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Présentation d’Inharmonique : interview avec Irène Jarsky

Irène Jarsky et Vincent Tiffon
septembre 2023

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/rfim.704

Résumés   

Résumé

Cette interview avec Irène Jarsky, la soprano qui a créé et participé à la genèse d’Inharmonique, nous fait découvrir une facette de l’œuvre parfois inconnue du public. Parmi les points les plus remarquables, signalons : le processus de composition dans les années 1970, l’interaction entre le compositeur et l’interprète, et surtout, les nuances interprétatives qui dépassent la notation musicale traditionnelle. Plus de quarante ans après la création de l’œuvre, cette interview montre que plusieurs questions restent encore d’actualité, notamment celle ayant trait à la recherche-création. Cela atteste de son caractère novateur et de sa place d’honneur dans le répertoire musical contemporain de la fin du XXe siècle.

Abstract

In this interview with Irene Jarsky, the soprano who created and participated in the genesis of Inharmonique, we discover an aspect of the work that is sometimes unknown to the public. Some of the most remarkable points are: the composition process in the 1970s, the interaction between the composer and the performer, and above all, the interpretative subtleties that go beyond the standard musical notation. More than forty years after the premiere of the work, this interview shows that several issues are still relevant, namely research-creation. This attests to its innovative character and its place of honour in the contemporary musical repertoire of the late 20th century.

Index   

Index de mots-clés : musique mixte, Jean-Claude Risset, interprétation musicale.
Index by keyword : mixed music, Jean-Claude Risset, musical performance.

Texte intégral   

Introduction

1La soprano Irène Jarsky a créé Inharmonique en 1977. Interprète reconnue du répertoire contemporain, son éventail artistique s’étend du chant français à la Seconde École de Vienne. Sa rencontre avec Risset eut lieu au moment où elle-même s’intéressait à la recherche musicale et aux nouvelles manières de faire du son. Ce n’est donc pas un hasard si la collaboration de ces deux artistes a donné naissance à un lien profond qui a perduré au-delà de la création d’Inharmonique.

2Les informations recueillies lors de cette interview sont bien plus qu’une présentation de l’œuvre ou une succession d’anecdotes. Au contraire, Irène Jarsky donne des pistes importantes pour l’interprétation et l’avenir de la pièce. Cette interview est une source historique majeure du processus créatif d’Inharmonique, mais aussi du répertoire faisant appel à l’informatique musicale.

3L’interview a été menée par le musicologue Vincent Tiffon, Professeur à Aix-Marseille Université, dont la thèse doctorale a été co-dirigée par Risset lui-même et qui est aujourd’hui le responsable de la numérisation et de la mise en ligne des archives du compositeur au Fonds Risset au laboratoire PRISM à Marseille. Dans un premier temps, Irène Jarsky raconte sa rencontre avec Risset alors qu’elle menait des recherches sur l’émission vocale. Ensuite, il s’établit une riche discussion sur Inharmonique et son interprétation. L’interview s'achève avec des réflexions sur les principaux critères interprétatifs de l’œuvre.

1.  Genèse d’Inharmonique 

4Vincent Tiffon :  Pouvez-vous introduire la pièce Inharmonique, et notamment parler de votre participation à ce projet de Jean-Claude Risset ?

5Irène Jarsky : Quand j’ai rencontré Jean-Claude, je cherchais une façon d’échapper à l’enseignement que j’avais eu au Conservatoire, à savoir surtout les grands « moments vocaux », belcantistes et autres. Il me semblait que les possibilités de la voix humaine étaient emprisonnées dans un carcan de normes figées. Je cherchais donc autre chose. Quand nous nous sommes rencontrés, il m’a proposé de participer à la musique qui accompagnait la pièce Little Boy, du nom de la bombe qui est tombée sur Hiroshima. À ce moment-là, Jean-Claude développait les sons paradoxaux ; c’est-à-dire des progressions sans fin de sons vers le grave et qui parviennent aux registres aigus, ou bien qui accélèrent et arrivent à un ralentissement, tout ce qui comporte une « tromperie » de la perception auditive habituelle.

À tout ce que j’avais appris jusque-là (timbre, espace acoustique, transmission des émotions), s’ajoutait un nouvel espace beaucoup plus vaste et aux multiples définitions. C’était entre 1965 et 1975, l’époque où l’on commençait à élargir le domaine sonore et à l’utiliser d’une façon beaucoup plus complexe pour la musique. Nous avons commencé à travailler là-dessus. Au départ, tout cela était très nouveau pour moi, mais c’était très passionnant. En même temps, c’était l’époque aussi où les ethnomusicologues nous ont ramené et offert un accès plus large aux témoignages des musiques extra-européennes, des civilisations qui utilisaient le son autrement, en faisant appel à des techniques ancestrales très lointaines et très passionnantes. Nous avons exploré tout ce qu’étaient les « champs harmoniques », c’est–à-dire à partir du son fondamental tout le spectre qu’on pouvait rendre évident à la voix. Jean-Claude s’est beaucoup passionné pour cela. Nous sommes allés dans ce sens-là.

