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Mare nostrum ou l’espace vénitien et méditerranéen comme modèle sonore, poétique et utopique chez Luigi Nono
Une étude « aquatique » de Prometeo, Das atmende Klarsein, Como una ola de fuerza y luz et …sofferte onde serene…

Fabien San Martin
avril 2019

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.965

Résumés   

Résumé

Façonné par son omniprésence au sein de sa cité natale, Luigi Nono écrit une musique dans laquelle les questions acoustiques tout autant que dramatiques qui la travaillent sont intrinsèquement liées à l’eau, que ce soit en termes d’ondes, de résonances ou de symbolique (via notamment le « complexe de Caron » dont certaines pièces semblent atteintes). Mais chez Nono, l’influence de Venise pèse également sur le plan formel comme sur la dimension politique de son œuvre, à travers son organisation en archipel dont le Prometeo saura s’emparer et qui marquera de son caractère multiple et fragmenté le modèle non seulement esthétique mais encore utopique du compositeur. Généalogiquement lié à la mer Egée, l’archipel plonge ainsi la cosmologie nonienne au cœur de la Méditerranée, qui va en outre fournir à deux compositions majeures de la dernière période les figures mythologiques qui les hantent.

À travers l’analyse de quatre œuvres composées entre 1971 et 1985 (Como una ola de fuerza y luz ; …Sofferte onde serene… ; Prometeo ; Das atmende Klarsein), cet article s’attache à montrer les liens multiples de cette musique au monde méditerranéen, ainsi que l’utopie maritime que ce dernier a pu inspirer au compositeur vénitien.

Index   

Index de mots-clés : Orphée, Luigi Nono, Archipel, Narcisse, Caron.

Texte intégral   

1 Une vague, des ondes. Des miroirs, des échos. Une mer, des îles, un archipel… Imprégné par la cité lacustre dont il fut l’enfant, Luigi Nono a construit un univers musical fortement lié à l’élément aquatique, en général, et à la mer Méditerranée, en particulier, tant sur le plan formel que sur le plan poétique. Parmi les nombreuses pièces pour lesquelles ce lien est évident, quatre retiendront plus particulièrement notre attention pour cet article : Prometeo, Das atmende Klarsein, Como una ola de fuerza y luz et …sofferte onde serene…, non seulement par la présence en elles d’une mer sublimée musicalement, mais encore par le « complexe de Caron » — pour emprunter ce concept à Gaston Bachelard — dont elles semblent atteintes, chacune à leur façon. Offrant une certaine résonance avec la démarche de Nono, le travail du philosophe français sur L’eau et les rêves nourrira en effet notre hypothèse non seulement quant à la dimension hydrique propre à nombre d’œuvres du compositeur, mais aussi quant à leur lien à certaines des figures de la mythologie grecque qui viennent les hanter, parachevant ainsi leur ancrage symbolique dans l’espace méditerranéen — comme on pourra l’observer plus précisément dans Das atmende Klarsein et Prometeo.

2Si l’on retrouve par ailleurs, dans cette dernière, des considérations acoustiques qui témoignent de l’influence de Venise sur le compositeur — comme, par exemple, l’incidence de l’architecture et de l’environnement aquatique de la ville sur la propagation des phénomènes sonores —, on peut en outre constater l’influence de la Cité des Doges sur sa conception formelle. Car, au-delà des questions de réverbération, au-delà de la prégnance des ondes dans l’univers vénitien et des réflexions qu’elles purent lui inspirer, la ville-archipel offrit à Nono un modèle spatial original pour sa dernière « action scénique ». Et c’est d’ailleurs aussi en tant qu’archipel qu’elle nous plonge dans une dimension méditerranéenne, ou plus exactement dans un espace égéen, puisque, étymologiquement, l’« archipel » nous relie tout à la fois à la mer Egée et à Venise où le terme naquit1.

3Ainsi Venise et la Méditerranée sont-elles à l’origine de l’une des dimensions les plus marquantes du Prometeo : sa construction en archipel. Mais, outre sa fonction formelle, celui-ci est le reflet plus général d’une conception politique chez Nono. Dans les lignes qui suivent, outre la prégnance dans l’univers nonien de l’élément aquatique au sein de son œuvre, de ses transfigurations musicales et poétiques, ainsi que de sa symbolique de deuil, il sera donc question d’eau, de mer, d’archipel et d’îles, en tant que programme esthétique et politique. Autrement dit, il sera question de cette utopie particulière que Nono défendit sa vie et son œuvre durant et que l’on pourrait qualifier d’utopie maritime. Une utopie qui fit travailler le compositeur à de nouveaux espaces ainsi qu’à une nouvelle temporalité, une temporalité plus lente, plus étirée, suspendue, parfois flottante, comme si elle se trouvait en équilibre entre deux mondes, ou entre deux terres

1. De l’influence de l’eau sur le compositeur

« On ne rêve pas profondément avec des objets. Pour rêver profondément, il faut rêver avec des matières. »2

a. « Un élément physiquement et spirituellement essentiel. L’eau, la mer. » (Nono)

4Au cours d’un entretien avec Enzo Restagno, Nono expliquait que l’eau et la mer étaient pour lui un élément essentiel3. « Cet élément, ajoutait-il, accompagne ma musique, ma vie. »4 Ce faisant, il nous donnait une indication précieuse quant à ce qui fut probablement sa matière de prédilection, c’est-à-dire la matière poétique qui incarna son utopie ou qui nourrit constamment sa rêverie, pour parler comme Gaston Bachelard :

Pour qu’une rêverie se poursuive avec assez de constance pour donner une œuvre écrite, explique le philosophe dans L’eau et les rêves, pour qu’elle ne soit pas simplement la vacance d’une heure fugitive, il faut qu’elle trouve sa matière, il faut qu’un élément matériel lui donne sa propre substance, sa propre règle, sa poétique spécifique.5

5Des quatre éléments qui occupèrent Bachelard dans son entreprise d’une « phénoménologie de l’imagination »6 — à savoir le feu, l’eau, la terre et l’air — celui qui semble s’imposer dans le cas de Nono, celui qui lui fournit sa « substance poétique », c’est donc l’eau. Et ce, non seulement parce que le compositeur met souvent en avant dans sa cosmologie personnelle son appartenance au monde vénitien et à la mer qui l’a toujours environné, mais encore parce que, comme il eut l’occasion de l’expliquer,7 son rapport physique à la musique fut conditionné par les ondes et les échos dont l’élément aquatique omniprésent à Venise lui a donné l’intuition la plus sensible, à travers notamment la fameuse « gibigiana » qui renvoie à cette qualité propre à l’eau, peut-être plus particulièrement à Venise qu’ailleurs, de réfléchir la lumière et les sons environnants.

6Dans ses Ecrits aussi, Nono associera souvent le phénomène sonore à l’eau ou à la mer, tant dans l’évocation d’expériences personnelles8 que dans l’analyse de ses travaux musicaux9, ou de ceux d’autres compositeurs10. Parlant des Cori di Didone11, Nono fait par exemple appel à un lexique qui n’est pas sans évoquer à nouveau la gibigiana : « échos », « oscillations », « ondulations », etc. : « [Les] Cori di Didone […], où semble parvenir, écrit Nono, comme un écho de la voix de Ungaretti qui se propage à travers les oscillations des cymbales, les sons prolongés-ondulés du chœur. »12

7Par ailleurs, outre le lien que Nono établit implicitement, comme ici, entre l’onde, la musique et la voix, on trouve des références fréquentes à la mer, et à son influence sur les habitants de Venise, lorsque le compositeur raconte son quotidien dans la ville des Doges. Ainsi explique-t-il à propos de la basilique Saint Marc : « Tu te sens comme dans les abysses d’une mer, et, au-delà des sept cieux, dans une dimension continuellement variable et totalement inattendue. »13

b. Incidences formelles

α. Des vagues transfigurées : Como una ola de fuerza y luz/Prometeo

8Par-delà la façon dont elle imprègne le discours de Nono, on trouve des indices de cette « passion marine », comme la nomme Laurent Feneyrou14, et de l’influence que, plus généralement, l’eau exerce sur lui au sein même de son œuvre, non seulement sur un plan littéraire ou dramatique comme on le verra plus loin, mais encore sur le plan formel.

