Disparues


Numéro 3 - L’analogie systémique : un instrument d’analyse et d’action

Gaëtan Tremblay et François Pichault

Editorial -1990


Résumé
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  Résumé

Ce sixième numéro de T.I.S. est incontestablement placé sous le signe de l'analogie. Celle-ci n'a pourtant pas toujours eu bonne presse dans les sciences sociales, souvent à la recherche d'une légitimité aux allures plus « scientifiques » : ne sont-ce pas en effet surtout les enquêtes quantitatives sur vastes échantillons, les tableaux statistiques et les modélisations sophistiquées qui continuent à emporter la conviction des commanditaires d'études ?

Pourtant, la démarche qualitative et, plus particulièrement, le recours à l'analogie comme mode de raisonnement ont acquis, depuis longtemps déjà, leurs lettres de noblesse. Foucault (1966) a d'ailleurs montré combien l'analogie a représenté très tôt une des formes supérieures de l'explication, dans la mesure où elle parvient à solliciter l'imagination et à stimuler cet esprit d'invention et de curiosité qui devrait, en principe, accompagner toute démarche scientifique.

L'analogie peut être utilisée à différents niveaux : comme simple illustration d'un discours, comme moyen heuristique dans l'élaboration conceptuelle d'un modèle ou comme suggestion d'une parenté cachée entre des phénomènes, a priori séparés, que l'on cherche à rapprocher. Convenons, avec De Coster (1978), de désigner respectivement ces trois niveaux par les expressions « analogie discursive », « méthodologique » et « théorique ». Seuls les deux derniers font partie, à proprement parler, de la démarche de connaissance scientifique de chaque texte. Toutefois, au-delà de leur diversité formelle, on ne peut manquer de constater que les analogies en question se réfèrent elles-mêmes, de manière latente ou explicite, à une métaphore plus générale qui traverse l'ensemble des textes : celle de système. Au fond, il s'agit là d'un quatrième niveau, que l'on pourrait qualifier de « méta-théorique ».

Des analogies particulières

Marie-Claude Prémont nous propose ainsi de réfléchir aux mécanismes qui devraient régir la politique de diffusion de l'information publique, à partir d'une analogie avec un réacteur industriel doté de « vannes de sécurité » qui permettent de contrôler la pression en la maintenant constamment en deçà d'un seuil minimal. Son propos est essentiellement de nature normative : l'analogie est en effet utilisée en vue de concevoir un système idéal, qui parvienne à équilibrer ces deux forces contradictoires que sont le principe de l'accès gratuit à l'information publique et la recherche de la rentabilité sous une forme commerciale (notamment par voie télématique). On se situe donc dans une perspective délibérément méthodologique : l'analogie ne sert pas simplement à illustrer un discours ; elle ne vise pas davantage à nous persuader d'une « parenté » entre les réactifs industriels et les documents publics. Elle cherche plutôt à transposer, à des fins heuristiques, une conceptualisation et des mécanismes de fonctionnement d'un domaine vers un autre : en l'occurence, de la chimie industrielle vers la gestion de l'information gouvernementale. Si, dans le premier cas, des mécanismes de dépressurisation permettent d'atténuer le risque d'explosion, dans le second cas, des mécanismes analogues doivent être mis en place si l'on veut éviter la saturation et l'éclatement du système.

