’on pourrait aussi appeler « un son en rythme ». Là encore, Hucbald, dans le même passage déjà cité, semble bien souligner cette dimension en établissant une subtile distinction qui sépare le concept de « notation usuelle » (le neume indiquant le mouvement et le rythme de la voix) de celui de « notation artificielle » (la lettre précisant une hauteur) :

« Ainsi, les notes usuelles [les signes neumatiques] ne sont pas considérées comme complètement inutiles dans le sens où elles permettent de montrer la lenteur ou la rapidité de la mélodie, si le son représenté exige une voix tremblée ou bien comment les sons sont groupés ensemble ou séparés les uns des autres, ou encore où une cadence est placée sur eux, grave ou aigüe, selon le nombre de certaines lettres [des syllabes à chanter] – choses que les notes [alphabétiques] artificielles ne peuvent absolument pas exprimer »18.

14Ces remarques soulignent le poids de l’héritage augustinien. Quand saint Augustin définit la musique comme scientia bene movendi, scientia bene modulandi, il est à peu près clair qu’il parle de la musique comme un art du mouvement, d’un souffle-mouvement dans le corps tout à la fois expression et lieu d’impression de la forme. En ce sens, on ne s’écarte guère de l’approche antique, celle du monde gréco-latin qui unissait dans le mystère de sa conception et la genèse de sa révélation, la musique et la danse19. S’il n’y a pas vraiment de différence entre parole et musique, parole et danse, c’est parce que l’essence du mouvement est la même : un mouvement naturel, incorporé, gratuit en quelque sorte, fécond et obscur dans ses contours qui s’oppose au mouvement de l’artisan, mouvement utile, conscient, matériel. L’absence de différence ne stipule pas pour autant que toute parole est musique (au sens contemporain), mais les deux se rejoignent dans « une science du mouvement harmonieux ».

15Il n’y a donc peut-être pas lieu de distinguer autant parole et chant20 comme le fait Claude-Henri Chouard, surtout quand il écrit que :

« Une infinité de sons est possible [dans la parole] que seul un spectogramme pourrait correctement nommer, ce qui contribue à expliquer les limites et le faible usage de l’alphabet phonétique. La musique, en revanche, surtout si on ne considère que la musique occidentale des cinq siècles passés, est constituée d’un nombre fini de notes »21.

16C’est, à mon avis, limiter la musique à son écriture (la notation) et non à sa production physique laquelle, comme la parole, est tout aussi riche d’une infinité de sons. L’opposition entre parole et musique ne me semble pas fondée ; la prescription est, pour les deux, nécessairement, par essence, limitative : c’est l’enjeu même de l’écriture de tout son, de tout élément de temps et donc, de rythme, que de proposer une alternative acceptable – l’image vraisemblable – entre deux mondes infranchissables par nature.

17Un héritage biblique où la voix de Dieu se voit mais ne s’entend pas22, une culture de l’image comprise dans la tradition philosophique gréco-latine : tels sont les deux affluents formant la pensée synthétique promue par les élites carolingiennes. La parole dans le Livre est en soi une gageure de taille. Comment un livre peut-il contenir une parole ? Revenons au sens même de la Parole telle que la Bible nous le rapporte. Dieu se manifeste aux hommes à travers une parole que ceux-ci voient mais n’entendent pas. Ce dépassement des sens est justement la marque significative du divin – l’ordre de la vision pure qui, chez les mystiques, est toujours accompagnée, comme par hasard, d’une perception auditive. L’écriture est, à ce niveau, un pis-aller, une image représentant l’absence. Toute graphie est matière par laquelle l’invisible apparaît visible, à défaut d’être visible. Sa plénitude la condamne cependant à rester imparfaite et insuffisante puisqu’elle nomme celui qui demeure absent dans sa matérialité à jamais insaisissable. Le divin échappe à la contingence de l’écriture mais en nourrit le désir, l’amour tout en légitimant son appétence et sa quête spirituelle23. L’acharnement à multiplier les traces écrites de la présence n’a d’autre sens que de vouloir la rendre toujours plus intelligible. Plus elle est intelligible, mieux sa manifestation sensible est appréhendée autorisant ainsi la connaissance et l’approche la plus tendue possible du monde pur des formes, de la Création dans son entière beauté. Ces raisons eschatologiques puissantes expliquent encore le soin apporté à l’élocution correcte d’un texte. Il ne s’agit pas seulement de conserver les acquis de la rhétorique latine mais de veiller aussi, dans l’acte même de la profération sonore, à la réactivation du lien originel : c’est le lieu et le moment où la Parole redevient ce qu’elle est, un profond mouvement sonore à la fois entendu et vu dans l’exécution réalisée par le chantre et ses musiciens. De ce fait, la liturgie requérait aussi une familiarité avec des textes sacrés préalablement bien analysés et correctement ponctués. Ce besoin a entraîné le développement de nouvelles formes de ponctuation appelées positurae et ces signes de ponctuation cessèrent d’être seulement une indication pour la performance orale d’un texte mais devinrent également des marques, des pauses dans tout processus de lecture, à voix haute ou non. Ces marques permettaient au lecteur de bien distinguer les structures grammaticales du texte, d’en évaluer immédiatement les fonctions et donc de les proférer de façon intelligible24. La voix constitue donc une préoccupation essentielle des grammairiens carolingiens : il n’est finalement pas tellement étonnant que les premières graphies musicales puisent leur origine dans les accents grammaticaux25.