9Si l’on observe, par exemple, quelques passages de la monumentale Como una ola de fuerza y luz (« comme une vague de force et de lumière »)15, on peut remarquer, lorsqu’on en étudie la partition, comment les lignes orchestrales ou encore les indications de volumes pour la bande magnétique sont parfois disposées selon de véritables vagues graphiques (ex. 1-2).

Exemple 1: Como una ola de fuerza y luz16. Le jeu des entrées pour l’ensemble des vents figure visuellement une vague verticale

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Exemple 2 : Como una ola de fuerza y luz17. L’indication pour la bande magnétique (« nastro ») semble suivre elle aussi le dessin d’une sorte de vague

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10 En ce qui concerne, par ailleurs, le chant central de la soprano (sur lequel nous reviendrons un peu après), les motifs qui le composent, et qui reposent chacun sur des intervalles de seconde, finissent parfois par ne plus former qu’une ligne oscillant entre deux notes. Son aspect ondulatoire, qui n’est pas sans évoquer la vague (« ola ») contenue dans le titre, plonge à nouveau la pièce de Nono dans l’univers aquatique qui nous intéresse ici (ex. 3).

Exemple 3: Como una ola de fuerza y luz18. Entre 14’10 et 14’25, le chant de la soprano suit une ligne qui semble onduler indéfiniment entre deux notes

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11De la même manière, les successions de crescendo et de decrescendo qui constituent parfois le geste même, le geste musical essentiel, de certains passages de cette même œuvre, ou plus tard du Prometeo, ne manquent pas d’évoquer des vagues dont Nono offre ainsi une transcription musicale plus immédiate, comme le montrent les exemples suivants (ex. 4 à 6).

Exemple 4 : Como una ola de fuerza y luz19

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Exemple 4 bis : Como una ola de fuerza y luz20

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Exemple 5 : Prometeo21, « Sali dal fondo del mare » (tu sors [tu montes] du fond de la mer)

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Exemple 6: Prometeo22, « Le stelle ti serran la mano al timone » (les étoiles te tiennent la main au gouvernail). Dans cet exemple comme dans le précédent, outre le texte de Massimo Cacciari qui installe littérairement ces deux passages du Prometeo dans une ambiance maritime, le jeu des nuances extrêmement variables et instables, comme les indications de volume pour les micros des trois instruments solistes, créent des effets d’ondulations sonores

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β. « Miroirs vivants »

12Par ailleurs, on trouve fréquemment chez Nono des jeux rhétoriques hérités du sérialisme viennois : déclinaisons d’une même cellule mélodique que l’on déploie selon le procédé de la rétrogradation, du renversement et des diverses transpositions qui en prolongent les possibilités de développement. Ces jeux d’écriture suivent un principe de symétrie qui fait apparaître des miroirs que Nono s’ingénie le plus souvent à briser légèrement, soit par l’aménagement de petites « failles », des différences plus ou moins infimes au sein du reflet mélodique, soit par des différenciations rythmiques ou des différenciations de tempo. On verra aisément dans ce trait caractéristique de l’écriture nonienne une influence formelle de l’eau sur l’œuvre du compositeur, puisque la notion même de miroir est historiquement et littérairement rattachée à l’eau avant même le verre, et mieux même que le verre dont le reflet par trop figé n’atteint pas à la dimension véritablement vivante du miroir aquatique. Comme l’explique Bachelard, « Les miroirs de verre […] donnent une image trop stable. Ils redeviendront vivants et naturels quand on pourra les comparer à une eau vivante et naturelle. »23

13Bachelard, en rappelant ce lien de l’eau au miroir, précise ainsi les choses dans un sens qui nous semble absolument convenir à l’esthétique du compositeur vénitien. Ayant toujours rejeté toute dimension systémique dans sa rhétorique musicale par peur d’adhérer formellement au modèle politique standardisant qu’il combattait au quotidien et par son désir d’écrire une œuvre vivante, Nono déforme ses miroirs de sorte que ceux-ci deviennent inexacts, procédant par anamorphose et reflétant d’une façon instable un modèle qui perd ainsi de son omnipotence et de son rationalisme. Plus qu’à des « miroirs de verre », Nono se réfère donc plutôt aux miroirs d’une eau mobile, « instable » quoique « sereine » — conformément d’ailleurs à cet autre trait de son esthétique tardive où règne parfois cette presque quiétude, ce quasi-silence. Les miroirs légèrement déformants qui hantent les compositions de Nono nous semblent dès lors assimilables à des reflets aquatiques, miroirs ondulants dans lesquels les modèles s’abîment.

14Ni le Prometeo ni Como una ola de fuerza y luz n’échappent à la règle. Pour cette dernière, on peut par exemple évoquer l’une des mélodies chantées par la soprano qui additionne ces miroirs en partant d’un motif qui déjà fonctionne selon un principe de symétrie et à partir duquel Nono conçoit un second miroir, puis un troisième, constitué cette fois par l’ensemble de la ligne mélodique. Ici, les miroirs tirent leur « imperfection » des différences rythmiques entre le modèle et son reflet (ex. 7 et 7 bis).

Exemple 7 : Como una ola de fuerza y luz24. Ligne de chant de la soprano, entre 13’20 et 14’25

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Exemple 7 bis: Como una ola de fuerza y luz25, ligne de chant de la soprano à partir de 13’20 (détail). En en schématisant les sept premières mesures, on voit comment cette même ligne de chant s’organise, d’une façon à la fois macroscopique et microscopique, selon une série de miroirs qui sont comme mis en abîme par Nono

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15Selon le même principe, on trouvera au sein du Prometeo des passages chantés par le chœur qui sont presque entièrement symétriques (les différenciations étant causées cette fois par des variations de nuances et de tempo entre le modèle et son reflet), tels ceux que Nono et Cacciari nomment, au sein des Îles 3,4 et 5, les « échos lointains du prologue »26 (ex. 8).

Exemple 8: Luigi Nono, Prometeo, p. 186. Le motif ascendant de la mesure 1, composé d’une seconde mineure et d’un triton (La, Sib, Mi), est suivi de son reflet à la mesure 3 (Mi, Sib, La). Mais la symétrie de ces deux mesures est atténuée par les indications de tempo

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2. Narcisse et Echo : deux figures d’une utopie aquatique

16Outre la ligne que nous avons décrite, Nono a imaginé pour Como una ola de fuerza y luz un dispositif très représentatif de ses compositions d’alors et qui superpose à la voix de soprano, au piano et au grand orchestre une bande magnétique qui reprend des éléments sonores empruntés aux uns et aux autres. A propos de cette bande et de la manière dont elle interagit avec le reste de l’orchestre, voici ce que le compositeur expliquait dans ses Ecrits :

La bande magnétique ainsi produite accompagne sans interruption piano, partie vocale et orchestre en s’y superposant, en les complétant, que ce soit en leur faisant écho ou en leur servant de prolongement.27

17Ainsi, entre un dispositif compositionnel globalement conçu comme une accumulation de strates « se faisant les échos » les unes des autres et certaines phases de la dimension purement écrite de l’œuvre qui suivent le dessin d’une « vague » ou fonctionnent selon le principe d’un miroir, on peut observer dans Como una ola de fuerza y luz une approche esthétique liée sur le plan formel à la mer ou, plus généralement, à l’eau, surface qui rend possible le phénomène du reflet autant que celui de l’écho.

18De la même manière, au sein du Prometeo, échos et miroirs fonctionnent de pair lorsque les passages symétriques sur le plan de l’écriture musicale, ces « miroirs vivants » de la partition, sont non seulement associés sur le plan dramaturgique à ce que Cacciari et Nono ont voulu intituler des « échos lointains du prologue » — comme on l’a vu avec l’exemple 8 — mais sont encore relayés par un traitement sonore qui, via le dispositif du Live electronic, reprend, décale et distribue les différentes voix dans l’espace, précisément à la façon d’un écho multidirectionnel.

