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Nous sommes de la montagne et ici nous demeurons !
La participation indigène kichwa à la grève nationale d’octobre 2019 (Équateur)

Sisa Calapi
décembre 2023

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.1407

Résumés   

Résumé

Le mois d’octobre 2019 correspond à une période charnière dans l’histoire contemporaine du peuple équatorien. Un grand soulèvement populaire voit en effet le jour à la suite de l’annonce de l’augmentation du prix de l’essence. Parmi un groupe hétérogène de manifestants, les organisations politiques indigènes kichwa y occupent une place centrale et se distinguent par des modes de mobilisation propres. Cette étude s’articule autour de l’analyse de deux pratiques de contestation mobilisant la musique et la danse. Ainsi, la première partie de l’article consiste à examiner les enjeux créatifs et politiques de la production d’un clip de rap kichwa, et la seconde interroge la place qu’ont occupée des performances de musiques et de danses rituelles lors de manifestations. Cette contribution met en lumière les spécificités de la résistance du peuple kichwa d’Imbabura durant cet événement, tout en les replaçant dans une perspective historique. La méthodologie employée a été développée à partir de la réalisation d’une ethnographie virtuelle du mouvement social et d’une enquête ethnographique classique, réalisée a posteriori de l’événement.

Abstract

October 2019 marks an historical turning point for the people of Ecuador. A major popular uprising began in response to the announcement of an increase in the price of gasoline. Among the heterogeneous group of protestors, indigenous organizations occupied a crucial role and can be distinguished by their own modes of mobilization. This article analyses the production of a politically-engaged Kichwa rap video and examines ritual performances during protests. It highlights the specific features of the resistance of the Kichwa people of Imbabura during this event, while also placing them in historical perspective. The methodology employed is based on a virtual ethnography of the social movement, accompanied by a traditional ethnographic investigation conducted after the event.

Index   

Index de mots-clés : Musique, Ethnographie virtuelle, Mouvement social, Résistance indigène, Kichwa, Danse.

Texte intégral   

1. Introduction

1L’Équateur est un petit pays andin, frontalier de la Colombie et du Pérou. Depuis l’adoption par référendum d’une nouvelle constitution en 2008, il est reconnu en tant qu’État « plurinational » (plurinacional) et interculturel (intercultural). Ces définitions récentes sont le fruit de soulèvements indigènes déployés durant plusieurs décennies. Leurs revendications reposaient sur la lutte contre les discriminations raciales par l’accès aux droits civiques (en matière d’éducation, de santé, d’emploi) et à travers le droit d’exister socialement selon sa propre culture (langue, autonomie politique, etc.)1. Cette reconnaissance étatique de la diversité culturelle au sein de la société équatorienne va donc de pair avec l’identification de différents groupes sociaux dont la catégorisation repose sur des critères ethnico-raciaux, historiquement dynamiques.

2Les Équatoriens se reconnaissant dans le groupe social majoritaire s’auto-désignent à travers la catégorie nommée « métisse » (mestizo·a, en espagnol)2. Ce terme renvoie à une catégorie socioraciale complexe ayant évolué à travers le temps en Amérique latine3. En Équateur, l’expression « blanc-métis » (blanco-mestizo) était davantage employée par les chercheurs dans les années 19804, mais c’est bien le terme « métis » qui domine dans les interactions sociales quotidiennes. En effet, cette catégorie sociale désigne aujourd’hui les personnes ne s’identifiant ni en tant qu’indigènes (indígenas), ni en tant qu’afro-descendantes.

3Les catégories sociales associées aux populations indigènes ont également évolué au fil de l’Histoire. Ainsi, au siècle dernier, les indigènes andins étaient couramment nommés « Indiens » (Indios), ou encore « paysans » (campesinos). Ces dénominations s’inscrivent dans une période de lutte pour l’abolition du système des haciendas (propriétés terriennes coloniales) dans les années 1960-1980, marquée par une alliance avec les mouvements marxistes. Aujourd’hui, les citoyens indigènes s’identifient à travers l’appartenance aux quatorze « nationalités5 » (nacionalidades), qui correspondent à de grands ensembles culturels, regroupant eux-mêmes dix-huit « peuples » (pueblos). Ces derniers se caractérisent par des organisations sociales, économiques et politiques spécifiques. La nationalité indigène comptant le plus de membres est la nationalité kichwa. Présente en Amazonie et majoritairement dans les Andes, les peuples la composant ont pour trait commun le fait de parler la langue kichwa6.

4Nous sommes le 12 octobre 2019. Voilà désormais neuf jours que mes réseaux sociaux (WhatsApp, Instagram, Facebook) regorgent de publications témoignant de la violente répression de l’État équatorien en réponse à la mobilisation de la grève nationale en cours. Depuis la France, je suis les nouvelles concernant ce mouvement social à travers ces interfaces virtuelles et en correspondant avec mes interlocuteurs privilégiés de Cotacachi (province d’Imbabura, au nord de l’Équateur) où je réalise mes recherches en ethnomusicologie. Des partages de vidéos en direct sur Facebook de blocages et de manifestations attirent particulièrement mon attention. En effet, m’intéressant au pouvoir des musiques et des danses de la célébration rituelle de l’Inti Raymi ou « Fête du Soleil » (Fiesta del Sol, en espagnol), je découvre que ces performances apparaissent régulièrement lors de ces extraits filmés. Ce constat m’a ainsi amenée progressivement à réaliser une ethnographie virtuelle le temps du mouvement de contestation que j’étais loin d’avoir planifiée.

5Dix jours auparavant, le gouvernement du président Lenín Moreno annonçait l’augmentation du prix de l’essence dans le cadre du décret exécutif 883 du 1er octobre, lui-même fruit d’accords avec le Fonds monétaire international. La déclaration de ces mesures d’austérité a, d’abord, entraîné la grève des transporteurs publics et privés le 2 octobre. Puis la mobilisation s’est élargie rapidement à d’autres acteurs sociaux, à l’instar des organisations indigènes qui jouèrent un rôle moteur dans ce qui devint une lutte populaire contre les politiques néolibérales du gouvernement. À l’échelle nationale, la mobilisation indigène fut coordonnée par la CONAIE (Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur7), en collaboration avec d’autres organisations plus locales. C’est le cas de la UNORCAC (Union des organisations paysannes indigènes de Cotacachi8), réunissant une quarantaine de communautés kichwas, et sur laquelle je porterai mon attention dans cet article.

