Logo du site de la Revue d'informatique musicale - RFIM - MSH Paris Nord

Du Parque à La Plaza : transformations et appropriations d’un espace par le son
Pour une analyse anthropologique et politique des environnements sonores des manifestations de 2015 à Ciudad de Guatemala1

Jordi Tercero
décembre 2023

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.1414

Résumés   

Résumé

En 2015, la place centrale de la ville de Guatemala, connue par ceux qui la fréquentent quotidiennement sous le nom de Parque Central (ou El Parque), a été rebaptisée symboliquement sous le nom de La Plaza. Cela fait suite à une série de mobilisations sociales contre le gouvernement qui a conduit à la démission, à la destitution et à l’emprisonnement du président, de la vice-présidente et de plusieurs de ses ministres. À partir d’une étude ethnographique centrée sur les pratiques sonores de ces événements, je tente de démontrer que c’est via l’instrumentalisation du son et via une expérience sensorielle intense, pendant cinq mois, que la société guatémaltèque a réussi à s’approprier le lieu et à bâtir un nouveau territoire de lutte et de rupture avec le passé. Plus concrètement, j’étudie en quoi faire du bruit, crier, chanter et percuter des objets a constitué des ressources clés pour atteindre les objectifs de la lutte. Pour donner naissance à La Plaza, un lieu où - comme des manifestants l’affirment - « maintenant, à chaque fois que je passe devant, j’ai la chair de poule » ; « un symbole de réunion et de révolution » ; « un lieu pour se faire entendre ». Dans cette étude je propose aussi d’observer les motivations qui ont encouragé un secteur de la société guatémaltèque - qui n’avait pas l’habitude de manifester (en raison d’un silence et d’une peur hérités de la guerre civile) – à descendre dans les rues. Puis les manières artistiques et créatives via lesquelles ils ont appris à manifester. Enfin, dans une réflexion plus générale, cette ethnographie alimentera la discussion sur la capacité d’action, l’efficacité et le pouvoir des pratiques sonores dans la sphère sociale.

Abstract

In 2015, Guatemala City’s central square, commonly known as “Parque Central”, was symbolically renamed La Plaza. This change followed a series of social mobilizations against the government that led to the resignation and imprisonment of the president and several of his ministers. Based on an ethnographic study of the sound practices of these events, this article seeks to demonstrate how making noise, shouting, singing, and striking objects were key resources in achieving the goals of the struggle and led to the renaming of the square. One protester describes the square as "a place to make oneself heard" and another recounts "now, every time I pass by, I get goose bumps". The article also identifies the motivations that encouraged a sector of Guatemalan society, who were not used to protesting, to take to the streets, and the artistic and creative ways in which they learned to protest. Finally, this ethnography provokes discussion about empowerment and the effectiveness and power of sound practices in the social sphere.

Index   

Texte intégral   

1. Introduction

1Connue par ceux et celles qui la fréquentent comme Parque Central ou El Parque, la place située au cœur du centre-ville de Ciudad de Guatemala (capitale du pays) a symboliquement été rebaptisée au cours d’un important mouvement social en 2015 sous le nom de La Plaza (diminutif de Plaza de la Constitución, nom officiel mais inutilisé du lieu). Le Parque est un espace entouré de symboles et de patrimoines importants de l’identité nationale guatémaltèque. On y trouve un grand drapeau du Guatemala, l’hôtel de ville (nommé Palacio Nacional de la Cultura) la cathédrale (Catedral Metropolitana de Santiago de Guatemala), une salle de concert à l’air libre (la Concha Acústica) et, entre autres, la bibliothèque nationale. En somme, ce lieu constituait déjà chez les Guatémaltèques un territoire de l’identité nationale. C’est aussi un lieu représentatif du pouvoir de l’État, car pendant longtemps (surtout pendant la guerre civile et les dictatures) les bureaux du pouvoir exécutif étaient situés à l’intérieur du Palais national2. C’est face à cet édifice que les manifestant·es nous nous retrouvions pour crier nos slogans, faire du bruit et exiger leur démission.

2Tout était donc concentré sur cette espace. Les appels à manifestation nous y donnaient rendez-vous, les étudiant·es organisaient des marches dont le but était d’arriver en masse sur la place et les musicien·nes et les médias s’y installaient. Petit à petit s’est concrétisée l’apparition du mot La Plaza (dans les appels à manifestation, dans les discours, dans les journaux, etc.) jusqu’au jour où le mouvement social s’est considéré comme victorieux et via une re-signification et une re-désignation, les manifestant·es ont réussi à inscrire, dans l’histoire du lieu, un avant et un après 2015. Autrement dit, La Plaza a été le plateau que le mouvement avait choisi pour mettre en scène sa lutte.

3La réappropriation de cet espace historiquement important (et par extension l’appropriation de tout le quartier du centre-ville : El Centro) fait donc partie des actions constitutives de la lutte sociale guatémaltèque contre un système de corruption de l’État et le recul de la démocratie. Les mobilisations de 2015 ont marqué un tournant important dans cette lutte qui est, jusqu’à ce jour, toujours d’actualité3.

4Le mouvement a démarré à Ciudad de Guatemala (où ont eu lieu les plus grandes manifestations) puis s’est étendu à d’autres villes du pays4 (Quetzaltenango, Antigua, Totonicapán…). Les manifestations ont eu lieu les samedis après-midi, pendant une durée de cinq mois, et avec une périodicité d’environ trois samedis par mois. Le premier samedi a été appelé le 25A (25 avril), neuf jours après que le parquet (avec le soutien d’une commission de l’Organisation des nations unies, la CICIG5) a rendu publique l’implication de hauts fonctionnaires de l’État dans un réseau criminel dédié au blanchiment d’argent et au contournement du système douanier. Puis, à la suite de la publication de preuves accusant le président Otto Pérez Molina d’être à la tête de La Línea (l’organisation criminelle contournant les douanes), la dernière et plus grande manifestation a été convoquée pour le 27 août, sous le nom de Paro Nacional 27A6. Six jours après, le président, la vice-présidente et plusieurs de leurs ministres ont démissionné puis ont été mis en prison préventive pour affronter la justice. Aujourd’hui, nombre d’entre eux et elles ont été jugé·es coupables et demeurent en prison7.

5 Dans cette étude, je pars de l’hypothèse principale que, en ce qui concerne les transformations et l’appropriation du Parque, les expressions sonores ont joué un rôle important. C’est-à-dire que c’est à travers des expériences multisensorielles intenses et récurrentes, et surtout sonores, que la société guatémaltèque a réussi à tisser un lien singulier avec cet espace, et à y bâtir un territoire de lutte politique. Afin d’argumenter cette hypothèse je propose d’étudier tout d’abord, depuis une perspective du sensible, les pratiques musicales et sonores qui ont eu lieu (les ressources sonores, les écoutes, les environnements sonores, etc.). Puis, dans un deuxième temps, je propose de m’attarder sur les représentations concrètes qui se cachent derrière les pratiques sonores du mouvement. Plus précisément, nous aborderons l’utilisation du son comme moyen pour créer des environnements de « vacarmes » sonores (l’intention de « faire du bruit »), pour créer un conflit sonore8, et pour s’approprier et transformer La Plaza, « envahir » le Palais national, se sentir un collectif, perdre la peur de s’exprimer, et rompre le silence hérité de la guerre.