19Si l’une et l’autre de ces deux œuvres semblent donc répondre, dans leur rhétorique musicale ou dramaturgique, à ce que Gaston Bachelard nommerait une « rêverie aquatique », l’atmosphère mythologique dans laquelle nous plonge le Prometeo28 nous enjoint par ailleurs à rapprocher ces « miroirs » et ces « échos » de deux premières figures de la mythologie grecque parmi toutes celles qui vont suivre dans notre exposé : la figure de Narcisse, ainsi que celle d’Echo qui lui est associée puisque, comme nous le rappelle encore Bachelard, « Echo n’est pas une nymphe lointaine. Elle vit au creux de la fontaine. Echo est sans cesse avec Narcisse. Elle est lui. Elle a sa voix. Elle a son visage. »29 Or, au-delà de la dimension aquatique (l’une et l’autre étant directement liées à la fontaine où elles viennent se mirer) que, par leur présence symbolique en son sein, elles confèrent chacune à son œuvre, ces deux figures nous semblent d’autant plus significatives qu’elles permettent de nouer un lien entre l’écriture musicale, la dramaturgie (ou la mythologie dans le cas du Prométhée) et l’utopie chez Nono. Pour motiver cette hypothèse, nous irons non seulement solliciter à nouveau l’aide de Bachelard mais également celle de Marcuse — l’un et l’autre voyant dans la figure de Narcisse (et les questions de miroirs et d’échos que son mythe soulève) la préfiguration d’une humanité nouvelle et heureuse, la figure même d’une utopie libertaire et eudémoniste, en dépit du mauvais procès qu’on a longtemps fait au narcissisme.

En effet, le narcissisme n’est pas toujours névrosant. Il joue aussi un rôle positif dans l’œuvre esthétique, et par des transpositions rapides, dans l’œuvre littéraire. La sublimation n’est pas toujours la négation d’un désir ; elle ne se présente pas toujours comme une sublimation contre des instincts. Elle peut être une sublimation pour un idéal. Alors Narcisse ne dit plus : « Je m’aime tel que je suis », il dit : « Je suis tel que je m’aime. » Je suis avec effervescence parce que je m’aime avec ferveur. Je veux paraître, donc je dois augmenter ma parure. Ainsi la vie s’illustre, la vie se couvre d’images. La vie pousse ; elle transforme l’être ; […]30

20C’est aussi l’une des thèses que Marcuse s’attachera à soutenir dans Eros et civilisation : le monde n’est pas figé et, quoiqu’ait pu en dire Freud, notre rapport à lui ne doit pas être éternellement subordonné au principe de réalité. Dès lors que l’ananké (la nécessité liée à la « pénurie »31) ne se vérifie plus, rien ne nous oblige à toujours subir la répression de nos pulsions de vie :

Le facteur historique contenu dans la théorie freudienne des instincts arrive à maturité dans l’histoire quand la base d’Ananké (Lebensnot) — qui, chez Freud, fournissait le fondement rationnel du principe de réalité répressif — est sapée par le progrès de la civilisation.32

21Or c’est, avec celle d’Orphée33, la figure de Narcisse qui symbolise dans l’imaginaire occidental les forces de vie et de beauté au sein du monde :

Les représentations d’Orphée et de Narcisse réconcilient Eros et Thanatos. Elles rappellent l’expérience d’un monde qui n’a pas à être maîtrisé et contrôlé, mais libéré ; elles annoncent une liberté qui libérera la puissance d’Eros enchaîné dans les formes réprimées et pétrifiées de l’homme et de la nature. Ce pouvoir est conçu non pas comme la destruction, mais comme la paix, non comme la terreur, mais comme la beauté.34

22Envisagé ainsi, le monde réel qui dicterait un « principe » universel de vie « pétrifié » (le « principe de réalité » freudien) n’est plus une chose donnée d’avance et à laquelle il s’agit de se conformer et de revenir éternellement comme à une origine unique. Dans un tel contexte, il n’est donc plus question de maintenir un « être » du monde, selon le terme que Bachelard employait à l’instant ; il s’agirait plutôt de développer les potentialités liées à un monde en devenir, toutes les possibilités liées à l’étant du monde. A ce titre, même le monde réel peut se développer, se transformer ; et il le fait sous la poussée du désir : il s’embellit sous l’action de l’amour35.

« Le monde tend à la beauté »36. Dans l’Eros orphique et narcissique, cette tendance se trouve libérée : les choses de la nature deviennent libres d’être ce qu’elles sont. Mais, pour être ce qu’elles sont, elles dépendent de l’attitude érotique : elles ne trouvent leur télos qu’en elle.37

23Il y a donc chez Narcisse une faculté utopique, une puissance de transformation du monde. Car :

Narcisse à la fontaine n’est pas seulement livré à la contemplation de soi-même. Sa propre image est le centre d’un monde. Avec Narcisse, pour Narcisse, c’est toute la forêt qui se mire, tout le ciel qui vient prendre conscience de sa grandiose image.38

24Cette utopie qui se dessine autour de la figure de Narcisse est tout à la fois liée à un élément, l’eau, et à une attitude, la quiétude, qui n’est pas sans évoquer l’ambiance propre à l’œuvre tardif de Nono. Bachelard a noté cette qualité propre à Narcisse :

Le monde reflété est la conquête du calme. Superbe création qui ne demande que de l’inaction, qui ne demande qu’une attitude rêveuse, où l’on verra le monde se dessiner d’autant mieux qu’on rêvera immobile plus longtemps ! Un narcissisme cosmique […] continue donc tout naturellement le narcissisme égoïste. « Je suis beau parce que la nature est belle, la nature est belle parce que je suis beau. » Tel est le dialogue sans fin de l’imagination créatrice et de ses modèles naturels. Le narcissisme généralisé transforme tous les êtres en fleurs et il donne à toutes les fleurs la conscience de leur beauté. Toutes les fleurs se narcisent et l’eau est pour elles l’instrument merveilleux du narcissisme.39

25Comme Marcuse le relèvera dans Eros et civilisation, le narcissisme tel que Bachelard le conçoit ici permet non seulement à l’homme de se réconcilier avec la nature qui n’est plus une menace ou une limite, et de s’épanouir en son sein, mais il correspond encore à la faculté positivement créatrice de l’homme qui peut reproduire, et donc produire, un monde en se reproduisant lui-même, dans une contemplation passive, suivant en cela une pulsion qui répond au principe de plaisir, et non au principe de réalité qui, pour sa part, est issu d’une physique contraignante. Ce qui peut sembler paradoxal, cependant, c’est que cette (re)production du monde soit liée à la reproduction de sa propre image, à la duplication de son propre Être qui aurait pourtant tendance à rester figé, par définition. C’est que cette contemplation est un attachement à la beauté de son apparence, et donc un détachement vis-à-vis de lui-même (en tant qu’essence). Et cette contemplation, c’est ce que son sens esthétique, c’est-à-dire son sens créatif, peut faire naître, ce désir de beauté qui embrase non seulement Narcisse mais le monde entier. Ainsi le sentiment amoureux qu’il nourrit pour lui-même déteint-il sur le monde sensible dans son ensemble ; et c’est alors qu’au « narcissisme égoïste » succède un « narcissisme cosmique », pour reprendre l’expression de Bachelard. Selon une telle acception, le narcissisme est fondamentalement lié à la pratique artistique. S’il en est ainsi, il peut alors exister un lien entre l’eau, les miroirs formels et la volonté de transformer le monde chez Nono.

26Mais cette faculté utopique, cette puissance de transformation du monde propre à Narcisse, correspond aussi à une prise sur le temps ; mieux : à un pouvoir tout révolutionnaire de dépassement du temps présent. Comme l’écrit encore Bachelard, « Tant de fragilité et tant de délicatesse, tant d’irréalité poussent Narcisse hors du présent. La contemplation de Narcisse est presque fatalement liée à une espérance. En méditant sur sa beauté Narcisse médite sur son avenir. »40

3. Complexe de Caron

a. L’hommage à un disparu n’est pas sans lien avec une poétique de l’eau (Como una ola de fuerza y luz ; …sofferte onde serene…)

27 On compte chez Nono un nombre important d’œuvres dédiées à des musiciens, à des artistes, à des poètes, ainsi qu’à des femmes et à des hommes qui ont pris part, souvent de façon tragique, à des combats politiques. On compte aussi des œuvres qui sont, plus simplement, des dédicaces à des proches du compositeur. Si beaucoup d’entre elles sont des hommages à des disparus, deux retiendront plus particulièrement notre attention ici en ce qu’elles associent immédiatement le deuil du compositeur à une poétique de l’eau. Como una ola de fuerza y luz et …sofferte onde serene…41, les deux seules pièces qu’il composa pour le piano, sont en effet toutes deux liées à une disparition et portent en elles une dimension que l’on qualifiera d’« aquatique », non seulement dans le titre, mais encore sur le plan formel.