6C’est à partir du 3 octobre que cette organisation rejoint la lutte en participant aux actions de blocage du pays et en se rendant à Quito, la capitale nationale, pour manifester. Ces actions de blocage se sont concentrées sur un axe stratégique essentiel de l’économie du pays : la très fréquentée autoroute, la Panaméricaine (Panamericana). Ainsi, les communautés kichwas d’Imbabura se rassemblèrent quotidiennement au point de ralliement, localisé dans le secteur de Pinsaqui (dans le canton d’Otavalo). Elles occupèrent également l’ensemble de l’autoroute en se dirigeant vers la ville d’Ibarra (capitale de la province d’Imbabura), puis vers le centre du pays pour atteindre la ville de Quito (province de Pichincha).

7Ce 12 octobre, en me connectant sur Facebook, je suis particulièrement surprise par les partages massifs d’un lien YouTube de la part de mes contacts équatoriens. Il s’agit de « Rikchari – Despierta9 » (« Réveille-toi », en kichwa et en espagnol), un clip de rap engagé soutenant la lutte en cours et auquel ont participé des artistes équatoriens, dont plusieurs musiciens et rappeurs kichwas d’Imbabura. Cette vidéo a été publiée ce même jour par « Apak Otavalo » un média communautaire très suivi par les populations kichwas de la province d’Imbabura ainsi qu’aux niveaux national et international. Ce dernier a couvert le mouvement social sur le terrain pour donner à voir la réalité du point de vue des grévistes. Ce média bilingue (espagnol-kichwa) se plaçait donc en opposition aux médias nationaux diffusant une propagande présentant le mouvement indigène comme violent et illégitime.

8Au-delà de la communauté équatorienne, cette vidéo a par ailleurs touché des citoyens d’autres pays d’Amérique latine ; en témoignent les divers messages de solidarité sous la vidéo, publiés sous forme de commentaires depuis la Colombie, le Pérou ou encore le Chili, et manifestant un enthousiasme vis-à-vis de la « résistance latino-américaine ». La fin d’année 2019 fut en effet une période marquée par la conflictualité dans plusieurs pays sud-américains, où les peuples se sont mobilisés tour à tour, et parfois de façon partiellement simultanée (à l’image de l’Équateur et du Chili) contre des gouvernements appliquant des mesures néolibérales.

9Dans cette contribution, je m’intéresserai à deux types de manifestations sensibles témoignant de la participation des communautés kichwas de Cotacachi lors de la grève nationale de 2019. Dans un premier temps, je m’intéresserai à la création de la pièce Rikchari, en m’attardant sur ce qu’elle révèle de l’éthique des modalités d’actions politiques des musiciens communautaires kichwas. Je montrerai également dans quelles mesures ces modalités d’action s’inscrivent dans la revendication d’une continuité historique des pratiques de résistances indigènes, tout en constituant une collaboration entre différents acteurs sociaux équatoriens. Dans un second temps, j’analyserai la place des musiques et danses rituelles de l’Inti Raymi dans la manifestation politique et montrerai pourquoi ces performances sont des ressources de mobilisation politique en soi. Cette étude repose sur une ethnographie virtuelle réalisée pendant la grève nationale de 2019 ainsi que lors d’un séjour ethnographique de trois mois en Équateur en 2022 dans le cadre duquel j’ai pu réaliser plusieurs entretiens semi-directifs.

Exemple 1 : Blocage de la Panaméricaine10

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2. Rikchari : un artivisme communautaire et citoyen

2.1 Le ravivement des violences passées

10Malgré les reconnaissances institutionnelles et les avancées en matière d’accès aux droits civiques, les relations de pouvoir héritées de l’histoire coloniale de l’État équatorien façonnent encore aujourd’hui ses rapports sociaux. Cette continuité se matérialise à travers le maintien des inégalités entre le groupe dominant des « métis·ses » et les groupes minorisés, dont font partie les indigènes et le peuple afro-équatorien. Les travaux de l’ethnopsychiatre Franz Fanon (1925-1961) ont montré comment la violence systémique du racisme s’immisce insidieusement dans la vie quotidienne des peuples colonisés et ne peut se résumer à des manifestations d’agressivité frontale. L’intériorisation par les groupes dominants et dominés d’une hiérarchie raciale supposée sert en effet à reproduire un ordre économique et social au sein duquel l’exploitation des seconds maintient les privilèges des premiers11.

11Lors de crises sociales comme les mouvements sociaux, le racisme s’exerce dans ses expressions les plus haineuses, car les groupes minorisés créent du désordre par leur simple élan de contestation. La répression étatique pour le maintien d’un ordre, aussi injuste soit-il, apparaît alors comme inévitable12. L’événement de la grève nationale de 2019 fut marquant et traumatisant pour l’ensemble des interlocuteurs avec lesquels j’ai pu échanger à Cotacachi. L’organisation de la Défense du Peuple équatorien (Defensoría del Pueblo) a ainsi décompté 1 152 personnes détenues, sept morts ainsi que 1 340 blessés lors des journées de mobilisation du 3 au 13 octobre13. L’usage disproportionné de la force par le déploiement massif des corps policiers et militaires, la mise en place d’un couvre-feu ainsi que l’utilisation de la propagande par le gouvernement constituent des dispositifs répressifs alimentant la haine raciste ayant marqué les corps et les esprits des manifestants.

12Pour citer un exemple signifiant de propos racistes émis sur la scène publique, le politicien Jaime Nebot, membre du Parti socialiste chrétien (Partido Social Cristiano), déclara à propos des collectifs indigènes en lutte dans une interview datant du 9 octobre pour le journal Ecuavisa : « Recommandez-leur de rester dans leur montagne. » (Recomiéndeles que se queden en el páramo). Cette déclaration mérite toute notre attention, car elle renvoie à des rapports de pouvoir qui traversent l’Histoire de l’Équateur et du territoire de Cotacachi. Le terme páramo, que je traduis ici par « montagne », correspond à un écosystème montagneux très étendu dans les Andes équatoriennes se situant au-delà de 3 000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Dans l’imaginaire collectif, il renvoie à des plateaux relativement déserts où quelques activités agricoles sont présentes, mais minoritaires.