6 Ayant activement fait partie active des manifestations, parfois je me permets d’utiliser le nous afin de m’inclure parmi les manifestant·es. Je parle donc depuis une double position de manifestant et d’ethnographe.

Illustration  : Vue aérienne du Parque : en haut à droite la cathédrale, à gauche le Palais national, en bas La Concha Acústica et au milieu le drapeau national. Crédit : Hemeroteca nacional.

img-1-small450.png

2. Les manifestant·es et leurs motivations

7Pour la plupart des manifestant·es il s’agissait des premières, sinon la première manifestation de leur vie9. Et avant 2015, El Centro et El Parque représentaient pour ces personnes des lieux de visites sporadiques, de promenade, et pour certain·es, des endroits dangereux où l’on se sentait en insécurité, où l’on pouvait se faire voler. En d’autres termes, nous avions affaire à un groupe de personnes qui n’habitaient pas ces espaces, ni ne participaient aux festivités qui ont lieu tous les ans (salon du livre, foire de Noël, marchés, concerts, etc.). Il s’agit également d’un secteur divers socio-économiquement parlant, mais qui était jusqu’à présent indifférent ou passif face à la vie politique du pays. On était donc face à un groupe qui, avant 2015, était hanté par la peur. Caché sous l’ombre de son silence10.

2.1. Les manifestant·es

8 Un élément socio-historique à prendre en compte est que les manifestant·es font partie des deux générations qui ont vécu la guerre civile. Ils et elles sont donc les héritier·ères immédiat·es d’une terreur issue de 36 ans de guerre. Et bien que la plupart de ces manifestant·es, âgé·es entre 20 et 40 ans, n’aient pas – ou peu – vécu les moments les plus atroces du conflit armé (qui se sont produits à la fin des années 1970 et aux débuts des années 1980, surtout sous les régimes génocidaires de Benedicto Lucas García et d’Efraín Ríos Montt), ils connaissent bien les dangers du présent et les dégâts du passé. Que ce soit à travers les témoignages de leurs parents, l’histoire familiale, les amitiés ou les collègues détenu·es, torturé·es et/ou disparu·es – ou bien à travers le vécu des opérations de répression d’après-guerre – cette « jeunesse adulte » guatémaltèque est directement impactée par la violence du conflit armé. D’où la peur d’exprimer ses opinions politiques, d’où le silence face au danger des représailles11.

9 En bref, il s’agissait de manifestant·es néophytes qui, à travers une expérience politique et multisensorielle, ont réussi à rompre avec les traumas post-guerre du silence et de la peur. Ils et elles ont réussi à s’approprier le « rituel » et à prendre la rue avec des collectifs historiquement plus organisés comme les secteurs ruraux, paysans et indigènes (secteurs les plus touchés par la guerre et le néolibéralisme, et qui constituent depuis longtemps une opposition forte et constante à l’État).

10 Les manifestations étaient donc chargées d’indignation, de colère et de lutte, tout en célébrant le sentiment de pouvoir s’exprimer librement dans les rues de façon festive.

2.2. Les motivations

11 Les discours autour de la perte de la peur et de la rupture de silence étaient très présents lors du mouvement. De nombreux slogans et pancartes y faisaient référence. Ces énonciations fabriquaient donc, de manière active et performative, un changement dans la vie politique et quotidienne de la société guatémaltèque. Le simple fait de se retrouver pour manifester était déjà une victoire. Comme l’observe Álvarez, non seulement « ils ont conquis la place d’une manière très particulière, mais ils ont perdu leur peur d’exprimer publiquement leurs revendications et leur mécontentement »12.

12 La phrase de la banderole ci-dessous : « Ils nous ont tellement volés, qu’ils nous ont aussi volé la peur », illustre parfaitement cette articulation et conjoncture entre l’indignation contre un État criminel et corrompu et la perte de la peur.

Illustration : Manifestant en 2015 avec sa banderole. Crédit : Jordi Tercero.

img-2-small450.png

13Quant à la référence au silence (question que nous traiterons plus longuement après), on peut citer les mots de Jorge Arriaga, un professeur d’histoire à l’Université de San Carlos (USAC), qui explique à la presse13 l’importance symbolique d’accrocher une banderole sur le coin de rue où un intellectuel et leader étudiant ont été assassinés pendant la guerre : « C’est un symbole des mobilisations universitaires du passé, c’est aussi le signe d’une génération réduite au silence par les meurtres commis pendant le conflit armé14. »

14Sur la photo ci-dessous, en haut à gauche, nous pouvons également lire une petite banderole qui, de manière poétique, fait aussi référence au silence, aux voix éteintes : « Ils éteindront ma voix, mais pas mon chant. Mon chant, c’est toi, Guatebella15. » Elle apparaît aux côtés d’autres banderoles qui revendiquent la démission du président Otto Pérez.

Illustration : Manifestation du 30 mai 2015. Crédit : Reuters/J.D. Lopez.

img-3-small450.png

15 Pour résumer, ce mouvement a été caractérisé par : la mobilisation d’un nouveau secteur de la société guatémaltèque au sein duquel les subjectivités (dont le sentiment de liberté, la perte de la peur et la rupture du silence) ont mobilisé des forces pour sortir dans les rues ; par la volonté de marquer une rupture avec le passé, avec la guerre ; par la réappropriation de La Plaza et du Centro comme action constitutive du mouvement ; et par le fait que les expressions sonores ont joué un rôle fondamental dans l’atteinte des objectifs de la lutte.

3. Pratiques et environnements sonores

16 Nous allons maintenant examiner de plus près les expressions sonores en elles-mêmes. Les environnements sonores généraux, les ressources ou « instruments » utilisés, les pratiques musicales, les discours et les usages qui en ont été faits au cours de la lutte. Tout d’abord on analysera morphologiquement les environnements sonores et on verra qu’à travers ceux-ci nous avons réussi à construire ou produire un sentiment d’unité, et à nous rendre présent·es, « visibles » ou plutôt audibles dans ce nouveau territoire représentatif du pouvoir étatique. Puis j’exposerai les pratiques musicales qui ont rythmé et rendu dynamique le mouvement social et qui, pour certaines, ont été utilisées pour donner un sens patriote et/ou artistique au mouvement.

3.1. Vuvuzelas, sifflets, et cris. Faire du bruit pour se rendre audibles

17 Sans aucun doute, les expressions sonores ont joué un rôle important pendant la lutte. C’est à travers elles que les manifestant·es ont vécu la crise politique et se sont senti·es – comme ils et elles me l’ont exprimé – « une seule voix », « la voix du peuple ». Les environnements sonores des manifestations étaient bien particuliers et identifiables. Le principal, celui que l’on peut qualifier de marqueur identitaire sonore du mouvement, était un environnement très dense, puissant et strident. Les manifestant·es ont utilisé surtout des vuvuzelas, des sifflets et des cris pour atteindre cette ambiance collective. Dans de nombreuses publications locales autour des manifestations l’allusion au bruit et plus largement aux environnements sonores était presque automatique. Dans les articles de presse, dans les témoignages, les réseaux sociaux… les références aux expressions sonores, aux sons, prédominaient.