28 Ce lien entre les plans formel et dramaturgique de l’œuvre incitera d’ailleurs Nono à une sorte de concession esthétique : lui qui, en général, était plutôt opposé à tout naturalisme ou figuralisme, déclarait à propos de Como una ola de fuerza y luz42 (dont nous avons vu, plus haut, comment son écriture et sa conception sonore étaient intimement liées à l’eau) : « Musique à programme ? Après tout, pourquoi pas, puisque le titre est en rapport direct avec la structure sonore. »43

29Comme l’écrivait Gaston Bachelard à propos d’Edgard Poe, on pourrait dire que l’on retrouve ainsi chez Nono « l’intuition héraclitéenne qui voyait la mort dans le devenir hydrique. » Car, ajoutait Bachelard, « pour Héraclite, la mort, c’est l’eau même. “C’est mort pour les âmes que de devenir eau” (Héraclite, fragment 68). »44

30Dès lors les brumes vénitiennes dont, pour sa part, … sofferte onde serene… semble enveloppée, ainsi que la sensation de flottement qui saisit l’auditeur lorsqu’il écoute cette œuvre empreinte d’un mystère indéniable, participent-elles de cette même intuition selon laquelle le deuil est lié à l’eau. … sofferte onde serene… qui fut écrite en 1976 alors que le compositeur et Maurizio Pollini, le pianiste pour lequel Nono composa cette pièce, venaient tous deux de perdre des êtres chers, s’inscrit ainsi dans la tradition des œuvres marquées par ce que Bachelard nomme le « complexe de Caron », du nom du « Nocher des enfers », le nautonier mythologique chargé de faire passer les âmes des morts d’un monde à l’autre, en les faisant franchir le Styx sur son embarcation précaire.

31Mais l’association entre le deuil que nous venons d’évoquer et la matérialisation musicale de l’eau ou de l’univers qui s’y rapporte au sein de… sofferte onde serene…45, n’est pas le seul indice de ce fameux complexe. Un deuxième point commun entre l’œuvre de Nono et le concept développé par Bachelard est son rapport au temps. Que nous dit Bachelard en effet : « tout ce que la mort a de lourd et de lent est aussi marqué par la figure de Caron. »46 S’il ne nous paraît pas opportun de retenir le premier de ces deux adjectifs, l’idée de « lenteur » nous inspire en revanche à nouveau un rapprochement avec l’œuvre de Nono qui, précisément, nous entraîne, à travers des tempos très lents et moyennant des changements fréquents de mesures, vers une temporalité suspendue ou très allongée. On pourra tout aussi bien d’ailleurs rapprocher …sofferte onde serene… de l’autre complexe que Bachelard définit également comme une association de l’eau à la mort : celui d’Ophélie qui veut que « Tout s’allonge au fil de l’eau, la robe et la chevelure »47, et donc le temps lui-même, pourrions-nous ajouter.

b. Navigation entre deux mondes (Das atmende Klarsein/Prometeo)

α. La mort est « un départ sur les flots »

32 Un troisième élément qui nous permet de rapporter une partie de l’esthétique de Nono au « complexe de Caron » est la présence, réelle ou suggérée, de navires ou d’embarcations dans certaines de ses œuvres. Cette fois, on se référera davantage au Prometeo48, qui fut donnée dans sa première version au sein d’un « espace musical » en bois, conçu par Renzo Piano. Structurée par de nombreuses « quilles » (ex. 9), sa forme oscillait, d’un point de vue plastique, entre l’ossature d’un bateau et celle d’un luth, comme l’architecte l’expliqua lui-même :

Pour Prometeo, j’ai imaginé quelque chose qui ressemble à un violon ou mieux à un luth ou à une mandoline : un instrument de musique tellement grand (8000 ou 9000 mètres carré) qu’il puisse contenir tout le spectacle, public compris. La musique qui y naît fait entrer en vibration naturellement cette énorme caisse de résonance et, en même temps, les musiciens et les spectateurs, littéralement intégrés à ce corps en résonance.49

33En ce qui concerne la parenté de la construction avec une barque ou un bateau, l’architecte ajoutera plus loin :

Une caisse de résonance aussi grande ne peut certes pas être construite avec la même technique que celle du luthier, par contre elle peut l’être selon la même logique. Et la perception de l’instrument peut être la même. La barque est peut-être bien l’outil de bois à mi-chemin entre le violon et notre instrument, cet « espace musical » recherché : l’antique construction navale en bois, ou celle très moderne de certains bateaux à voile assemblés par collage. Je me suis largement inspiré du bateau en bois en ce qui concerne la construction. Il possède une structure principale, la quille. Notre instrument possède de nombreuses quilles car sa forme est rectangulaire. […] Le lieu instrument de Prometeo apparaît ainsi presque comme un bateau inachevé : un bateau en chantier, qui n’est pas un espace parfait et inébranlable.50

Exemple 9 : L’« espace musical » de Renzo Piano construit au sein de l’église San Lorenzo de Venise pour les représentations du Prometeo (1ère version), dans le cadre de la Biennale de Venise, les 25, 26, 28 et 29 septembre 1984. (Détail de la structure51.)

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34Outre la salle de concert elle-même, l’organisation spatiale et formelle du Prometeo constitue encore une autre dimension maritime, qui suit ce que Nono et son librettiste Massimo Cacciari nomment des « îles ». En effet, comme nous l’explique le compositeur :

L’idée originale de Cacciari fut celle de concevoir l’opera comme un archipel formé par un grand nombre d’îles. Non pas des scènes, donc, mais des îles, de sorte que ce que nous appelions le parcours de l’opera apparaissait comme une navigation se déplaçant entre ces îles.52

35Parmi les différentes « îles » du Prometeo, la Troisième et la Quatrième nous intéressent plus particulièrement à présent en ce qu’elles constituent le moment le plus symboliquement maritime de l’œuvre, puisque, comme le remarque Laurent Feneyrou, « La Quatrième île est constituée de trois poèmes simultanés […] sur le retour de Prométhée et la mer, […] [et] sur les travaux des champs et la navigation. »53 Quant à la Troisième île, on y observe un jeu de substitution de différentes figures mythologiques. « Sur cette île [la 3e au sein du Prometeo] échouent deux autres divinités de la mythologie grecque : Dionysos […] et Poséidon, introduisant l’élément marin dominant dans l’île suivante. »54 Par certains côtés, comme le remarque encore Laurent Feneyrou, « Prometeo est un retour d’Ulysse dans sa patrie. Prométhée se souvient de l’odyssée, errance à travers l’archipel du mare nostrum. »55

36Assimilé à Ulysse, Prométhée devient dès lors un marin, voguant d’île en île. Mais de quel type de navigation s’agit-il ? A nouveau, Caron ne se tient peut-être pas bien loin du navire conduit par Nono à qui il arrive parfois d’associer lui-même la mort à un timonier : « Je ressens, put-il ainsi écrire, que la mort navigue peut-être, entre des espaces et des temps qui s’ouvrent différemment. »56 Comment ne pas penser à nouveau à Bachelard ici et à sa définition même du complexe de Caron ?

L’inconscient marqué par l’eau rêvera, par-delà la tombe, par-delà le bûcher, à un départ sur les flots. […] L’imagination profonde, l’imagination matérielle veut que l’eau ait sa part dans la mort ; elle a besoin de l’eau pour garder à la mort son sens de voyage. On comprend dès lors que, pour de telles songeries infinies, toutes les âmes, quel que soit le genre de funérailles, doivent monter dans la barque de Caron.57

37Et Bachelard de s’interroger : « La mort ne fut-elle pas le premier Navigateur ? » Puis d’affirmer : « Le cercueil, dans cette hypothèse mythologique, ne serait pas la dernière barque. Il serait la première barque. La mort ne serait pas le dernier voyage. Elle serait le premier voyage. »58

38Par conséquent, je cite à nouveau Bachelard, « Le héros de la mer est un héros de la mort. »59 Là encore, le parallèle s’impose avec le Prometeo dans lequel le chœur déclame que : « S’il t’est donné d’être un héros/Tu ne peux l’être que de la mer »60. Mais, dans ce cas, le monde vers lequel s’élance le héros mythologique n’est peut-être pas autre chose que le royaume des morts — Prométhée se transformant non plus en Ulysse, cette fois, mais en Orphée. Ce dernier est d’ailleurs une figure que l’on croise dans une œuvre contemporaine et initialement prévue pour figurer au sein du Prométhée, en l’occurrence Das atmende Klarsein61.

