Logo du site de la Revue d'informatique musicale - RFIM - MSH Paris Nord

Aux confins de la musique et du design sonore
Une exploration de l’œuvre filmique de David Lynch, d’Eraserhead (1977) à Twin Peaks: The Return (2017)

Emmanuelle Bobée
décembre 2022

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.1272

Résumés   

Résumé

Dès ses débuts derrière la caméra, David Lynch est convaincu de l’importance du son dans le récit filmique. Cet article retrace son cheminement dans le domaine de la création sonore et musicale, en mettant en évidence la mutation progressive d’une approche très organique du son vers l’utilisation des technologies numériques. Nous évoquerons successivement l’élaboration d’une syntaxe sonore singulière et avant-gardiste avec l’ingénieur du son Alan Splet durant la production d’Eraserhead, véritable matrice de l’univers du cinéaste ; le développement et les nouvelles pistes de création sonore et musicale au cours des deux longs métrages suivants, Elephant Man et Dune ; la longue et fructueuse collaboration avec le compositeur Angelo Badalamenti, dont les plages à la lisière de la musique et des ambiances sonores instaurent une atmosphère tantôt étrange et oppressante, tantôt irréelle et onirique ; et enfin, les assemblages complexes qui jalonnent les bandes-son de ses derniers opus (Inland Empire, Twin Peaks: The Return), façonnés dans son propre studio avec la collaboration Dean Hurley.

Abstract

From the very beginning of his career, David Lynch was convinced of the importance of sound in the filmic narrative. This article retraces his path in the field of sound and music creation, highlighting the progressive mutation of a very organic approach to sound towards the use of digital technologies. We will successively evoke the elaboration of a singular and avant-garde sound syntax with the sound engineer Alan Splet during the production of Eraserhead, a true matrix of the filmmaker's universe; the development and the new tracks of sound and musical creation during the two following feature films, Elephant Man and Dune; the long and fruitful collaboration with the composer Angelo Badalamenti, whose tracks on the edge of music and sound ambiences create an atmosphere that is sometimes strange and oppressive, sometimes unreal and dreamlike; and finally, the complex assemblies that punctuate the soundtracks of his latest works (Inland Empire, Twin Peaks: The Return), created in his own studio with the collaboration of Dean Hurley.

Index   

Index de mots-clés : Musique de film, Sound design, Technologies numériques, David Lynch, Création sonore, Bande-son, Ambiances.

Texte intégral   

Introduction

1Figure majeure du cinéma américain contemporain, David Lynch est réputé non seulement pour son univers cinématographique aussi étrange que fascinant, traversé par des thématiques telles que le rêve, le dédoublement identitaire ou l’effacement de la frontière entre fantaisie, réalité et imaginaire, mais également pour son approche créatrice et innovante dans le domaine du son. Lors des entretiens qu’il a accordés tout au long de sa carrière, il n’a pas cessé d’affirmer l’importance de la dimension sonore et musicale dans son œuvre cinématographique et télévisuelle, d’Eraserhead (1977) à Inland Empire (2006), en passant par la série télévisée Twin Peaks, dont la troisième saison – sous-titrée The Return – constitue son dernier opus à ce jour.

2À travers des éléments de ce corpus, réparti sur quatre décennies, nous retracerons le cheminement de Lynch dans le domaine de la création sonore et musicale en mettant en évidence, d’une part, la mutation progressive d’une approche très organique du son vers l’utilisation des technologies numériques, et d’autre part, son indéniable prédilection pour les ambiances aux confins de la musique et du design sonore. L’exploration de cette zone indéfinissable, qu’il qualifie d’« extrêmement belle1 » constituera le fil rouge de ce chapitre, au cours duquel nous évoquerons les rôles respectifs de ses principaux collaborateurs, à savoir Alan Splet, Angelo Badalamenti et, plus récemment, Dean Hurley.

1. Eraserhead : la matrice

3Jeune réalisateur à l’orée des années 1970, David Lynch se singularise, dès ses premiers courts métrages2, par une approche originale du son et de la création sonore. Dans ce domaine, sa rencontre avec l’ingénieur du son Alan Splet, durant la post-production de The Grandmother (1970), s’est avérée déterminante : d’emblée, les deux hommes ont formé une équipe soudée et complémentaire, l’intuition créative de l’un se nourrissant de l’inventivité et du savoir technique de l’autre. Les textures sonores qu’ils ont élaborées durant les cinq années de préparation, de tournage et de post-production d’Eraserhead (1971-1976) s’imposent comme une composante essentielle du film, tant sur le plan esthétique que narratif. Au-delà de ce premier long-métrage, le travail sur le son, qui « représentait la moitié du film3 », a eu des répercussions sur l’ensemble de l’œuvre du cinéaste. Selon Michel Chion, « cette collaboration, par le côté le plus matériel, entre le réalisateur et son “soundman” a été une des bases précieuses de l’expérience de Lynch. C’est à partir d’elle que le son est devenu pour lui, non l’objet d’une problématique abstraite, comme c’est trop souvent le cas pour les réalisateurs, mais une chose concrète, avec laquelle il entretient un rapport direct et familier4 ».

4Ensemble, ils conçoivent toute une panoplie de sonorités allant des ambiances industrielles aux bruits du quotidien, en passant par des souffles de consistances diverses, des grondements, des bourdonnements, des grésillements électriques, des nappes dans le registre grave, des effets sonores et quantité de sons qui animent et habitent les images tournées en noir et blanc. Tous ces sons ont été créés de manière artisanale, avec un minimum d’équipement, comme l’expliquait le réalisateur dans un entretien accordé à Bill Krohn en 1994, à l’occasion de la ressortie d’Eraserhead en version Dolby stéréo :

À cette époque, tous ces merveilleux équipements électroniques d’altération des sons n’existaient pas, et je voulais que le son soit très organique. De même que je créais toutes sortes de choses devant la caméra, je voulais créer des effets sonores avec Alan. Nous avons donc mis au point des tas de petits accessoires étranges avec lesquels nous avons fait des expériences, sans savoir ce que nous allions obtenir5.