18 Voici un extrait d’un article de presse décrivant l’ambiance générale et ce que Bill Barretto, le journaliste, appelle « le climax16 » de la première manifestation (25 avril 2015). Son allusion directe et évidente au son et à l’environnement sonore (vacarme, bourdonnement, vibration…) est la preuve de ce que j’essaie de démontrer, c’est-à-dire la substantialité du son dans ce mouvement social17.

Le climax.

« Cacerolada », « pitada », « ollada », « silbada »18, avec différents noms, de différentes manières, on peut décrire le vacarme qui grandissait à chaque instant sur la Plaza de la Constitución ce 25 avril. L’apogée fut atteint entre 16 h 30 et 17 h 00, aux cris de « Allez-vous-en ! », « Dehors, dehors ! » et « Démissionne maintenant ! », la place bourdonnait. Sous l’œil des caméras de sécurité installées pour l’occasion et des drones de la presse, la place vibre. L’hymne national est chanté pour la cinquième, ou sixième fois, suivi de sifflets et de casseroles ; les mains se lèvent et font le geste de la griffe, expression traditionnelle qui signifie le vol19.

19 La puissance des environnements sonores était donc forte. À l’amalgame des vuvuzelas et sifflets venaient se rajouter sporadiquement des instruments de musique (principalement des tambours de batucada ou de batterie), des casseroles et des pétards. Tous ces artefacts ont été utilisés comme des ressources clés pour atteindre le « vacarme ».

20 À l’aide des extraits audios suivants, nous analyserons et illustrerons certains de ces environnements sonores. Pour ce faire, je vais me servir de différents outils d’analyse proposés par des scientifiques et/ou artistes du son (Schafer, Torgue, Battesti et Miller20). Je vais décrire les perspectives (ou points d’écoutes), textures, densités, mouvements, plans sonores, espaces de propagation, marqueurs et compétences, et ressources de production.

Audio 1 : Tonalité, ou environnement marqueur, des manifestations de 2015 fabriquée surtout à base des sons de vuvuzelas et de sifflets, sur lesquels s’ajoutent des tambours et le slogan « Guate no se vende ». Enregistrement en mouvement bougeant vers la zone des tambours

Audio 2 : Slogan « ¿Qué prometio el PP ? Seguridad y empleo ; y en mas de tres años solo ha habido un gran hueveo » et en deuxième plan la tonalité des manifestations (vuvuzelas et sifflets). Enregistrement statique, au milieu de la manifestation

21 Dans les deux cas, les enregistreurs (le Zoom et moi) nous étions complétement immergés ou entourés (360°) par la source sonore. En matière de perspective (ou point d’écoute), les enregistrements témoignent ce qu’un ou une manifestante/auditrice pouvait entendre à l’intérieur de la manifestation sur La Plaza.

22 On se rend compte très vite de cette tonalité de base particulière, composée de l’assemblage des sons des vuvuzelas et de sifflets, très puissants dans les registres médium et aigu. À certains moments se détachent de celle-ci des sons de casseroles, de tambours, des voix ou des slogans. Ce qui relève le mouvement apparent et réel23 des sources sonores individuelles et rend l’environnement hautement dynamique. Selon où l’on se trouvait on pouvait entendre (comme dans l’extrait no 2), les slogans ou quelconque autre événement sonore qui passait au premier plan, laissant le « vacarme » constant en arrière-plan.

23 En termes de texture, timbre et qualité, nous pouvons qualifier cet environnement de strident, dense, puissant, compressé et de basse fidélité (il fallait élever la voix pour se parler). En même temps il y avait une sensation d’espace, d’aération, sans trop de résonance ni de réverbération puisque l’espace de propagation était à ciel ouvert (contrairement à l’effet « d’entonnoir » que pourrait provoquer un stade fermé par exemple)24.

24 Puis, comme signaux emblématiques ou marqueurs sonores des environnements, il est clair que les sons des vuvuzelas et des sifflets sont les principaux à mettre en valeur. À cela on pourrait rajouter l’hymne national (dont je parlerai ci-dessous) et le chantonnement des slogans (contenant des messages bien précis et utilisant l’argot guatémaltèque et les jeux de mots).

25 Enfin, en termes de compétences et de ressources de production, le marché noir et les vendeurs et vendeuses ambulantes sur place ont facilité l’acquisition des vuvuzelas et des sifflets. Des instruments sonores faciles à faire sonner et à des prix très accessibles. Comme on peut l’écouter dans l’extrait no 2, les sons de ces deux objets servaient aussi à soutenir rythmiquement les slogans. Puis, la densité humaine était un facteur important qui a permis d’atteindre la puissance et dynamique nécessaires.

26 Cet ainsi que, à travers les sons, en fabriquant ces environnements sonores et en même temps en les vivant comme des expériences sensorielles intenses, les manifestant·es ont réussi à nous rendre visible en tant que force politique. C’est-à-dire que les pratiques sonores ne se limitaient pas à être un outil de médiation ou de transmission d’informations (comme pourrait l’être un slogan demandant explicitement la démission du président par exemple), mais que, de manière plus concrète, subtile et inconsciente, les expressions sonores étaient des ressources sensorielles clés que nous, les producteurs/auditeurs, avons décidé de mobiliser afin de nous montrer, de nous rendre visibles et, plus précisément, de nous faire écouter. Au travers nos pratiques sonores, nous sommes arrivé·es à construire un sentiment d’appartenance à un collectif (le « se sentir faire partie de » qui revient souvent dans les discours), et à nous approprier le Parque.

27 Lorsque j’ai posé la question à des manifestant·es de ce qu’ils et elles pensaient des sons des vuvuzelas et des sifflets l’un d’eux m’expliqua : « C’était approprié parce que cela donnait aux gens quelque chose à faire et le sentiment de faire partie des manifestations. » Un autre m’expliqua que ça lui permettait de « faire partie de la manifestation, de profiter de l’énergie collective ». Ou encore, un dernier me confirma que s’il était sur place « c’était bien pour faire partie du bruit ».