13De nombreux récits de tradition orale témoignent de la violence coloniale à travers la mise en place du système des propriétés des haciendas, assujettissant les communautés indigènes au travail forcé administré par les colons et plus tard par la population « métisse » (nommés mishos en kichwa). Cette économie coloniale s’inscrit dans un découpage géographique au sein duquel les populations métisses et blanches vivent dans les centres urbains, tandis que les groupes indigènes sont « envoyés » loin du centre, dans les zones rurales, et rendus ainsi invisibles. Cette division sociale de l’espace marque encore le canton de Cotacachi dont la majorité de la population vit dans les zones périphériques rurales et se reconnaît en tant qu’indigènes kichwas, en opposition aux élites métisses du centre de la ville.

14La déclaration de Nebot renvoie donc à une opposition entre corps visibles, légitimes, des populations s’identifiant à la catégorie « métisse » et les corps illégitimes, invisibilisés et exploités des populations indigènes, subissant la férocité de la répression policière lors des protestations sociales. En réponse aux propos de Nebot, les populations indigènes kichwas ont répliqué discursivement en s’appropriant par renversement les propos haineux du politicien. Ainsi, à travers de nombreuses publications sur les réseaux sociaux (messages, images), les indigènes ont commencé à brandir fièrement le slogan : « Nous sommes de la montagne et ici nous demeurons14 ! » Ce dernier est d’ailleurs repris dans les dernières secondes du clip puisque les dernières paroles prononcées correspondent à l’exclamation : « Paramomantami shamuchi! » (cette même-expression en kichwa), précédée de l’énonciation équivalente en espagnol « ¡Somos del páramo y ahí nos quedamos! »

15L’expression « Réveille-toi », correspondant à la traduction du titre de Rikchari, fait en un sens écho à une triste prise de conscience partagée par mes interlocuteurs de Cotacachi, laissant un souvenir amer de la grève de 2019. Cet éveil correspond au constat que, dans le fond, « rien n’a changé » (nada cambió). Derrière les promesses d’un État interculturel et inclusif, octobre 2019 a donc ravivé des souffrances passées et sonne comme un rappel de devoir de mémoire des luttes passées que partagent les membres des communautés kichwas de Cotacachi. En témoigne le récit de Jesús Bonilla, jeune musicien de la communauté de Turuku, lors d’un entretien réalisé en 2021 :

Nous nous sommes protégés, peut-être que ce n’était pas encore notre tour, mais nous avons eu beaucoup de chance parce que nous étions en première ligne et nous faisions face à des bombes, des pierres et des pistolets que les policiers utilisaient. Il y avait aussi ces véhicules anti-émeutes qui écrasaient n’importe qui sur leur passage […]. C’était dur d’éprouver cette sensation que nous n’avions pas encore ressentie. Parce que nous sommes les fils d’une résistance antérieure, d’un soulèvement indigène antérieur. C’est très dur de revivre ces sensations que nos parents ont déjà ressenties, que nos grands-parents ont déjà vécues.

16Cette identité politique des membres des communautés kichwas de Cotacachi est marquée par l’histoire de la UNORCAC. Celle-ci s’est organisée depuis les années 1970 en luttant particulièrement pour les droits fondamentaux (notamment en matière d’accès à la terre, à l’eau potable et à l’éducation) afin que les indigènes soient considérés comme des citoyens à part entière. Ainsi certains événements dramatiques, tels que l’assassinat par la police de l’un de ses fondateurs, Rafael Perugachi, en 1977, ont marqué la mémoire politique des communautés kichwas. En effet, à ces débuts, la répression subie par ce collectif était si forte que ses membres n’avaient d’autre choix que de réunir leurs assemblées la nuit afin d’éviter que la police ne les emprisonne, ou pire.

Exemple 2 : Joueurs de sukus lors des blocages de la Panaméricaine15

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2.2 La minka audiovisuelle : entre résistance communautaire et réseaux de solidarité étendus

17La pièce Rikchari a été conçue dans l’urgence du contexte de grève dans un studio d’enregistrement à Quito. L’ensemble des collaborateur·ices16 ayant participé à sa réalisation est composé majoritairement d’artistes de la province d’Imbabura s’identifiant en tant qu’indigènes kichwas, ainsi que d’autres créateurs se définissant comme « métis » (mestizos). Face à l’insoutenable violence en cours, le « réveil » mis en exergue dans le titre de la pièce Rikchari reflète également la nécessité d’une action collective face à l’injustice, partagée par de nombreux citoyens équatoriens.

18Loin d’être limitée à l’entre-soi, la sociabilité des musiciens et commerçants kichwas se caractérise depuis longtemps par leur capacité à étendre et mobiliser leurs réseaux de connaissances (kichwas ou non) pour marchander et/ou produire leur musique sur le sol national et international17. Les mouvements de migration vers Quito et à l’étranger dans les différentes trajectoires de vie mènent ainsi les un·es et les autres à réaliser différentes rencontres pouvant mener à des collaborations professionnelles et/ou militantes. Cette ouverture aux autres groupes sociaux se retrouve également dans les actions menées lors des manifestations à Quito durant la grève. On peut en effet citer plusieurs réseaux de solidarité s’étant activés pour soutenir le mouvement : les universités ouvrant leurs portes pour que les grévistes puissent y dormir la nuit, les dons de nourriture, de vêtements et autres biens de première nécessité, ou encore les étudiants et professeurs de médecine créant des brigades pour porter secours aux personnes mutilées par la police.

19Si cette dimension collaborative est bel et bien présente, il reste important pour les musiciens communautaires de Cotacachi de composer à partir de l’attachement à leur identité kichwa18. En un sens, être « musicien communautaire » consiste en effet à accompagner la vie rituelle des communautés en suivant les cycles agricoles associés et à soutenir la vie collective de façon générale, notamment à travers la lutte, comme me le rapportait Jesús Bonilla :

Outre le fait de jouer d’un instrument, nous faisons partie d’un système qui a besoin de nous. Ce n’est pas parce qu’on est musicien qu’on peut être en dehors de la lutte, ce n’est pas parce qu’on est chanteur qu’on ne peut pas semer, qu’on ne peut pas aider sa communauté. En fait, le fait d’être un musicien communautaire y contribue19.

