Logo du site de la Revue d'informatique musicale - RFIM - MSH Paris Nord

Applaudir

Martin Kaltenecker
mai 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.243

Résumés   

Résumé

De nombreux textes indiquent que dans la seconde moitié du 18e siècle les applaudissements ont été considérés comme un vote qui devait s’effectuer au fur et à mesure de l’exécution de l’œuvre. Les applaudissements entreront alors en contradiction avec la culture du silence et de la suppression du corps de l’auditeur, censé se tenir coi, qui s’installe progressivement, même si le concert reste longtemps un espace mouvant, où le bis peut reconfigurer la forme « publique » de la musique. À partir de Wagner, les applaudissements sont alors rejetés aux bords de l’œuvre. Dans les années 1920-30 ils sont parfois réinterprétés comme marquant le concert en tant que rituel interactif (Adorno, Sassoon), pour faire l’objet d’une politisation symbolique dans les années 60, jouant d’une perturbation du rituel bourgeois de l’écoute.

Abstract

Quite a number of texts suggest that in the second half of the 18th century, applause was regarded as a vote emitted during the performance itself. Applause thus gradually began to contradict the culture of silence and suppression of the listener’s body, which was required to keep quiet, although the concert hall continued to serve as a movable space, where the encore could entirely reconfigure a work’s “public” aspect. Starting with Wagner, applause was relegated to the margins of performance, as a mere corporal utterance. During the 1920s and 30s, applause was sometimes viewed as a means for transforming the concert into a ritual (Adorno, Sassoon), ultimately turning into an object of potentially political significance, such as in the 1960s when it disrupted the ritual of bourgeois listening.

Index   

Texte intégral   

Voter sur le champ

1Dans une lettre célèbre, Mozart rapporte à son père qu’il a respecté très précisément un code de la musique française : en débutant une symphonie sur un « coup d’archet », c’est-à-dire une attaque forte de toutes les cordes, on est sûr de plaire, d’emporter l’adhésion et de susciter les applaudissements. Dans la Symphonie K 297, créée au Concert spirituel en juin 1778, cet effet provoque « un grand applaudissement » au début, et à nouveau dans le finale, où Mozart joue avec l’attente du public :

« Comme j’avais appris qu’ici tous les allegro de la fin commencent avec tous les instruments ensemble et la plupart du temps à l’unisson, j’ai commencé piano avec seulement les premiers violons pendant huit mesures – puis aussitôt, vint le forte – si bien que les auditeurs, comme je m’y attendais, faisait ’chhhut’pendant le piano, puis est venu le forte, et eux de l’entendre et d’applaudir des deux mains ne fut qu’un »1.

2Le compositeur tient donc compte d’un « horizon d’attente », variable selon les lieux, et il se plie au verdict du public souverain : Mozart accepte même de réécrire le mouvement lent de sa symphonie, le directeur du Concert spirituel ayant estimé que les auditeurs ne l’avaient pas assez applaudi : « ils avaient simplement oublié de faire autant de bruit », écrit le compositeur, alors qu’en revanche, l’œuvre a eu auprès des « s connaisseurs, des amateurs et des autres le plus de succès »2. Les applaudissements forment à l’époque un signal crucial, puisque les œuvres, très majoritairement, ne sont pas destinées à être rejouées : il faut emporter le morceau sur-le-champ, le compositeur n’a qu’une chance et joue son va-tout. Ils constituent donc un vote, vote immédiat et qui se superpose à l’œuvre pendant qu’elle est exécutée. À Londres par exemple, dans les années 1790, chaque bel effet des symphonies de Haydn est plébiscité aussitôt : en 1792, la Symphonie n° 94 reçoit des « applaudissements fervents et critiques », avec « d’innombrables bravos » pour le premier Allegro et des cris poussés au moment du fameux coup de timbales dans l’Andante ; en février 1794, une nouvelle symphonie est jouée « amidst the wondering plaudits of the Audience »3. Au sujet de la création de la 9e Symphonie de Beethoven, le 7 mai 1824, la Theater-Zeitung rapporte encore que le public a produit « très souvent des applaudissements jubilatoires, pendant les différentes parties, et de façon répétée à la fin » ; d’autres témoignages précisent que ce fut en particulier l’entrée de la timbale dans le scherzo qui provoqua cette manifestation de joie bruyante4.

3Il faut situer brièvement ces comportements dans l’histoire de l’émergence même du concert public au XVIIIe siècle, des « concerts d’amateurs » organisés par des marchands, des notables, souvent membres d’un conseil municipal, puis fondés sur un système d’abonnement, d’abord exclusif puis évoluant vers le concert payant moderne5. Cet essor est lié à la propagation d’une culture générale : il existait depuis longtemps des Convivia musica seu philosophica, qui combinaient la musique et les disputations philosophiques, dont les thèmes étaient parfois fixés d’avance, traitant de la guerre, de la religion, du commerce, et plus tard de questions musicales6. L’espace du concert témoigne ainsi d’une émancipation sociale et intellectuelle du tiers-état qui entre dans une nouvelle visibilité : il n’est pas anodin par exemple que le Café Pedrocchi, petit forum du tiers-état situé au centre de Padoue, se présente comme un temple antique. Johann Nikolaus Forkel remarque en 1783 qu’il faut assimiler un concert aux lectures d’une société savante7 : il est donc situé sur le même plan que ces lieux de diffusion du savoir et de discussions libres que sont les coffee house societies, sociétés de lecture ou clubs, définis ainsi par Novalis : « Un club véritable est le mélange d’un institut et de d’une réunion en société. Il a un but, tout comme l’institut, non pas déterminé, mais indéterminé et libre : l’humanité en soi. Tout but est sérieux ; la société est toute joyeuse »8. Toutes ces réunions confondues délimitent une communauté nouvelle, à travers ce que J. Habermas appelait la « une non clôture de principe du public »9. Cela signifie que les auditeurs – qui sont chez eux – peuvent s’entretenir, manifester leur approbation ou leur désapprobation et échanger des opinions sur la musique : acquiescer ne signifie pas se tenir coi.

4Or, le désir de s’exprimer aussitôt, qui peut être la pure manifestation d’un être-là, entre alors en contradiction avec cette « culture du silence » qu’exige la nouvelle puissance de la musique symphonique, et qui gagnera finalement la partie au XIXe siècle. Passage largement étudié, qui s’exprime dans l’injonction de ne pas parler, ni d’applaudir avant la fin de l’œuvre. Pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, toute une pédagogie du silence se met en place : on commence à fustiger ces concerts qui sont « des conversations de dîner en ville mises en musique, où les paroles des auditeurs installés dans leur fauteuil courent comme un texte continu sous les compositions »10. L’agitation qui accompagne l’exécution d’œuvres instrumentales est progressivement ressentie comme inappropriée et peu sérieuse. Johann Friedrich Reichardt raconte ainsi que l’ancienne salle du Gewandhaus de Leipzig était

« remplie d’une société galante, qui est peut-être un peu moins poudrée, qui se tient peut-être d’une façon un peu plus raide et qui raisonne de manière un peu plus impudente sur la musique que celle des autres grand concerts ; mais elle partage par ailleurs le beau talent pour jacasser et de faire du bruit avec toutes les autres sociétés de concert. Il y a certes un marchand commis d’office pour faire le garde, celui-là même qui a en charge l’organisation du concert, et il cogne contre le clavecin avec une grande clef de magasin quand quelqu’un parle trop fort, en désaccordant d’ailleurs l’instrument pour ordonner le silence à ceux qui de toute manière ne le garderont pas. Il limite ce comportement héroïque aux hommes, car pour ce qui est des femmes, il a la politesse, apprise à Paris, de venir s’asseoir auprès d’elles pour augmenter les conversations »11.

5De très nombreux règlements de concerts témoignent de ce dressage : en 1750, celui de la Musikübende Gesellschaft de Berlin interdit absolument toute conversation pendant la musique, mais aussi de « jouer, fumer, manger etc ». ; Forkel, à la fin des années 1770, tance dans la Musikalische Bibliothek ceux qui entrent en faisant du bruit ou en fredonnant, pendant que l’on joue un adagio con sordino ; à Londres, on a pu exposer le portrait éclairé de Haydn lors d’un concert, et écrire au-dessus de la porte d’entrée, en allemand « Silence profond »12. En 1845 encore, une société de quatuors londonienne fait imprimer en haut de tous les programmes de salle : « Il più gran’ommaggio alla musica è nel silenzio »13.