5À la lecture de cette interview, on apprend ainsi que le bourdonnement de la lampe, utilisé dans la scène finale, a été obtenu en enregistrant le son produit par du sucre versé sur des ampoules chauffées, puis en ralentissant la vitesse de défilement. D’autres effets ont nécessité un dispositif plus élaboré au niveau de la prise de son : pour accompagner le mouvement de caméra au-dessus du lit d’Henry, dans la scène du bain de lait avec la voisine, Lynch et Splet ont placé un petit micro à l’intérieur d’une bouteille pleine d’eau gazeuse enfoncée dans une baignoire, avant de murmurer dans un tuyau inséré dans le goulot de la bouteille. Ils ont également enregistré le son produit par les ventilateurs, à l’intérieur des conduits d’aération, afin de produire ce qu’ils appelaient des « présences », en ralentissant la vitesse de défilement et en augmentant les basses à l’aide d’un égaliseur graphique. La plupart des sons ont donc été fabriqués à partir d’éléments présents dans leur environnement, avant d’être transformés pour façonner de véritables objets sonores (par filtrage des fréquences, modification de la vitesse ou ajout de réverbération), dans une démarche empirique et expérimentale qui se révèle assez proche de la méthode utilisée par les compositeurs de musique concrète.

6Véritable composition sonore, la bande-son d’Eraserhead comporte non seulement une multitude de tonalités, d’ambiances et d’effets sonores, mais également des assemblages complexes de sonorités, qui se situent à la lisière de la musique et du sound design. En premier lieu, on observe la présence récurrente de nappes sonores d’intensité variable, situées dans le registre grave (50-250 Hz), qui interviennent le plus souvent dans des moments de tension émotionnelle, lorsque le héros est en proie à un sentiment de doute, de frayeur, d’inquiétude, de jalousie ou de plaisir intense. Ainsi, par exemple, lorsqu’il se retrouve coincé dans un réduit avec sa future belle-mère, qui l’interroge de façon pressante sur la nature exacte de ses relations avec Mary, on note l’apparition d’une nappe à 60 Hz, qui souligne le malaise éprouvé par Henry. Des nappes similaires apparaissent lorsque, visiblement soucieux, il se lève au milieu de la nuit pour prendre la température du bébé, ou encore quand il manipule un mystérieux objet trouvé dans sa boîte à lettres, dont la forme évoque une sorte de chrysalide ; notons que dans ce dernier cas, l’apparition progressive du son grave s’accompagne d’une baisse d’intensité des sons diégétiques environnants, suggérant le passage d’une perception objective à une perception subjective de la réalité. Dans la scène du bain avec la voisine de palier, la plupart des bruits diégétiques – à l’exception des pleurs du bébé – sont couverts par une nappe sonore au timbre très pur, dont la fréquence fondamentale se situe approximativement à 75 Hz. Cette sonorité enveloppante et irréelle confère à l’ensemble de la scène une véritable dimension onirique, presque fantastique, qui préfigure le plan final montrant l’immersion des deux protagonistes dans un lit-baignoire rempli de lait, tandis qu’une nappe d’orgue apparaît dans les bas médiums, sur un accord de mi bémol majeur, exacerbant le caractère fabuleux de cette séquence.

Extrait 1. David Lynch, Eraserhead, nappe sonore dans la scène du bain avec la voisine de palier, 01:00:11-01:02:21 © MK2

7L’insertion de nappes situées dans la partie grave du spectre sonore, afin de souligner les moments de tension émotionnelle ou d’instaurer une atmosphère onirique, est un procédé récurrent dans le cinéma de Lynch, dont le maître-mot est la sensation. Selon leur intensité et la présence de sons ambiants ou de dialogues, elles sont plus ou moins perceptibles, s’infiltrant parfois insidieusement au détour d’une conversation (l’évocation de Santos par Johnny pendant le dîner au restaurant avec Marietta, dans Sailor et Lula), d’un regard (celui de Betty sur les vêtements épars sur le sol de l’appartement de sa tante, ou celui de Rita quand elle aperçoit le badge de la serveuse portant l’inscription « Diane », dans Mulholland Drive), ou d’un plan rapproché sur un objet (l’enveloppe déposée devant la maison des Madison dans Lost Highway, la clé bleue posée sur la table dans Mulholland Drive) ou un élément du décor (le panneau signalant une descente abrupte dans Une histoire vraie). Lorsqu’elles se déploient sur une certaine durée, les nappes graves, mêmes discrètes ou placées à l’arrière-plan sonore, ont la propriété d’instiller un sentiment diffus d’angoisse et d’appréhension chez le spectateur ; selon Frances Morgan, l’une des particularités liées au registre des basses est en effet de nous rendre conscients de notre fragilité physique et de provoquer une sensation de malaise et d’oppression6.

8En second lieu, on relève à plusieurs reprises la présence de textures sonores relativement complexes, résultant de la superposition de plusieurs notes d’orgue sur un intervalle de triton (mi bémol-la), d’une nappe grave discontinue sur mi bémol 2 (75 Hz) et d’un son tenu granuleux sur le la4 (440 Hz). Cet assemblage de sonorités produit un effet particulièrement déplaisant, voire angoissant, à l’instar de certaines sirènes d’alarme destinées à faire fuir le public en cas de danger ; nous les qualifierons, pour cette raison, de « nappes-sirènes ». Parfois, elles surgissent brusquement à un volume élevé et s’apparentent à des ponctuations ou des effets sonores, rendant presque palpable la frayeur d’Henry à la vue de son enfant malade ou des créatures répugnantes qu’il découvre dans le lit conjugal. À d’autres moments du récit, leur apparition progressive fait pressentir l’arrivée d’une catastrophe imminente, comme dans la séquence au cours de laquelle Henry attend avec fébrilité le retour de sa voisine, dont il semble éperdument amoureux, avant de la découvrir sur le palier au bras d’un inconnu visiblement très émoustillé. Le son s’intensifie soudain lorsque le couple apparaît à l’écran, filmé en caméra subjective, puis la nappe-sirène s’interrompt brutalement après une succession de champs/contre-champs pour laisser place à un bourdonnement dans le registre grave, tandis que le corps d’Henry apparaît surmonté de la tête du « bébé », sous le regard incrédule de la jeune femme. La vision fantastique et furtive du héros transformé en une créature hybride et repoussante constitue le point d’orgue de cette séquence, dont la bande-son traduit, de manière expressionniste, l’état d’anxiété, puis de panique du personnage, qui semble s’identifier malgré lui à sa progéniture monstrueuse. La tension émotionnelle générée par ces textures sonores se trouve décuplée dans la séquence suivante, qui met en scène le meurtre horrifique du bébé par le protagoniste. L’amplification progressive de la nappe-sirène, à laquelle viennent se greffer progressivement d’autres sonorités jusqu’à l’obtention d’un climax, exacerbe la montée en puissance de la tension dramatique jusqu’à l’accomplissement du geste fatal et provoque un saisissement des sens qui annihile toute réflexion ou prise de recul face aux « images-projectiles7 » reçues par le spectateur.