28 Puis, quand je leur ai demandé si le son des vuvuzelas et le son en général les dérangeaient j’ai obtenu des réponses assez différentes. Quelques-uns·es étaient « pour » (comme les témoignages ci-dessus), tandis que d’autres se prononçaient « contre » certains éléments de l’environnement sonore25. Mais, finalement, même ceux et celles qui étaient contre les sons des vuvuzelas, des sifflets et des percussions improvisées, considérés comme dérangeants, comme du bruit, ils et elles ont fait preuve d’une certaine tolérance exceptionnelle : « Je pense que nous aurions pu simplement chanter l’hymne. Mais le bruit a généré plus d’excitation. Il vous permettait d’exprimer ce que vous voulez dire et vous donnait le sentiment d’être entendus. »

29 De plus, l’intention de « faire du bruit » était, pour certain·es d’entre nous, complètement liée à l’impact de la lutte, à son efficacité. La nécessité d’un environnement sonore puissant, dérangeant et dense, l’émission de sons énergiques et de bruits perturbateurs était indispensable pour que l’expérience politico-sensorielle soit efficace. Ce genre de sons n’étaient donc pas employés uniquement en tant qu’accompagnements rythmiques des slogans et des batucadas, ni en tant que décor sonore des manifestations, ni en tant que production « maladroite » d’une masse « non musicale ». Au contraire, l’expérience de co-production et co-réception d’une telle masse sonore s’est révélée être une ressource efficace. Comme me le disaient deux manifestant·es (un trentenaire étudiant-salarié et une étudiante de 26 ans) : « Une protestation silencieuse n’aurait pas été aussi efficace » et « Sans le bruit, il n’y aurait pas eu autant d’impact ».

30 Il ressort de ces témoignages une double association particulière (ou une association triangulaire) entre la tonalité des manifestations, la notion locale de bruit, l’intention de se faire écouter, se rendre visibles, et l’efficacité des actions politiques. Voici un schéma qui résume ces articulations et corrélations.

Schéma 1 : Corrélation entre l’environnement sonore, le bruit, se faire écouter, et l’efficacité de la lutte. Auteur : Jordi Tercero.

img-4-small450.png

3.2. Hymne national et autres expressions musicales

31 En ce qui concerne les expressions musicales, la plus aboutie en matière d’affects et émotions a sans doute été le chant de l’hymne national. Comme on peut le lire dans la citation du journaliste Barretto ci-dessus, l’hymne était chanté au moins cinq ou six fois lors de chaque manifestation. La plupart des manifestant·es que j’ai pu interroger a posteriori m’ont confirmé que, énergétiquement, émotionnellement et sur le plan sonore, les moments qui les avaient le plus marqué·es ont été les moments où l’hymne national était chanté.

Chanter l’hymne national était émouvant. Et non pas parce que je suis patriote, mais parce que les gens chantaient à pleins poumons, le cœur sur la main. Surtout la partie où on chantait : Ojalá que remonte su vuelo, más que el cóndor y el águila real. (Jeune consultante de 24 ans.)

32En effet, comme l’affirme la manifestante, juste après le dernier couplet – parlant du quetzal, l’oiseau national et associé à des mythes mayas – les gens se déchaînaient, criaient fort, soufflaient dans leur vuvuzela et leur sifflet, tapaient sur leur tambour et leur casserole. Pendant quelques secondes le vacarme s’intensifiait jusqu’à son expression maximale, puis revenait à sa tonalité de base. Voici le dernier couplet de l’hymne :

Ave indiana que vive en tu escudo,

Oiseau indien qui vit dans ton bouclier,

Paladión que protege tu suelo.

Palladium qui protège ton sol.

¡Ojalá que remonte tu vuelo,

En espérant que tu t’élèveras plus haut

más que el cóndor y el águila real!

plus haut que le condor et l’aigle royal !

¡Ojalá que remonte tu vuelo,

En espérant que tu t’élèveras plus haut

más que el cóndor y el águila real!

plus haut que le condor et l’aigle royal !

y en sus alas levante hasta el cielo,

et sur tes ailes s’élève au ciel,

Guatemala tu nombre inmortal!

Guatemala, ton nom immortel !

33La vidéo suivante, du journal digital SOY 50226, illustre ce moment de la fin de l’hymne. La description que le journaliste fait est un autre témoignage de ce que ces moments ont signifié pour de nombreuses personnes :

Ce fut l’un des moments les plus émouvants et les plus mémorables de la marche pacifique qui a réuni des milliers de Guatémaltèques le samedi 25 avril et qui a permis à tous les courants idéologiques de mettre de côté leurs différences dans un seul but : exiger que justice soit faite et que l’argent escroqué par le réseau de la SAT [les Finances publiques] soit rendu au peuple27.

Vidéo 1 : « L’hymne national : quinze mille gorges à une seule voix », SOY 502, 25 avril 2015

34Sur cette autre vidéo, de la chaîne YouTube Rock Chapin, on peut écouter l’hymne en entier depuis une perspective de manifestant·e, depuis un point d’écoute « dans La Plaza ». Dans les dernières 38 secondes, à partir de la minute 5:00, nous pouvons apercevoir l’énergie, émotion et le vacarme intensifiés du moment post-hymne.

Vidéo 2 : « Hymne national Guatemala (manifestation du 27 août 2015) », Rock Chapin, 28 août 2015

35L’identité nationale guatémaltèque s’est donc révélée comme l’un des éléments les plus importants mobilisés sur La Plaza. Les manifestations ont acquis – malgré certain·es d’entre nous – un caractère patriote. Les drapeaux, les chapeaux et les rubans aux couleurs céleste et blanc jaillissaient de partout, et les vendeurs et vendeuses ambulantes ont su profiter de la situation pour marchander de tels artefacts.

36 Parmi les autres pratiques musicales qui ont eu lieu, celle qui a été la plus présente a été la Batucada del Pueblo (batucada du peuple). Ce groupe est apparu sporadiquement et s’est progressivement consolidé et développé au cours du mouvement. Il était généralement composé de tambours de batucada brésilienne, de caisses claires et de toms basses qui accompagnaient rythmiquement et lançaient les slogans (comme on peut l’entendre dans les audios 1 et 2 ou dans la vidéo associée au témoignage de la percussionniste, ci-dessous). La batucada du peuple a été sans aucun doute l’un des moteurs sonores et créatifs importants qui ont maintenu le dynamisme des manifestations. Dans un entretien publié par le journal digital Plaza Pública28, une membre de la batucada explique comment le groupe est né. C’est La Plaza qui lui a donné son nom.

La Batucada del Pueblo est formée par les gens eux-mêmes à La Plaza. Nous n’avions pas de nom. Nous arrivions, nous jouions et c’était tout. Ce sont les gens qui sont venus et qui nous ont dit : « La batucada du peuple, ce sont eux qui donnent une voix au peuple » […]. Nous avons donc adopté ce nom parce que c’est celui que les gens de La Plaza nous ont donné. Pour nous, […] c’est le nom que La Plaza nous a donné29.

37 Ensuite, il y a eu d’autres pratiques qui sont allées au-delà du « commun », c’est-à-dire des pratiques habituelles des manifestations. Par exemple, dans les deux vidéos suivantes, on voit un groupe de musicien·es jouer de la batterie sous une bâche et, sur des rythmes rock, accompagner et crier slogan sur slogan. Ces différents événements sonores et musicaux ont généré une diversité et une dynamique artistiques au sein du mouvement, lui donnant de nouveaux airs et générant des interactions sporadiques entre artistes. Par exemple, comme on peut le voir dans la vidéo no 4, pendant que nous scandions les slogans, d’autres artistes plasticiennes sont arrivées de manière improvisée pour brûler devant nous des piñatas de politiciens corrompus. C’était un moment très émouvant. Dans le premier exemple (vidéo no 3), le slogan est « A ver a ver, ¿quién lleva la batuta? ¿El pueblo organizado o el gobierno hijo de puta?30 ». Dans le deuxième, c’est juste le mot « dehors » (fuera) qui est chanté-crié.