39Or une telle association du héros voyageur à Orphée le ferait alors naviguer sur une mer funeste où viendraient se côtoyer la quête d’un nouveau monde propre à la dimension utopique de l’esthétique nonienne et la navigation vers « l’autre-monde », d’une façon très ambivalente… Comme l’écrit encore Bachelard :

Tout un côté de notre âme nocturne s’explique par le mythe de la mort conçue comme un départ sur l’eau. Les inversions sont, pour le rêveur, continuelles entre ce départ et la mort. Pour certains rêveurs, l’eau est le mouvement nouveau qui nous invite au voyage jamais fait. Ce départ matérialisé nous enlève à la matière de la terre. Aussi quelle étonnante grandeur il a, ce vers de Baudelaire, cette image subite comme elle va au cœur de notre mystère : « O mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre ! »62 63

β. Nef des fous ou bateau des morts ?

40Ce lien évident entre un Prométhée que l’on entend chanter « les étoiles te tiennent la main au gouvernail » dans l’action scénique de Nono64 et l’Orphée de sa pièce pour flûte et chœur clamant « Je suis le fils de la Terre et du Ciel étoilé »65 (texte issu des lamelles orphiques exhumées pour la circonstance par Massimo Cacciari) et s’embarquant à bord du vaisseau de Caron nous incite à nouveau à assimiler l’« arche »66 du Prometeo à la barque du nocher des enfers.

41On constate d’ailleurs chez Nono une récurrence des références, non seulement à l’univers marin, mais encore au voyage fluvial, soit dans la dramaturgie de ses œuvres (comme pour Das atmende Klarsein, donc) soit dans son discours, comme lorsqu’il évoque, par exemple, la « Nef des fous » qu’il prend parfois comme modèle de son utopie. Pour expliquer son combat contre la « fausse culture de masse » et pour une ouverture à « d’autres et nouvelles connaissances », à « une nouvelle et autre qualité de vie », Nono s’en réfère en effet dans ses entretiens avec Restagno à la Narrenschiff de Sébastien Brant (1494) (ex. 10) :

Depuis le moyen-âge, et certainement avant et ailleurs, la manière la plus classique de se libérer de ceux qui pensent d’une autre façon, était la mise au ban, l’accusation de sorcellerie, d’hérésie, ou de folie. Pense à ce texte fou de la grande littérature allemande du XVe siècle, d’une extraordinaire allégresse, Narrenschiff, la nef des fous. Bateau errant sur le Rhin, repoussé dès qu’il aborde, parce que plein d’autorités de libres penseurs, dont certains sont considérés comme n’étant pas saints d’esprit, donc comme porteurs de désordres, voire de puanteurs.67

Exemple 10 : Jérôme Bosch68, La Nef des fous (vers 1500)

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42Or, si le lien entre ce dont il est question dans le livret de Das atmende Klarsein et la légende de Caron est établi à travers la figure d’Orphée, cette Nef des fous (en tant que « bateau mystérieux » — cf. Bachelard, juste après) ne pourrait-elle figurer à son tour parmi les divers épigones ou les diverses projections de l’embarcation de Caron dans ce que Bachelard nomme « les légendes naturelles »69 ? Le philosophe évoque notamment « le cas de la légende du bateau des morts, légende aux mille formes, sans cesse renouvelée dans le folklore. »70 Et de poursuivre ainsi :

En somme, tous les bateaux mystérieux, si abondants dans les romans de la mer, participent au bateau des morts. On peut être à peu près sûr que le romancier qui les utilise possède, plus ou moins caché, un complexe de Caron. En particulier, la fonction d’un simple passeur, dès qu’elle trouve sa place dans une œuvre littéraire, est presque fatalement touchée par le symbolisme de Caron. Il a beau ne traverser qu’une simple rivière, il porte le symbole d’un au-delà.71

43On pourra donc également se poser la question pour le « bateau mystérieux » du Prometeo et voir dans l’embarcation que Renzo Piano conçut pour la Tragédie de l’écoute encore un épigone du « bateau des morts », faisant ainsi de Nono le timonier d’un navire voguant entre deux mondes — le monde de l’ici-bas (rationnel), des vivants, et le monde (irrationnel) des morts et, par extension, des fous, lieu même de l’altérité.

4. Une utopie maritime

a. Le dernier voyage est aussi celui d’une espérance

44Même si l’eau et le voyage sur l’eau sont manifestement associés à la mort, y compris chez Nono, il y a cependant chez lui une ambiguïté, ou plutôt un sens particulier à donner à la mort : celui, peut-être paradoxal a priori, de l’espérance.

La mort, nous explique Nono, n’est pas pour moi quelque chose qui se referme, mais quelque chose qui se transforme. Une force spirituelle se transforme et devient une autre chose, vagabonde dans d’autres espaces avec d’autres mémoires, anticipe et porte avec soi des sentiments nouveaux.72

45Par ailleurs, s’il arrive parfois que le compositeur associe dans un même commentaire la dimension ondulatoire, et donc implicitement aquatique, d’une mélodie et celle du deuil qu’elle exprime (selon ce lien symbolique que nous avons déjà commenté), il ne coupe pas cette mélodie funèbre de toute espérance. A propos des grandes lamentations hébraïques des XVIIe et XVIIIe siècles, Nono écrivait ainsi :

Ces chants n’expriment pas seulement la lamentation, mais aussi les sentiments d’espérance, de remerciement, de mémoire, et cette multiplicité, apparemment contradictoire, de sentiments qui s’expriment à travers les oscillations infinitésimales du chant […].73

b. L’archipel, paradigme de la multiplicité et des différences

46Outre le lien formel que le compositeur vénitien établit implicitement ici entre l’eau (qui se manifeste donc dans la musique à travers des « oscillations » et des « ondes » sonores) et l’espérance, il est intéressant de relever, dans la citation précédente, la dimension de multiplicité qui n’est pas séparable de sa conception de l’utopie. Or il y a au faîte de son œuvre, en l’occurrence son Prometeo, un élément formel qui regroupe tout à la fois l’eau, le multiple et l’utopie : cet élément, c’est l’« archipel » qui, on l’a vu précédemment, organise spatialement la dernière action scénique de Nono. Laurent Feneyrou a mis en valeur cette dimension incontournable de l’écriture du Vénitien :

De la mer ne naissent ni la vie, ni l’olivier, mais les îles. De même, dans chaque son se donne une infinité de perceptions minimes, îliennes et dialogiques. Ecouter Prometeo signifie écouter ces différences.74

47Et c’est notamment l’organisation de son action scénique en archipel, ainsi que l’espace permettant d’accueillir une telle organisation, qui convoque ces possibilités multiples d’écoute et l’émergence de ces « différences »75.

48 Plus généralement, l’aspiration constante aux « com-possibles » et l’effort de déploiement, dans ses compositions, d’une imagination infinie renvoient chez Nono à l’aversion qu’il éprouvait envers le toujours-même et le déjà-connu, et, a contrario, à l’utopie qu’il tenta de façonner le long de son œuvre : une utopie qui, dès lors, ne serait plus exactement une île, mais donc plutôt un archipel, une multitude d’îles différentes les unes des autres.

49Il s’agit dès lors de dé-finir l’espace et, partant, le monde, pour l’ouvrir in-finiment à tous ses possibles, en se défiant de ramener cet espace à un centre — une conception « polycentriste » que Nono louait, notamment, chez le Tintoret76.