Extrait 2. David Lynch, Eraserhead, nappe-sirène et bourdonnement grave dans la scène du retour de la voisine au bras d’un inconnu, 01:17:40-01:18:40 © MK2

9Enfin, certaines textures spécifiques, que nous appelerons les « chœurs du radiateur », ponctuent comme un leitmotiv la découverte et l’exploration d’un monde parallèle niché au creux du radiateur de la chambre d’Henry. Il ne s’agit pas à proprement parler de chœurs, mais d’un son continu évoquant la voix humaine, situé approximativement à 145 Hz (ré3), qui introduit une connotation étrange, voire surnaturelle, en suggérant une manière de révélation ou d’éblouissement divin. À trois reprises au cours du récit, ces nappes apparaissent et disparaissent progressivement durant les plans sur le radiateur, si bien que l’on a véritablement l’impression qu’elles accompagnent l’immersion du héros dans sa rêverie, puis son retour dans le monde réel. Durant l’épilogue, au cours duquel Henry et la Dame du radiateur s’étreignent dans une lumière blanche paradisiaque, après l’explosion de la planète, les chœurs présentent pour la première fois un caractère polyphonique : les voix superposées composent un accord de sol majeur qui répond de manière différée à la dominante (ré) entendue précédemment, apportant le sentiment réconfortant d’une résolution musicale qui semble faire écho à la résolution des problèmes existentiels du héros.

Extrait 3. David Lynch, Eraserhead, chœurs du radiateur, 00:35:01-00:35:51 © MK2

10Parfois, c’est la composition sonore elle-même qui revêt une dimension presque musicale, voire orchestrale, par la manière dont les sons sont agencés et se répondent au sein d’une scène. Dans la séquence au cours de laquelle Henry monte sur la scène du petit théâtre, Lynch dépeint un univers fantasmagorique et cauchemardesque dans lequel le protagoniste, à la fois acteur et spectateur de son propre rêve, se trouve livré aux caprices d’un monde inconnu et hostile, traversé par des sonorités familières comme le souffle du vent ou les vagissements du bébé. Ces sonorités établissent un lien avec le monde diégétique réel tout en suggérant, par le traitement sonore qui leur est appliqué, l’énonciation d’un monde enchâssé ou d’un monde imaginaire. Le point culminant de la scène est atteint lorsque la tête d’Henry se trouve subitement éjectée et remplacée par une protubérance monstrueuse, qui s’avère être la tête du bébé. Cette métamorphose s’accompagne de pleurs fortement réverbérés, organisés de façon très précise : les cris se succèdent d’abord par groupe de quatre, sur un rythme régulier, en progressant vers le registre aigu, puis on observe une superposition des voix, un empilement progressif qui atteint son paroxysme à la fin de la séquence, avant qu’un effet sonore ne vienne interrompre brutalement la cacophonie et clore cet épisode cauchemardesque.

Extrait 4. David Lynch, Eraserhead, vent et pleurs réverbérés dans la scène du petit théâtre, 01:06:56-01:07:56 © MK2

2. Elephant Man et Dune : développement et nouvelles pistes

11De nombreux éléments de la syntaxe sonore élaborée par Lynch et Splet durant leur collaboration sur Eraserhead ont été repris et développés dans Elephant Man (1980). Outre le paysage sonore industriel – l’action se déroule à Londres dans les années 1880, tandis que la Révolution industrielle bat son plein –, dont il ne sera pas question ici, on peut citer notamment l’utilisation des nappes dans le registre grave, qui se mêlent à la partition composée par John Morris8, ainsi que la musicalisation des bruits faisant écho au travail sur les pleurs du bébé dans la séquence évoquée plus haut. Dès le début du récit, l’arrivée de John Merrick dans l’hôpital coïncide avec l’apparition d’un son tenu dans le registre grave, ponctué par des harmonies dissonantes aux cordes, qui souligne et rend communicatif le trouble ressenti par les personnes présentes dans la salle d’attente, médusées et dégoûtées à la vue de ce personnage encagoulé à l’odeur repoussante. Un peu plus loin, le retour de l’homme-éléphant dans l’antre du forain, à la nuit tombée, s’accompagne d’une nappe similaire, précédée par deux ponctuations dissonantes aux cordes qui sonnent comme un mauvais présage – le héros sera, comme à l’accoutumée, battu et insulté par son « propriétaire » –, tout en assurant la transition avec la plage instrumentale qui sous-tend la scène précédente. Parfois, ces nappes apparaissent dans le prolongement d’une piste musicale, de sorte qu’il existe un véritable continuum entre la musique originale et le sound design. C’est précisément le cas à l’issue de la séquence de l’exhibition nocturne organisée par le gardien de l’hôpital dans la chambre de Merrick. Tandis que celui-ci se remet à peine de l’intrusion mouvementée d’une douzaine de badauds, une note tenue à la contrebasse vient prolonger la plage musicale utilisée durant la séquence (« The Nightmare »), dans un contrepoint inquiétant au court moment d’accalmie qui précède la réapparition du forain. Alors que le gardien de nuit semble sur le point de quitter les lieux et de laisser enfin le héros en paix, cette sonorité dense et constante maintient le spectateur en état d’alerte et de vigilance, préfigurant quelque épisode dramatique – en l’occurrence le kidnapping de Merrick et son exhibition dans les foires du continent.

Extrait 5. David Lynch, Elephant Man, note tenue à la contrebasse à l’issue de la scène de l’exhibition nocturne, 01:26:01-01:27:29 © StudioCanal

12Le procédé consistant à « musicaliser » certains bruits diégétiques, en leur assignant des hauteurs différentes et en les organisant selon un rythme précis, est réutilisé dans le prologue d’Elephant Man, qui met en scène la légende selon laquelle la mère de John Merrick aurait été attaquée par un éléphant durant sa grossesse, au cours d’un voyage en Afrique, ce qui aurait provoqué la difformité de son enfant. La représentation que Lynch donne de cet événement prétendument inaugural est volontairement distanciée, puisqu’elle s’effectue sur le mode onirique et symbolique, à travers une succession d’images au ralenti, dans une alternance de plans sur l’éléphant et sur la jeune femme, accompagnées de barrissements également ralentis, qui sont ensuite musicalisés. On distingue nettement une ligne mélodique, constituée d’un saut de sixte mineure ascendante suivi de deux notes conjointes descendantes, qui se pose en rythme sur une pulsation constituée de chocs sourds et réguliers, dont la source n’est pas visualisée. L’utilisation des bruits diégétiques à des fins musicales ou pseudo-musicales tend à atténuer la réalité de la source sonore pour en faire un objet de fantasme. Qu’il s’agisse des pleurs redoublés du bébé ou des cris de pachydermes, le traitement appliqué à ces sonorités (répétition, transposition, voire superposition dans Eraserhead) indique la volonté d’une réappropriation du matériau sonore à des fins symboliques et abstraites, afin de laisser davantage de place à l’imaginaire.