6Cette histoire du silence au concert bourgeois doit par ailleurs se lire en regard des comportements à l’opéra, lui-même associé à une double connotation. Il est d’abord le lieu où le souci du paraître prédomine sur l’écoute concentrée. Dans le roman Angola (1746), J. Rochette de la Morlière décrit une scène à l’opéra, où un prince et un certain Almair, qui l’accompagne, entendent Hyppolite et Aricie de Rameau. L’ouverture plonge le premier dans le ravissement :

« Le prince fut quelque tems hors de lui-même par la nouveauté et le brillant enchanteur de ce spectacle. Peu-à-peu il reprit ses esprits et fut en état d’examiner plus de sang froid les talens supérieurs qui parûrent à ses yeux. Il écoutait bourgeoisement l’opéra, c’est-à-dire qu’il y donoit toute son attention, tandis qu’Almair, plus usagé que lui, minaudoit, braquoit sa lorgnette […]. Le Prince désolé de ce mouvement perpétuel, lui dit : ’je cröois qu’on venoit au Spectacle pour l’entendre ; mais apparemment que ce n’est pas à la mode ; car vous êtes d’une distraction, qui ne vous permet pas sûrement d’en remarquer les beautés ni les défauts. Fi donc, vous moqués vous, reprit Almair ? On a sa réputation à garder, et rien n’est si maussade que d’écouter une pièce comme le marchand du coin, ou comme un Provincial qui débarque. Nous autres gens […] qui sommes censés tout sçavoir on vient ici pour voir les femmes, pour en être vûs ; on entend tout au plus deux ou trois morceaux consacrés par la mode, et à la fin on louë à l’excès ou l’on blâme hardiment toute la Pièce »14.

7Le comportement modèle, que le lecteur doit ici déduire a contrario de l’attitude superficielle d’Almair, propose donc une définition de l’élite musicale qui franchit les barrières sociales : le prince, le marchand et le provincial forment alliance contre les snobs (ici Almair, le distrait), et c’est précisément leur écoute qui est qualifiée de bourgeoise. Si pour Johann Mattheson, les places les plus excellentes à l’opéra sont maintenant situées au parquet, car là était jadis l’orchestra du théâtre grec, lieu où se tisse la compétence nouvelle du bourgeois amateur15, on comprend que l’opéra italien en revanche, symbole de la domination d’une civilisation aristocratique internationale, ait pu être ressenti comme le lieu d’une anti-culture et utilisé comme image repoussoir par la pédagogie du silence.

8Mais, d’autre part, l’opéra est aussi parfois le lieu d’une interactivité heureuse de tous les états. À Paris, rapporte un voyageur anglais, « il est étonnant de voir comment ses opéras sont suivis. Nombre de seigneurs y assistent tous les jours & il y en a qui y chantent d’un bout à l’autre. Je dirai même que c’étoit une chose fort ennuyeuse pour nous autres étrangers que ces chants d’amateurs qui nous troubloient dans notre loge »16. Or, les servantes chantent partout des airs d’opéras, dit Lecerf de la Viéville, et le compositeur Bachelier note dans la préface d’un recueil cantates de publiées en 1728 : « Tant que le Parterre ne pourra pas faire Chorus dans les petits Airs détachez, ils tomberont toujours »17. À d’autres moments, la jouissance de voter en commun au concert se retrouve à l’Académie royale, comme le montrent les témoignages de la « Querelle des Bouffons » en 1751. C’est non seulement la possibilité de procéder à vote qui superpose une prise de position artistique et politique : se placer au « coin de la reine » et du côté des Italiens signifie manifester pour une liberté de la pensée, protester contre l’autorité symbolisée par le soutien royal à l’opéra français18. C’est en même temps s’abandonner à « l’esprit de vertige » (Grimm) que provoque l’opéra comique italien, celui dont le réalisme parle de nous – et les éclats « immodérés », les rires à gorge déployée, une « gaîté indécente », des « éclats d’applaudissements » font alors parler le corps contraint. « J’applaudis tout haut la musique, et ris tout bas du jeu de ses acteurs », dit un témoin, et un chroniqueur italien rapporte : « [La Servante maîtresse] causa dans le parterre français des mouvements extravagants, qui ressemblaient à des convulsions, excita des applaudissements qui tenaient du transport, et une joie excessive, qui avait l’air de la folie »19. Cet espace de la libre contestation peut alors être au contraire un modèle pour celui du concert bourgeois : ici comme là, un succédané de vote est possible, fût-ce sur la scène esthétique. Pourtant, ce modèle n’est qu’intermittent : rapidement, le bourgeois athénien s’offusquera du désordre qui lèse une exécution tranquille et du vote bruyant de ceux qui devraient se taire, émis sur les rangs obscurs des servantes et des laquais, dont les places étaient généralement attribuées gratuitement à leurs maîtres quand ceux-ci achetaient ou louaient une loge. Haydn témoigne de ces dissensions lors d’une soirée à Covent Garden :

« Dans tous les théâtres le peuple des galeries est très impertinent, c’est lui qui, en s’agitant, donne le ton, ce sont ces cris qui décident si tel ou tel passage sera bissé ou non. Le parterre te les loges doivent parfois applaudir beaucoup pour obtenir que quelque chose de bien soit bissé ; c’est ce qui s’est produit ce soir avec le duo du 3e acte, qui était très beau, les pro et les contra ont lutté près d’un quart d’heure, jusqu’à ce que le parterre et les loges l’emportent enfin et qu’on reprenne le duo »20.

9Sur le forum lyrique, le bourgeois va donc s’employer à faire taire les sans-culottes, qui sont aussi toujours les « sans-goût » ; au sein la salle de concert, ce sera la mise en scène silencieuse de la culture comme religion laïque.

Une « Idéologie allemande » ?

10La concentration musicale peut en effet prendre modèle sur la méditation religieuse. Ainsi lit-on à propos du compositeur décrit dans les Fantaisies sur l’art de Tieck et Wackenroder de 1799 :

« Quand Joseph assistait au concert, il se mettait dans un coin sans regarder l’assemblée brillante des auditeurs, et écoutait avec recueillement (Andacht) comme s’il était à l’église – aussi silencieux et immobile, les yeux fixés sur le sol. Il ne perdait pas le moindre son et à la fin, cette attention tendue le laissait épuisé et fatigué »21.

11L’origine religieuse de l’écoute recueillie est donc clairement évoquée : l’Andacht protestante désigne une attitude mentale qui consiste à « penser à quelque chose avec attention, concentration » (le suffixe est lié à denken, « penser »), et en particulier à Dieu ; d’où le sens d’une prière intense ou d’une courte cérémonie se déroulant dans une église, un temple ou à la maison. Au même moment, Reichardt évoque une scène où « le moindre morceau de musique est goûté dans le calme et le silence le plus religieux »22. Au nouveau Gewandhaus de Leipzig (1781) on fait surtitrer le podium par un slogan prélevé dans Sénèque : res severa verum gaudium (« le véritable plaisir est une chose sérieuse », ou bien « c’est la chose sérieuse qui est le véritable plaisir »). Par la disposition même des bancs – parallèles aux deux murs de la salle, et non face aux musiciens —les auditeurs se font d’abord face à eux-mêmes, détournant la tête vers l’orchestre, disposition calquée sur celle de l’église Saint-Thomas, où l’on pouvait écouter la voix du pasteur en baissant la tête, en fermant éventuellement les yeux et en repliant le corps23.

12Or, l’histoire de la liturgie elle-même nous montrerait un tel contrôle progressif des corps, des expressions vocales et des applaudissements. Dans le rite arménien par exemple, l’eucharistie était un moment particulièrement dramatisé : les clercs se rangeaient de part et d’autre du sanctuaire pendant l’élévation et chantaient en répons avec les fidèles, le prêtre tombait à genoux et priait en pleurant, les diacres se dirigeaient vers le côté droit du sanctuaire et proclamaient « nous faisons ce sacrifice en mémoire de toi » en battant des mains.24 De nos jours encore, l’utilisation de cymbales antiques par les fidèles est répandue dans le rite copte. En occident, le rite gallican était caractérisé également par des acclamations qui en soutenaient la « force dramatique »25. Le Kyrie eleison trouve son origine dans les acclamations populaires de l’empereur (à Rome, l’apparition de l’empereur au Circus maximus, accueilli par les cris, les trompettes et les orgues, tout comme le basileus l’était à l’hipprodome de Byzance). L’acclamation est aussi transposée musicalement dans les deux moments où les liturgistes voient la présence des anges dont la clameur se joint aux chanteurs et soutient la jubilation, l’Alleluia et le Sanctus. Le verbe jubilare lui-même, comme le rappelle R. Hammerstein, désigne à la fois le cri de l’oiseau prédateur et le chant exalté. Dans l’office liturgique, cet instant marque ainsi l’épiphanie d’une « langue céleste », sauvage, opaque et libre, mais aussi la trace de la glossolalie mystique, d’une subjectivité que le rite ne saurait capter complètement, moment de l’improvisation musicale et celui, enfin, par où s’est engouffré au IXe siècle le désir de l’innovation musicale sous la forme du trope, greffé sous la voyelle a de l’Alleluiainfiniment étirée en vocalises26. Quant au Sanctus (ou hymnus seraphicus), l’autre moment angélique de la messe, c’est celui où, au Moyen Âge, les orgues se faisaient entendre,auxquels pouvaient se mêler les cloches et les clochettes27.

13La liturgie, où l’acclamation et le bruit répondaient encore longtemps à des moments de désordre, où l’on se pressait vers le chancel pour voir de près l’hostie, puis à des moments d’inattention et de conversation, va progressivement être normée – on assourdit ce bourdonnement marin du peuple rassemblé en prière dont parlait Ambroise28 en généralisant les bancs, en préconisant une musique épurée et une attention uniforme, visant cette même « suppression du corps »29 qui marquera selon P. Schleuning l’évolution du concert. À la fin du XVIIIe siècle, on considère donc d’une part qu’il ne faut pas « noyer l’œuvre sous le bruit »30, et l’on intervient, de l’autre, sur toute manifestation d’approbation, verbale, vocale ou gestuelle.