Vidéo 3 : Vidéo d’un groupe de musiciens qui inventent des slogans et les accompagnent avec une batterie avec des rythmes de rock. Vidéo par Jordi Tercero

Vidéo 4 : Vidéo du même groupe avec les artistes plasticiennes qui sont venues nous rejoindre. Vidéo par Jordi Tercero

38 Enfin, plusieurs productions musicales ont également été créées et ont beaucoup circulé pendant le mouvement. L’une des plus connues est celle de l’artiste El Suchi, qui a donné un concert lors d’une des manifestations en août 2015. La chanson s’intitule Renuncia Ya (qui était l’un des principaux emblèmes ou hashtags du mouvement social) et mélange des sonorités rock, rap et cumbia avec des éléments de la musique indigène guatémaltèque (marimba et tzijolaj). Voici la traduction du refrain31 :

Démissionne maintenant, putain de président,

Démissionne maintenant, tout votre cabinet,

Démissionne maintenant, député aisé,

Démissionne maintenant voleur surintendant32.

39 Nous avons pu voir ici de manière plus précise quelles ont été les principales expressions sonores produites pendant le mouvement et de quoi elles étaient composées. Nous avons également vu pourquoi et à quelles fins elles ont été utilisées ; les affects, sentiments et discours qu’elles ont générés et auxquels elles ont été associées. Puis on a observé aussi que certains environnements sonores ont créé une certaine unité (les slogans, la batucada, les tambours rock et les concerts) et d’autres ont généré une « désunion » ou des discours plus polémiques (l’hymne et le bruit).

4. Instrumentalisations et représentations du son

4.1. L’invasion sonore du Palais national et la recherche d’un conflit sonore

40 L’une des raisons stratégiques pour lesquelles les manifestations ont eu lieu sur cette place est qu’elle se trouve juste en face du Palais national, là où se trouvaient les bureaux présidentiels et où ont lieu des actes gouvernementaux importants. Aller manifester devant le Palais, le regarder de face, crier, diriger vers lui les slogans – telle une personnification du passé, de la répression, de la violence et de la corruption – était donc pertinent.

41 L’accès à l’édifice étant évidemment bloqué par les forces de l’ordre, la ressource qui s’est présentée comme la plus efficace pour « entrer » au Palais national était le vacarme33. L’importance que les manifestant·es ont donnée au fait de se faire entendre peut donc être analysée aussi dans ce sens : la production de sons puissants était la manière pacifique la plus efficace « d’envahir » le Palais. En effet, le son, avec sa caractéristique physique de se propager dans l’air et dans les solides, est devenu un outil performant pour traverser les murs et se faire réellement entendre34.

42 Dans son article sur les pétards et feux d’artifice à Naples, Olivier Féraud parle de la « porosité » des limites spatiales que le son met en évidence. C’est-à-dire que des espaces physiquement distanciés peuvent être « reliés » ou « brouillés » via le phénomène sonore. Autrement dit, il s’agit de la rencontre des frontières de deux milieux sonores différents :

Le goût pour les sonorités éclatantes des « botti » s’insère dans un ensemble d’attitudes qui, dans les quartiers populaires, favorisent un « farsi vedere » (it. « se faire remarquer ») que l’on pourrait aisément transposer en un « farsi sentire » (it. « se faire entendre »). Parler fort, appeler ou discuter à distance, relier des espaces aussi distincts que le foyer et la rue en provoquant une « porosité » des limites privatives par le canal du sonore, rendre flou les espaces habitatifs en laissant entrer les sonorités de la rue, tout en produisant soi-même de la présence dans les espaces collectifs par ses conduites sonores, tout cela répond en écho aux détonations qui s’imposent dans les rues de Naples. Ce « farsi sentire » révèle les relations que les habitants des quartiers populaires entretiennent avec leur environnement sonore. Et ceci s’oppose à une autre relation au sonore, bien plus répandue dans les contextes urbains européens, insistant plutôt sur la discrétion et la préférence pour le silence dans les quartiers bourgeois35.

43 Je propose ici de comprendre autrement cette idée et d’affirmer que tout individu, groupe ou milieu sonore peut choisir, volontairement ou involontairement, à travers le son, « d’étendre » ou « d’élargir » son territoire sonore. C’est-à-dire que, via le son, les limites spatiales physiques ne se rendent pas seulement « poreuses » mais aussi « élastiques ». Le farsi vedere (se faire remarquer) dont parle Féraud au même titre que le hacerse escuchar (se faire entendre) dont témoignent les manifestant·es guatémaltèques est une preuve de cette caractéristique élastique des limites d’un territoire sonore36 individuel ou collectif qui « s’étale » et qui, via un rapport d’intensité et de puissance (du plus fort au plus faible), « envahit » un autre.

44 On peut ainsi articuler cette idée d’élasticité des territoires à celle de conflit sonore que développe Claire Guiu, la définissant comme « l’intrusion d’éléments sonore sur son territoire37 ». C’est-à-dire des conflits liés plus spécifiquement à des espaces physiques et leur appropriation ou privacité (des conflits sonores entre voisinage par exemple), des « zones de tension entre la constitution de bulles [sonores] individuelles et de sphères collectives38 » lorsque « le sonore dépasse […] les limites cadastrales strictement fixées et devient conflictuel39 ».

45 En reliant donc ces deux idées, on peut observer comment, dans le cas du mouvement social guatémaltèque, la recherche du conflit sonore entre La Plaza et le Palais national s’est faite finalement via la spontanéité d’un processus de création sonore collective vécu et fabriqué par les manifestant·es-mêmes. C’est-à-dire que nous avons réussi à construire un environnement sonore suffisamment puissant, perturbateur et envahissant pour créer des zones de tension avec le pouvoir exécutif représenté au Palais. Consciemment ou inconsciemment l’on savait que le vacarme (grâce aux propriétés physiques de diffusion du son) pouvait dépasser les limites cadastrales de La Plaza, entrer à l’intérieur des bureaux, et devenir conflictuel. Envahir les murs extérieurs du Palais avec des banderoles (figure 4) n’était pas suffisant. Il fallait entrer, déranger, exprimer l’indignation.

46 Donc, comme par inertie collective, crier, chanter, scander les slogans, taper des tambours, souffler dans les vuvuzelas, les sifflets et brûler des pétards constituaient un moyen efficace de perturbation pacifique. Autrement dit, le son a été instrumentalisé pour créer un environnement de conflit. Un jeune manifestant de 28 ans m’explique : « Sans bruit, ils [les fonctionnaires] ne nous prendraient pas au sérieux, [c’était] une façon d’embêter les politiques pour leur faire savoir que nous étions là. » Plus tard, il insiste non seulement sur la nécessité de créer un conflit sonore, mais aussi sur son efficacité :

Étant à l’extérieur du Congrès, lorsque les députés ont dû voter la levée de l’immunité du président, je pense que sans le bruit, ils ne l’auraient jamais fait, il était [le bruit] non seulement adéquat mais nécessaire, tout comme les tambours, les pétards et les casseroles.