18La musique est donc le déploiement sensible et intelligible de la Parole, moment de l’apparition si désirée et aussitôt du retrait même de ce désir puisque le temps ne peut évidemment pas la fixer. La voix chantée exprime la profondeur des textes en déployant la richesse des mystères au sein d’un ensemble rituel jamais considéré « comme un ensemble clos, achevé, auquel rien ne [pourrait] s’ajouter »26. Dans un contexte aussi raffiné, on comprend pourquoi a pu naître l’idée d’écrire le mouvement musical. Ce n’est pas une question solfégique, ni un problème de mémoire à conserver un répertoire musical nouveau, ni la nécessité de le transmettre. Créer une graphie du mouvement musical ne répondait à aucun impératif technique permettant de faire la musique : celle-ci était déjà sue par cœur et inlassablement répétée. Écrire permettait en revanche un retour réflexif, une méditation, une ascèse, un exercice de discipline sur la parole proférée et sur la nature de tout discours. Elle ne pouvait être que l’œuvre d’initiés (les chantres) au service d’initiés mais certainement pas un moyen de transmission pour une lecture large auprès d’un public. Du reste, les conditions médiévales de la lecture et l’accès même à la lecture restreignent la possibilité d’une diffusion étendue. Lire nécessitait un effort car les conditions de l’écriture imposaient une forme de déchiffrage lent, d’articulation buccale marmonnée permettant de résoudre pratiquement le tâtonnement dans le texte. Cela supposait un entraînement certain qui n’était pas le fait de tous – surtout si on se souvient que le lieu où la lecture s’exerce est plus ou moins bien chauffé, plus ou moins bien éclairé – et cela rappelle combien la lecture restait dépendante de l’écoute. Dom Leclercq a magnifiquement résumé cette situation quand il écrit « qu’au Moyen Âge, comme dans l’Antiquité, on lit, normalement non comme aujourd’hui, principalement avec les yeux, mais avec les lèvres, en prononçant ce qu’on voit, en le parlant, et avec ses oreilles, en écoutant les paroles qu’on prononce, en entendant, comme on dit les voces paginarum. On se livre à une véritable lecture acoustique : legeresignifie en même tempsaudire »27. De la même manière, écrire exige un effort musculaire important où la main, le poignet, la vue, le dos, le corps entier participent et la langue aussi car tout se prononce avant d’être posé sur le parchemin28.