Extrait 6. David Lynch, Elephant Man, barrissements ralentis et musicalisés dans le prologue, 00:02:40-00:03:19 © StudioCanal

13Dans Dune (1984), le troisième long métrage réalisé par Lynch en collaboration avec Alan Splet, la frontière entre musique et sound design apparaît relativement marquée, avec peu d’interactions et des rôles respectifs bien définis dans la plupart des scènes. Cependant, il existe une certaine porosité lors de l’utilisation de plages musicales réalisées au synthétiseur, qui apparaissent plus déstructurées et semblent davantage conçues comme des ambiances que comme des thèmes musicaux. À cet égard, le « Prophecy Theme » de Brian Eno, Roger Eno et Daniel Lanois se démarque assez nettement de la bande originale composée par le groupe californien Toto, mélange de rock et de musique symphonique à la tonalité très eighties. Composée antérieurement au film, cette pièce a été enregistrée en 1983 lors d’une session de travail consacrée à l’élaboration de la bande originale d’un documentaire intitulé For All Mankind (Al Reinert, 1989), consacré aux missions Apollo menées par la Nasa dans les années 1960-1970. Elle n’a finalement pas été utilisée et restait donc inédite lorsque ses droits ont été rachetés à Brian Eno par la production de Dune, à la demande du réalisateur.

14Entièrement réalisé à l’aide de synthétiseurs, le thème consiste en un long ruban mélodique en mode mineur sous-tendu par des nappes sonores, sur un tempo relativement indéfini, dans la lignée des recherches effectuées par Brian Eno au milieu des années 1970, qui ont donné naissance au courant de l’ambient music9. Il en émane un sentiment d’étrangeté et d’intemporalité, provenant à la fois de son extrême lenteur et des sonorités utilisées, caractéristiques des premiers synthétiseurs numériques. Selon les propres termes du compositeur, cette musique n’était pas destinée à être écoutée de manière consciente et active, mais était conçue comme « un environnement » ou « une chose participant à l’ambiance de nos vies10 », à la manière des musiques d’ambiance créées par la société Muzak dans les années 1950. En dépit de cette approche modeste et quotidienne revendiquée par le compositeur, le « Prophecy Theme » est souvent considéré comme la pièce maîtresse de la bande originale, d’une part en raison de ses qualités intrinsèques, mais aussi parce que Lynch en a fait le leitmotiv de la prophétie qui annonce la venue du Kwisatz Haderach (le Messie) sur la planète Dune. Le choix d’utiliser de manière extensive cette composition à la lisière du sonore et du musical constitue une étape importante dans son cheminement esthétique. Même si le film a été un échec commercial et une expérience douloureuse pour le réalisateur – qui n’a pas obtenu le final cut –, il lui aura néanmoins ouvert de nouvelles perspectives, qu’il n’a cessé d’approfondir dans ses œuvres ultérieures. Par ailleurs, l’emploi d’une musique préexistante autorise une plus grande liberté créatrice, que Lynch a su mettre à profit en exerçant un contrôle total sur l’exploitation du matériau musical (entrées et sorties du thème, durée de chaque extrait), ce qui s’est avéré par la suite constituer sa méthode de travail privilégiée, y compris lors de sa longue et fructueuse collaboration avec le compositeur Angelo Badalamenti.

3. La collaboration avec Angelo Badalamenti

15Le partenariat artistique qui s’est noué avec Angelo Badalamenti sur le tournage de Blue Velvet (1986), a été l’élément déclencheur d’une véritable révolution dans l’approche lynchéenne de la dimension sonore et musicale. En effet, outre la profusion de thèmes musicaux dans des styles extrêmement variés qui émaillent leur filmographie commune, le compositeur a également mis son savoir-faire au service de la création d’ambiances à la lisière du sonore et du musical, en fournissant à Lynch de longues plages instrumentales ou orchestrales constituant le matériau de base de ses expérimentations sonores. Ce matériau appelé « bois de chauffage » (firewood) n’est pas à proprement parler « musical », au sens où il est dénué d’intention musicale et ne comporte ni mélodie (plutôt des changements de hauteur), ni harmonie (des agrégats sonores), ni rythme, ni structure propre, mais se focalise exclusivement sur la production d’une atmosphère, avec parfois des variations portant sur les timbres et la dynamique :

Ce bois de chauffage, explique Badalamenti, consiste en morceaux créés au synthétiseur, qui ont un son particulier. Je les ai joués très lentement. Ce n’est pas de la musique à proprement parler, mais une variation autour d’un thème. C’est plutôt un son issu d’accords longs et de dissonances. David peut très bien prendre un extrait de ce que j’ai fait et le jouer au ralenti, peut-être deux ou quatre fois moins vite. Il peut aussi le jouer à l’envers. [...] j’ai fait des heures d’orchestration: de l’alto, du violoncelle, de la contrebasse, que j’ai enregistrés séparément, et pendant quinze à vingt minutes, s’enchaînent des sons lents, abstraits, légèrement dissonants. Ensuite, David prend ce bois de chauffage, il va dans un studio, l’insère dans des lecteurs professionnels... Il joue avec cet élément et l’intègre plusieurs fois aux sons originaux que j’ai créés au synthétiseur11.

16Lynch peut ensuite transformer ce matériau sonore à sa guise, le ralentir, l’accélérer, le transposer, le passer à l’envers, découper et superposer les pistes, les mixer avec des effets sonores ou avec des fragments de thèmes, autant d’opérations qui permettent de créer une composition originale, aux confins de la musique et du sound design. Selon Amy Charlotte McGill, cette manière de procéder est « comparable à celle d’un producteur-DJ, qui échantillonne et réarrange des fragments de musiques composées par d’autres pour créer un nouveau morceau12 ». Elle souligne l’originalité de ce type de collaboration, peu fréquent dans le système hollywoodien où la répartition des tâches est généralement beaucoup plus clivée.