14De l’influx de la musique sur le corps, les auteurs de la fin du siècle proposent des interprétations diverses. Pour Johann Adam Hiller, la musique seule forge une communauté, qui, dès qu’elle a cessé, se défait en un ensemble de pantins qui ne savent comment se tenir :

« Qu’on pénètre dans une salle de concert (Assembleesaal) au moment où l’orchestre cesse de jouer, et on ne saura que faire de cette masse d’hommes oisifs, qui paraissent tantôt de se chercher, tantôt de se fuir. En vain, les ornements du lieu et autres aménagements feront connaître que l’on s’est réuni ici pour un plaisir partagé en public : l’oreille, qui perçoit ici un silence plein de contrariétés, contredit le témoignage des yeux ; en revanche, dès que l’orchestre recommence, tout revit à nouveau »31.

15Pour le philosophe Moses Mendelssohn, le statut ambigu de la musique – affect vif mais obscur – se lit également dans les exclamations qu’elle suscite, sorte d’infra-langage indistinct :

« Qu’est-ce donc qui t’avait si entièrement conquis dans cet art […], si bien qu’au retour d’un concert remarquable, les impressions fraîches et vives te faisaient proférer des exclamations bruyantes et enthousiastes ? Ce serait une preuve suffisante des sentiments forts que l’art musical peut produire en nous, mais la preuve également que ces sentiments sont des guides aveugles quand la raison ne les conduit pas »32.

16Geste que Joseph Berglinger, déjà mentionné, comprend comme une exaltation positive qui sera le point de départ d’une création nouvelle :

« Dieu sait comment cela se passe – quand je viens de jouir d’une musique ou d’une œuvre d’art qui me ravit, et que tout mon être en est rempli, j’aimerais bien dessiner mon sentiment d’un seul trait sur une toile, si seulement il y avait une couleur qui puisse l’exprimer. Il m’est impossible d’en faire l’éloge avec des mots choisis artificiellement, je n’arrive à dire rien de sensé »33.

17Le compositeur Karl Friedrich Zelter compare de son côté l’écoute d’une symphonie à la lecture des Affinités électives de Goethe :

« Il y a certains symphonies de Haydn, qui par leur progression relâchée, libérale, mettent mon sang dans une agréable ébullition, qui impriment aux parties libres de mon corps un mouvement et une direction qui les portent à agir de manière bénéfique sur l’extérieur. Mes doigts deviennent plus mous et plus longs, mes yeux veulent apercevoir (ersehen) quelque chose qu’aucun regard n’a encore touché, mes lèvres s’entrouvrent, mon intérieur veut se libérer et déborder vers l’extérieur »34.

18Ecouter Haydn produit un effet physique aussitôt transformé en activité utile. La symphonie propose une progression sensée où s’affirme un esprit ordonné et « libéral », celui du tiers-état autonome, de ces auditeurs londoniens que Burney qualifiait de liberal and enlightened35. Elle transforme ainsi l’ébullition des sangs en un désir d’agir utilement, qui évoque le paysage que les protagonistes du roman de Goethe transforment en un jardin.

19Cette question de la conversion de l’énergie peut faire naître au contraire l’idée qu’il faut se taire et ne pas applaudir même après l’exécution d’une œuvre – la batterie est rechargée par la musique, mais l’énergie doit être stockée et son utilisation différée. Cramer écrit en 1784 :

« Le concert instrumental ressemble bien souvent à un chronodistique où l’on n’admire que l’effort fourni. Un fort battement de mains après un concert est la meilleure preuve que seule l’oreille avait été occupée. Une musique qui pénètre dans le cœur doit nous faire oublier que nous avons des mains »36.

20De même, une âme sensible se demande en 1825 si « le calme recueilli de l’auditeur n’est pas un signe plus réjouissant que la bruyante exclamation des applaudissements, qu’on l’on comprend si vite comme le tribut obligé de la politesse »37. Les applaudissements sont aussi un égoïsme : elles déchirent la rêverie de votre voisin, comme le dit un personnage des Flegeljahre de Jean Paul38, mais dépècent également l’œuvre elle-même, ce dont Louis Spohr se plaindra après avoir joué son propre concerto pour violon in modo di una scena cantante, reçu avec un grand enthousiasme.

« Ces applaudissements bruyants, aussi réjouissants et encourageants qu’ils soient pour le soliste, restent cependant un véritable objet de scandale pour le compositeur. On détruit ainsi toute la cohérence, les tutti soigneusement écrits sont totalement négligés et on entend le soliste recommencer dans une tonalité tout autre, sans savoir comment les modulations de l’orchestre nous ont menés jusque là »39.

21L’idée que le bruit et les exclamations, même admiratives, s’engouffrent dans l’œuvre comme dans une forteresse, entraîne celle de resserrer les mouvements pour contrôler ces moments où les auditeurs peuvent respirer ou se remettre : entre les mouvements de la 1ère Symphonie de Beethoven, écrit un critique anglais en 1826, il faudrait laisser un court moment de pause « for the gradual subsidence of the exalted and almost overwrought spirits : if a few minutes only were allowed, the mind of the audience would better be prepared fo what succeeds »40. Certains compositeurs veulent de leur côté dominer ce silence-là : Mendelssohn demande qu’on joue les mouvements de ses symphonies attacca comme pour les imperméabiliser, alors que Mahler prescrit cinq minutes de silence entre le premier et le second mouvement de la 2e Symphonie.

22Si l’idée de l’écoute recueillie se démarquait au XVIIIe siècle à la fois de la « musique de table » et de l’écoute distraite dans les loges d’opéra, l’image repoussoir de la culture du concert silencieux (en tout cas dans la musicographie allemande du XIXe siècle) sera celle de l’opéra dans les pays latins, et en particulier en Italie. Hoffmann par exemple donne la parole à un directeur d’opéra qui oppose cet « enthousiasme voisin de la folie avec lequel les Français et les Italiens ont célébré et célèbrent toujours leurs chanteurs virtuoses », en « s’ouvrant les mains tellement qu’ils applaudissent, en se roulant sur les bancs comme des insensés, les yeux révulsés, poussant soupirs et geignements », symptômes qui rappellent le délire de l’opiomane. L’âme allemande ressemble au contraire « à un lac calme et transparent, qui accueille en ses profondeurs claires et pures toutes les images de la vie et les conserve plein d’amour ». Les applaudissements frénétiques qui s’élèvent à l’occasion surgiront alors du plus profond de l’âme, et ne traduisent guère « le plaisir enfantin suscité par quelque prouesse » ; jadis, en somme, on savait apprécier « le tout », alors que maintenant, les poignets se mettent en mouvement « après chaque moment »41. Or Hoffmann lui-même défend un code des applaudissements à l’opéra, qui, venant après chaque numéro, sont « mérités au plus haut point » quand l’œuvre est intéressante42. En mars 1818, l’écrivain réplique à une protestation publiée par le chanteur Joseph Fischer où celui-ci s’était plaint du public berlinois, qui avait voulu le forcer à chanter une seconde fois un air des Noces de Figaro, et avait copieusement sifflé son refus. Il est présomptueux, affirme Hoffmann, de vouloir dicter au public ses comportements. Quant aux applaudissements, ils sont nécessaires pour stimuler et inspirer l’interprète et doivent retentir :

« 1. Quand le mime entre sur scène, pour le remercier de paraître, en souvenir de sa dernière apparition et pour indiquer qu’on ne s’attend à rien de moins beau aujourd’hui ;

2. après chaque air, scène principale et ainsi de suite, comme un reçu de ce qu’on vient d’entendre ;

3. après chaque passage réussi d’un récitatif, d’un air, d’un ensemble etc »43.

23Ces applaudissements sont donc le signe d’une attention suivie, rivée à la performance et au texte, et ils avalisent un échange comparé à une transaction monétaire. Ils se démarquent des mauvais bruits qu’il faut proscrire – les « sifflements au moment où d’autres applaudissent » et le bruit des pages du livret que l’on tourne, « comparable au ressac »44.

24 La comparaison des textes de Stendhal et de Hanslick est éclairante ici. L’un, italianisant et d’une sensibilité profondément dix-huitémiste, ne conçoit pas de représentation sans cette effervescence dionysienne qui transforme passagèrement un public en une communauté, comme cela s’opère le plus souvent lors d’une exécution de Rossini :

« Le succès fut tellement fou, la pièce fit une telle fureur, car j’ai besoin ici de toute l’énergie de la langue italienne, qu’à chaque instant le public, en masse, se levait debout pour couvrir Rossini d’acclamations […]. Il me serait également [impossible] de rendre les transports et la folie du parterre de Milan à l’apparition de ce chef d’œuvre. Après avoir applaudi à outrance, crié et fait tout le tapage imaginable pendant cinq minutes, quand la force nécessaire pour crier n’exista plus, je remarquai que chacun parlait à son voisin, chose fort contraire à la méfiance italienne. Les gens les plus froids et les plus âgés s’écriaient dans les loges : O bello ! o bello ! et ce mot était répété vingt fois de suite : on ne l’adressait à personne, une telle répétition eût été ridicule ; on avait perdu toute idée d’avoir des voisins, chacun se parlait à soi-même. Ces transports avaient toute la vivacité, tout le charme d’un raccommodement »45.