50Comme on le comprend encore davantage avec cette autre citation, la critique politique se trouve liée, chez le compositeur, à sa conception philosophique et esthétique :

Et toujours, quand il s’agit de vexations morbides et fourbes ou violentes, il y a, à l’origine, cette espèce de poulpe centralisante, qui veut saisir toute chose avec ses tentacules et réduire tout à l’unité d’une unique volonté tristement de masse. Et c’est justement cette vexation politique, financière, économique, culturelle, religieuse, idéologique, unidirectionnelle, pire encore si elle est masquée par la permissivité mensongère, qui déchaîne mes instincts de rébellion les plus profonds et contre laquelle je ne cesserai jamais de lutter.77

c. L’archipel, miroir du ciel étoilé et métaphore de la démocratie

51A mille lieues de l’étiquette qu’en sa qualité de membre officiel du PCI on put d’aventure lui coller, le modèle politique de Nono n’a donc à l’évidence rien de ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à un communisme orthodoxe et centralisateur. Son esthétique comme sa vision du monde participeraient plutôt d’une conception « pluripotentielle » de la politique, en allant dans le sens d’un partage, pour ne pas dire à nouveau d’une explosion, des pouvoirs. Sur le plan artistique, cette conception du politique peut être relayée non seulement par l’organisation en archipel propre au Prometeo mais encore par la présence poétique récurrente chez lui du « ciel étoilé » (non seulement, à nouveau, dans le Prometeo, mais encore au sein de Das atmende Klarsein, comme nous venons de le voir). Car la référence aux étoiles qui parsèment le ciel, et donc qui divisent ce lieu que l’on rapporte symboliquement à l’Idée, ou à Dieu, c’est-à-dire à l’Un, peut constituer, en tant que telle, un symbole politiquement subversif.

52Archipel et constellation se répondent d’ailleurs l’un l’autre : les étoiles divisent le ciel comme les îles la mer — les unes étant, en quelque sorte, le reflet des autres. Ainsi n’est-il pas rare que, dans nos rêves comme dans les productions littéraires, ciel et mer se confondent. Je cite une dernière fois Bachelard :

On ne donnera jamais trop d’attention à ces doubles images comme celle d’île-étoile dans une psychologie de l’imagination. Elles sont comme des charnières du rêve qui, par elles, change de registre, change de matière. Ici, à cette charnière, l’eau prend le ciel. Le rêve donne à l’eau le sens de la plus lointaine patrie, d’une patrie céleste.78

53Si l’imagination peut donc aisément associer l’île à l’étoile, et l’archipel au firmament, les étoiles des hymnes orphiques chantées par le chœur de Das atmende Klarsein renvoient alors directement aux îles de l’archipel du Prométhée ; les unes comme les autres symbolisant cette multiplicité propre à l’esthétique nonienne, mais qui nourrit en outre une vision éthique que l’on pourrait rapprocher de celle d’Emmanuel Kant : « le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. »79. Archipel et ciel étoilé semblent donc pouvoir comporter, en tant que métaphore, une certaine charge politique. Sur ce point, on peut établir un parallèle entre Nono et Victor Hugo. Ainsi Jean Maurel explique-t-il, à propos des Travailleurs de la mer, que le ciel est « l’océan d’en haut pour Hugo » chez qui il est question de « démocratie maritime »80. Selon le philosophe, outre leur dimension poétique, les images et les associations d’idées qui parcourent l’œuvre de Hugo ont, en effet, une portée véritablement politique. Le ciel étoilé que Kant appelait de ses vœux à la fin de la 2e Critique c’est, pour l’écrivain autant que pour le philosophe, la démocratie elle-même, c’est-à-dire un univers davantage qu’un cosmos, une constellation, un pluriel, tournant le dos à l’Un et donc à la monarchie ou à toute concentration du pouvoir dans les mains de son unique détenteur. Mais Nono ira pour sa part peut-être plus loin encore que Hugo en voulant diviser les îles elles-mêmes. « Il faut, disait le compositeur, rompre les îles à l’intérieur. Non pas des îles complètes, mais des morceaux, des criques, des baies, des vallées, des monts… »81. Et cette préoccupation dont on vient de signaler le caractère éthique trouve un terrain d’application dans les compositions de Nono dont les matériaux élémentaires que sont les notes constitutives des motifs mélodiques sont constamment divisés, subdivisés, notamment par le recours aux micro-intervalles. De même, dans le Prometeo comme dans d’autres œuvres tardives de Nono, le travail de recherche sur les micro-différenciations des timbres et l’élargissement infini des possibilités sonores des instruments (soit d’une manière acoustique, via la technique de l’instrumentiste, soit grâce au concours de l’électronique), ou encore la répartition spatiale des sons et leur mise en circulation dans la salle de concert, participent-ils de ce travail de morcellement infini, de ce travail de fragmentation ou, mieux, d’archipellisation du monde.

Conclusion : « On va comme sur l’eau, sans route… » (Nono)

54En 1987, Nono expliquait à propos de sa Tragédie de l’écoute :

Le Prometeo auquel je travaille actuellement n’est, ni pour Cacciari, ni pour moi, seulement l’homme qui apporte le feu, la liberté. Prométhée représente surtout un grand problème : l’angoisse envers ce qui est différent… Mais il faut continuer à chercher, à errer, à aller de l’avant ; on va comme sur l’eau, sans route.82

55L’eau est ainsi la surface idéale pour Nono, où aucun chemin ne peut être véritablement tracé, et sur laquelle il n’y aurait donc qu’à « cheminer », à inventer chaque trajet et trouver pour chaque déplacement une piste différente. Peu après le Prometeo, Nono entamera d’ailleurs le cycle des Caminantes qui lui sera inspiré par une inscription lue à Tolède, sur le mur d’un cloître du 16e siècle — Caminantes, no hay caminos hay que caminar (Marcheurs, il n’y a pas de chemins il faut cheminer) — et dont Nono expliquera qu’elle est pour lui « la mer sur laquelle on est en train d’inventer, sur laquelle jaillit la voie. »83

56Arche évoluant « à travers l’infinitude des mondes »84, pour reprendre les mots de Laurent Feneyrou, l’œuvre tardif du Vénitien vogue ainsi, « sans but, sans certitude, sans voie tracée »85, sans plan définitif, découvrant un chemin qui le conduit d’une île l’autre, sans jamais s’y poser. Ce faisant, il reste toujours entre deux mondes, entre deux terres, suggérant une recherche continue de nouveaux mondes qui placerait le compositeur comme l’auditeur dans une topologie éternellement médiane — ou méditerranéenne, au sens propre — et qui correspondrait à une utopie de l’incertitude qui, comme l’écrit Nono, aurait « pour devise “peut-être”. »86 Lieux où réinventer sans cesse des voies vers d’autres mondes et vers d’autres possibles, l’eau, la mer, comme les archipels qui peuplent la Méditerranée, constitueront donc un modèle spatial pour l’utopie nonienne qui trouva son actualisation la plus poussée avec le Prometeo, à propos duquel le compositeur résumait ainsi son projet : « Je pense que plus que jamais l’homme a la possibilité et aussi la capacité d’étudier, de concevoir et d’ouvrir d’autres voies, de révéler des horizons plus vastes, des espaces plus lointains, d’autres terres, d’autres abîmes, d’autres fantaisies. »87

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Nono Luigi, Das atmende Klarsein, pour flûte basse et petit chœur, 1981-1983, Ricordi 133368.

Nono Luigi, …sofferte onde serene…, pour piano et bande magnétique, Ricordi, 1977, 132564.

Nono Luigi, Como una ola de fuerza y luz, pour soprano, piano, orchestre et bande magnétique (1971-72), Ricordi 131983.

Notes   

1 « A l’époque franque, les Vénitiens désignaient la mer Egée par le terme “Arcipelago” qui voulait dire, du point de vue des Grecs, “mer principale” (du grec ancien archi : “principal” et pélagos : “la haute mer”). » Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Mer_Égée (dernière consultation le 14/09/2015). L’article précise que « Ce terme apparut pout la première fois en 1268, dans un traité signé entre le doge de Venise et l’empereur byzantin Michel VIII Paléologue, qui désignait également par métonymie l’ensemble des îles égéennes. »

2 G. Bachelard, L’eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1978, p. 33.

3 A propos, plus précisément, des Canciones a guiomar (cf. L. Nono, Canciones a guiomar [1962-1963], pour soprano solo, chœur de femmes à six voix et instruments, Ars Viva AV 284), le compositeur écrivait, en effet : « Peut-être en est-il ainsi : Guiomar est aussi un élément qui, pour moi, est physiquement et spirituellement essentiel. L’eau, la mer. » Cf. « Une autobiographie de l’auteur racontée par Enzo Restagno », in L. Nono, Ecrits, Paris, Bourgois, 1993, p. 44.