20Ainsi, être musicien dans une communauté kichwa, c’est faire partie d’un tout dans lequel on se doit d’apporter sa contribution d’une façon ou d’une autre. Ce rapport à la réciprocité dans les relations sociales est une caractéristique importante des sociétés andines dans divers contextes sociaux. Dans ses travaux, Laura Fléty a montré comment l’effort physique (désigné en tant que « force ») des pratiques de danse carnavalesque de la morenada s’imbriquait dans des échanges réciproques sous-tendant l’économie et l’organisation sociale des marchands entrepreneurs aymaras à La Paz en Bolivie20.

21Les valeurs véhiculées dans ce clip renvoient donc à une indigénéité revendiquée fondée sur des rapports de réciprocité et d’efforts communs qui peuvent néanmoins dépasser le cadre de la sociabilité kichwa. La pièce est en effet présentée sur YouTube en tant que « minka audiovisuelle » (minka audiovisual). La minka est une notion fondamentale des sociétés andines qui désigne la pratique de travail communautaire. Fondée sur le principe de réciprocité indispensable pour que la vie se reproduise et continue, la minka traverse également les organisations politiques. Sa réalisation consiste à réunir des individus, à coordonner les efforts de chacun·e et a pour finalité l’utilité publique.

22Cette activité est donc intrinsèquement liée à la vie sociale des communautés kichwas contemporaines. Le déploiement des moyens et des personnes participant aux blocages et aux marches montre en effet la nécessité d’action collective au sens large : des grands-parents aux enfants en bas âge, la lutte concerne toute la famille. Le comité de femmes de la UNORCAC par exemple, s’organise pour apporter les ustensiles nécessaires (marmites, cuisinières à gaz) pour subvenir aux besoins alimentaires des grévistes, et des réseaux de transports entre Imbabura et Quito s’organisent pour transporter des dons de nourriture ou ramener des grévistes blessés.

23S’il est réducteur de présenter les organisations indigènes comme des ensembles homogènes sans conflits et sans discordes21, on peut néanmoins avancer qu’elles jouent un rôle moteur dans leur capacité à mobiliser les communautés les composant. La gouvernance de la UNORCAC est, en effet, loin de faire l’unanimité auprès des populations kichwas de Cotacachi. Néanmoins, lorsqu’elle convoque les communautés, une grande partie des concerné·es répond présent, car l’action communautaire apparaît toujours comme première, en particulier lors des contextes d’urgence comme la grève d’octobre 2019.

24Enfin, si d’un côté, le terme minka renvoie, dans le cadre de la production audiovisuelle Rikchari, à des modes opératoires indigènes, il caractérise également la volonté partagée par des artistes équatoriens de divers horizons sociaux de réunir des « forces créatives » afin de réaliser une œuvre ayant un impact sur la société équatorienne. Dans le contexte de la grève, chacun·e participe donc à sa manière à l’effort de la lutte, et la réalisation du clip Rikchari est une des multiples contributions collectives au mouvement.

2.3 Une résistance culturelle avec des références au rituel

25Pour en revenir à l’intersection entre culture indigène et politique22, il est important de se pencher sur la dimension sensible de ce clip. Sur le plan visuel, ce dernier se compose d’extraits vidéo de la grève de 2019 ainsi que d’extraits vidéo d’archives des soulèvements indigènes antérieurs, ce qui renvoie au devoir de mémoire présenté précédemment. On y trouve également des plans montrant la presse nationale, synchronisés aux paroles des rappeur·ses dénonçant ses propos mensongers, des performances dansées variées ou encore des images des rappeur·ses enregistrant leur partie dans le studio. Enfin, on y trouve plusieurs plans de cérémonies rituelles dont quelques plans des performances dansées lors de la prise de la place de l’Inti Raymi de Cotacachi23, dont je préciserai les caractéristiques dans la partie suivante.

26Sur le plan sonore, ce morceau est composé de samples24 d’instruments traditionnels kichwas que sont la mandoline (bandolín) et les flûtes traversières en bambou (sukus) pratiquées pendant l’Inti Raymi. Jesús Bonilla, que j’ai cité plus haut, participa au clip en jouant de ces flûtes rituelles. Une fois l’enregistrement réalisé, il fut incorporé en tant que sample en postproduction. À ces lignes mélodiques s’ajoute un battement continu (beat) donnant une connotation de marche martiale à cette musique rappelant également la rythmique des performances rituelles de l’Inti Raymi à Cotacachi. Certains extraits de discours politiques de lutte sont également mobilisés. Du point de vue des paroles des interprètes, chacun·e des rappeur·ses réalise un couplet et un refrain en polyphonie, répété à deux reprises, pendant le morceau.

27Pour ce qui est du contenu sémantique de ce morceau, les paroles en kichwa et en espagnol dénoncent l’oppression subie par les communautés indigènes et orchestrée par le gouvernement. Elles convoquent la mémoire des luttes passées, et appellent à combattre la violence, notamment à travers la valorisation de la culture kichwa. Ci-dessous, l’extrait du morceau correspondant à la partie de l’artiste Taki Amaru, traduit en français par mes soins, témoigne de cette dynamique :

Exemple 3 : Extrait du couplet de Taki Amaru25 et sa traduction française

Version espagnole du couplet de la rappeuse

Traduction française

« Urgencia, milicia cultural

Estrategia cosmo-politica

Comunitaria originaria

Nuestra trinchera siempre sera en la llakta

Quitemosle el poder a las sanguijuelas

Quinientos años en esta resistencia

En paro se quedó mi corazón

Por ver a mi pueblo como carne de

cañon »

« Urgence, milice culturelle

Stratégie cosmopolitique

Communautaire et originaire

Notre tranchée sera toujours dans le llakta26

Enlevons le pouvoir aux sangsues

Cinq cents ans de résistance

Dans la grève mon cœur est resté

Pour avoir vu mon peuple comme de la chair à

canon. »

28Il est important de relever que l’expression « Cinq cents ans de résistance » renvoie à un slogan politique employé depuis les années 1990 par les mouvements indigènes internationaux et ne se limite pas seulement au contexte équatorien. Il correspond à la contestation, par effet de renversement, aux « Cinq cents ans de découverte de l’Amérique », célébrée le 12 octobre 1992 en Espagne. Le choix de publier le clip Rikchari le 12 octobre 2019 est donc délibéré et constitue un véritable tour de force symbolique.