25Communauté étrange à dire vrai – l’enthousiasme soude et sépare à la fois, l’auditeur ne voit pas son voisin, mais l’atmosphère générale est pourtant celle d’un raccommodement, mot qui relève lui-même du registre amoureux ; pour Stendhal, la musique n’est en effet rien si elle ne produit pas les images d’une passion amoureuse. Ce paradoxe réapparaît quand Stendhal fait parler un médecin spécialiste du galvanisme :

« Pour trouver des sensations délicieuses en musique, il faut être isolé de tout autre corps humain. Notre oreille est peut-être environnée d’une atmosphère musicale de laquelle je ne puis dire autre chose, sinon que peut-être elle existe. Mais pour avoir des plaisirs parfaits, il faut être en quelque sorte isolé comme pour les expériences électriques et qu’il y ait au moins un intervalle d’un pied entre vous et le corps humain le plus voisin. La chaleur animale d’un corps étranger me semble fatale au plaisir musical »46.

26Selon Hanslick au contraire, le vif-argent de la salle d’opéra italienne est condamnable et les applaudissements qui accompagnent le chanteur lui faisaient sans doute le même effet que les battements de mains continus qui soutiennent le flamenco. D’où la dépréciation de l’interactivité de l’opéra :

« Une image, une église, une tragédie ne peuvent pas être avalées goulûment, mais un air d’opéra s’y prête très bien […]. La tyrannie exclusive de la voix chantée chez les Italiens a comme contexte la paresse spirituelle de ce peuple, auquel l’endurance analytique leur reste inaccessible, celle qui permet aux gens du Nord de suivre avec délices les entrelacs harmoniques et contrapuntiques »47.

27L’italien ne connaît ni la concentration ni le « foyer » qui forme le centre sentimental de la mentalité allemande : le « succédané » d’un foyer est précisément chez lui la loge d’opéra, lieu de l’écoute distraite48. L’allemand sait en revanche se focaliser sur la musique en tant qu’œuvre : en 1855, à propos d’un concert où l’on a donné Le Paradis et la Péri de Schumann, Hanslick relève une « attention tendue » qui ne « déchire pas la cohérence d’un tout musical par des salves d’applaudissements », et en cela mérite « tout notre respect »49. L’écoute musicale est inscrite dans le système de valeurs (petites) bourgeoises : concentration, respect, retenue, censure des émotions extériorisées.

Espaces mobiles et contrôlés

28La culture du silence et du corps contraint relève pour une majeure partie d’une construction discursive qui tente d’imposer règles et règlements en essayant d’appliquer à l’ensemble des manifestations musicales le modèle de l’œuvre autonome écoutée dans un recueillement admiratif. De fait, les conditions du concert au XIXe siècle sont extrêmes diverses. Les longues séances où se succèdent œuvres symphoniques, airs et concertos gardent quelque chose d’une joute olympique où des virtuoses se mesurent – Beethoven lui-même cria « bravo ! » quand son élève Ferdinand Ries eut réussi un passage particulièrement difficile dans une cadence composée pour le 3e Concerto pour piano de son maître50. En 1804, on rapporte qu’à Londres, après l’exécution d’airs virtuoses, vocaux et instrumentaux, et d’une symphonie de Haydn, le chef se saisit de son violon, deux autres musiciens se mettent au pianoforte et tout le monde danse des écossaises, contredanses et valses, même « deux dames de l’entourage de la reine »51. Une telle mobilité — sans verser toujours dans une ronde généralisée – est attestée longtemps par les différentes dispositifs de concert que saisissent les lithographies et gravures dans la première moitié du siècle – un public nombreux entoure très souvent l’orchestre ou celui-ci est placé sur une passerelle qui s’avance ; le public est pour moitié assis, pour moitié debout, il peut circuler pendant l’exécution (à Paris, chez Musard ou à la salle Herz) ; l’usage de concerts-hommages est très répandu, où l’on acclame un compositeur, en chair et en os ou sous forme d’un buste exposé au sein des musiciens que l’on va couronner ; le goût pour des rassemblements gigantesques est aussi un trait caractéristique du siècle, produisant des dispositifs d’écoute éphémères – tentes, halls, cirques – qui illustrent une sorte de « plein air couvert »52.

29Berlioz ne se scandalise par outre mesure de l’auditeur beethovénien qui épluche une orange, ni des salles où l’on se promène, et il consigne toute une typologie critique des applaudissements : ceux qui surgissent après les « points d’orgue » des chanteurs ou un passage bruyant ne signifient rien puisqu’ils sont automatiques53, au contraire d’une

« admiration profonde et raisonnée dont la valeur est bien supérieure et aux battements de main. C’est ainsi qu’il faut interpréter, je crois, le silence religieux avec lequel Le Nozze di Figaro ont été écoutées lundi dernier. Je n’en veux pour preuve que les exclamations enthousiastes lancées à demi-voix par mes voisins de droite et de gauche, qui n’ont guère applaudi cependant qu’un ou deux fois durant toute la soirée »54.

30Pour Berlioz ce sont aussi les véritables chefs d’œuvres qui créent une communauté, comme l’Alceste de Gluck : « Ajoutons qu’après le concert, sous le péristyle, dans la cour, des gens qui se connaissaient à peine se serraient la main »55. Et l’assurance de faire partie du panthéon des maîtres de génie peut se traduire dans la jouissance d’une acclamation anticipée, comme cela se passe à Strasbourg, février 1863, après une exécution de L’Enfance du Christ, donné avec

« un chœur sans accompagnement de deux cents hommes et de deux-cent-cinquante jeunes femmes, exercés pendant trois mois. On n’a pas baissé d’un demi-quart de ton. On ne connaît pas ces choses-là à Paris. Au dernier amen, à ce pianissimo qui semble se perdre dans un lointain mystérieux, une acclamation a éclaté à nulle autre comparable, seize mille mains applaudissaient. Puis une pluie de fleurs… et des manifestations de toute espèce »56.

31La mobilité du concert symphonique, alternant entre le ressac et le recueillement, transforme régulièrement l’œuvre à travers le bis : réclamer la répétition de différents mouvements reconfigure la partition en produisant une forme « publique » de l’œuvre qui peut aller jusqu’au double de la durée prévue par la partition écrite. Tradition dix-huitiémiste, là encore – en 1791 par exemple, le second mouvement d’une symphonie de Haydn est bissé et seule « la modestie du compositeur » empêche que le suivant ne le soit aussi57. Schumann ne s’offusque aucunement en 1840 du fait qu’on applaudisse une symphonie après chaque mouvement58, et Brahms accueille encore avec émotion ce genre d’hommages qui s’enfoncent comme des coins délicieux dans la forme parfaite, le soir de la création de sa 4e Symphonie en 1885. Et lors de la première exécution publique de la 6e Symphonie de Dvorak, le troisième mouvement, le Furiant, une danse rapide originaire de Bohème qui était à l’époque l’emblème du désir d’émancipation brimé de toutes parts par l’administration de la monarchie austro-hongroise, fut immédiatement bissé, transformé en hymne du désir d’autonomie.

32Paradoxalement, c’est l’influence du dispositif de Bayreuth qui installera une pacification de l’espace du concert symphonique, par l’obscurité, l’interdiction d’applaudir avant la fin de l’œuvre ou encore par des règlements interdisant l’accès de la salle aux retardataires59. Pour Wagner, le spectre de la musique de table hante encore l’opéra italien, espace où le mélomane veut « se distraire et non se concentrer », et où il consent tout juste à interrompre sa conversation une douzaine de fois par soirée, quand s’élèvent les airs de bravoure. Parmi les règlements qui encadraient le comportement des auditeurs à Bayreuth figure la recommandation de consulter le livret pendant les entr’actes ; l’orchestre ne devait pas s’accorder en présence des auditeurs, et les chanteurs étaient tenus d’ignorer les éventuels applaudissements et ne pas remercier60. Cette écoute encadrée ne manquera pas de frapper les contemporains, et en particulier Wilhelm Heinrich von Riehl (1823-1897), l’un des premiers auteurs d’écrits sociologiques, et qui enseigna à partir de 1859 l’histoire culturelle à l’université de Munich. Dans ses Culturgeschichtliche Characterköpfe (1891), Riehl se penche sur le « cas » de Wagner et des wagnériens.

« Wagner ne flatte pas son public pour le servir, comme les petits compositeurs à la mode ; il ne le flatte pas non plus pour le dominer, comme avaient fait Rossini et Meyerbeer ; il ne lui fait pas front, comme Beethoven ; il ne l’ignore pas, comme Bach : il ne le laisse pas venir de lui-même, comme Haydn et Mozart – il éduque et entraîne son public et le laisse éduquer et dresser par son parti ; il veut avoir un grand public, tout le public même, et il doit être entièrement à lui, c’est son armée qu’il entraîne en personne, pour lui commander souverainement. Beethoven a encore aujourd’hui un public plus nombreux que celui de Wagner, mais il n’est pas exclusivement beethovénien ; le public de Wagner en revanche doit être si possible exclusivement wagnérien »61.