17Contrairement à une bande originale classique, l’effet de ces segments musico-sonores élaborés par Lynch et Badalamenti repose sur l’activation de mécanismes inconscients chez le spectateur et s’appuie davantage sur la sensation que sur la perception, sur les réminiscences que sur la mémorisation. L’utilisation de certaines plages orchestrales sombres, graves et atonales composées pour Blue Velvet préfigure déjà ce type d’approche, mais c’est surtout dans Lost Highway (1997) et Mulholland Drive (2001) que la puissance d’évocation de ces compositions mi-sonores mi-musicales s’exprime pleinement. Dès la séquence d’ouverture, des tenues de cordes graves sur un tempo très lent, accompagnées de souffle, de légers coups de timbales frappés à intervalles irréguliers et de quelques notes de clarinette, instaurent un cadre sonore énigmatique, dans lequel vient s’inscrire une phrase prononcée à l’interphone par un inconnu (« Dick Laurent is dead »), ainsi qu’une série de bruits hors-champ dont l’origine nous sera révélée dans la troisième partie du film ; la fin de la séquence est marquée par l’apparition de sonorités spectrales de hauteurs variables, qui soulignent l’étrangeté de cet épisode inaugural. À propos de ces textures qui émaillent la bande-son de Lost Highway et donnent au film une tonalité onirique et fantasmagorique, l’universitaire anglais Murray Smith emploie l’expression illbient atmospheres ou illbient soundscapes – le terme illbient désignant un courant de la musique électronique initié aux États-Unis par DJ Spooky et DJ Olive, dont l’appellation a été forgée à partir de la contraction de « ill » (malade) et de « ambient », considéré comme « le pendant négatif de l’ambient music élaborée et composée par Brian Eno, entre autres13 ».

Extrait 7. David Lynch, Lost Highway, textures musico-sonores dans la séquence d’ouverture, 00:03:27-00:04:58 © MK2

18Dans cette « atmosphère de peur retenue baignant dans des rumeurs sourdes14 », on assiste à l’enfermement progressif du couple formé par Fred et Renee Madison – un couple aisé et sans enfants, vivant dans un quartier résidentiel de Los Angeles – au cœur d’un cauchemar domestique qui culmine avec le meurtre de Renee, probablement assassinée par son époux dans une crise de folie. De la réception des cassettes vidéos montrant les abords, puis l’intérieur de la maison, à la séquence filmée de la scène de crime et à l’incarcération de Fred, la pression sur les personnages ne cesse de monter, alimentée par des constructions sonores de plus en plus oppressantes. La triste scène d’amour conjugal, le cauchemar et l’hallucination de Fred, la visite des policiers, la conversation avec l’Homme-mystère et le retour à l’appartement constituent autant de moments durant lesquels la tension psychologique devient palpable, matérialisée par des tenues de contrebasse, de clarinette basse ou de basson, des roulements de timbales et de cymbales, des trémolos et des glissandi de violons, sur lesquels se détachent parfois un gong réverbéré, une imitation de sons de sirène aux cordes, le crissement répété et amplifié d’une baguette sur la surface d’une cymbale ou de brefs éclats de synthétiseur transposés et joués à l’envers.

19Marquée par une tonalité plus rock et l’emploi de nombreuses musiques préexistantes, la deuxième partie du film, qui met en scène la renaissance de Fred sous les traits d’un jeune homme nommé Pete Dayton, comporte des effets semblables ou similaires, tels que l’exploitation du registre extrême grave des cordes, les glissandi de violons atteignant le registre suraigu et les roulements de timbales. On note toutefois une expressivité accrue de ces plages sonores-musicales, moins souterraines, moins insidieuses et sujettes à de fréquents crescendos venant ponctuer des actions violentes ou des paroles menaçantes à l’égard du héros. La scène de l’« accident » d’Andy est emblématique de la fonction dramatisante de certaines constructions sonores mêlant bruits ambiants, effets sonores et parties instrumentales. Le contexte est le suivant : à l’instigation d’Alice, une jeune femme avec laquelle il a entamé une relation passionnée, Pete se rend chez Andy pour lui voler son argent, afin de pouvoir prendre la fuite avec sa bienaimée et d’échapper à Mr. Eddy, l’amant officiel d’Alice, qui projette de les tuer. Après avoir été assommé par Pete, Andy se réveille, bondit sur son agresseur et se retrouve projeté dans les airs. Un bruit de choc résonne hors-champ, immédiatement suivi par des trémolos de cordes dans le registre médium, des roulements de cymbales et des coups de timbales irréguliers dont le volume décroît peu à peu, tandis que Pete se relève et observe la scène avec Alice à ses côtés. Le spectateur découvre alors le corps d’Andy allongé sur le sol, le front planté dans l’angle d’une table basse, laissant échapper une petite mare de sang, tandis qu’apparaissent des tenues chromatiques de cordes graves, accompagnées d’une une mélodie plaintive à la clarinette basse et d’un glissando ascendant aux violons, qui semblent traduire l’effarement du couple devant ce tableau grotesque. Comme le fond instrumental se dissipe, on distingue un petit bruit crépitant lors d’un plan rapproché sur le crâne fendu d’Andy. Les cordes graves et la clarinette, devenus presque inaudibles, se font plus présentes lorsque Pete, qui réalise la gravité de la situation, prononce d’une voix blanche « we killed him » (nous l’avons tué). La réplique d’Alice, qui lui fait observer calmement que c’est lui qui a tué Andy, intervient comme un ultime rebondissement, ponctué d’une frappe suivie d’un roulement de timbale et d’un passage agitato aux cordes accompagné de crissements de cymbales et d’un chromatisme répété à la clarinette basse. On observe que l’organisation des éléments de cette composition sonore et musicale, totalement imbriqués les uns dans les autres au point que les notions de bruit, de musique et d’effet sonore deviennent indissociables, est étroitement liée au déroulement de la scène. Sa conception est très proche des musiques de film traditionnelles, puisqu’elle répond à une double fonction : ponctuer la narration en recourant à la technique du mickey-mousing et souligner les émotions ressenties par les personnages – en particulier par le protagoniste.

Extrait 8. David Lynch, Lost Highway, textures musico-sonores dans la scène de l’accident d’Andy, 01:38:47-01:40:34 © MK2

20Dans Mulholland Drive, les segments sonores/musicaux apparaissent globalement moins contrastés, moins diversifiés et surtout moins corrélés à l’action – à l’exception de certaines ponctuations sonores –, s’apparentant davantage, dans la première partie du film, à une présence enveloppante qui unifie le récit et qui contribue à plonger le spectateur dans une atmosphère onirique. Seul compagnon sonore du spectateur avec les bruits ambiants pendant de longues séquences sans dialogues ni musique, les plages orchestrales conçues par Badalamenti et agencées par Lynch instaurent une atmosphère hypnotique et emplissent les images de leurs tonalités sourdes et menaçantes. Des textures graves et lentes, contenant « beaucoup de tonalités étouffées, dissonantes, à l’opposé d’une ligne mélodique traditionnelle15 », se manifestent à intervalles réguliers durant cette aventure romantico-policière qui lie le sort de Betty à celui de l’énigmatique Rita. Depuis le parcours chaotique de la brune accidentée sur Sunset Boulevard jusqu’à la mystérieuse disparition de Betty, un enchevêtrement de nappes de cordes, de synthétiseurs et de bois, le plus souvent dans le registre grave, mêlées à des souffles, des sonorités électroniques, des frappes sourdes et des résonances de cymbales, parfois à peine audibles, s’insinue au cœur des plans qu’elles « remplissent [...] d’une matière épaisse, rugueuse16 ». Leur présence semble dilater l’espace dans lequel évoluent les personnages, comme en témoigne la longue séquence dans le pâté de maisons de Sierra Bonita, où se trouve l’appartement de Diane Selwin, transfigurée par une composition intitulée « Dwarfland » (littéralement : « le monde du nain », référence probable à la Red Room de Twin Peaks). Tandis que Betty et Rita empruntent les allées verdoyantes du lotissement, on éprouve le sentiment que cet environnement à l’aspect paisible et rassurant possède des ramifications dans un monde inconnu, étranger et inaccessible.

