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Laurent Feneyrou (éd.), Musique et dramaturgie, esthétique de la représentation au XXe siècle, Paris, La Sorbonne (collection « Série esthétique », n° 7), 2003, 846 p.

Guilhem Souyri
janvier 2012

Index   

1Alors que la question récurrente de la décadence et de la mort de l’opéra a dominé une partie du débat de la musicologie de la deuxième moitié du XXe siècle, en 2003, au moment où paraît l’ouvrage dirigé par Laurent Feneyrou, la polémique sur la fin du genre musical « par excellence » ne crée plus autant d’émois. En effet, celle-ci s’achemine depuis quelques années déjà vers les étagères ordonnées de l’histoire de la musique au rayon des années 1950/1970 où elle est promise à un repos bien mérité. Il est indéniable que les fondements de cette question sont parfaitement justifiés, fruits des grands bouleversements sociaux du siècle dernier. Cette polémique s’est épanouie dans le climat de remise en cause de l’après-guerre ; cependant du haut de ce début de XXIe siècle, il devient aisé de constater que l’opéra n’a jamais été aussi prolixe que durant le XXe siècle avec toutes les propositions faites par les compositeurs mais aussi dramaturges, permettant de dépasser le genre tout en contribuant au développement de nouvelles formes. Ainsi, les artistes ont réussi à dépasser les contradictions intrinsèques du genre, que se soit au moyen de l’ironie ou de la distanciation, quand ils ne les ont pas contournées en explorant les infinies possibilités qu’offrait le théâtre musical. Dans un même temps, l’informatique et la musique électronique ont permis de transcender certaines contraintes inhérentes à l’espace de représentation telles que la maison d’opéra et son dispositif scénique rigide.

2Cet ouvrage est né d’un séminaire qui s’est tenu au Centre de documentation de la musique contemporaine (Cdmc) de septembre 1998 à juin 1999 ; il se conçoit avant tout comme un guide proposant un parcours thématique original à travers l’opéra du XXe siècle, nous engageant à la réflexion et donnant un aperçu des enjeux esthétiques auxquels la musique scénique – ou toute scène physique comme scène imaginaire appelant une dramaturgie – du siècle dernier a tenté de répondre. A l’image du renouveau de la musicologie actuelle, il ne propose pas une vision centrée sur la musique ni un parcours linéaire ; bien au contraire, l’approche privilégiée est une approche multilatérale, pluridisciplinaire ; les différents auteurs qui y participent sont musicologues, compositeurs, philosophes ou dramaturges, mettant en lumière divers aspects des questions posées. Cependant, il ne s’agit pas d’une sorte d’encyclopédie thématique sur l’esthétique de la représentation au XXe siècle : « en lui ne s’exprime aucune volonté d’exhaustivité » précise Laurent Feneyrou dans son introduction et c’est pourquoi on ne retrouvera pas ici des artistes tels que Berio, Berg ou Stockhausen. Ce n’est pas non plus une histoire de l’opéra au XXe siècle, l’opéra contemporain n’étant qu’une des formes de représentation abordées dans ce livre avec le théâtre musical, la radiophonie, etc.

3Comme le font les problématiques soulevées dans les multiples réflexions qu’il contient, ce livre renvoie les articles et les thèmes les uns aux autres, chaque thème est le fruit de la conception ou du projet esthétique d’un ou plusieurs artistes à un moment donné du siècle dernier, précisé par des entretiens, des correspondances ou des analyses ; mais dans leurs spécificité, ils ne sont à aucun moment isolés, sans cesse confrontés aux écrits rencontrés dans les autres thématiques.

4Musique et dramaturgie, esthétique de la représentation au XXe siècle est une collection de 54 textes (témoignages, analyses, commentaires, entretiens, etc.) regroupés en 9 thématiques.