Edith Heurgon recourt à l'analogie dans une perspective similaire en mettant en rapport, d'une part, l'aménagement de l'espace urbain et, d'autre part, la gestion des systèmes d'information. Elle nous montre comment la gestion de l'espace, passant de l'urbanisme rationalisateur et fonctionnel du XIXe siècle à l'architecture moderne, se trouve nécessairement confrontée à trois plans distincts mais étroitement solidaires : l'apport de la science (necessitas), l'adaptation aux usages et aux usagers (commoditas) et la beauté en tant que création de sens (voluptas). La même « grille » d'analyse nous est proposée pour examiner l'évolution des démarches qui ont présidé à la mise en oeuvre des systèmes d'information, depuis le plan informatique traditionnel jusqu'au schéma directeur sectoriel en passant par les schémas directeurs fonctionnel et stratégique. Une sorte de « périodisation » peut donc être présentée, qui associerait la première informatique à l'urbanisme régulateur, le recours croissant aux réseaux à l'urbanisme progressiste de la fin du XIXe siècle et la prise en compte des systèmes d'action concrets à l'architecture proprement dite. De la même manière que pour l'aménagement d'une ville, l'auteur nous invite à nous préoccuper des trois plans de la necessitas, de la commoditas et de la voluptas dans la gestion des systèmes d'information. Il s'agit, une nouvelle fois, d'un transfert conceptuel, à des fins méthodologiques.

Mais l'auteur ne s'arrête pas là. Son analogie a également une portée théorique : dans les deux cas, on est en effet parti d'une volonté de contrôle et de rationalisation, fondée sur un recours croissant à la science, évacuant toute dimension esthétique. Si bien que les critiques qui ont conduit, d'un côté, à l'architecture moderne et, de l'autre, à la gestion stratégique des systèmes d'information trouvent leur expression à peu près dans les mêmes termes : « fonctionnalisme réducteur et idéologique ; pauvreté des besoins pris en compte ; difficulté à appréhender la double emprise de la culture et de l'économie sur la structuration de l'espace de travail par l'individu ; élimination du champ du désir et de la création du sens ». De part et d'autre, les défis désormais lancés aux gestionnaires ne concernent plus seulement les spécifications fonctionnelles et l'adaptation des projets aux usagers mais aussi, et peut-être surtout, la recherche de la beauté et du sens, seuls capables de susciter, chez les promoteurs de projets et chez les usagers, l'enthousiasme porteur du changement.

De son côté, Jean-Pierre Durand nous propose d'analyser l'entreprise moderne en privilégiant une entrée par les flux informationnels. Cette entrée constitue elle aussi une « grille » de lecture, dont l'utilisation à des fins heuristiques permet de mieux appréhender la réalité organisationnelle, notamment lorsqu'elle est soumise à l'innovation technologique. L'essoufflement de ce que l'auteur appelle le « paradigme productique » - dont les principes majeurs (polyvalence, responsabilité collective, participation) se heurtent aux services du modèle taylorien -le conduit à recourir à la notion de flux, empruntée à la mécanique des fluides. Un tel angle d'analyse aboutit, en fait, à une sorte de reconstruction de l'organisation, pièce par pièce, du « bas » vers le « haut ». Cela ne signifie évidemment pas que toute la réalité organisationnelle puisse se réduire à des flux d'information : l'analogie intervient ici seulement à titre d'outil exploratoire. Mais elle poursuit néanmoins un objectif théorique qui consiste à restaurer le primat de la signification du travail dans l'analyse des comportements organisationnels : « il est temps de reconnaître dans les faits que le travail, qui opère à partir du sens de l'information, est d'autant plus efficace qu'il a lui-même un sens ».

Céline Saint-Pierre et Alberto Cambrosio retiennent, quant à eux, la notion d'investissement de forme. Il s'agit, cette fois, d'un emprunt à un autre champ, la psychologie de la perception, visant à pouvoir disposer d'un concept générique susceptible d'être appliqué à des situations sociales très diverses et, notamment, à l'analyse des processus d'informatisation. Les auteurs cherchent de la sorte à appréhender les différents éléments qui contribuent à faire émerger, aux yeux des principaux acteurs concernés, la signification d'une situation donnée. Dans le cas de l'informatisation, un tel investissement s'effectue, de manière différenciée, « dans des objets, des techniques, des carrières, des institutions, etc., aboutissant à la création d'un ou de plusieurs réseaux techno-sociaux ». On découvre ainsi toute la richesse d'une analyse qui privilégie les processus de négociation, les rapports de pouvoir et les « traductions » de sens auxquelles se livrent les acteurs, dans la mesure où ce sont de tels éléments qui forgent le visage concret - et perpétuellement changeant - de l'innovation technologique. Si l'analogie a, au départ, une portée exploratoire, elle n'en est pas moins située, nous semble-t-il, à un niveau théorique puisqu'elle postule l'existence d'un même investissement de forme à travers des situations sociales très variées : « l'investissement de forme débouche sur la possibilité d'établir des équivalences entre des éléments hétérogènes et donc, jusque-là, incommensurables ». Il y a bien, comme on peut le constater, suggestion d'un lien, d'une parenté cachée, entre certains éléments a priori séparés.