21Au sein de ces compositions texturales surgissent parfois des fragments mélodiques du thème principal, tel un signal adressé au subconscient du spectateur pour souligner le mystère et le caractère indéchiffrable de certains événements ou indices, comme lorsque Rita découvre des liasses de billets et une clé bleue dans son sac à main, ou quand elle aperçoit le badge de la serveuse du Winkie’s, qui lui rappelle un nom connu, celui de Diane Selwin. La résurgence de matériaux thématiques issus du « Thème de Mulholland Drive » participe à la création d’un discours parallèle aux images, qui n’est pas spécifiquement musical ni codifié et laisse le champ libre à la sensation et à la perception inconsciente. Selon Badalamenti, Lynch « voulait que le public se réfère au thème principal, qu’il s’en aperçoive ou non17 ». Indéniablement, ces textures au statut intermédiaire constituent pour le spectateur la pierre angulaire de ce « rêve d’ubiquité » que constitue Mulholland Drive, selon la formule employée par Guy Astic et Philippe Langlois18.

Extrait 9. David Lynch, Mulholland Drive, résurgence du thème principal lors de l’ouverture du sac à main de Rita, 01:41:13-01:42:56 © StudioCanal

22Ainsi, plus de vingt ans après ses premières recherches et expérimentations sonores dans Eraserhead, qui l’ont conduit à musicaliser les bruits et à créer une véritable composition à partir de sons non musicaux, Lynch semble boucler la boucle en traitant les compositions et les trames musicales élaborées par Badalamenti comme des éléments du sound design. Comme le souligne très justement Philip Halsall, ce procédé « apparaît comme le négatif de [son] idée d’utiliser des effets sonores pour créer une partition musicale ; ici, la musique crée les effets sonores19 ».

4. La technologie numérique dans Inland Empire et Twin Peaks: The Return

23C’est grâce à Angelo Badalamenti que Lynch est entré dans l’univers de la création musicale, un monde inconnu et fascinant, peuplé d’artistes capables de partager et de créer ensemble sans avoir besoin de se parler :

[...] j’ai eu l’impression de me retrouver au septième ciel. J’étais dans un studio d’enregistrement, le plus bel endroit du monde, et avec des musiciens, qui sont les gens les plus géniaux du monde [...]. Et, tout à coup, sans échanger un mot, ils se mettent ensemble à faire de la musique. C’est quelque chose de totalement magique20 !

24Cette révélation marque le début d’un investissement personnel croissant dans le domaine musical, d’abord en tant qu’auteur et producteur, puis en tant que compositeur. En 1989, Lynch et Badalamenti écrivent et coproduisent le premier album de Julee Cruise, Floating into the Night, ainsi qu’un spectacle musical intitulé Industrial Symphony n° 1: The Dream of the Broken Hearted, dans lequel cette dernière incarne le rôle principal ; un deuxième album produit par David Lynch, The Voice of Love, sortira en 1993. Durant la même période, Lynch a également co-composé ou supervisé la création de plusieurs plages musicales utilisées notamment dans Twin Peaks : Fire Walk With Me, dont les deux instrumentaux (« The Pink Room » et « Blue Frank ») que l’on entend dans la scène de la boîte de nuit. En 1997, il décide de faire installer un studio chez lui, afin de disposer d’une plus grande liberté de création : « Je voulais un endroit où le temps ne me soit pas compté », explique-t-il. « Car il y a beaucoup de pression lorsqu’on entre en studio : vu les coûts, vous ne pouvez pas vraiment expérimenter21... ». Cette infrastructure, dotée d’un équipement technologique ultra-perfectionné, va lui permettre de s’investir plus sérieusement et plus régulièrement dans la production d’artistes indépendants et de poursuivre ses explorations musicales et sonores en compagnie de différents artistes, musiciens et ingénieurs du son.

25Avec le concours technique et artistique de son nouvel ingénieur du son, John Neff – qui est également guitariste et chanteur –, il enregistre entre avril 1998 et mars 2000 une douzaine de morceaux qui donnent lieu à la parution de son premier album, intitulé BlueBob (2001) – deux d’entre eux, « Go Get Some » et « Mountains Falling », seront intégrés à la bande originale de Mulholland Drive, de même que « Pretty 50’s », qui ne figure pas sur l’album. La genèse de ce projet, inspiré par diverses esthétiques telles que le rock industriel, le heavy metal et le rock’n’roll, est retracée dans de nombreux articles et entretiens publiés lors de la sortie de l’album. Selon John Neff, qui emploie volontiers le terme de factory rock pour décrire cette musique, « l’idée originelle était de jouer avec des guitares et des machines, de trouver un son de machines22 ». Lynch précise que l’univers de BlueBob est également inspiré par « le feu, la fumée, [...] et toutes sortes d’usines23 », ce qui semble indiquer une volonté de revenir à ses premiers émois sonores : les ambiances industrielles d’Eraserhead et d’Elephant Man.