5Après une introduction de Laurent Feneyrou, Béatrice Picon-Vallin débute le chapitre « Dramaturgies musicales et scénographies » par une analyse du rapport musique/dramaturgie/scène tel qu’il est conçu par Vsevolod Meyerhold, sa proposition d’une musique qu’il considère comme « l’art le plus parfait » (cité par Béatrice Picon-Vallin, p. 47) incarnant la solution dramaturgique et spatiale de la représentation théâtrale, tandis que Laurent Feneyrou étudie le rapport de Brecht et de ses musiciens (Hans Eisler, Paul Dessau ou Kurt Weill) à la dramaturgie musicale, sa considération de la scène musicale comme espace où s’expriment et se résorbent les tensions sociales, insistant sur l’aspect didactique des pièces et sur la nécessité de l’effet de distanciation qui permet au public d’avoir une attitude active et critique. Deux écrits de Luigi Nono viennent compléter ces textes sur le théâtre musical contemporain, ajoutant sa propre vision du « théâtre de masse » tel qu’il était envisagé par Meyerhold ou Brecht, théâtre éminemment politique1. Il s’agit bien d’un théâtre empli de vitalité, qui a pour but la transformation de la société (idée de mouvement constant), refusant toute passivité et dont l’idéologie se développe dans la conscience de masse.

6Le second thème, « Von Heute auf Morgen ou l’amendement des dramaturgies sociales » se rattache fortement au précédent dans le sens où l’opéra de Schönberg étudié ici se place dans une visée opposée aux conceptions analysées juste avant ; Schönberg revendique ici l’art pour l’art : « aucun artiste […] dont la pensée se situe dans les plus hautes sphères ne devrait s’abaisser à la vulgarité dans le but de satisfaire à un slogan tel que : “l’art pour tous” » (cité par Alain Poirier, p. 297), ce qui est l’exacte antithèse de la pensée brechtienne, revendiquant un art pour tous. Von Heute auf Morgen dénonce la superficialité du monde moderne dont le Zeitoper est pour Schönberg tout à fait représentatif. Pourtant, contrairement à Brecht, sa musique reste la sienne, dodécaphonique et extrêmement complexe, peu abordable par les masses. La réflexion se prolonge sur la place de ce Zeitoper dans l’œuvre musicale de Schönberg et dans l’histoire de la musique du XXe siècle avec des articles de Nicolas Donin, Adorno ou Alain Poirier.

7Deux textes constituent le thème « Actions et dramaturgies de la transgression » dont le premier s’intitule « L’immanence dramaturgique de l’abject (pour une histoire sociale de l’avant-garde après 1960) ». Ces textes reviennent en fait sur le sens étymologique du drame, drama, qui en grec signifie « action ». Pierre-Albert Castanet inscrit la dramaturgie dans les mutations profondes de la société, dans des textes plus difficiles et plus originaux, à la veine parfois poétique, il décrit ces nouvelles formes de représentation, dans la mise en scène du corps, support ou matériau, à travers les actions dramatico-érotiques et autodestructrices du Body-art ou des activistes viennois : « Ces artistes transfigurent l’éthique artistique en modifiant la nature des supports esthétiques : ils proposent un retour à l’immanence et envisagent la chair, le corps comme la matière par excellence » (Michel Onfray, cité par Pierre-Albert Castanet, p. 357). Cet article est suivi de « Essai sur l’histoire de l’action » de Hermann Nitsch.

8A la question posée « L’opéra se meurt-il ? », quatrième thème abordé dans cet ouvrage, il faut bien entendu répondre par la négative. Surtout lorsque l’œuvre choisie pour illustrer ce propos n’est autre que Die Soldaten de Bernd Alois Zimmermann, créée en 1965 à Cologne ; c’est en effet une des œuvres phares du XXe siècle, d’une rare complexité tant au niveau musical que scénographique ou conceptuel. Laurence Helleu, Ursula Stürzbecher et Zimmermann nous livrent une courte analyse dramaturgique de l’œuvre, ou plutôt une présentation du drame et de sa structure, dévoilant au passage un aspect essentiel de la pensée du compositeur, à savoir les concepts de simultanéité et de sphéricité du temps qui donnent une plus grande intensité à l’action dramatique et permettent d’envisager l’œuvre sous un aspect total, dans lequel passé, présent et futur entretiennent une relation à sens multiple et non plus linéaire : « le passé menace le futur, le futur menace le passé. Nul ne peut y échapper » (Ursula Stürzbecher, p. 414).