19La graphie neumatique n’a pas comme fonction de détailler l’ensemble des paramètres musicaux d’une mélodie chantée. C’est l’articulation d’un texte dans un mouvement – le rythme fondamental – qui importe offrant ainsi une recollection possible d’un temps, par nature, fuyant. Dans un cadre d’oralité où le chant est déjà connu et conservé dans la mémoire, il n’était, du reste, pas nécessaire que sa prescription écrite en traduise tous les contours comme s’il fallait l’apprendre ou encore le composer : ces opérations se font de « vive voix », de bouche à oreille comme c’est essentiellement le cas dans les contextes de tradition orale. Tout comme la lettre dont il est, en musique, le pendant grammatical, le neume suppose l’adhésion, le consensus sur ce qu’il est censé signifier. La remarque de saint Augustin évoquée précédemment vaut donc : pas d’écriture sans consensus sur le signe. Cependant, deux points demeurent obscurs. Comment le consensus s’établit-il ? À quel moment, un groupe humain s’accorde-t-il pour attribuer à tel ou tel signe, telle ou telle signification ? Dans l’histoire des notations neumatiques, rien ne transparaît sur ce point. Le seul constat est que chaque région de l’Occident médiéval a développé des systèmes complexes de notation neumatique qui la caractérisent, à l’instar d’une langue ou d’un accent régional et sur lesquels, on s’est entendu29. La seconde remarque est de constater que si un consensus existe sur le système de graphie, son utilisation demeure plus subjective. D’infinis exemples abondent dans les manuscrits quand on compare la façon dont une pièce a pu être notée dans des sources contemporaines dans un temps et dans un espace géographique donné. On voit généralement dans ce cas que si le code d’écriture neumatique est, bien sûr, le même, aucune des versions n’est cependant identique. Chacune d’entre elles laisse à l’appréciation de chaque scribe la sensibilité et la finesse de son écoute. Pour reprendre l’articulation plotinienne, c’est la preuve que le neume est bien l’image visuelle de l’image sensible (et donc subjective) de la forme essentielle, qu’il procède ainsi dans sa genèse comme le dernier avatar d’une image sensible possible et qu’il n’est pas un outil de prescription par lequel on aurait d’abord inventé une mélodie30. Même dans le cas d’une notation sur lignes pourtant précise sur les paramètres de hauteur, on peut remarquer la persistance tardive de cette fonction originelle. Là où, désormais, la notation offre les possibilités d’une image exacte du chant (au moins pour ses hauteurs), force est de constater qu’il continue de régner un certain flottement, plusieurs images graphiques pouvant être données pour une même mélodie. Cette confusion apparente traduit, en fait, l’indépendance entre l’image visuelle notée et l’image préalable, intérieure et mémorisée, d’une mélodie31 quand il s’agit de décrire les contours solfégiques de celle-ci mais pas quand il s’agit de décrire l’articulation du mouvement et donc de l’élocution. Là, quelle que soit la hauteur où la mélodie est consignée, les graphies sont semblables.

20Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire :

« La voix chantée par rapport à la Parole lue a ceci d’être “une force de déplacement” faite de conviction oratoire qui donne au texte sa totale puissance et la perception globale et immédiate de toutes ses significations […]. Premièrement, la pratique du chant nécessite le recours d’une mémoire active – mémoire du texte, mémoire de la mélodie –, et cet effort joue contre tout sentiment de perte. Deuxièmement, l’expérience du chant est le lieu d’un bonheur sensible qui marque son affect à un moment donné qui n’est plus perdu. Ainsi, en dépit du caractère éphémère et volatile du son, la voix chantée, dans sa marque, rend palpable et perceptible l’irruption d’un temps “autre” fait d’affect et de mémoire qui autorisent la conservation des messages entendus. Le chant imprime une image sonore qui, en s’intériorisant, découvre un espace perçu dans une autre dimension que celle strictement chronologique »32.

21Il revient à l’écriture d’offrir un niveau supplémentaire d’images tentant de circonscrire, tout en le convoitant, le mystère. Image de l’image sensible de la forme pure, la notation musicale est condamnée à demeurer à jamais imparfaite (quelle que soit la période historique considérée finalement), pas seulement en raison de l’incompatibilité de nature entre écriture qui est fixation, et mouvement qui est rythme et temps mais parce que, comme trace d’une trace, comme un archipel tour à tour découvert et recouvert par la mémoire, elle est, à la fois, le lieu d’une apparition plus tangible, concrète et quand même très efficace d’un intelligible mais aussi, dans son incapacité à en rendre compte totalement, le lieu de son retrait.