26Lynch poursuit ses recherches musicales durant les années 2000, en collaboration avec de nombreux artistes tels que le pianiste polonais Marek Zebrowski ou la chanteuse Chrysta Bell. En 2005, il recrute le bassiste et ingénieur du son Dean Hurley, avec lequel il réalise quatre albums24. Au fil d’une collaboration intense et fructueuse, tous deux constituent une bibliothèque de plages musico-sonores dont le cinéaste utilisera une partie dans Inland Empire (2006), ainsi que dans la troisième saison de la série Twin Peaks, sous-titrée The Return, qui a été diffusée de mai à septembre 2017 sur la chaîne américaine Showtime25. Globalement, le modus operandi qui s’est établi avec Dean Hurley est assez similaire à celui qui s’était mis en place une trentaine d’années plus tôt avec Alan Splet. Toutefois, s’il s’agit toujours d’expérimenter et de créer des sons à partir d’indications plus ou moins précises du réalisateur, le contexte technologique a considérablement évolué et les possibilités sont quasiment infinies. Tandis qu’Alan Splet a toujours refusé d’utiliser des synthétiseurs, Dean Hurley maîtrise parfaitement les technologies numériques et, de surcroît, se révèle extrêmement polyvalent et disponible – il s’agissait d’ailleurs de l’un des prérequis pour collaborer avec Lynch, qui « voulait un touche-à-tout capable d’exécuter n'importe quel processus, en particulier numérique, de jouer de n’importe quel instrument et d’enregistrer à tout moment26. » Pour le cinéaste, toujours en quête de sonorités inouïes, les évolutions techniques dans le domaine du son ont permis d’élargir considérablement le champ des possibles, non seulement d’un point de vue qualitatif, mais également sur le plan quantitatif, puisque les possibilités de stockage se trouvent démultipliées par le traitement informatique.

27Les pistes créées par Lynch et Hurley pour Inland Empire ont essentiellement été réalisées au synthétiseur. Il s’agit la plupart du temps d’enchaînements de notes tenues, parfois groupées en accords, auxquels se mêlent des souffles et des grondements sourds, à l’exemple d’une plage intitulée « Call From the Past » qui sous-tend une scène située en Pologne, au cours de laquelle Piotrek, le mari de Nikki Grace, part à la recherche d’un personnage surnommé « Le Fantôme ». On perçoit nettement dans cette pièce l’influence d’Angelo Badalamenti, qui n’a pas participé à la bande originale, mais dont l’univers musical semble être devenu une composante à part entière de l’œuvre du réalisateur. Ainsi, Lynch en est-il venu, après des années de collaboration, à créer lui-même son propre « bois de chauffage », grâce aux instruments électroniques et à la technologie numérique.

Extrait 10. David Lynch, Inland Empire, création sonore-musicale de Lynch et Hurley intitulée « Call From the Past », 01:50:38-01:51:44 © StudioCanal

28Si Dean Hurley n’a été crédité qu’en tant qu’ingénieur du son sur Inland Empire, sa contribution à Twin Peaks : The Return, a été plus conséquente, puisqu’il a fourni à Lynch de nombreuses plages d’ambiances à la lisière de la musique et du son, dont une partie est rassemblée dans une anthologie parue sous le label Sacred Bones Records27. Réparties tout au long de la série, elles intègrent, revisitent et synthétisent un certain nombre d’éléments caractéristiques de la syntaxe sonore du cinéaste, dans un assemblage de souffles, de grondements sourds, de grésillements électriques et de craquements mêlés à des nappes de synthétiseur dans le registre grave, de sonorités diaphanes semblant émerger du chaos, d’enchaînements d’accords énigmatiques et de plages musicales étouffées. La participation de Hurley à la bande originale de The Return comprend également plusieurs compositions élaborées en collaboration avec Lynch. L’une d’elles (« Slow 30’s Room »), a été réalisée à partir d’échantillons musicaux prélevés sur un disque de démonstration pour le clavier Optigan28 ; combinant effets sonores et réminiscences musicales d’un autre temps, inlassablement répétées, elle enveloppe la séquence avec la Senorita Dido dans une atmosphère nostalgique, empreinte d’onirisme et d’étrangeté. Certains emprunts au répertoire existant, dans le domaine du rock ou de la musique classique, s’inscrivent dans une démarche de transformation, voire de transmutation, qui s’apparente à un véritable travail de design sonore. Ainsi, la chanson « American Woman » du groupe Muddy Magnolias a-t-elle été métamorphosée en réduisant sa vitesse de moitié et en l’agrémentant de sonorités inquiétantes, afin de créer un climat propice à la première apparition du sombre Mr C. Ce procédé a également été appliqué à la Sonate pour piano n° 14, dite « Clair de lune », de Ludwig van Beethoven, dont on parvient à peine à discerner les contours mélodiques, en raison de l’extrême ralentissement – la vitesse a été divisée par quatre – et du basculement dans le registre grave. Le caractère mélancolique de ce fleuron de la musique romantique s’efface complètement pour laisser place à une atmosphère funeste et caverneuse, où l’on ne distingue plus qu’un amas de sonorités étouffées, comme surgies d’un cauchemar, qui constituent l’écrin sonore idéal pour la scène fantasmagorique de la résurrection de Mr C par le truchement d’entités maléfiques et fantomatiques surgies du fond des bois.

Extrait 11. David Lynch, Twin Peaks: The Return, épisode 8, ralentissement de la sonate « Clair de Lune » de Beethoven dans la scène de la résurrection de Mr C, 00:07:28-00:08:41 © CBS

Conclusion

29Au fil de cette étude, nous avons pu observer l’existence d’une ligne de conduite, inhérente à la démarche créatrice de Lynch et qui n’a pas varié depuis le début de sa carrière cinématographique : il s’agit de son appétence et de son intérêt constant pour la recherche et l’expérimentation, qu’il considère comme le nerf de la création et pour lesquelles il a toujours investi une part importante de son temps et de ses moyens. Cette constance dans la manière de procéder ne l’a pas empêché – bien au contraire – d’évoluer et d’explorer de nouvelles pistes de travail, notamment en s’impliquant dans la production et la composition musicale aux côtés de collaborateurs dévoués et talentueux qui ont su mettre leurs compétences techniques et artistiques au service de ses idées, de ses envies et de ses intuitions créatrices. Souvent tributaires des rencontres et des partenariats successifs qui se sont noués avec ces collaborateurs – en particulier avec Badalamenti, qui a permis au cinéaste d’élargir considérablement sa palette sonore et a su réveiller en lui le musicien –, les évolutions esthétiques dans le domaine sonore et musical sont également liées à un cheminement artistique propre au cinéaste. En effet, l’exploration de la dimension onirique ou fantasmatique, de l’étrange, parfois du surnaturel ou de l’inexplicable, qui devient centrale dans son œuvre à partir des années 1990, s’accompagne d’une volonté accrue de brouiller les limites entre musique et design sonore, afin de s’adresser dans un même élan au registre de la sensation et de l’affect.

Notes   

1 David Lynch, Chris Rodley, David Lynch. Entretiens avec Chris Rodley, traduit de l’anglais par Serge Grünberg et Charlotte Garson, 2e éd., Paris, Cahiers du cinéma, 2004, p. 182.