9« Modifiant l’économie du spectacle, ses dialogues et son détachement esthétique, sinon métaphysique, le théâtre musical recherche une expression hors du récit et d’une linéarité littéraire » (Laurent Feneyrou, introduction, p. 26). Les articles contenus dans la partie « Théâtre musical et dramaturgie de l’ironie » reviennent sur le processus dramaturgique ainsi que sur le mode de création de deux compositeurs : Georges Aperghis qui s’est attaché à rendre indissociable le théâtre musical et sa mise en scène, « pratiquement aucun compositeur n’a assumé l’acte théâtral comme [lui] ». C’est durant la phase d’élaboration du spectacle que s’effectue la majeure partie du travail avec toute la recherche sur le langage, la musique et leurs possibilités dramaturgiques intrinsèques, la musique régit l’ensemble du drame, et au contraire de l’opéra, il n’y a plus de livret ou de récit linéaire. Avec Franco Donatoni, dont on retrouve un commentaire de son œuvre Alfred, Alfred, le théâtre musical s’oriente vers une rhétorique scénique, dans une œuvre pleine de mordant, de vitalité, et de contrastes à l’image de la musique baroque, et dans laquelle on retrouve la figure de Falstaff. Des textes de Antoine Gindt, Evan Rothstein, Salvatore Colazzo et des deux compositeurs expliquent les caractéristiques de ce genre nouveau, né en réaction à l’opéra.

10Comment aborder le XXe siècle musical sans parler de la figure de Faust, si importante dans les œuvres musicales produites alors ? Le chapitre « Dramaturgies faustiennes et spectres schönbergiens » étudie ce rapport particulier qu’ont entretenus des compositeurs comme Eisler, Manzoni et Boehmer avec le mythe dans sa réécriture par Thomas Mann, Docteur Faustus, et son lien indéfectible à une autre figure quasi mythique, Schönberg, symbole d’un art bourgeois que la reprise du mythe de Faust entend faire tomber.

11Votre Faust de Jean-Yves Bosseur, le Satyricon de Bruno Maderna et Porte du Paradis de Costin Miereanu illustrent le thème « Collage et dramaturgie de l’ouverture », et témoignent des divers aspects esthétiques et dramaturgiques du collage et de la citation. Pousseur travaille dans le sens d’une « dramaturgie de l’hétérogène, de la fissure, de la discontinuité, à travers le collage d’œuvres ou de styles […] » (Laurent Feneyrou, introduction, p. 29). Chez Maderna et Miereanu les citations et collages sont autant de références aux différents styles musicaux, en formes de clins d’œil, de critique ou de jeu.

12Deux genres principaux dialoguent dans « Radiophonies et dramaturgie de l’écoute », l’opéra radiophonique, plutôt italien et le Hörspiel. Le premier s’inscrit dans la tradition de l’opéra italien, cherchant à recréer une scène imaginaire, d’où le concept d’action invisible que l’on rencontre dans certaines œuvres, tandis que le second s’appuie sur une référence littéraire, aussi bien pour le fond que pour la forme ; la musique sert le langage écrit dans sa syntaxe grammaticale comme dans la façon dont le lecteur peut l’appréhender par l’acte de lecture. On retrouve dans cette dramaturgie de l’écoute la volonté de toucher l’imagination de l’auditeur au moyen d’un medium de masse, la radio. Plusieurs textes illustrent cette forme inédite d’« opéra pour la radio » – à distinguer de l’« opéra à la radio » – comme le précise Giordanno Ferrari ; parmi ces textes, distinguons « Radio-Artaud » de Peter Szendy sur la puissance dramatique que l’on retrouve dans les enregistrements des émissions de radios réalisées par Antonin Artaud.