29La composition sonore et visuelle de la pièce Rikchari relève par ailleurs, nous l’avons vu, d’un certain nombre de références à la célébration de l’Inti Raymi et en particulier au rituel de la prise de la place, qui consiste en l’appropriation de la place centrale de la Matrice à Cotacachi par des moitiés cérémonielles rivales, s’affrontant par la musique et la danse. En raison des correspondances historiques, on peut aisément supposer que ce rituel s’est fortement politisé à partir des années 1990, devenant ainsi une manifestation culturelle représentant la résistance kichwa (ce type de discours sur le rituel étant encore très présent à Cotacachi aujourd’hui). En effet, cette période est marquée par la revendication de la dimension culturelle de la résistance indigène lors des divers soulèvements et on peut à ce titre citer un exemple de cette concordance symbolique entre rituel et lutte indigène. Un soulèvement indigène important se déroula en effet pendant les dates de la célébration des Vísperas (vêpres) de l’Inti Raymi. À cette occasion, les manifestants réalisèrent la prise pacifique de l’église Santo-Domingo de la capitale en l’occupant pendant plusieurs jours. Ce soulèvement fut à ce titre baptisé par des intellectuels de gauche le « soulèvement indigène de l’Inti Raymi de 199027 ».

30Cette prise de l’église de Santo-Domingo fait elle-même écho à un autre événement qui marqua l’Histoire collective : la prise de l’Assemblée nationale qui se déroula le 8 octobre 2019 à Quito. Durant cet événement, un groupe de manifestants parvient à s’introduire au sein de cette institution après en avoir occupé les abords pendant plusieurs heures. Cette action fut par la suite violemment réprimée par la police.

Exemple 4 : Retour à Cotacachi en bus (fin de la grève)28

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3. Musiquer et danser pour résister

3.1 Les langages sensibles de la « force »

31Au-delà de l’occupation de l’espace numérique, les communautés kichwas se sont également largement manifestées à travers l’occupation de l’espace public pendant la grève d’octobre 2019, notamment à partir de la pratique de la musique et de la danse. La mobilisation collective constituant un savoir-faire opératoire très développé dans les pratiques communautaires, on peut alors se demander quelle place ces performances occupent dans le cadre des manifestations et si elles constituent une forme de mobilisation en soi.

32Si le visionnage des vidéos montrant ces performances peut surprendre, ou tout du moins être perçu comme une façon originale de manifester dans l’espace public, la pratique de ces danses de l’Inti Raymi n’a rien de surprenant lorsque l’on est familier du pouvoir performatif de ces dernières. À ce titre, il est important de souligner que leur usage lors de protestations sociales n’est pas inédit chez les communautés kichwas d’Imbabura, comme en témoigne l’extrait de récit du soulèvement indigène de 1990 ci-dessous :

Dans la province d’Imbabura il y a eu un grand déploiement militaire. Les communautés indigènes s’étaient organisées pour protester, mais leurs actions furent réprimées […] Après, ils ont envahi des propriétés communales, ils ont employé des gaz lacrymogènes, ils ont voulu intimider, en passant de maison en maison et en leur interdisant de sortir […] Mais les Indiens (les hommes, les femmes, les enfants, c’est-à-dire la famille) ne s’avouèrent pas vaincus. Ils se sont réunis en assemblée permanente et ont commencé à ébaucher de nouvelles formes de lutte […] Unanimement, ils ont décidé d’utiliser des ressources culturelles pour combattre la répression. Ainsi, ils ont préparé un simulacre d’Inti Raymi, enfin, plutôt, ils ont avancé la grande fête et avec les instruments de musique, les costumes typiques de la fête et, au son de la musique, ils ont commencé à danser et à sortir des communautés. Peu à peu se sont joints de nouveaux musiciens et danseurs […] Les chemins étaient à eux. Au milieu de la fête, les compagnons qui avaient été désignés coupaient les routes, mettaient des obstacles et ainsi ils se sont imposés aux militaires29 […].

33Le pouvoir performatif des musiques et danses de l’Inti Raymi est désigné par le terme vernaculaire de « force » (fuerza, en espagnol). J’ai eu l’occasion de discuter de cette notion dans deux publications antérieures. Dans la première, portant sur le rituel de la « Prise de la place » (Toma de la plaza, en espagnol), j’analysais en quoi son efficacité rituelle reposait sur sa capacité à générer une tension conflictuelle spectaculaire. Cette tension repose en effet sur la potentialité qu’ont les performances de mener à de véritables affrontements entre communautés et à générer un chaos général sur la place, pouvant aboutir également à des affrontements avec la police30. Dans la seconde, j’analysais la dimension intime de la « force » pendant les vêpres précédant l’Inti Raymi, en montrant sa capacité à générer des euphories collectives. J’étudiais comment l’énergie déployée par les pratiques musicales et dansées participait au plaisir partagé général auquel contribuaient également les échanges d’alcool et de nourriture entre les participants31.

34Le pouvoir performatif de la « force » réside donc d’une part dans sa capacité à s’imposer collectivement avec puissance et en impressionnant publiquement les spectateurs en coprésence et d’autre part dans sa capacité à créer en simultané un espace intime au sein du bloc de danseurs. Ces derniers, par la production de plaisir partagé, vivent sensiblement le fait d’appartenir à une communauté et d’y être attachés. Une fois les effets de la « force » définis, il convient également de décrire sur quelles caractéristiques esthétiques ils reposent.