Notes   

1  Claude-Henri Chouard, L’oreille musicienne, Paris, Gallimard, nouvelle édition, 2009, p. 128.

2  On pourrait du reste discuter cette idée d’un « temps fixe » causée par l’écriture et en proposer une reformulation en « objet fixe » (le signe) soumis lui aussi sur le plan cognitif, à une durée : celle du geste tracé, de sa lecture, de sa compréhension, etc., durée qui n’est évidemment pas semblable à celle de l’acte musical lui-même.

3  Je renvoie à l’introduction de mon livre L’image musique, Paris, Fayard, 2006, pp. 9-37 où j’ai tenté d’expliquer la relation complexe entre la vue et l’ouïe, l’écrit et l’oral, comment une parole vivante peut exister dans un livre écrit, en montrant comment cette relation relevait d’une approche eschatologique entre le Créateur et les hommes telle que ces derniers la rapportent à travers de l’inaudible ou de l’incompréhensible ou tout simplement l’expression d’une limite des sens. Il est, en effet, toujours dit dans le Livre que l’on voit la voix de Dieu et non qu’on l’entend.

4  Sans précision sur le fait qu’elle est chantée ou parlée.

5  « Vox impressa per aurea vestigio quo recoletur quasi sonoret cum iam non sonaret… Istae quippe res non intromittuntur ad eam, ssed earum solae imagines mira celeritate capiuntur et miris tanquam cellis reponuntur et mirabiliter recordando proferuntur » (saint Augustin, Confessions X. 9). Nous avons développé cet aspect dans « L’œil de l’esprit : la musique, la mémoire et l’écriture au Moyen Âge », in Olivier Cullin (éd.), La place de la musique dans la culture médiévale, Rencontres Médiévales Européennes 7, Turnhout, Brepols, 2007, pp. 87-98.

6  « De eo quod scriptum est in epistula Pauli ad Coloenses : “In quo habemus redemtionem remissionem peccatorum quid est imago dei invisibilis”. Imago et aequalitas et similitudo distinguenda sunt ; quia ubi imago, continuo similitudo, non continuus aequalitas. Ubi aequalitas, continuo similitudo, non continuo imago. Ubi similitudo, non continuo imago, non continuo aequalitas, ut in speculo est imago quia de illo expressa est » (Saint Augustin, De diversis quaestionibus, LXXIV).

7  Sur ce point, voir Pierre Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Paris, Gallimard, 1997.

8  Sur la question de la théorie chrétienne de l’image, voir Marie-José Mondzain, Image, icône, économie, Paris, Le Seuil, 1996.

9  Cité par Pierre Hadot, op.cit., p. 49.

10  C’est ce que semble bien expliquer Plotin dans les Énneades (VI 7, 12, 22.) : « [Dans ce monde des Formes], toutes choses surabondent et, en quelque sorte, bouillonnent. Il y a comme un flux de ces choses bouillonnantes de vie, un flux qui s’écoule d’une source unique, mais pourtant pas comme si elles provenaient d’un souffle ou d’une chaleur uniques, mais plutôt comme s’il y avait une certaine qualité unique qui posséderait et conserverait en elle toutes les qualités, celle de la douceur, mêlée à celle du parfum, et le goût du vin uni aux vertus de tous les sucs et aux visions des couleurs et à tout ce que les sensations du toucher apprennent à connaître ; il s’y trouverait aussi toutes les sensations de l’audition, toutes les mélodies, tous les rythmes ».

11  « Appetunt tamen omnes quandam similitudinem in significando, ut ipsa signa, quantum possunt, rebus, quae significantur, similia sint. Sed quia multis modis simile aliquid alicui potest esse, non constant talia signa inter homines, nisi consensus accedat » (saint Augustin, De doctrina christiana, II. 25. 38). Nous reviendrons sur la notion de consensus un peu plus loin.

12  « Signum est enim res praeter speciem quam ingerist sensibus alius aliquid ex se faciens in cogitationem venire » (Ibid., II. 1. 1).

13  « Litera igitur est nota elementi et velut imago quaedam vocis literatae » (Priscien, Institutiones grammaticae I.II.4).