Enfin, Pierre-André Julien et Jean-Claude Thibodeau n'hésitent pas à intenter un véritable procès aux nombreuses analyses qui continuent à raisonner en termes d'impact des technologies de l'information sur l'économie et, notamment, sur l'emploi. La distinction à opérer ne se situe peut-être pas entre les théoriciens « optimistes » et « pessimistes » mais plutôt entre les défenseurs d'une problématique en termes d'impact et ceux qui la tiennent pour impossible. Les premiers partagent la conception d'une incidence spécifique de la technologie sur l'emploi, suffisamment significative et quantifiable, mais leurs conclusions divergent quant à la nature - positive ou négative - d'un tel impact. Les seconds refusent au contraire de considérer la technologie comme un facteur autonome dans la détermination des gains de productivité. Les auteurs de l'article semblent davantage se ranger dans le second camp, en insistant sur la nécessité de prendre en compte les multiples facteurs susceptibles d'influencer la relation technologie-emploi. C'est la raison pour laquelle ils recourent au principe de la variété limitée, issu de l'analyse des systèmes, afin d'appréhender, à l'aide d'un outil adéquat, la complexité d'une telle relation. Il s'agit en effet de prendre en compte des phénomènes aussi divers que la création de nouveaux produits ou l'extension des marchés, l'évolution des prix et des salaires, l'intensité des échanges internationaux, les contraintes sociales et économiques, le rythme de pénétration des technologies, les différences sectorielles et régionales, les spécificités professionnelles, les effets qualitatifs (en ce qui a trait au contenu et à l'organisation du travail), etc.

La référence systémique

Il est frappant de constater que tous les auteurs de ce numéro fondent leur raisonnement sur une critique du rationalisme fonctionnel, jugé abusivement réducteur, et finissent par recourir, chacun à leur manière, à l'analyse systémique.

Prémont nous montre ainsi comment l'apparent conflit entre les objectifs de commercialisation de l'information gouvernementale et le principe de l'accès gratuit s'évanouit à partir du moment où l'on précise le statut des différents éléments susceptibles d'intervenir dans un tel système (répartition des flux entrants en informations de type « administration » et de type « mission », répartition des flux sortants en trois canaux de diffusion) et où l'on envisage leurs combinaisons possibles, régies par un mécanisme d'autorégulation.

Heurgon est aussi attentive, de son côté, à l'élargissement de perspective auquel nous convie l'approche systémique. Le rationalisme ayant fait autant de dégâts dans l'aménagement urbain que dans la gestion des systèmes d'information, elle nous invite à quitter les credos de la transparence fonctionnelle pour nous engager dans un mode de conduite des projets (urbanistiques ou informatiques) plus ouvert à la pluralité des sens.

La démarche de Durand s'inscrit elle aussi dans une orientation similaire. Après avoir montré les contradictions entre les principes affichés par le « paradigme productique » et la réalité du fonctionnement des entreprises, l'auteur aboutit à une nouvelle conception de l'ensemble organisationnel, à partir d'un découpage de celui-ci en éléments constitutifs de base (les flux d'information) et de leur mise en relation réciproque.

Saint-Pierre et Cambrosio plaident quant à eux pour une conception « enrichie » de l'informatisation, qui ne prenne pas seulement en compte les aspects techniques et fonctionnels, mais qui intègre également les transferts de sens, d'un champ à l'autre, auxquels donnent lieu les stratégies des acteurs lorsque ceux-ci s'approprient un outil informatique.