33Ce public est donc soumis à une « discipline esthétique » et il s’éduque lui-même :

« Dans Fidélio, l’auditeur peut parler librement avec son voisin pendant les passages les plus émouvants sans choquer ; s’il osait faire de même pendant Tristan, on le chuterait aussitôt à droite et à gauche. Dans les opéras courants, les gens applaudissent après chaque numéro sans que le rideau soit baissé ; chez Wagner, ils se retiennent avec recueillement jusqu’à la fin des actes, mais applaudissent d’autant plus fort. Les applaudissements à la fin d’un concert ou d’une représentation de théâtre sont d’habitude un peu plus maigres que les précédents ; car quand on se lève pour mettre ses gants et son chapeau, on n’a plus les mains libres pour applaudir. Le vrai public wagnérien procède autrement. Après la fin du dernier acte, il reste encore assis un moment afin de faire retentir avec une force et une endurance renouvelée le tonnerre des applaudissements. Quand l’action sur scène s’est terminée, commence l’acte ultime – l’action dans la salle, qui dure de longues minutes »62.

34De cette pédagogie-là, l’« Association d’exécutions musicales privées » de Schoenberg (1919-22) constitue sans doute le point culminant. Pour ménager un espace où une musique difficile puisse s’éployer, il faut la soustraire à « l’influence corruptrice » d’une communauté du tout venant, identifié avec la pulsion d’émettre des jugements immédiatement :

« Il serait souhaitable au contraire de perdre l’habitude des jugement intempestifs, pour atteindre le but principal : prendre connaissance (Kenntnisnahme). Un jugement rendu en public détourne de ce but, si bien que

a. les exécutions ne sont publiques sous aucun rapport. Les invités (exceptés ceux qui viennent d’un autre endroit) sont exclus. Les comptes rendus des concerts dans les journaux ainsi que toute publicité faite pour des œuvres ou des personnes sont interdits.

b. lors des concerts, les applaudissements et toute manifestation d’approbation ou de désapprobation sont exclus. Le seul succès que l’auteur puisse emporter ici est celui qui devrait lui importer le plus : pouvoir se rendre compréhensible […] »63.

35Le point opposé au vote dix-huitiémiste est ici atteint : pour protéger l’œuvre, il faut voter en silence ou voter chez soi.

La jouissance du rite

36Les applaudissements se différencient selon la quantité d’auditeurs et d’exécutants réunis, et donc selon le genre musical : les jubilations à la fin de la 9e Symphonie de Beethoven, dit un critique en 1902, sont tout à fait à leur place et « une partie nécessaire de l’œuvre d’art »64. Considérer les applaudissements et donc la présence du public comme une « partie nécessaire » de l’œuvre revient à accentuer l’aspect rituel et collectif de l’exécution musicale, à l’opposé du fantasme d’un laboratoire d’écoute strictement réglé. C’est ce modèle rituel que l’on va propager dans les années 1920, époque fascinée par la masse, la collectivité, la communauté, notions qui servent aussi comme critères de sélection dans les productions artistiques : le subjectivisme, l’expérimentation, un individualisme marqué sont généralement considérés comme le relent d’attitudes qui avaient contribué à la catastrophe de la première Guerre mondiale et qui risquaient de réintroduire une division mortifère dans le monde de la musique. Pour Heinrich Besseler, en 1926, le Verein de Schoenberg représente le point culminant d’une évolution fatale qui a vu la séparation progressive des musiciens et des auditeurs, qui formaient un seul tout à une époque où la musique avait une fonction sociale ; les auditeurs contraints, jugeant en silence un objet esthétique, coupés de toute participation à la musique, préfigurent même la fausse communauté des auditeurs radiophoniques disséminés dans l’espace. Cette unité perdue – qui réinscrirait le fait musical dans un faire défini à partir de l’Alltäglichkeit (« quotidienneté ») heidéggerienne – peut se retrouver, dit Besseler, dans les clubs de jazz ou au caf’conc’, des lieux où l’on acclame, où on participe et où l’on fait chorus aux mélodies entraînantes que tout le monde partage65.

37Or, cette ritualisation reste placée sous le signe d’une ambivalence, comme nous le montre l’interprétation d’une audition du Sacre du Printemps par le poète Siegfried Sassoon et celle des applaudissements par Adorno : l’interprète spécialisé, professionnel, est le double à la fois admiré et haï de l’auditeur. Décrivant une exécution du Sacre en 1926, Sassoon se dit frappé par une écoute docile et « intellectuelle » qui a repris le dessus sur celle, agitée, confuse, interactive, de la première scandaleuse en 1913. Cette violence doit être retrouvée :

« But savagery pervades me: I am frantic
With corybantic rupturing of laws.
Come, dance, and seize this clamorous chance to function
Creatively, abandoning compunction
In anti-social rhapsodic applause !

Lynch the conductor ! Jugulate the drums !
Butcher the brass ! Ensanguinate the strings !
Throttle the flutes !… Stravinsky’s April comes
With pitiless pomp and pain of sacred springs…
Incendiarize the Hall with resinous fires
Of sacrifical fiddles scorched and snapping !…

Meanwhile the music blazes and expires ;
And the delighted audience is clapping »66.

38Les mains de l’auditoire enchanté qui applaudit sagement devraient au contraire passer à l’acte, devenir non pas bénéfiques, comme celles de Zelter écoutant Haydn, mais lyncher le chef, étrangler les flûtes, incendier et tout massacrer en une exaltation dionysienne. Le Sacre du Printemps superpose ainsi deux mises à mort : la musique, comme le soutiendra Adorno, s’identifie avec la horde, et non avec l’Elue, et celle-ci figure le musicien jalousé – une équivalence que Hoffmann suggérait déjà en menaçant la basse vaniteuse qui voulait édicter des règles à son public : « Permets-nous de nous séparer en deux pelotons pour t’offrir le feu bien nourri d’applaudissements ininterrompus »67. Cette ambivalence de l’applaudissement critique, que l’oreille attentive aux éléments rituels décoderait comme mise à mort retournée, se repère également dans l’affect fondamental du critique musical, qui erre de l’adoration à l’exécution, ainsi que le montreraient tout particulièrement les textes trahissant la jouissance qu’il éprouve quand un pianiste perd sa maîtrise, quand une voix exceptionnelle se perd et s’éteint.

39Adorno lui-même – malgré son aversion profonde pour tout ce qui relève d’un collectif – a été tenté dans les années 1920 par la thématique du rituel, en décrivant la salle d’opéra comme un lieu où s’exécutent des gestes archaïques ou mythiques.

« Les applaudissements sont la dernière forme de communication objective qui existe entre la musique et l’auditeur ; ce qui se passe dans ce dernier pendant qu’il écoute la musique reste son affaire personnelle ; celle-ci, impassible, joue elle-même ; son action sur l’auditeur n’est pour l’instant qu’un leurre ; ce n’est qu’au moment où s’accomplit l’acte aveugle de l’applaudissement que musique et auditeur se rencontrent. Cet acte renvoie à d’anciens rites sacrificiels oubliés depuis longtemps. Il se peut qu’un jour des hommes et des femmes, nos aïeux, aient battu ainsi des mains quand les prêtres égorgeaient les animaux offerts en sacrifice. La musique ne se soucie plus de toute cela ; les hommes sont séparés d’elle par le podium : séparés d’une marchandise qui s’achète. Seul le battement de mains laisse encore percevoir une origine mythique de la musique, origine que celle-ci, d’ordinaire, dissimule soigneusement dans le tissu de ses cellules ».

40Aussi les vrais applaudissements dépendent-ils beaucoup moins de la satisfaction ou de l’insatisfaction du public que ne le croit ce dernier. On les entend s’élever surtout à l’occasion de festivités ou de galas, ou pour saluer le nom prestigieux d’un héros de la musique ; c’est lorsqu’ils procèdent, non d’une libre prise de position, mais d’une fonction cérémonielle, qu’ils sont le plus retentissants. À l’applaudissement connaisseur de la musique de chambre se mêle toujours un grain de scepticisme : il provient de la liberté même du choix, de l’autonomie de l’auditeur, et suffit ainsi à troubler, en toute courtoisie, la magie de l’applaudissement68.

41Les motifs énoncés par Besseler se retrouvent dans ce texte : séparation fondamentale de l’exécutant et de l’auditeur dont la fonction esthétique et le statut sont incertains, le seul moyen d’échanger des opinions sur la musique consistant dans la production d’un bruit opaque, écho obtus ou grossier de la « communauté du jugement » affirmée de Mattheson à Kant »69. En fin de compte, la sphère mythique sera rejetée par Adorno : celui qui applaudit révèle un masque grimaçant.

« […] Du fait de leur caractère rituel, les applaudissements créent autour de l’artiste et du public un cercle magique que ni l’un ni l’autre ne peuvent franchir. On en peut le comprendre que du dehors. Il suffit de penser pour cela aux pièces de théâtre où on applaudit sur scène. De tels applaudissements, à distance, ont quelque chose d’effrayant : ceux qui les prodiguent, là-bas, sur scène, apparaissent comme des fantômes venus de la nuit des temps. Au milieu de l’horreur du sacrifice, ils nous montrent, nous qui n’y participons pas, des sortes de masques cultuels dont l’expression énigmatique, par son rictus, nous fait frémir de dégoût ; mais nous sentons, l’espace d’une seconde, que nous nous transforment bien souvent en de tels masques ».