35Les danses de l’Inti Raymi de Cotacachi consistent en la pratique collective du zapateo, qui repose sur la réalisation en continu, et de manière synchrone, de pas frappés au sol. Du simple trottinement témoignant de la fatigue lors de la fin des festivités, aux pas frappés avec puissance sur la place de la Matrice, le zapateo se caractérise par la notion d’« homorythmie gestuelle32 ». Cette dernière correspond à une pratique coordonnée dans le temps (ici les pas frappés au sol) tout en réalisant des mouvements distincts (chacun·e dansant avec son propre style). L’intensité du zapateo des danseurs se mesure à l’effort musculaire déployé pour frapper le sol et au son produit par ce mouvement. Cette dimension sonore est un constituant du zapateo, et les danseurs produisent donc du son, au même titre que les musiciens jouent leur musique instrumentale en exécutant le zapateo. La musique instrumentale correspond au jeu d’harmonicas, de flûtes en bambou et de conques. D’autres émissions sonores, à l’instar des pas au sol, composent la « bulla » (le bruit) de ces performances : des cris, des paroles scandées en kichwa et en espagnol, des onomatopées ainsi que des sifflements.

36Revenons au contexte de la révolte sociale. Lors des performances dansées filmées en direct sur Facebook pendant l’occupation de la Panaméricaine, j’ai pu constater que le contenu des paroles habituellement scandées pendant le rituel consistant à valoriser son groupe de danse ou à provoquer son ennemi était alors remplacé par de nouvelles proclamations. Ainsi, dans l’une de ces vidéos33, les paroles scandées des danseurs reprennent la forme responsoriale (voix solo – chœur) à l’œuvre pendant les rituels. Ainsi, dans l’extrait ci-dessous, le groupe d’appartenance à valoriser devient le territoire d’origine rassemblant l’ensemble des communautés kichwas mobilisées et l’ennemi à vaincre n’est autre que Lenín Moreno, représentant de l’État équatorien.

Exemple 5 : Extrait de paroles scandées sous forme responsoriale

Paroles en espagnol

Traduction en français

Voix solo : « — ¡Cotacachi!

Voix chœur : — ¡Presente! »

[…]

Voix solo : « — ¡Abajo Moreno!

Voix chœur : — ¡Abajo! »

Voix solo : « — Cotacachi !

Voix chœur : — Présent ! »

[…]

Voix solo : « — À bas Moreno !

Voix chœur : — À bas ! »

37Ainsi, le contexte du conflit national mène, dans le cadre de ces performances, à la désignation d’un nouvel ennemi politique. Cette désignation par l’énonciation de slogans va de pair avec le fait de se réclamer d’une appartenance sociale large et inclusive, contrairement à ce qui est pratiqué pendant le cadre rituel. Ainsi, pendant la grève, l’important devient le fait d’être indigène et kichwa et d’appartenir au territoire de Cotacachi, voire plus largement d’Imbabura. Pendant le rituel de la prise de la place en revanche, l’appartenance à une des moitiés rituelles « Du Haut » ou « Du Bas » ou encore à une communauté précise composant ces ensembles demeure plus important. Les performances de l’Inti Raymi de Cotacachi apparaissent alors comme des espaces malléables, propices à la création et donc à la construction du changement social.

38Il convient néanmoins de préciser que les types d’ennemis, et par extension de conflits, sont tout à fait différents dans les deux cas de figure et ne sont donc pas à mettre sur le même plan. Ainsi, comme le mentionnait Jesús Bonilla lors d’un entretien : « Lors de la grève nationale, la violence est réelle34. » Autrement dit, si pendant la prise de la place, l’efficacité rituelle repose sur la tension conflictuelle associée à la potentialité d’affrontements physiques entre communautés kichwas (donc dans un certain entre-soi encadré par une sociabilité rituelle autonome), les affrontements avec l’ennemi que représente l’État équatorien sont, nous l’avons vu, d’une violence extrême et mortifère. Cette dernière relève d’une répression subie par les manifestants, face à laquelle ils n’ont pas d’autres choix que de développer des moyens de défense pour perdurer et survivre dans l’espace public35.

39Les performances rituelles de l’Inti Raymi se caractérisent par leur nature itinérante et se manifestent à travers deux types de trajectoires réalisés par le bloc de danseurs. La première consiste à se déplacer d’un point A à un point B en suivant un trajet plus ou moins linéaire relatif à l’espace physique occupé. La seconde consiste en la production d’un cercle dense et concentrique dans un espace fixe au sein duquel les danseurs tournent en réalisant des changements de sens réguliers. Ces deux types de trajectoires ont été réalisés lors de la grève nationale tantôt pour suivre le mouvement général des cortèges lors des manifestations, tantôt pour occuper un espace fixe, en particulier lors des blocus. Dans tous les cas, la réalisation des performances permettait aux collectifs de cultiver un certain élan physique et un certain réconfort émotionnel grâce au plaisir procuré par la synchronicité des sons et des mouvements.

40En effet, le sentiment d’unité produit par l’homorythmie gestuelle est également associé à un sentiment de sécurité et de réconfort lors du contexte anxiogène de la grève nationale. L’appel à l’union dont font preuve les dirigeants indigènes fait écho aux discours des autorités rituelles que sont les capitaines de danse pendant l’Inti Raymi. Ils répètent en effet chaque année à quel point il est important de rester ensemble, en dansant au même pas, et de tout faire pour ne pas s’éparpiller. Cette unité idéelle a pour but de rester forts face aux potentielles menaces extérieures (communautés rivales, police ou entités invisibles dangereuses). Cette sécurité affective, qui prend une dimension tout autre dans le contexte de terreur imposé par l’État équatorien, repose sur le fait d’être ensemble par la pratique de la musique et de la danse et m’a été décrite par Jesús Bonilla lors d’un entretien :

La musique était importante : se sentir à Cotacachi en étant devant. Sentir que c’est notre musique, et danser tous au même rythme nous fait nous sentir chez nous et suffisamment forts pour perdurer dans le temps36.

41La question de la résistance par le maintien de sa présence dans le temps et dans l’espace renvoie à deux dimensions. La première est celle de l’endurance physique qui est une composante importante associée à la « force » pendant l’Inti Raymi. Les communautés dansent en effet pendant de longues heures, et ce, pendant plusieurs jours de suite à l’instar de nombreuses danses rituelles andines comme la morenada dans le contexte dévotionnel de la fête del Gran Poder à La Paz37.

42Outre cette endurance situationnelle, elle renvoie au simple fait de continuer à exister, en tant que groupe minorisé, subissant de multiples oppressions au quotidien. De fait, et au-delà des actions publiques propres aux situations de soulèvements indigènes, les grammaires et stratégies de résistance sont continues et se font parfois par des détours que les dominants ne sont pas toujours capables de saisir38. Ces pratiques de résistance « de l’ombre » permettent de survivre malgré des inégalités sociales, sanitaires et économiques pesant sur les conditions de vie des communautés.