13« Vanités et dramaturgies négatives » est sans doute la partie la plus abstraite de ce livre, elle s’ouvre sur un article de Laurent Feneyrou, « Dramaturgies négatives » dont la portée philosophique, empruntant à une exégèse du livre de L’Ecclésiaste2 peut paraître hermétique au premier abord. Cependant, la poétique de la représentation de l’être dans la tragédie, ou Trauerspiel, telle que décrite par l’auteur est saisissante : « Notre étude interroge les fondements de cet art, né avec le Moïse et Aron schönbergien : l’écoute de l’invisible, l’espace déserté de la représentation, abandonné des dieux, la mort à l’œuvre, le spectre ou l’ombre de l’homme sur scène, son anamnèse, le drame reconduit à la voix, et son repli dans la multiplication des miroirs, l’ange, icône même de la représentation, l’allégorie enfin, où l’écrit tend à s’imposer comme image… ». Les notions de statisme et de permanence s’opposent à celles de progression, de dialectique ou de direction ; une nouvelle perception de l’œuvre musicale est exigée car la dramaturgie ne se situe plus là où le spectateur la rencontrait habituellement, il faut la chercher aux confins des silences, des non dits, des absences ou des « non compréhensions » et de la confrontation de la musique aux mots. Pour illustrer cette conception, Jean-Yves Bosseur étudie « La conjonction Feldman/Beckett » à la lumière de leur collaboration pour Neither, ouvrage commandé par l’opéra de Rome en 1976, étude que vient compléter un texte de Feldman ainsi que le très riche entretien entre Morton Feldman et Everett C. Frost. Une dernière partie intitulée « Vanitas vanitatum » sur la « Scène sans histoire » avec des textes de Gianfranco Vinay, Salvatore Sciarrino, Heiner Goebbels rend compte de cette dramaturgie négative au sein d’œuvres particulières de la fin du XXe siècle comme Vanitas de Sciarrino ou To be sung de Dusapin. Enfin, Andrea Liberovici clôt cet ouvrage avec son manifeste « Manifesto » et cette dernière maxime : « le théâtre est musique », rejoignant ainsi, au-delà des mots, la conception de Meyerhold qui ouvrait ce livre.

14Cet ouvrage s’applique à remettre en cause de nombreuses idées reçues concernant le genre opéra et ses dérivés comme le théâtre musical, l’opéra de chambre, etc. En dépit de l’annonce régulière de sa mort ou de son épuisement à la fin du XXe siècle, l’opéra n’a jamais cessé de prospérer ; ainsi, Laurent Feneyrou dans un entretien paru dans le Journal du CNRS précise :

« Si ce livre a un but, c’est celui de remettre en cause l’idée de renaissance : l’opéra n’est pas mort après Wozzeck ou avec la démesure des Soldats de Zimmermann »3.

15Bien sûr, le genre tel qu’il est représenté le plus souvent, c’est-à-dire les œuvres datant du XVIIIe au XIXe siècle, et sous la forme duquel il est le mieux connu et appréhendé par le grand public, n’a plus lieu d’être dans le processus compositionnel de nos jours, si l’on s’en réfère à l’évolution de la technique, de la musicologie ou du contexte social.

16A l’heure où le secteur des sciences humaines est en déclin dans le monde de l’édition, du fait de son hyperspécialisation et, incidemment, de la perte d’un lectorat plus large et moins spécialisé, ce livre, tout en proposant une conception originale et des thématiques pointues reste accessible à un public assez large de par l’intérêt de son contenu ainsi que la diversité des articles proposés permettant de mieux appréhender certaines notions, sans oublier le ton personnel de plusieurs écrits ou entretiens d’artistes retranscrits en style direct et appuyant ou illustrant fort à propos les thèmes abordés.

Notes   

1  « Politique » à prendre au sens étymologique du terme, polis.

2  Ce livre a inspiré certaines des œuvres les plus achevées d’artistes tels que Brahms, Zimmermann ou Dostoïevski.

3  Propos recueillis par Léa Monteverdi pour Le journal du CNRS n°166-167, Paris, CNRS, novembre/décembre 2003.

Citation   

Guilhem Souyri, «Laurent Feneyrou (éd.), Musique et dramaturgie, esthétique de la représentation au XXe siècle, Paris, La Sorbonne (collection « Série esthétique », n° 7), 2003, 846 p.», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Traces d’invisible, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 30/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=115.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Guilhem Souyri

Étudiant en master arts du spectacle/musique, université Montpellier 3.