Même message, enfin, chez Julien et Thibodeau qui s'en prennent au réductionnisme des études d'impact pour préconiser une vision à nouveau plus large, et nécessairement plus nuancée, des relations entre informatique et emploi : « on ne peut comprendre une réalité complexe que par une analyse complexe ».

Le recours à l'analogie systémique s'inscrit donc dans le cadre d'une démarche explicative qui vise à éviter les jugements simplificateurs afin de restituer la complexité d'un réel en perpétuel mouvement.

Ceci n'empêche pas, cependant, nos auteurs de se montrer attentifs aux retombées pratiques de leurs analyses. Si leur démarche est placée sous le sceau de la complexité, elle n'en a pas moins une visée normative, orientée vers l'action. Voilà effectivement une nouvelle constante qui traverse ce numéro : tous les textes présentés démontrent une préoccupation pour la gestion et la réussite des projets de changement, qu'il s'agisse de l'accès télématique à l'information gouvernementale (Prémont), de la conduite des processus d'informatisation (Heurgon, Saint-Pierre et Cambrosio), de nouvelles formes de management des entreprises (Durand) ou de la prévisibilité des effets liés aux technologies informatiques en matière d'emploi (Julien et Thibodeau).

Il subsiste néanmoins une différence de niveau importante entre le type d'analyse que peuvent développer la sociologie ou l'économie, d'une part, et les techniques plus ou moins sophistiquées du management moderne, d'autre part. Dans le premier cas, on se situe avant tout dans une démarche analytique et explicative. Dans le second, on se place au contraire sur un plan normatif, en privilégiant certaines orientations d'action susceptibles de transformer la réalité existante. Toutefois, cette différence de niveau ne justifie nullement la rupture que d'aucuns se plaisent à entretenir entre les deux sphères, prétextant que le gestionnaire et l'homme d'action, confrontés à des problèmes immédiats, n'ont le temps ni les moyens de s'embarrasser de préalables théoriques. La gestion de l'innovation ne peut se réduire à l'accumulation de « recettes » plus ou moins systématisées ou de formules à la mode, en se passant d'une compréhension raisonnée des contextes dans lesquels elle sera appelée à opérer. Inversement, la réflexion théorique sur des questions comme celle de l'innovation ne peut ignorer l'existence des normes et des stratégies de gestion qui la gouvernent. Il est non seulement nécessaire que les chercheurs en sciences sociales intègrent cette dimension dans leurs modèles d'analyse ; il est légitime et souhaitable que, de leurs travaux, ils tirent certaines recommandations concrètes pour améliorer la maîtrise sociale du développement technologique.

Ne s'agit-il pas là d'une preuve supplémentaire de l'intérêt que peuvent présenter les sciences sociales pour l'homme d'action... quel que soit, au demeurant, le degré de complexité de leurs analyses ?

Avant de clore notre éditorial, précisons que ce numéro présente au lecteur une nouvelle rubrique intitulée « Débats ». Face aux nombreuses réactions suscitées par le contenu des numéros antérieurs, particulièrement celui consacré aux Dix ans de vidéotex, nous avons en effet pensé qu'il serait à la fois utile et intéressant de faire connaître les points de vue divers - et parfois contradictoires - qui nous parvenaient. Ceux-ci ne doivent évidemment pas être considérés sur le même plan qu'un article méthodologique ou théorique achevé : il s'agit plutôt de réactions « sur le vif », de réflexions critiques, de suggestions de pistes nouvelles, etc.

Enfin, signalons que le prochain numéro de T.I.S. concernera l'informatique de gestion : étant donné la multiplicité des textes que nous recevons dans ce domaine et vu son importance stratégique, nous avons pensé qu'il serait utile de consacrer un numéro spécial à la question.

Il ne nous reste plus qu'à vous souhaiter une bonne lecture...

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