42Plus tard, dans la Dialectique des lumières, la séparation entre exécutant et auditeur sera comparée au stratagème qu’Ulysse emploie face aux Sirènes. L’errance du héros est interprétée comme un « voyage à travers les mythes, par un moi infiniment faible d’un point de vue physique par rapport aux forces naturelles et qui se forme à travers la seule conscience de soi70 ». Cette construction du moi éclairé et conscient de lui-même passe par la ruse, ce qui signifie abandonner et sacrifier une part de soi-même pour acquérir une puissance d’une nature autre, toujours hantée cependant par la part sacrifiée. Ainsi, Ulysse peut entendre le chant des Sirènes, mais non pas les rejoindre ou les égaler.

« Les liens par lesquels lui-même s’est irrémédiablement enchaîné à la sphère pratique excluent en même temps les Sirènes ce cette pratique : leur séduction devient un pur objet de contemplation, elle est neutralisée et devient de l’art. L’homme enchaîné assiste à un concert, écoutant de façon immobile comme plus tard le public des concerts, et son cri d’enthousiasme, qui réclame sa libération, s’éteint déjà sous forme d’applaudissements »71.

43L’interprétation ritualiste des applaudissements des années 1920 se transforme donc au sein d’une dialectique entre mythe et Lumières : ils seront le dernier écho d’un état libre et utopique que l’on a quitté pour la sphère de la pratique, c’est-à-dire du travail aliénant ; cette trace est exactement une Aufhebung de l’enthousiasme jouissif et libératoire, que les applaudissements conservent et étouffent dans le même geste72.

La communauté absente

44« Ce qui manque le plus au plus au romantisme, écrivent Deleuze et Guattari, c’est le peuple. Le territoire est hanté par une voix solitaire, à laquelle la voix de la terre fait résonance et percussion, plutôt qu’elle ne lui répond ». Mais l’âge moderne est également creusé par la souci de la communauté absente, que résume une phrase de Paul Klee, citée par les auteurs : « Il nous manque cette dernière force, nous cherchons ce soutien populaire, nous avons commencé au Bauhaus, nous ne pouvons faire plus »73. Même si l’art moderne devient alors « moléculaire », selon la terminologie proposée, cherchant un territoire propre dans les forces cosmiques – les matériaux sonores, la vibration, le prisme, le travail des synthétiseurs74, et bientôt l’analyse spectrale, donc de façon profonde à travers la décomposition numérique des structures physiques – la communauté dont la réception doit sceller l’œuvre fait retour, et elle peut prendre la figure d’un applaudissement « représenté ». Passagio (1961-62) de Luciano Berio, sous-titré « messe sur scène », était destiné à provoquer le public bourgeois qui se réunit dans ce temple de l’art lyrique qu’est la Scala. Il s’agit ici d’un rituel abstrait, constitué de différentes « stations » décrivant la passion d’une femme, qui peut évoquer l’Elue du Sacre du printemps, les victimes de la violence sociale ou encore une cantatrice guettée par le public. Un premier chœur incarne les « sympathisants » de la femme, et un second, divisé en cinq groupes de chanteurs disséminés dans la salle, symbolise au contraire ses persécuteurs, « détenteur et défenseur de l’ordre social établi avec sa hiérarchie ordonné »75. Ceux-ci profèrent parfois des cris hostiles, des exclamations typiques d’un public agité (« Plus fort ! », « on n’entend rien ! », « silence ! »), des applaudissements et sifflements, et ils peuvent aussi improviser librement sur les exclamations réelles qu’ils entendent dans la salle (dont le classique buffoni !, « charlatans », lors de la première à Milan en 1963). Il s’agit donc de faire ressortir de façon polémique un rite violent, figé sous le cérémonial bourgeois.

45Dans Momente (1963) de Karlheinz Stockhausen, différents îlots de musique intègrent également les applaudissements, comme aussi des rires, des cris, le geste de se taper sur les cuisses. Les textes proviennent de sources très diverses, du Cantique des cantiques, de lettres, de livres que le compositeur lisait pendant la composition, de noms affectueux, d’onomatopées, ainsi que « de réactions du public que j’avais entendues lors d’exécutions de mes pièces etc. Celles-ci sont soutenues par des claquements de langue, des applaudissements, des piétinements etc., et de petites percussions jouées par les choristes »76. Les connotations de cette musique manuelle, évoquant les applaudissements au concert, perturbent de façon « brechtienne » une perception purement musicale des effets percussifs ou vocaux. Peut-être y a-t-il là également, comme le suggère Hermann Sabbe, une manière de « conjurer des figures de la déconcentration »77 ; peut-être même le rappel symbolique d’une naissance de la musique à partir du rythme – comme complément du Nombre et du moléculaire – naissance qu’évoquait Le Jeu des perles de verre Hermann Hesse, qui avait profondément marqué le jeune Stockhausen :

46« Comme la danse et comme toute forme d’art la musique a été dans les temps préhistoriques un sortilège, l’une des techniques anciennes et légitimes de la magie. Commençant avec le rythme (battre des mains, piétiner, frapper des objets en bois, l’art de la percussion primitive) elle constituait un moyen efficace et éprouvé pour ’accorder’un groupe ou une foule d’hommes entre eux, de régler leur respiration, leur rythme cardiaque et leur état psychologique sur une même mesure […] »78.

47La clôture de l’espace de l’exécutant, strictement séparé de celui de l’auditeur, vers laquelle tendait la fin du XIXe siècle est ainsi levée avec Momente, mais uniquement au sein d’une représentation qui, comme dans Passagio, considère quelques musiciens comme les représentants qui symbolisent le public, dont les réactions, de joie ou d’animosité, sont mimées et écrites par avance.

48Ces temps derniers, certains plasticiens ou artistes sonores se sont emparés des applaudissements, selon un geste caractéristique qui consiste à isoler un élément de la réalité pour l’agrandir, l’étirer ou le démultiplier. La pièce radiophonique Applaus (1996) de Robert Adrian X et Rupert Huber consiste dans la diffusion (pendant 30’30’’) d’applaudissements particulièrement mous79. Adorno avait remarqué que « la radio achève de démystifier les applaudissements. Retransmis sur les ondes, ils ressemblent à s’y méprendre au crépitement du feu qui embrasse les bûchers dressés pour le sacrifice » ; ici, on donne à entendre l’absence d’une communauté qui chercherait à mettre à mort les artistes. Une installation récente du plasticien allemand Via Lewandowsky, Applaus (2008) s’appuyait sur l’enregistrement des applaudissements individuels de cent personnalités de la vie artistique et culturelle de Berlin, superposés, mixés et diffusés dans une galerie d’art par cent haut-parleurs montés sur pied, formant une sorte de forêt qui s’étendait sur plusieurs étages. L’intention de départ – stocker l’approbation de ceux qui décident du marché et du monde de l’art – se transforme en une étrange symphonie concrète, où l’écoute aveugle des applaudissements, toujours différemment rythmés, entrecoupés de silences, épais ou raréfiés, fait ressortir les affects et les associations – bruine ou trombe, pluie d’or de l’enthousiasme, jungle, houle, salve menaçante.

49Cette esthétisation s’ajoute alors aux différentes fonctions de l’applaudissement, combiné avec la parole critique ou symbolisation de cette même parole : vote spontané au XVIIIe siècle, progressivement réprimé par la suite, perçu comme un bruit à écarter d’un monde sonore pur, réaffirmé de nouveau pour que le concert bourgeois se transforme en un rite archaïque, marquant enfin la communauté absente, sous une forme polémique dans les années 1960, puis ironique chez les artistes sonores. On pourrait soutenir également que l’opposition ou tension la fondamentale – d’un côté, encourager la performance et signer un reçu sonore immédiat à l’artiste, et, de l’autre, marquer la présence à soi de l’auditoire, qui se comprend comme part indispensable du concert comme rite – existe toujours et qu’elle est simplement accentuée différemment, à certaines époques, par des discours, qui vont des billets d’humeur aux règlements coercitifs. Dans l’un des cas, l’auditeur soutient l’artiste ; dans l’autre, l’artiste est convoqué par l’auditeur. Dans le premier cas, on pourra affirmer que le public peut au besoin s’effacer, qu’il est le simple catalyseur d’une scène qui se joue entre l’artiste et l’œuvre et qui a besoin d’un silence parfait ; scène menacée par la théâtrocratie confuse que dénonce Platon, et encore Michel Serres en mélomane sensible : « Chacun de nous applaudissant à tout rompre concasse Orphée entre ses paumes, l’écrase en ramenant à un bruit vil la musique triomphale »80. À d’autres moments cependant, comme à l’époque de Besseler, la composante rituelle et interactive est déclarée comme l’essentiel : l’auditeur physique refuse alors de se diviser en une personne empirique qui a payé son billet et cette instance abstraite à laquelle s’adresse l’œuvre, le « lecteur implicite » ou « narrataire », pendant d’un narrateur qui de son côté ne se confond pas avec le compositeur81.