43Danser l’Inti Raymi, que ce soit en contexte de grève ou pendant la prise de la place, c’est donc, une certaine manière célébrer le fait de continuer à exister collectivement malgré la reproduction des violences racistes, et c’est en ce sens que cette pratique est politique. L’un des slogans en kichwa les plus employés depuis les années 1990 et au fil des soulèvements se succédant est « Ici, nous demeurons » (Kaypimi kanchik39 en kichwa). Présente dans de nombreuses musiques engagées kichwas (dont le morceau Rikchari), cette expression est d’ailleurs déclamée par les manifestants à la fin du live Facebook présenté précédemment pour « répondre présent » en chœur et de façon responsoriale comme dans l’extrait cité plus haut.

3.2 Rentrer chez soi

44Le plaisir associé à la célébration de soi est par ailleurs significatif vis-à-vis des moments clés de la grève où la musique de l’Inti Raymi était pratiquée. Ainsi, Jesús Bonilla partageait avec moi, lors d’un entretien, trois temps forts durant lesquels il a particulièrement joué et dansé les répertoires de l’Inti Raymi. Il s’agit d’abord du début de la grève lors des blocages de la Panaméricaine (temps correspondant à la vidéo filmée en direct sur Facebook et étudiée précédemment). Puis, de la prise du parc El Arbolito à Quito. Enfin, l’annonce du retrait du décret à la suite des négociations des autorités indigènes de la CONAIE avec le gouvernement le 13 octobre, annonçant ainsi la fin du combat. Ces trois temps, loin d’être anecdotiques, correspondent à des moments où l’on doit trouver de la force pour démarrer une lutte à durée illimitée, revendiquer sa présence dans l’espace de pouvoir que représente la capitale nationale, et enfin, célébrer la victoire d’un combat aux sacrifices multiples.

45Rentrer dans sa communauté et retrouver ses proches après plusieurs jours d’épreuves physiques et morales a été salvateur pour l’ensemble des grévistes. Chacun·e reprend alors doucement ses activités quotidiennes. La grève reste néanmoins gravée dans la mémoire et motivera certain·es à archiver ses témoignages pour la postérité, que ce soit par des productions artistiques, intellectuelles ou simplement par la transmission orale. Luis Bonilla, de la communauté de Turuku, est un cinéaste ayant réalisé un documentaire sur la grève nationale de 2019. Il a contribué au montage du clip de Rikchari en transmettant ses propres archives du soulèvement. Il définissait son rapport à l’identité kichwa en ces termes lors d’un entretien :

J’avance sur mon chemin jusqu’à ce que je quitte cette vie, mais je regarde toujours vers mon passé. J’avance en voyant ma vie passée, mon entourage. Chaque fois que je fais quelque chose, c’est en rapport avec mes origines […] Je marche toujours avec un poids […] celui de tout mon peuple […] et quoi que je fasse, c’est toujours […] pour essayer de contribuer, de faire partie […] pour essayer de contribuer40.

46La participation à une forme de résistance politique, que ce soit par la pratique de la danse pendant les manifestations ou encore par la cocréation d’un clip de rap engagé, ne se fait donc pas sans réflexivité sur soi et son identité sociale. C’est parce qu’on a conscience d’où l’on vient et d’appartenir à un tout qu’on peut alors tenter d’y trouver sa place et ainsi avancer vers le futur. En somme, les musiques et les danses de l’Inti Raymi ont cette capacité d’union, de célébration et de maintien dans l’espace et dans le temps qui leur confère une efficacité politique majeure.

4. Conclusion

47À travers cette contribution, j’ai montré la singularité de la participation des communautés indigènes kichwas de Cotacachi à la grève nationale d’octobre 2019 en Équateur à partir de l’étude de deux types de contestations sociales mobilisant des expressions musicales, dansées et audiovisuelles. L’étude de ces dernières révèle la capacité de ces collectifs à contribuer au changement social en mobilisant leurs propres ressources culturelles et en interagissant dans un monde globalisé au sein duquel les collaborations et les espaces d’expressions sont multiples.

48Des réseaux sociaux à la manifestation dans la rue, l’entrée par la musique et la danse apparaît pertinente pour saisir les enjeux politiques de la résistance des populations indigènes. En effet, les pratiques musicales et dansées constituent des actes politiques en soi. Au-delà de la mise en évidence du caractère agentif des performances contestataires, cette étude met en lumière la tension entre les désirs de changement poussant à l’action et la persistance d’oppressions systémiques conditionnant la vie quotidienne de ces communautés.

Notes   

1 Julie Massal, Les Mouvements indiens en Équateur. Mobilisations protestataires et démocratie, Paris, Karthala, 2005.

2 Les citoyens s’auto-définissant en tant que « métis·se » regroupent près de 80 % de la population nationale.

3 Chantal Caillavet, Martin Minchom, « Le Métis imaginaire : idéaux classificatoires et stratégies socio-raciales en Amérique latine (xvie-xxe siècles) », in L’Homme, t. 32, no 122-124, 1992, p. 115-132.

4 Sergio Miguel Huarcaya « Performativity, Performance, and Indigenous Activism in Ecuador and the Andes », in Comparative Studies in Society and History, vol. 57, no 3, 2015, p. 810-811.

5 Je reprends la traduction française de Julie Massal (Julie Massal, Les Mouvements indiens en Équateur. Mobilisations protestataires et démocratie, Paris, Karthala, 2005).

6 Le kichwa équatorien est une variante du quechua (langue parlée au Pérou et en Bolivie). Elle a été implantée dans le territoire équatorien actuel lors de l’expansion de l’Empire Inca.

7 Traduction personnelle de l’appellation en espagnol : « Confederación de Nacionalidades Indígenas del Ecuador ».

8 Traduction personnelle de l’appellation en espagnol : « Unión de Organizaciones Campesinas e Indígenas de Cotacachi ».

9 Apak Otavalo, « Rikchari (Despierta) » (lien YouTube) : https://www.youtube.com/watch?v=JdbZNeQ-Apo, consulté le 28 octobre 2023.