47 Cette instrumentalisation politique et créative du son nous permet d’affirmer que, tout d’abord, certain·es manifestant·es avaient – ou ont pris – conscience qu’en produisant un environnement sonore spécifique, ils et elles pouvaient avoir un impact en leur faveur, tout en restant pacifiques. Et puis, de manière plus générale, cela met aussi en évidence la capacité d’action que le son et les pratiques sonores permettent d’acquérir à des niveaux individuels et collectifs.

Illustration  : Un des murs du Palais national envahi de banderoles. Photo : Jordi Tercero

img-5-small450.png

48Le son a donc été un élément substantiel. Via les pratiques sonores les manifestant·es ont vécu, samedi après samedi, une expérience forte en tant qu’auditeur·rices, mais aussi en tant que producteur·rices. Et cette expérience leur a permis de s’approprier un territoire, de le resignifier et de créer un vacarme malaisant pour la classe politique. Ensemble, nous avions créé un conflit sonore qui, comme me l’affirme un manifestant, a fait « trembler les structures du pouvoir ». Enfin, c’est la jonction de tous ces éléments qui a abouti à l’accomplissement des revendications principales du mouvement social : la démission et l’emprisonnement du président et de la vice-présidente.

4.2. Faire du bruit : rompre avec le silence de la guerre

49 Faire du bruit c’était aussi rompre le silence hérité de la génération précédente. C’était un moyen de s’affirmer en tant que nouvelle génération, de se démarquer de celle d’avant. Comme la percussionniste de la Batucada del Pueblo nous l’explique bien40, les expressions sonores et musicales ont redonné une certaine confiance aux gens de pouvoir s’exprimer librement, sans peur d’être réprimandés. Petit à petit, les gens se sont relâchés :

Après 36 ans de conflit armé interne, le Guatemala avait une culture de la peur, une culture du silence. Nous avons grandi […] avec cette vision de nos parents selon laquelle [il est] préférable de ne rien dire. Nous avons eu beaucoup de mal à nous exprimer, beaucoup de honte, et surtout beaucoup de peur. Nous pensons donc que la batucada permet aux gens de recommencer à s’exprimer. Elle donne une voix à la protestation. Nous l’avons vu […] petit à petit, les gens perdaient leur peur, petit à petit, nous avons vu que de plus en plus de gens s’approchaient et commençaient à crier. […] Les gens se relâchaient […] les gens perdaient leur peur d’exprimer ouvertement ce qu’ils ressentaient41.

50 La vidéo suivante d’une performance de trois jeunes en dit long sur cette volonté de rupture avec le passé, de briser la culture du silence. Assis au milieu de la Sixième avenue, la rue principale du quartier El Centro, à quelques mètres de La Plaza, avec leurs banderoles, ils déclament à haute voix :

Aujourd’hui, il est temps pour nous, en tant que population, de réagir. Et de montrer que nous n’avons plus peur. Que nous ne subirons plus le silence. Que le Guatemala est uni. Que le Guatemala est grand. Que vive le peuple guatémaltèque. Qu’il vive !42.

Vidéo 5 : Performance de trois jeunes manifestants sur la Sixième avenue. Vidéo par Jordi Tercero

51 De la même façon, des manifestant·es me font part de ce lien particulier entre faire du bruit, se faire entendre, montrer le « réveil » du peuple, et rompre avec le silence, avec la lassitude de ne rien pouvoir dire :

Parce qu’il est nécessaire de se faire entendre, de rompre le silence, le bruit est l’acoustique de la non-conformité collective et le moyen de faire taire la voix corrompue43 (manifestant de plus de 60 ans).

Il était nécessaire de montrer que nous sommes fatiguées de ne rien dire, faire du bruit montre que nous nous sommes réveillées44 (manifestante, étudiante, 27 ans).

Il aurait été épique d’organiser une manifestation d’une telle ampleur en silence. Le silence parle, mais nous voulions tous crier quelque chose45 (manifestant, fonctionnaire, 32 ans).

52 Ces témoignages recueillis montrent bien que les manifestant·es se reconnaissent comme faisant partie d’une génération qui s’est « réveillée », qui a rompu avec le silence et qui n’a plus peur de s’exprimer, ni de manifester dans les rues du centre-ville. D’une jeune génération qui décide de rompre avec les fantômes de la guerre (la peur et le silence) et qui entraîne avec elle la génération précédente, elle lui montre que la guerre est finie et que les temps ont changé. Et, en 2015, l’un des moyens les plus efficaces d’exprimer que nous avions pu rompre avec la peur et le silence était de faire le plus de bruit possible.

53 C’est ainsi que ce mouvement a sans aucun doute marqué un tournant dans la lutte politique au Guatemala. Aujourd’hui, huit ans après, nous pouvons le confirmer. El Parque et la société guatémaltèque ne sont plus les mêmes. Depuis, La Plaza accueille tous les ans des manifestations. Elle représente maintenant un lieu de lutte où l’on peut potentiellement changer le cours politique du pays46. Comme une manifestante de 39 ans me le fait remarquer : « C’est un lieu historique pour moi » ; ou encore une jeune étudiante de 21 ans : « J’ai appris que ce n’est pas un parc où tu passes l’aprèm, où l’on se donne rendez-vous avec quelqu’un, mais c’est un lieu de rassemblement et c’est maintenant un symbole d’union et de révolution » ; ou encore une étudiante de 27 ans m’expliquant que « maintenant, à chaque fois que je passe devant, j’ai la chair de poule, car je le vois comme un lieu où on a marqué un changement » ; ou encore une femme de 58 ans qui me confirme qu’il s’agit pour elle d’un « lieu pour se faire écouter ».

5. Conclusions

54 Beaucoup de choses se sont jouées au Guatemala en 2015. Nous avons vu qu’un secteur de la société s’est réveillé, qu’il a puisé dans ses subjectivités pour mener une action collective concrète. L’enthousiasme de pouvoir enfin sortir et manifester, de rompre avec la peur de la guerre, s’est mêlé à l’indignation de vivre sous un régime criminel pseudo-démocratique. Et c’est par le biais d’expressions sonores que la société a décidé de se réveiller. Le vacarme, fait de vuvuzelas, de sifflets, de casseroles et de cris, était l’une des principales actions de lutte utilisées. D’autres expressions comme les slogans, l’hymne, la Batucada del Pueblo, la musique et l’art en général ont servi à donner du dynamisme, du rythme et de la force au mouvement. Mais pour envahir le Palais national, pour ancrer la lutte dans un territoire et transformer El Parque en Plaza, et pour rompre avec le silence de la guerre, qu’on le veuille ou non, il fallait faire du bruit et faire partie du vacarme.