50L’histoire des interprétations de la liturgie montrerait ce même aller-retour entre un pas fait vers le fidèle et une distanciation : la liturgie de la messe par exemple peut ou bien vouloir l’envelopper, solliciter sa participation par des images et des gestes, ou bien le tenir à distance pour produire cette division intellectuelle qu’implique l’écoute de la parole. La liturgie, dit Romano Guardini,

« comprend certes des moments d’exaltation extrême, où tous les liens sont rompus, comme dans la jubilation infinie de l’Exsultet du Samedi saint. Mais en règle générale, elle est contenue (gedämpft). Le cœur parle avec force, mais en même temps la pensée s’avance clairement : les formes de la prière sont richement articulées, et subtilement pesées quant à leur équilibre. Naît ainsi, malgré le sentiment profond des psaumes, un état d’esprit contenu. La liturgie, globalement, n’aime pas le trop plein du sentiment. Elle est incandescente mais comme un volcan dont le sommet s’élève clairement dans l’air frais. Elle est sentiment jugulé »82.

51Dans les années 1920, d’autres théologiens veulent précisément redéfinir la messe en en faisant un mystère, un envoûtement, fait de silences sublimes qui soudent la communauté par l’effroi numineux83. À partir des années 1960, face à des réformes liturgiques qui cherchent à capter ou à s’adapter au fidèle qui s’approprie la liturgie – et dont l’exemple musical serait Mass (1971) de Leonard Bernstein – des théologiens comme J. Y. Hameline définiront par réaction l’espace liturgique comme un « entre-deux » où le fidèle doit faire l’expérience d’un vide, d’un intervalle, grâce à une célébration où les fidèles ne seraient pas des « objets d’emprise » mais où l’on suscite leur « différenciation intérieure »84.

52À notre époque, un désir de ritualisation du concert classique se lirait tout aussi bien dans l’introduction d’usages copiés sur la sphère de la musique populaire – profusion généreuse de standing ovations depuis une dizaine d’années – que dans des discours qui désirent conférer au rite bourgeois une profondeur anthropologique, le halo d’un moment de socialité intense, l’occasion d’appropriations surprenantes. Récuser la division entre l’auditeur et l’auditaire, pour varier la terminologie de Genette, consonne alors avec le refus d’assumer la situation à part du concert classique, sa liminalité, que le regard sociologique ou anthropologique est censé embellir ou revitatliser85. L’heure est à ce retour du nous, toujours fascinant, il est vrai, en ce qu’il garde la trace anté-dialectique d’une fusion et d’une joie qui pourraient se transformer positivement, comme l’écoute de Haydn chez Zelter. « Il ne faut pas applaudir, disait récemment la chorégraphe Myriam Gourfink, il faut garder l’énergie du spectacle et la répandre dans la ville »86.

Notes   

1  Lettre du 3 juillet 1778, Wolfgang Amadeus Mozart, Briefe und Aufzeichnungen, Kassel : Bärenreiter/DTV, 2005, vol. II, p. 388.

2  Ibid., p. 398s (lettre du 13 juillet, 1778).

3  Robins H. C. Landon, Haydn Chronicle, London : Thames & Hudson, 1977 vol. 3, p. 149, 150 et 237.

4  Cité par Nicholas Cook, Beethoven. Symphony N° 9, Cambridge University Press, 1993, p. 23.

5  Peter Schleuning, Das 18.Jahrhundert : Der Bürger erhebt sich, Reinbek : Rowohlt, 1984, p. 110s.

6  Johann Mattheson, Das Neu =eröffnete Orchestre, reprint Hildesheim : Georg Olms, 1993, p. 16.

7  « Sie sind alsdann in ihrer Art eben so anzusehen wie Academien und Societäten der Wissenschaften » (cité dans Schleuning, Der Bürger, p. 201).

8  Novalis, Blütenstaub (1798) n° 43 . Voir aussi les remarques de Leopold Mozart au sujet d’une récitation dans une société savante (Wolfgang Amadeus Mozart, Briefe und Aufzeichnungen, Kassel : Bärenreiter/DTV, 2005, vol. III, p. 545, lettre du19 mai 1786).

9  Jürgen Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit, München : Luchterhand, 1982, p. 53.

10  Eberhard Peussner, Die bürgerliche Musikkultur, Kassel/Basel : Bärenreiter, p. 36.

11  Reichardt, cité par Schleuning, Der Bürger, p. 104.

12  Schleuning, Der Bürger, p. 281 et p. 169 ; Preussner, Bürgerliche Musikkultur, p. 41 ; Landon, Haydn Chronicle, vol. III, p. 124.

13  Le Concert et son public, M. Werner et P. Veit (éd.), Paris : Editions de la Maison des Sciences de l’homme, 2002, p. 83.

14  Regine Klingsporn, Jean-Philippe Rameaus Opern im ästhetischen Diskurs ihrer Zeit, Stuttgart : Metzler, 1996, p. 182s.

15  Das Neu =Eröffente Orchestre, p. 34.

16  James R. Antony, La Musique en France à l’époque baroque, Paris : Flammarion, 1978, p. 180.

17  Ibid., p. 157.

18  Elisabeth Cook, « Challenging the Ancien Régime : the Hidden Politics of the ‘Querelle des Bouffons’ », dans La Querelle des bouffons dans la vie culturelle française au XVIIIe siècle, A. Fabiano (éd.), Paris : Editions du CNRS, 2005.

19  Dominique Quéro, « Rire et comique à l’Académie Royale de Musique : la Querelle du ‘Bouffon’ ? », dans : La Querelle des Bouffons, p. 51 et p. 60-62.

20  Marc Vignal, Joseph Haydn, Paris : Fayard, 1988, p. 385.

21  Carl Dahlhaus, L’Idée de la Musique absolue, tr. fr. M. Kaltenecker, Genève : Contrechamps, 1998, p. 75.

22  Johann Friedrich Reichardt, Der lustige Passagier, Berlin : Aufbau, 2002, p. 47.

23  Ce point a été mis en lumière par Isabel Matthes, dans Le Concert et son public, p. 290. Pour la citation de Sénèque, voir Lettres à Lucilius, III, 23.

24  Frank Edward Brightman, Liturgies eastern and western, Oxford, Clarendon Press, 1896, p. 272s, 297, 420 et 440.

25  Craig Wright, Music and Ceremony at Notre Dame of Paris, 500-1500, Cambridge University Press, 1989, p. 43-45.

26  Reinhold Hammerstein, Die Musik der Engel. Untersuchungen zur Musikanschauung des Mittelalters, Bern : Francke, 19902, p. 39-41.

27  Hammerstein, Die Musik der Engel, p. 22, 37 et p. 66-67.

28  James McKinnon, Musique, chant et psalmodie. Les textes de l’Antiquité chrétienne, Turnhout : Brepols, 2006, p. 189.

29  Schleuning, Der Bürger, p. 184.

30  Lady Blessington, en 1822 : « The dear sex think it quite sufficient to give their applause to music, without giving their attention. Indeed this feeling seems to pervade the greater proportion, if not the whole of the audiences ; for, in the finest part of an exquisite quartette, admirably executed, the applause has sometimes been so loud as to interrupt the performance, which has been drowned in noise » (Peter Gay, The Naked Heart, New York/London : Norton, 1995, p. 17).

31  Schleuning, Der Bürger, p. 109.

32  Briefe über Kunst, cité par Wolfgang Suppan, « Moses Mendelssohn und die Musikästhetik des 18.Jahrhunderts », Die Musikforschung, n° 17 (1964), p. 25.

33  Cité par Christine Lubkoll, Mythos Musik. Entwürfe des Musikalischen in der Literatur um 1800, Freiburg : Rombach, 1995, p. 141.

34  Lettre du 27 octobre 1809, Goethe, J. W./Zelter, K. F., Briefwechsel, Leipzig : Reclam jun., 1987, p. 120.

35  David P. Schroeder, Haydn and the Enlightenment, Oxford : Clarendon Paperbacks, 1997, p. 128.

36  Schleuning, Der Bürger, p. 184.

37 Anno Mungen, Bildermusik. Panoramen, Tableaux vivants und Lichtbilder als multimediale Darstellungsformen in Theater-und Musikaufführungen vom 19. bis zum frühen 20. Jahrhundert, Remscheid : Gardez, 2006, vol. I, p. 116. – Même remarques chez Friedrich Rochlitz en 1799, dans le programme de la société de concerts du Museum de Francfort en 1808 et encore chez Franz Brendel en 1856 (cité par Frank Hentschel, Bürgerliche Ideologie und Musik. Politik der Musikgeschichtsschreibung in Deutschland 1776-1871, Campus, 2006, p. 93).

38  Jean-Paul, Flegeljahre, Stuttgart : Reclam, 1994, p. 236.

39  Louis Spohr, Selbstbiographie, Kassel : Bärenreiter, 1954, vol. I, p. 282.

40 The Harmonicon, juin 1826.

41  E. T. A. Hoffmann, Fantasie-und Nachtstücke, Düsseldorf : Artemis &Winkler, 1996, p. 634-636.

42 E. T. A. Hoffmann, Schriften zur Musik. Singspiele, Berlin : Aufbau, 1988, p. 327.

43  Hoffmann, Schriftenzur Musik, p. 331.

44  Hoffmann, Schriftenzur Musik, p. 330-331. Ailleurs, Hoffmann reprend en revanche l’antienne du directeur d’opéra fictif : voir Fantasiestücke, p. 634-637, contre la facilité des applaudissements modernes, symétrique à un mépris du public de la part du chanteur qui cède à des effets faciles.