14  « Quapropter si super aut circa has, per singulos ptongos eaedem literulae, quas pro notis musicis accipimus, apponantur, perfecte ac sine ullo errore indaginem veritatis liquebit inspicere » (Yves Chartier, L’œuvre musicale d’Hucbald de Saint-Amand, Bellarmin, 1995, pp. 196-197). « Phtongos », c’est le son articulé à un phonème qu’il soit parlé ou chanté. Il est donc intéressant de souligner que c’est cette association qui est compris comme le degré de la gamme.

15  « Libet interea mentis oculum una cum acie stili ad modulationes inflectere versuum, et quae propria unicuique sit sonoritas toni in eius litteratura verbis pauculis indagare » (Aurélien de Réôme, Musica disciplina, chap. XIX édité par Lawrence A Gushee, Rome, American Insitute of Musicology, collection Corpus Scriptorum de Musica 1975).

16  Je reprends ici les propos de Mary Carruthers, Machina memorialis. Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002, p. 52.

17  Comme l’indique, par exemple, le traité Quid est cantus ? (début XIe siècle) : « Des accents et des tons proviennent la marque (nota) que l’on appelle neume » (De accentibus toni oritur nota quae dicitur neuma).

18  « Hae autem consuetudinariae notae non omnino habentur non necessariae ; quippe cum et tarditatem cantilenae, et ubi tremulam sonus contineat vocem, vel qualiter ipsi soni iungantur in unum, vel distinguantur ab invicem, ubi quoque claudantur inferius vel superius pro ratione quarundam litterarum, quorum nihil omnino hae articificialis motae valent ostendere, admodum censentur proficuae »(Yves Chartier, op. cit., p. 196, mais avec notre traduction).

19  Cf. supra, p. 1.

20  Claude-Henri Chouard, op. cit., pp. 142-158.

21  Ibid., p. 159.

22  Je renvoie à l’introduction de mon livre, L’image musique, op.cit., p. 12 sq.

23  Voir Dom Henri Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu, Paris, Cerf, 1957, 1990.

24  Voir Malcom Parkes, Pause and effect. Punctuation in the West, Cambridge, The Scolar Press, 1992, pp. 34-35 et 40 sq.Voir également dans mon livre, L’image musique, op.cit., pp. 42-43, l’analyse d’un des tout premiers documents notés où le texte comme la musique sont très clairement ponctués.

25  Voir Marie-Elisabeth Duchez, « Des neumes à la portée : élaboration et organisation rationnelle de la discontinuité musicale et de sa représentation graphique, de la formule mélodique à l’échelle monocordale », in Revue de musique des universités canadiennes, n° 4, 1983, pp. 22-65. Voir encore la définition du neuma, supra note 17.

26  Dom Henri Leclercq, op. cit., p. 222.

27  Ibid., p. 21.

28  Voir Paul Zumthor, La lettre et la voix, Paris, Le Seuil, 1987, p. 112.

29  Hucbald se plaint justement de l’absence d’homogénéité dans les notations neumatiques ne permettant pas de décrire de façon uniforme une mélodie : « ce résultat [une lecture homogène], on ne peu pas du tout l’atteindre avec la notation actuellement en usage et qui, de surcroît, est formée de divers signes variant selon les régions… » Voir Yves Chartier, op. cit., pp. 194-195.

30  Voir mon livre Laborintus, Paris, Fayard, 2004, pp. 31-35.

31  Voir mon article « La mémoire et la musique au Moyen Âge », in Cahiers de Civilisation Médiévale, Avril-Juin 2006, pp. 146-152 et surtout l’édition électronique du Graduel de Bellelay (disponible via http://bellelay.enc.sorbonne.fr) où j’ai donné de nombreux exemples sur ce point.

32  Voir l’article « Voix de la Vierge, voix des anges », in Musique, filiations et ruptures, Paris, Éditions de la Cité de la Musique, 2005, p. 78.

Citation   

Olivier Cullin, «Des propositions d’archipels. Rythme, son et écriture au Moyen Âge», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et rythme, mis à  jour le : 01/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=328.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Olivier Cullin

Olivier Cullin est Professeur de musicologie médiévale à l’université François-Rabelais de Tours. Il est chercheur au Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale de l’université de Poitiers (CNRS - UMR 6223) où il dirige l’équipe de musicologie médiévale. Il est directeur de la collection Musicalia Medii Aevi publiée chez Brepols.