55 À travers l’étude de ce phénomène politico-sonore nous pouvons donc affirmer que la participation sociale, politique et citoyenne guatémaltèque, en 2015, s’est faite par le son. On peut affirmer qu’il y avait dans ce mouvement une primauté du son sur la vue, ou du moins une valorisation importante des expressions sonores. Le vacarme était à l’image de la crise sociopolitique que traversait le pays. Les manifestant·es ont décidé de mettre en scène notre mécontentement et de tisser un lien avec La Plaza par le son. Nous avions réussi à mener une lutte collective avec succès et à marquer un tourant dans l’histoire politique du pays47.

56 De plus, cette étude de cas alimente les discussions autour du pouvoir, de la capacité d’action ou empowerment et de l’efficacité des pratiques sonores collectives dans la sphère sociale et, plus particulièrement, en contexte de lutte. Car, comme nous l’avons pu démontrer, les actions, les objectifs et le mouvement en lui-même n’auraient pas su se faire sans les ressources musicales et sonores que les manifestant·es ont mobilisées tout au long des cinq mois.

57 Enfin, dans le cadre de la lutte au Guatemala, il est important de finir en précisant que La Plaza, deux années plus tard, a été rebaptisée symboliquement par les milieux militants sous le nom de La Plaza de las Niñas, en référence aux cinquante-six jeunes filles qui ont été brûlées dans un foyer public le 8 mars 2017. Un autel, avec des offrandes et des croix pour chacune des filles victimes de ce massacre, a été installé sous le drapeau. De temps en temps il est détruit par la police ou par d’autres agents de l’ordre public, mais à chaque fois que cela arrive, il est reconstruit le lendemain.

Illustration  : Autel et cérémonie maya dédiés aux 56 Niñas de Guatemala. Photos : ACOGUATE

img-6-small450.png

Notes   

1 Cet article est issu d’une communication présentée lors du colloque Música y ecología organisé par L’Institut supérieur de musique de l’Universidad Nacional del Litoral à Santa Fe, Argentine, les 10, 11 et 12 novembre 2022.

2 Aujourd’hui il accueille les bureaux du ministère de la Culture et des Sports, des Actes protocolaires et le secrétariat de la Communication sociale de la présidence.

3 Au moment où je finis la rédaction de cet article des grandes manifestations sont en cours.

4 Il y a même eu des résonances dans certains pays voisins (El Salvador et Honduras) où des manifestations contre la corruption des institutions des États respectifs ont eu lieu.

5 Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG).

6 « Grève générale 27A » en français.

7 Il est aussi important de dire que cet ex-président est un ancien militaire, connu sous le nom de comandante Tito, soupçonné de participer à plusieurs massacres pendant la guerre civile. La guerre civile au Guatemala a été extrêmement violente. Elle a duré 36 ans (de 1960 à 1996), et l’État, l’armée et les groupes paramilitaires ont employé une politique de terre brûlée effectuant, au moins, un génocide contre une population maya. On comptabilise, au moins, 200 000 morts et 45 000 disparitions forcées.

8 Guiu, Claire. 2007. « Espaces sonores, lieux et territoires musicaux : les géographes à l’écoute » in Vox geographica http://cafe-geo.net/wp-content/uploads/espaces-sonores.pdf, consulté en juillet-2023

9 Dans son ouvrage La Revolución que nunca fue, Virgilio Álvarez montre bien que, à Ciudad de Guatemala, le moteur des protestations était un secteur de la société qui n’avait pas l’habitude de sortir dans les rues pour manifester.

10 Virgilio Alvarez, Virgilio, La revolución que nunca fue: un ensayo de la interpretación de las jornadas cívicas de 2015. Guatemala, Guatemala, Serviprensa, 2016.

11 Pendant le conflit, il y avait des sortes d’espions de la police et des militaires dans les voisinages. Ces espions étaient appelés orejas (oreilles). Ces personnes étaient chargées de dénoncer ceux et celles qui parlaient mal des dictatures. Une oreja pouvait être n’importe qui : le boulanger, ton voisin, ton cousin…

12 « No solo se había ganado la plaza de manera muy particular, sino que se había perdido el temor a manifestar públicamente sus demandas y descontentos. », Virgilio Álvarez, op. cit, p. 30.

13 Bill Barreto, « El clamor de una manifestación: #RenunciaYa », in Plaza Pública https://www.plazapublica.com.gt/content/el-clamor-de-una-manifestacion-renunciaya consulté en juillet 2023.

14 Es un símbolo de las movilizaciones universitarias del pasado, es también una muestra de una generación silenciada por los asesinatos durante del conflicto armado.

15 Apagarán mi voz, pero no mi canto. Mi canto sos vos Guatebella.

16 Bill Barretto, op. cit.

17 C’est moi qui souligne en gras les notions en référence au son, au bruit, à l’environnement sonore.

18 Termes pas vraiment traduisibles. Cacerolada et ollada viennent des mots cacerola et olla (synonymes de casserole), ils font donc référence au fait de faire du bruit avec des casseroles. Pitada et silbada viennent de pito et silbato (synonymes de sifflet). Pitar peut aussi vouloir dire claxonner. Charivari est une notion qui pourrait se rapprocher.

19 Bill Barreto, op. cit., version originale en espagnol : « El climax. “Cacerolada”, “pitada”, “ollada”, “silbada”, con distintos nombres, de distintas formas se puede describir la algarabía que crecía a cada momento en la Plaza de la Constitución este 25 de abril. El apogeo se da entre las 16:30 y las 17:00 horas, con los gritos de “¡que se vayan!”, “¡fuera, fuera!” y “¡Renuncia ya!”, la plaza zumba. Bajo la atenta mirada de las cámaras de seguridad instaladas para este evento y de los drones de la prensa, la plaza vibra. Se canta por quinta, o sexta vez, el Himno Nacional, y le siguen pitidos y cacerolazos; las manos se elevan y hacen el gesto de garra, la tradicional expresión de robo. »

20 Murray Schafer, Le Paysage sonore, Paris : J.-C. Lattès, 1979 ; Henry Torgue, « Immersion et Émergence. Qualités et significations des formes sonores urbaines », in Espaces & Sociétés, no 122, vol. III, 2005, p. 157-167 ; Vincent Battesti, « Ambiances sonores du Caire » in Les cahiers du GERHICO, no 13, 2009, p. 35-49 ; Steven M. Miller « Aesthetics and the Art of Audio Field Recording » in TREBUCHET http://www.trebuchet-magazine.com/aesthetics-art-audio-field-recording/ consulté en juillet 2023.

21 Traduction du slogan : « Le Guatemala ne se vend pas ! »

22 Traduction du slogan : « Que promet le PP [le parti politique au pouvoir] ? Sécurité et emploi. Et dans les de trois ans [de gouvernement], il n’y a eu qu’un seul grand carnage. »

23 Il y a des mouvements réels (lorsqu’une source sonore se déplace physiquement) et des mouvements apparents lorsqu’une source est activée dans une zone, puis une autre dans une autre zone, et ainsi de suite sans qu’il y ait réellement de déplacement.