45  Stendhal, Vie de Rossini, P. Brunel (éd.), Paris : Gallimard, coll. Folio, 1992, p. 294-295. – En Italie, un soir, une conversation sur un opéra qui a fait son effet « ne se faisait que par exclamations » (Promenades dans Rome, Paris : Gallimard, La Pléiade, 1973, p. 15).

46  Stendhal, Vie de Rossini, p. 50.

47  Eduard Hanslick, Vom Musikalisch Schönen, Wiesbaden : Breitkopf & Härtel, 1980, p. 194.

48  Eduard Hanslick Sämtliche Schriften, I, 3, D. Strauß (éd.), Weimar/Köln : Böhlau, 2005, p. 259-260.

49  Hanslick, Sämtliche Schriften, I, 3, p. 82.

50  Adolph Bernhard Marx, Ludwig van Beethoven, Berlin : Otto Janke, 19086, I, p. 196.

51 Paris und London, 1804, n° 13, p. 28.

52  Voir l’iconographie rassemblée dans Heinrich W. Schwab, Das Konzert. Musikgeschichte in Bildern, Leipzig : Deutscher Verlag für Musik, 1971.

53  Hector Berlioz, Critique musicale 4, Paris : Buchet-Chastel, 2003, p. 36, 149 et 239.

54  Berlioz, Critique musicale 4, p. 31.

55  Journal du dimanche, 26 mars 1861.

56  Berlioz, Correspondance générale, IV, Paris : Flammarion, 1983, p. 463s .

57  « A new grand overture [symphonie] by Haydn was received with the highest applause, ans universally deemed a composition as pleasing as scientific. The audience was so enraptured, that by unanimous desire, the second movement was encored, and the third was vehemently demanded a second time also, but the modesty of the Composer prevailed too strongly to admit repetition » (Landon, Haydn Chronicle, III, p. 50).

58  Robert Schumann, Gesammelte Schriften über Musik und Musiker, Leipzig : Breitkopf & Härtel, 1914, p. 290.

59  En 1910, l’encyclopédie Britannica remarquait que « l’esprit de dévotion qui a aboli les applaudissements à l’église a eu tendance à se répandre au théâtre et dans la salle de concert, et cela largement sous l’influence de l’atmosphère quasi religieuse des exécutions wagnériennes à Bayreuth (Gay, Naked Heart, p. 34). Voir aussi la réaction du chef d’orchestre Hans Richter, enchanté en 1903 du silence plein d’élévation (« weihevoll ») du public de Covent Garden, après chaque acte du Ring (ibid., p. 25), et les remarques sur les règlements introduits par Mahler à Vienne (pas d’accès à la salle pour les retardataires) et par Arturo Toscanini à la Scala en 1895 : pas de chapeaux pour les femmes au parterre, obscurité de la salle, interdiction des bis (Lydia Goehr, The Imaginary Musuem Of Musical Works, Oxford : Clarendon Press, 1997, p. 238). À Munich, en édicte en 1897 un code de bonne conduite qui interdit de parler, de battre la mesure avec les mains ou les pieds et d’applaudir, et le violoniste Karl Klingler lance une initiative pour empêcher qu’on applaudisse pendant l’œuvre (Andreas Höll, « Ritual der Affirmation », dans Via Lewandowsky, Applaus, Köln : Walther König, 2008). C’est aussi en 1910 que l’on supprime la claque à l’opéra de Paris ; sur l’organisation de claque à l’époque de Véron, soigneusement préparée par une lecture de la partition et une conférence entre le chef de la claque et le directeur après la répétition générale, pour obtenir une « répartition savante et graduée » des applaudissements, voir Docteur Véron, Mémoires d’un Bourgeois de Paris, Paris : Guy le Prat, 1945, chap. XII, p. 130s.

60  Wagner, Sämtliche Schriften, XVI, Leipzig : Siegel s.d., p. 160s.

61  Musicalische Characterköpfe, p. 12s., cité d’après la version en ligne sur http//gutenberg.spiegel.de

62  Musicalische Characterköpfe, p. 14s.

63  Alban Berg, « Prospekt des Vereins für musikalische Privataufführungen », Musik Konzepte 36 (1984), p. 4. Voir également Dominique Jameux, « Musique des lumières », Musique en Jeu n° 16 (1974) et Nicolas Donin, « Le travail de la répétition. Deux dispositifs d’écoute et deux époques de la reproductibilité musicale, du premier au seconde après-guerrre », Circuit 14, 1 (2003). – Voir aussi la lettre de Schoenberg du 23 mars 1918 à propos des égards dûs à l’auditeur : « Je sais seulement qu’il existe et que, pour des raisons acoustiques (car une salle vide ne sonne pas bien), il me dérange » (Correspondance, Paris : J. C. Lattès, 1983, p. 49).

64  Edgar Estel, « Musik und Applaus », Allgemeine Musik-Zeitung, 29/17 und 18 (1902). De même, dit l’auteur, ils sont à leur place à la fin des Maîtres-Chanteurs, mais gênants à la fin du second acte.

65  Besseler, Heinrich, « Grundfragen des musikalischen Hörens », Jahrbuch der Musikbibliothek Peters für 1925, n° 32 (1926), reproduit dans : Musikhören, B. Dorpheide (éd.), Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1975.

66  Cité par William Fitzgerald, « The Questionability of Music », Representations n° 46 (1994) , p. 132.

67  Hoffmann, Schriftenzur Musik, p. 334.

68  Theodor W. Adorno, « Histoire naturelle du Théâtre », Quasi una Fantasia, tr. fr. J. L. Leleu, Paris : Gallimard, 1982, p. 75-77.

69  Kant, Critique de la faculté de juger, § 60. Selon l’excellente formule de Frank Hentschel, les applaudissements sont un « jugement sans justification » (Bürgerliche Ideologie, p. 91).

70  Theodor W. Adorno, Dialektik der Aufklärung, Gesammelte Schriften 3, Frankfurt/Main : Suhrkamp, 1987, p. 64.

71 Dialektik der Aufklärung, p. 52.

72  Fitzgerald dit de son côté : « Applause preserves but attenuates Odysseus’cry for the freedom to respond to the Sirens » (« The Questionability of Music », p. 126).

73  Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris : Minuit, 1980, p. 419 et 416.

74  Ibid., p. 422-433.

75  Stoianova, Ivanka, Luciano Berio. Chemins en musique, La Revue musicale, n° 375-377, Paris : Richard Massé, 1985, p. 237.

76  Karlheinz Stockhausen, Texte zur Musik 2, Cologne : DuMont Schauberg, 1964, p. 38.

77  Hermann Sabbe, « Die Einheit der Stockhausen-Zeit ? », Musik Konzepte n° 19 (1981), p. 69.

78  Hermann Hesse, Das Glasperlenspiel, Berlin/Frankfurt/Main : Suhrkamp, 1957, p. 32.

79  On peut écouter cette proposition sur http://www.kunstradio.at/1996A/18_1_96.html.

80  Michel Serres, Les Cinq sens, Paris : Hachette, coll. Pluriel, 2006, p. 176.

81  GérardGenette, Nouveau discours du récit, Paris : Seuil, 1983, chap. XVIII et XIX.

82  Romano Guardini, Vom Geist der Liturgie, Freiburg : Herder, 1951, p. 9.

83  Sur le « numineux » (das Numinose), voir Rudolf Otto, Das Heilige (1917) ; sur le mystère, Odo Casel, Das christliche Kultmysterium, Regensburg : Pustet, 19604 (textes écrits entre1924 et 1931).

84  Jean-Yves Hameline, Une Poétique du rituel, Paris : Cerf, 1997, p. 39 et 60-68 ; sur la notion de « liminalité », p. 31, 78 et 188s.

85  Voir par exemple Johann Nikolaus Schneider, « Musik und Ritual », Musik & Ästhetik, n° 36 (2005).

86  Entretien réalisé par l’auteur au Centre National de la Danse de Pantin, en juin 2008.

Citation   

Martin Kaltenecker, «Applaudir», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, L'individuel et le collectif dans l'art, mis à  jour le : 30/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=243.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Martin Kaltenecker

Martin Kaltenecker, musicologue et traducteur, est membre associé du Centre de Recherches sur les arts et le langage (EHESS, Paris). En 2006/2007 il a été boursier du Wissenschaftskolleg zu Berlin. Outre de nombreux articles sur l’esthétique de la musique au 19e et 20e siècle, il a publié La Rumeur des Batailles (2000) et Avec Helmut Lachenmann (2001). Il a co-dirigé l’ouvrage collectif Penser l’Œuvre musicale au 20e siècle : avec, sans, contre l’histoire ? (CDMC, 2006). Dernière publication : « Opéras d’art et d’essai. Notes sur les traces du Symbolisme dans l’opéra contemporain », dans : La Parole sur scène, G. Ferrari, (éd.), coll. Arts 8 (Paris : L’Harmattan, 2008).