2 Six Figures Getting Sick (1966) et The Alphabet (1968).

3 Bill Krohn, « Créer des sons. Entretien avec David Lynch », Cahiers du cinéma, n° 509, janvier 1997, p. 14.

4 Michel Chion, David Lynch, Paris, Éditions de l’Étoile/Cahiers du cinéma, collection « Auteurs », 2001 [1992], p. 45.

5 Bill Krohn, « Créer des sons. Entretien avec David Lynch », op. cit., p. 14.

6 Frances Morgan, « Darkness Audible: Sub-bass, tape decay and Lynchian noise », in Virginie Sélavy (dir.), The End: An Electric Sheep Anthology, Londres, Strange Attraction Press, 2011, p. 200.

7 Ce terme est utilisé par Laurent Jullier pour désigner certaines catégories d’images-sons utilisées comme une « artillerie audiovisuelle » : « Quand [l’écran] décoche des stimuli audiovisuels en nous prenant pour cibles, impossible de lui échapper. Il nous bombarde d’images-projectiles qui jouent éventuellement dans le récit le rôle de marqueurs émotionnels [...]. Il nous force la main – les yeux et les oreilles, en l’occurrence, en sollicitant au sein même de notre corps ce que la psychologie cognitive nomme des processus mentaux ascendants, automatismes indébranchables qui fonctionnent chez tous les spectateurs quel que soit leur âge, leur sexe ou leur culture. » Laurent Jullier, Analyser un film : de l’émotion à l’interprétation, Paris, Flammarion, coll. « Champs arts », 2012, p. 200. Et plus loin : « [...] l’image-son attire quelquefois l’attention sur elle-même, cessant d’être un intermédiaire pour devenir une fin artistique en soi ou bien un projectile destiné à “faire effet”, le temps d’une scène à l’estomac. » Ibid., p. 210.

8 Compositeur américain spécialisé dans la musique de films, John Morris (1926-2018) a été le fidèle collaborateur du réalisateur Mel Brooks, dont il a mis en musique la plupart des longs métrages depuis 1968. Lorsque ce dernier a entrepris de produire l’adaptation cinématographique de l’histoire de Joseph Merrick – dénommé John Merrick dans le film –, il lui a tout naturellement confié l’élaboration de la bande originale du film.

9 Cf. notamment : Ambient 1: Music for Airports (1978), Music for Films (1978), Ambient 4: On Land (1982).

10 Brian Eno, « Ambient Music », in Nomad’s Land, « Ambiances », n° 1, printemps-été 1997, p. 7.

11 Nicolas Saada, entretien avec Angelo Badalamenti, DVD Mulholland Drive, StudioCanal, 2002.

12 Amy Charlotte McGill, The Contemporary Hollywood Film Soundtrack: Professional Practices and Sonic Styles Since the 1970s, University of Exeter, 2008, p. 129 (notre traduction).

13 Murray Smith, « A Reasonable Guide to Horrible Noise (Part 2): Listening to Lost Highway », in Lennard Højbjerg et Peter Schepelern (dir.), Film Style and Story: A Tribute to Torben Grodal, Copenhague, Museum Tusculanum Press, 2003, p. 161 (notre traduction). L’auteur précise que certains morceaux d’ambient music possédaient déjà des propriétés semblables à celles de l’illbient : plusieurs passagers s’étaient plaints des effets inquiétants de Music for Airports, diffusé dans un aéroport en 1982.

14 Michel Chion, David Lynch, op. cit., p. 250.

15 Gilles Renault, « L’oreille de Lynch », entretien avec Angelo Badalamenti, Libération, 29 novembre 2001.

16 Guy Astic et Philippe Langlois, « La perception dans les plis : musique, son et silence dans Mulholland Drive », Simulacres, n° 6, mars 2002, p. 127.

17 Daniel Schweiger, « The Mad Man and His Muse » [en ligne], Film Score, novembre 2001 (notre traduction). Disponible sur : https://www.filmscoremonthly.com/daily/article.cfm/articleID/3498/The-Madman-and-his-Muse/

18 Guy Astic et Philippe Langlois, « La perception dans les plis : musique, son et silence dans Mulholland Drive », op. cit., p. 129.

19 Philip Halsall, « The Films of David Lynch: 50 Percent Sound », chapitre 3 [en ligne], The British Film Resource, 2002 (notre traduction). Disponible sur : https://www.britishfilm.org.uk/lynch/Schap3.html

20 David Lynch, entretiens avec Chris Rodley, op. cit., p. 104.

21 Christian Fevret, « BlueBob, le flambeur », entretien avec David Lynch, Les Inrockuptibles, n° 363, 6 au 12 novembre 2002, p. 88.

22 Christian Fevret, « Il connaît la musique », entretien avec John Neff, Les Inrockuptibles, n° 363, 6 au 12 novembre 2002, p. 91.

23 Yannick BLAY, « Bluebob : David Lynch + John Neff », D-Side, n° 13, novembre-décembre 2002, p. 46.

24 The Air is on Fire (2007), This Train (2011), Crazy Clown Time (2011) et The Big Dream (2013). Également un EP intitulé Ghost of Love (2007).

25 En France, sur Canal + à partir de juillet 2017.

26 A.D. Amorosi, « The (Twin) ‘Peaks’ Are Alive With the Sound of Dean Hurley’s Music: A Chat With David Lynch’s Longtime MD » [en ligne], Variety, 19 juin 2017 (notre traduction). Disponible sur : http://variety.com/2017/tv/news/twin-peaks-music-dean-hurley-interview-1202470579/

27 Dean Hurley, Anthology Resource vol. 1, Sacred Bones Records, 2017.

28 Clavier électronique produit par la société Mattel au début des années 1970, dont l’appellation a été forgée par la contraction de optical organ.

Citation   

Emmanuelle Bobée, «Aux confins de la musique et du design sonore», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Hybridités musico-sonores : repenser l’écoute cinématographique, Numéros de la revue, Musique et design sonore dans les productions audiovisuelles contemporaines, mis à  jour le : 12/12/2022, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=1272.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Emmanuelle Bobée

Docteur en musicologie, Emmanuelle Bobée est l’auteure d’une thèse sur La Musique et les textures sonores comme éléments du récit filmique dans l’œuvre de David Lynch, d’Eraserhead (1977) à Inland Empire (2006). Chargée de cours à l’université de Rouen depuis 2012, elle enseigne également les musiques actuelles au conservatoire de Saint-Étienne-du-Rouvray. Membre fondateur du groupe de recherche collective ELMEC (Étude des langages musicaux à l’écran), ses travaux portent notamment sur les relations image-son dans le récit filmique et les interactions entre composition musicale et sound design. Chercheur associé, GRHis/CÉRÉdI, Université de Rouen, France. emmanuelle.bobee1@univ-rouen.fr.