10 Crédit photo : ANTA Records (publié le 9 octobre 2019 sur Facebook).

11 Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris : Points, 2015.

12 À propos des modes de défense des populations minorisées et de leurs conditions d’existence, voir Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris : Zones, 2017.

13 Defensoría del pueblo « Sexto Informe Ejecutivo personas detenidas Paro Nacional – Estado de excepción Ecuador – Octubre 2019 ». Lien pdf : https://repositorio.dpe.gob.ec/bitstream/39000/2415/14/AD-DPE-2019-011.6.pdf, consulté le 28 octobre 2023.

14 J’ai traduit le terme « páramo » de cette expression par « montagne » dans le titre de l’article afin d’en faciliter la compréhension.

15 Crédit photo : ANTA Records (publié le 9 octobre 2019 sur Facebook).

16 Musiciens-interprètes : Los Nin, Inmortal Kultura, La MafiAndina, SDon Gatto, Runa Rap, Humazapas, AfroImbaya, Danilo Arroyo, Ear Worm Studio, Ave de Altura. Réalisation audiovisuelle : Valeria Rivilla, Carlos Abreo, Hugo LLumiquinga.

17 Lynn A. Meisch. Andean Entrepreneurs: Otavalo Merchants and Musicians in the Global Arena, Austin University of Texas Press, 2002.

18 Sur les rapports entre production audiovisuelle et indigénéité, voir Henry Stobart « Constructing community in the digital home studio: Carnival, creativity and indigenous music video production in the Bolivian Andes », in Popular Music, vol. 30, no 2, 2011, p. 209-226.

19 Extrait d’un entretien réalisé le 12 juillet 2021 par visio-conférence, traduit de l’espagnol au français par mes soins.

20 Laura Fléty, Les Cortèges de la fortune. Danse dévotion et prospérité La Paz (Bolivie), Paris : Mimesis, 2022.

21 Rudy Colloredo-Mansfeld, Fighting Like a Community: Andean Civil Society in an Era of Indian Uprisings, Chicago : University of Chicago Press, 2009.

22 Sur l’articulation entre lutte sociale et pratiques culturelles indigènes voir Pascale Absi « “Affronter les sorciers” de l’État plurinational. La dimension occulte du conflit entre Potosí et le gouvernement de Morales (2015-2019) », in Cahiers des Amériques latines, no 96/1, 2021, p. 149-173.

23 Extrait entre 03:30 à 03:34 de la vidéo.

24 Échantillon musical utilisé dans le cadre de création de musique électronique.

25 Taki Amaru est une rappeuse colombienne vivant dans le canton de Cotacachi. Elle revendique un rap engagé en mobilisant le kichwa dans ses paroles.

26 llakta est un mot kichwa qui désigne la communauté (communidad).

27 Segundo Moreno Yáñez, José Figueroa, El levantamiento indígena del Inti raymi de 1990, Quito, Fundación Ecuatoriana de Estudios Sociales/Editorial Abya-Yala, 1992.

28 Crédit photo : ANTA Records (publiée le 15 octobre sur Facebook).

29 Julie Massal, Les Mouvements indiens en Équateur. Mobilisations protestataires et démocratie, Paris : Karthala, 2005, p. 138. Citation originale traduite de l’espagnol au français par Julie Massal extraite de la contribution : Nina Pacari, « Levantamiento Indígena », in Sismo étnico en el Ecuador, op. cit., p. 177-178.

30 Sisa Calapi, « Tensions sur la place. Désordre et transgressions lors d’un rituel andin à Cotacachi (Équateur), in Cahiers d’ethnomusicologie, no 33, 2020, p. 87-206.

31 Sisa Calapi, « Quand l’Inti Raymi est là. Euphories collectives lors des Vísperas de Turucu », in Sisa Calapi, Helma Korzybska, Marie Mazzella Di Bosco, Pierre Peraldi-Mittelette, Pierre (eds), Sensibles ethnographies. Décalages sensoriels et attentionnels dans la recherche anthropologique, Paris : Pétra, coll. « Univers sensoriels et sciences sociales », 2022, p. 219-253.

32 Jean-Michel Beaudet, « Le lien. Sur une danse des Wayãpi (Amazonie) », in Protée, vol. 29, no 2, 2001, p. 61.

33 Live Facebook publié par Pedro Andrés Alta, le 9 octobre 2019, lien : https://www.facebook.com/100007958404616/videos/2440451839563406/, consulté le 29 octobre 2023.

34 Extrait d’un entretien réalisé le 12 juillet 2021 par visioconférence, traduit de l’espagnol au français par mes soins.

35 Voir Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris : Zones, 2017.

36 Extrait d’un entretien réalisé le 12 juillet 2021 par visioconférence, traduit de l’espagnol au français par mes soins.

37 Laura Fléty, Les Cortèges de la fortune. Danse, dévotion et prospérité La Paz (Bolivie), Paris : Mimesis, 2022.

38 James Scott, La Domination et les arts de la résistance : fragments d’un discours subalterne, Paris : Amsterdam, 2019.

39 « Kanchik » signifie « Nous sommes » en kichwa. Je fais le choix de traduire cette expression avec le verbe demeurer car il renvoie davantage à la notion de permanence (au sens de résistance), plus fidèle au sens donné à cette énonciation lorsqu’elle est employée dans un cadre militant.

40 Extrait d’un entretien réalisé le 19 septembre 2022 à Turuku, traduit de l’espagnol au français par mes soins.

Citation   

Sisa Calapi, «Nous sommes de la montagne et ici nous demeurons !», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Sons et esthétiques dans la protestation sociale. Mouvements post-altermondialistes, Amérique latine, mis à  jour le : 10/12/2023, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php/lodel/docannexe/image/516/lodel/docannexe/file/651/index.php?id=1407.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Sisa Calapi

Sisa Calapi est doctorante en ethnomusicologie au sein du Centre de recherche en ethnomusicologie, du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (UMR 7186 Université Paris Nanterre/CNRS). Sa thèse porte sur le pouvoir des performances rituelles de l’Inti Raymi à Cotacachi (province d’Imbabura, Équateur). À travers une démarche collaborative, elle travaille avec plusieurs communautés kichwa de cette région.