4 Ibid. : « Le texte de Machado dans Guiomar est un texte tout entier sur la mer, et cet élément accompagne ma musique, ma vie. »

5 G. Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 5.

6 Cf. G. Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, 1965, p. 15 : « la nouveauté essentielle de l'image poétique pose le problème de la créativité de l'être parlant. Par cette créativité, la conscience imaginante se trouve être, très simplement mais très purement, une origine. C'est à dégager cette valeur d'origine de diverses images poétiques que doit s'attacher, dans une étude de l'imagination, une phénoménologie de l’imagination poétique. »

7 Notamment dans le film d’Olivier Mille où Nono évoque à plusieurs reprises le phénomène physique typiquement vénitien de la « gibigiana ». Cf. O. Mille, Archipel Luigi Nono, Artline films/La Sept, 1988.

8 Sur la mer et la fascination qu’elle exerce sur le compositeur, on peut lire, par exemple, la belle page 78 des mêmes Ecrits (cf. « Une autobiographie de l’auteur racontée par Enzo Restagno », op. cit.).

9 Cf. L. Nono, op. cit., p. 103-104 : « Al gran sole [carico d’amore], avec la complexité de ses thèmes, m’apparaît aujourd’hui comme une vague, devenue gigantesque, presque comme un raz-de-marée. » (Je souligne.)

10 Ainsi évoque-t-il « Chez Bellini, […] D’autres ondulations physiques ou imaginaires [qui] prennent vie […]. » Ibid., p. 44. Je souligne.

11 L. Nono, Cori di Didone (1958), pour chœur mixte et percussions, Ars Viva, AV 54, sur un texte d’Ungaretti.

12 L. Nono, in « Une autobiographie de l’auteur racontée par Enzo Restagno », op. cit., p. 77. Je souligne.

13 Ibid., p. 79. Je souligne.

14 Laurent Feneyrou explique en effet, à propos du Prometeo, que « Cette passion marine trouve son origine dans une relecture de l’archipel vénitien et de ses mirages acoustiques. Tout retourne à l’eau — comme le Prométhée de Virgile modèle une terre mélangée aux eaux de pluie afin de créer l’homme, une eau lourde, bordée, stagnante, retenue, force de vie où croupissent les nostalgies. » Cf. L. Feneyrou, « …vers l’incertain…, introduction au Prometeo de Luigi Nono », Analyse musicale, février 2003, p. 24. Je souligne.

15 Cf. L. Nono, Como una ola de fuerza y luz, pour soprano, piano, orchestre et bande magnétique (1971-72), Ricordi 131983. Cette œuvre a été écrite en hommage à Luciano Cruz (1944-1971), fondateur du MIR (mouvement pour la gauche révolutionnaire) chilien et mort accidentellement le 14 août 1971.

16 Cf. ibid., p. 99.

17 Ibid., bas de la page.

18 Ibid., p. 40.

19 Ibid., p. 100-101.

20 Ibid., p. 100-101.

21 L. Nono, Prometeo, Tragedia dell’ascolto (2e version), « 4° isola », Ricordi 133736, Milan, 1985, p. 187.

22 Ibid., p. 191.

23 G. Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 33. (Chapitre 1 : Les eaux claires, les eaux printanières […].)

24 Cf. L. Nono, Como una ola de fuerza y luz, op. cit., p. 39-40.

25 Cf. ibid.

26 Cf. L. Nono, Prometeo, Tragedia dell’ascolto, op. cit., p. 186, 193 et 212.

27 L. Nono, Ecrits, op. cit., p. 319. Je souligne.

28 Dans lequel, comme on le verra plus loin, le héros prend successivement l’aspect de plusieurs figures mythologiques distinctes et complémentaires (Orphée, Caron, Ulysse, Poséidon, Dionysos, etc.).

29 G. Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 34. Je souligne.

30 Ibid.

31 Cf. H. Marcuse, Eros et civilisation, Minuit, Paris, 1968, p. 27 : « Selon Freud, la modification répressive des instincts par le principe de réalité est imposée et renforcée par “la lutte primordiale éternelle pour l’existence… persistant jusqu’aujourd’hui”. La pénurie (Lebensnot ; anankè) enseigne aux hommes qu’ils ne peuvent pas satisfaire librement leurs pulsions instinctuelles, qu’ils ne peuvent pas vivre sous le principe de plaisir. »

32 Ibid., p. 136.

33 Dont la figure est elle-même parfois, dans l’œuvre de Nono, confondue, entre autres, avec celle de Prométhée – comme on l’a signalé plus haut – du fait notamment qu’Orphée est la figure principale d’une œuvre initialement prévue comme partie intégrante du Prometeo, avant de constituer une pièce autonome, à savoir Das atmende Klarsein (cf. L. Nono, Das atmende Klarsein, pour flûte basse et petit chœur, 1981-1983, Ricordi 133368), sur laquelle nous reviendrons plus loin.

34 Ibid., p. 146. Je souligne.

35 Nous voudrions remarquer ici que, par-delà l’« utopie aquatique » que nous tentons de dépeindre dans ce paragraphe et qui baigne une partie de son œuvre, Nono a lui-même régulièrement tissé un lien entre la possibilité de nouveaux mondes, le combat révolutionnaire et la notion d’amour, dont rendent compte, notamment, les titres de certaines de ses œuvres ou les textes qu’il mit en musique.

36 G. Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 38.

37 H. Marcuse, Eros et civilisation, op. cit., p. 147.

38 G. Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 36.

39 Ibid.

40 Ibid., p. 35. Je souligne.

41 L. Nono, …sofferte onde serene…, pour piano et bande magnétique, Ricordi, 1977, 132564. (L’œuvre date de 1976, mais n’a été éditée qu’un an après par Ricordi.)

42 Qui fut dédiée, comme nous l’avons signalé plus haut, à Luciano Cruz.

43 L. Nono, « Une autobiographie de l’auteur racontée par Enzo Restagno », op. cit., p. 319.

44 G. Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 79.

45 A propos des nombreux passages qui convoquent musicalement des éléments marins de la cité lacustre (les bruits de l’enfoncement des pédales du piano qui, pris comme un matériau à part entière, évoquent le bruit du heurt des bateaux contre les quais ; les gruppettos revenant d’une façon lancinante mais sans régularité stricte qui semblent transfigurer des vaguelettes ; les variations de dynamiques qui créent une sensation de tangage ; etc.), cf. F. San Martin, « ...sofferte onde serene..., un cheminement phénoménologique », in La forme engagée, espaces et comportements dans la composition musicale contemporaine, sous la direction de A. Oviedo et J. P. Olive, Paris, éd. L’Harmattan, coll. « Arts 8 », 2016.

46 G. Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 108. Je souligne.

47 Ibid., p. 114. Je souligne.

48 Sous-titré, comme on l’a vu plus haut, « tragédie de l’écoute », ce chef-d’œuvre de Nono pourrait être présenté comme une sorte d’opéra exclusivement sonore pour lequel l’espace — au sein duquel les sons devaient pouvoir se déplacer selon des parcours multiples — présentait un enjeu des plus importants.

49 R. Piano, « Prometeo, un espace pour la musique », in Luigi Nono, Festival d’automne à Paris, Contrechamps, 1987, p. 168.

50 Ibid., p. 169.

51 Ces photos de Gianni Berengo Gardin sont accessibles depuis le site internet de Renzo Piano, cf. http://www.rpbw.com/project/19/prometeo-musical-space/# (dernière consultation le 30/09/2015).

52 L. Nono, « Une autobiographie de l’auteur racontée par Enzo Restagno », op. cit., p. 124.

53 L. Feneyrou, « …vers l’incertain…, introduction au Prometeo de Luigi Nono », op. cit., p. 23. Je souligne.

54 Ibid.

55 Ibid.

56 L. Nono, « Une autobiographie de l’auteur racontée par Enzo Restagno », op. cit., p. 98. Je souligne.

57 G. Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 104. (Ch. 3 : Le complexe de Caron. Le complexe d’Ophélie.) Je souligne.