24 Dans ce sens, même si à une très petite échelle, une brève expérience aux résultats intéressants a été réalisée : j’ai fait écouter plusieurs échantillons sonores similaires, contenant des sifflets et des vuvuzelas (des sons de match de football) à quelques personnes ayant assisté aux manifestations et qui, après écoute, devaient reconnaître parmi les extraits sonores lequel correspondait à celui de la manifestation. Le résultat de l’expérience fut surprenant puisque, ne l’espérant pas, les manifestant·es ont directement reconnu « l’ambiance » de La Plaza en 2015.

25 C’est aussi à partir de ce genre de réponses de la part des manifestant·es qu’ont commencé à se dessiner, dans l’analyse, différentes « communautés d’écoute » face à un même événement sonore (Olivier Féraud, « Une anthropologie sonore des pétards et des feux d’artifice à Naples. » in ethnographiques.org, no 19 – Décembre 2009 https://www.ethnographiques.org/2009/Feraud consulté en juillet 2023).

26 Soy 502, « El Himno Nacional : 15 mil gargantas a una sola voz », in Soy502 : https://www.soy502.com/articulo/15-mil-gargantas-unieron-entonaron-himno-solo-proposito consulté en juillet 2023.

27 « Este fue uno de los momentos más emotivos y memorables de la marcha pacífica que unió a miles de guatemaltecos, este sábado 25 de abril, e hizo que todas las corrientes ideológicas dejaran de lado sus diferencias a través de un solo propósito: clamar por justicia y que el dinero defraudado por la red de la SAT regrese al pueblo. »

28 « La Batucada del pueblo en Guatemala », Plaza Pública, 26 septembre 2017. En ligne : https://youtu.be/gSC8G7hUEQI?si=BEwTHVCAbz3NP7oZ

29 « La Batucada del Pueblo se forma por la misma gente en La Plaza. Nosotros no teníamos un nombre. Llegábamos y tocábamos y punto. Era la gente que llegaba y nos decía “la batucada del pueblo, son la que le dan la voz al pueblo” […]. Entonces adoptamos ese nombre porque era el nombre que la gente en La Plaza nos daba. Para nosotros es el nombre que nos dieron, el que nos dio La Plaza. »

30 Traduction : « Voyons voir, qui mène la danse, le peuple organisé ou le gouvernement fils de pute ? »

31 Lien vers la vidéo en ligne : https://youtu.be/NsNbtV2ujwo?si=bOzxkikbc5P6oi4i

32 Renuncia ya puto presidente / Renuncia ya todo su gabinete / Renuncia ya diputado acomodado / Renuncia ya ladrón superintendente.

33 Une ressource efficace car c’était aussi un moyen pacifiste d’envahir le Palais. Il faut préciser qu’un des emblèmes de ce mouvement social était la mobilisation pacifique. Le mode d’action pacifiste était important afin d’éviter toute escalade de violence et afin de marquer une frontière claire et nette entre le présent et les années de guerre et de post-guerre.

34 Pendant les manifestations il est arrivé que, très discrètement, des bras secouant un petit drapeau national, en soutien au mouvement, sortaient depuis une des fenêtres du Palacio.

35 Olivier Féraud, op. cit., p. 40-41.

36 Je préfère ici employer la notion de territoire à celle de milieu ou environnement sonore puisque, dans la suite logique, la démonstration permet d’englober les interactions entre un espace et les identités qui lui sont attribuées.

37 Claire Guiu, op. cit., p. 2.

38 Idem.

39 Idem.

40 Plaza Pública « La Batucada del pueblo en Guatemala », in Plaza Pública, consulté en juillet 2023.

41 « Después de 36 años de conflicto armado interno, Guatemala tenía una cultura de miedo, una cultura de silencio. Crecimos [como] generaciones con esa visión de nuestros padres de que [es] mejor si no decís nada. Nos da mucha pena, mucha vergüenza, y mucho miedo sobre todo. Entonces creemos que lo que empieza a hacer la batucada es permitir que la gente se empiece a expresar de nuevo. Da esa voz a la protesta. Nosotros lo vimos […] poco a poco la gente iba perdiendo el miedo, poco a poco veíamos como más gente se acercaba y empezaba a gritar. […] La gente se fue soltando […] la gente perdió ese miedo de expresar abiertamente lo que estaban sintiendo. »

42 « Hoy es tiempo de que como población reaccionemos. Y demostremos que no tenemos más miedo. Que no vamos a aguantar más silencio. Que Guatemala está unida. Que Guatemala es grande. Que viva el pueblo de Guatemala. ¡Que viva! »

43 « Sí, porque es necesario para hacerse escuchar, romper el silencio, el ruido es la acústica de la inconformidad colectiva y la forma de callar la voz corrupta. »

44 « Sí creo que era necesario, para demostrar que ya nos cansamos de no decir nada, hacer bulla demuestra que despertamos. »

45 « Hubiera sido épico una protesta de esa magnitud en silencio. El silencio habla, pero todos queríamos gritar algo. »

46 De nombreux appels à manifestations postérieurs à 2015 et jusqu’à ce jour font référence à La Plaza (ces articles de presse en témoignent : https://prensacomunitaria.org/2017/03/en-la-plaza-se-respetara-el-memorial-de-lasninasdeguatemala/ ; https://prensacomunitaria.org/2018/06/otra-vez-la-plaza/ ; https://www.plazapublica.com.gt/content/manifestacion-en-la-plaza-ninas-y-mujeres-no-se-tocan-no-se-matan)

47 Cette année (2023) un parti politique conformé par des manifestant·es du mouvement social de 2015, le parti Semilla, vient tout juste de gagner les élections présidentielles. Cela constitue une autre victoire attribuée à l’essor de La Plaza.

Citation   

Jordi Tercero, «Du Parque à La Plaza : transformations et appropriations d’un espace par le son», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Sons et esthétiques dans la protestation sociale. Mouvements post-altermondialistes, Amérique latine, mis à  jour le : 12/12/2023, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php/lodel/docannexe/image/516/lodel/docannexe/file/651/index.php?id=1414.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Jordi Tercero

Doctorant en ethnomusicologie sous la direction de Makis Solomos au laboratoire MUSIDANSE à l’Université Paris 8, et de Jean-Michel Beaudet au laboratoire CREM-LESC à l’Université de Paris-Nanterre. La thèse s’intitule Musiques et danses des Garinagu du Guatemala : environnements sonores, circulations et histoire. Elle a pour objectif de réaliser une ethnographie sur comment, à travers leurs pratiques musico-chorégraphiques, les Garifunas du village de Livingston (au Guatemala) tissent des liens singuliers avec la globalisation. Elle propose aussi une étude des environnements et milieux sonores locaux et une enquête proposant les esquisses d’une histoire des musiques et danses garifunas. MUSIDANSE (E.A. 1572), Paris 8, France. Doctorant tercero.jordi@gmail.com