58 Ibid., p. 100.

59 Ibid., p. 101.

60 L. Nono/M. Cacciari, Prometeo, Tragedia dell’ascolto, « 4° isola », op. cit., p. 184.

61 Œuvre située à l’orée de la dernière période, Das atmende Klarsein (op. cit.) est une pièce pour flûte basse, live electronic et petit chœur, écrite à partir d’un montage textuel, composé par Massimo Cacciari, qui mêle à des fragments poétiques tirés des Elégies de Duino (1923) et des Sonnets à Orphée (1923) de Rainer Maria Rilke des « lamelles orphiques ». Pour mémoire, dans la religion orphique, le rite funèbre consiste à attacher au cou du mort de petites capsules qui contiennent un texte (les dites « lamelles orphiques », donc) qui lui permettra de se présenter devant Hadès, le dieu des enfers. Ce texte dit notamment : « Tu trouveras une source et tu diras : “je suis le fils de la terre et du ciel étoilé.” »

62 C. Baudelaire, « La Mort », VIII, in Les Fleurs du Mal, Gallimard, 1961/Le livre de poche, 1963, p. 160.

63 G. Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 103.

64 L. Nono/M. Cacciari, Prometeo, Tragedia dell’ascolto, « 4° isola », op. cit., p. 190. Voir, plus haut, l’exemple 6.

65 « Son figlio di Terra e di Cielo stellato ». Cf. L. Nono/M. Cacciari, Das atmende Klarsein (1981-1983), « Textes », op. cit., p. XXVII. En fait, le chœur ne prononcera qu’une partie de la phrase (« Son figlio del cielo stellato ») qui, dans le rituel orphique, est écrite sur la lamelle que le mort porte à son cou. Cf. ibid., p. 16.

66 Selon le nom que l’architecte Luigi Manzione donna à l’espace musical conçu par Renzo Piano pour le Prometeo. Cf. L. Manzione, « Musique en tant qu’espace habitable. L’ “arche” de Renzo Piano pour le Prometeo de Luigi Nono », in L’opéra éclaté, la dramaturgie musicale entre 1969 et 1984, sous la direction de Giordano Ferrari, L’Harmattan, coll. « Arts 8 », 2006, p. 212.

67 L. Nono, « Une autobiographie de l’auteur racontée par Enzo Restagno », op. cit., p. 83. Je souligne.

68 Jérôme van Aken, dit Bosch (Bois-Le-Duc, vers 1450 - Bois-Le-Duc, 1516). Huile sur toile (hauteur : 58 cm. ; largeur : 33 cm.), La Nef des fous est un tableau intégré à la collection permanente du Musée du Louvre. Cf. http://www.louvre.fr/oeuvre-notices/la-nef-des-fous (dernière consultation le 20/09/2015).

69 Ou encore dans la littérature (cf. G. Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 109 : « Dante, de sa pleine autorité, avait rétabli le vieux Caron comme nautonier de son enfer. »).

70 Ibid. Bachelard écrit ici : « P. Sébillot [cf. P. Sébillot, Le Folklore de France, II, Librairie orientale et américaine, Paris, E. Guilmoto, 1906, p. 148. (Actuellement réédité sous le titre Croyances, mythes et légendes des pays de France, établi par Francis Lacassin, Éditions Omnibus, 2002.)] donne cet exemple : “La légende du bateau des morts est l’une des premières qui aient été constatées sur notre littoral : elle y existait sans doute bien avant la conquête romaine, et au VIe siècle Procope [cf. Guerre des Goths, I, IV, c. 20] la rapportait en ces termes : les pêcheurs et les autres habitants de la Gaule qui sont en face de l’île de Bretagne sont chargés d’y passer les âmes, et pour cela exempts de tribut.” »

71 G. Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 107.

72 L. Nono, « Une autobiographie de l’auteur racontée par Enzo Restagno », op. cit., p. 98. Je souligne.

73 Ibid. Je souligne.

74 L. Feneyrou, « …vers l’incertain…, introduction au Prometeo de Luigi Nono », op. cit. Je souligne.

75 Voir aussi cette autre citation de Nono: « Ce principe d’une ouverture vers la multiplicité des significations et des possibilités est fondamental. » L. Nono, Ecrits (1993), op. cit., p. 108. Sur la même idée, on peut également lire ce que le compositeur dit à propos de Giordano Bruno (cf. ibid., p. 128).

76 « Voir, explique Nono, comment Tintoret échappe à la perspective de la Renaissance […] et voir comment il casse le centre au profit d’une conception polycentriste, avec des signes, des ruptures, des couleurs : il compose différents moments de l’espace, différents espaces, différentes profondeurs. » Luigi Nono cité par P. Albèra, in « Entretien avec Luigi Nono », in Luigi Nono, Festival d’automne à Paris 1987, op. cit., p. 19. Je souligne.

77 L. Nono, in « Une autobiographie de l’auteur racontée par Enzo Restagno », op. cit., p. 83. (Citation qui succède au passage sur le Narrenschiff, la nef des fous.) Je souligne.

78 G. Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 67. (Ch. 2 : Les eaux profondes/Edgard Poe.)

79 E. Kant, Critique de la raison pratique, in Œuvres philosophiques II, trad. L. Ferry et H. Wismann, Gallimard, coll. « La pléiade », 1985, p. 802. Kant ajoutera : « Ces deux choses, je n’ai pas à les chercher ni à en faire la simple conjecture au-delà de mon horizon, comme si elles étaient enveloppées de ténèbres ou placées dans une région transcendante ; je les vois devant moi, et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence. La première commence à la place que j’occupe dans le monde extérieur des sens, et étend la connexion où je me trouve à l’espace immense, avec des mondes au-delà des mondes et des systèmes de systèmes, et, en outre, aux temps illimités de leur mouvement périodique, de leur commencement et de leur durée. » (Je souligne.) Dans la mesure où l’idée avancée ici par Kant de « mondes au-delà des mondes et des systèmes de systèmes » — idée déduite du « ciel étoilé » — sera ensuite associée à « la loi morale », il semble bien qu’il existe implicitement dans la célèbre formule du philosophe de Königsberg un lien entre éthique et multiplicité, et, par suite, un rapport entre une organisation politique idéale et la pluralité de mondes induite par la métaphore du ciel étoilé. Ce lien a été établi, notamment, par Jean Maurel (voir la note suivante).

80 Cf. J. Maurel, « Victor Hugo, le génie de l’exil : Des Contemplations à Quatrevingt-treize [3/4] », in Adèle Van Reeth, « Les Nouveaux chemins de la connaissance », France culture, le 21/12/2011. http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4357761 (dernière consultation le 29/08/2012) et http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-victor-hugo-le-genie-de-l-exil-34-l-exil-insulaire-

81 L. Nono, in Luigi Nono, Festival d’automne à Paris 1987, op. cit., p. 176. Je souligne.

82 Ibid., p. 171. Je souligne.

83 L. Nono, Ecrits, op. cit., p. 127.

84 L. Feneyrou, « …vers l’incertain…, introduction au Prometeo de Luigi Nono », op. cit., p. 24.

85 Ibid.

86 L. Nono, in Luigi Nono, Festival d’automne à Paris 1987, op. cit., p. 171.

87 Ibid. Je souligne.

Citation   

Fabien San Martin, «Mare nostrum ou l’espace vénitien et méditerranéen comme modèle sonore, poétique et utopique chez Luigi Nono», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, La composition musicale et la Méditerranée, Études de cas, mis à  jour le : 24/10/2019, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=965.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Fabien San Martin

Docteur en musicologie et titulaire d’un DEA de philosophie générale, Fabien San Martin a écrit une thèse sur l’œuvre de Luigi Nono. Membre du laboratoire MUSIDANSE à l’Université Paris 8, il étudie les rapports entre musique et société, art et philosophie, ainsi que les questions relatives à la perception dans les musiques du 20e siècle. Professeur d’éducation musicale au collège Balzac à Paris, il est également chargé de cours au sein du master MEEF de l’Université Paris 8.