6V.T. Si je comprends bien, vous l’avez rencontré au moment de Little Boy, autour de 1965.

7I.J. Oui.

8V.T. À ce moment-là, le projet d’Inharmonique était-il déjà présent ?

9I.J. Non, ça s’est fait petit à petit. C’est-à-dire que Jean-Claude, de son côté, cherchait tous les rapports qui pouvaient exister entre l’électronique et l’émission vocale. En rapport aux enregistrements que nous avions réalisés, il m’a donc demandé de participer petit à petit à des séances de recherches Ces séances ont donné Inharmonique et plusieurs œuvres postérieures.  L’idée de départ, c’était de reconstituer la même structure que celles des sons instrumentaux. C’est là qu’il y a eu plein d’expériences. Nous nous sommes finalement aperçus que le spectre utilisé pour les sons acoustiques était beaucoup plus complexe et beaucoup plus vaste que ce que l’on imaginait. Il a fallu affiner, affiner les filtres, affiner l’association, affiner les recherches elles-mêmes. Je ne les ai pas faites moi-même, mais j’ai été témoin au fur et à mesure des choix qui se faisaient.

10I.J. C’était l’époque aussi où je faisais des recherches pour savoir comment on pouvait produire des sons extrêmement aigus avec la voix, que je qualifierais d’« harmoniques », et que les chanteurs appelaient des “sons-sifflets”. Toutes les émissions sonores que l’on pouvait produire avec la voix m’intéressaient. C’est là qu’avec Jean-Claude, nous avons commencé à travailler en studio. Nous nous demandions par exemple comment une voix pouvait sortir d’un son électronique avec des variantes, c’est-à-dire avec des choix de structures qui étaient différents. C’est aussi le moment où la musique concrète s’est développée.

2.  Recherche-création : relation interprète compositeur

11V.T. Pour cette pièce Inharmonique en particulier, comment avez-vous participé au processus de composition ? Jean-Claude est bien évidemment le compositeur de la pièce, mais il a travaillé de manière étroite avec vous. Comment avez-vous échangé avec Jean-Claude ? Dans quelle mesure interveniez-vous ? Êtes-vous intervenue directement dans le travail compositionnel ? Quelle était votre place, votre rôle dans ce processus ?

12I.J. Mon rôle était de lui faire entendre tout ce que je pouvais émettre avec la voix : à partir de là, il travaillait. Il cheminait avec ces exemples, et ensuite, nous choisissions parmi les résultats de ces avancées réciproques. Par exemple, ce que j’ai proposé, en rapport avec mes recherches en laboratoire à l’hôpital de la Timone [à Marseille], c’est une série d’enregistrements avec des chanteurs en utilisant l’appareil de « Xéroradiographie ». C’était une sorte de radiographie des personnages en état de mouvement, qui permettait de “voir” non seulement l’ossature, mais aussi tous les tendons, les muscles. On avait une espèce de corps transparent. Cela permettait de voir quels étaient les mouvements pour produire des sons extrêmes, des sons très très aigus ou très très graves, ou complexes, et de voir comment physiologiquement le corps s’adaptait à la position nécessaire pour produire ces sons-là. La machine n’est plus utilisée je crois… À ce moment-là, ce qui m’a intéressée aussi dans l’émission de sons, c’était la possibilité d’émettre un son en continu en utilisant l’expiration et l’inspiration : c’est-à-dire, essayer d’arriver à peu près à faire les mêmes sons, pas sur toutes les échelles, mais dans des endroits précis du registre. Au début d’Inharmonique, les sons qui durent très longtemps sont faits une fois en expiration et une fois en inspiration (Figure 1).

Figure 1. Passage vers 4’40’’ d’Inharmonique.

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© Jean-Claude Risset

Audio 1. https://api.nakala.fr/embed/10.34847/nkl.a0db89n9/bbf7fa34c47568b3874f0ff8f34e4bba1a86deef. Avec l'aimable autorisation d'INA GRM.

13V.T. Ces recherches étaient-elles en collaboration avec Jean-Claude ?

14I.J. Ah non ! Tout cela était indépendamment de Jean-Claude. Mais, nous nous en sommes servi tous les deux lorsque nous avons construit Inharmonique.

15V.T. Avez-vous d’autres exemples de transferts de recherches réalisées avec cette équipe à la Timone vers les processus compositionnels, ou des idées compositionnelles dans Inharmonique ?

16I.J. Disons qu’Inharmonique est inspirée d’une pratique tibétaine visant à produire des sons graves dont on déploie le spectre harmonique. Ce sont des moines qui pratiquent cela depuis très longtemps. Nous étions plusieurs à cette époque à chercher comment on pouvait le reproduire. En fait, l’idée de faire apparaître les harmoniques à partir d’un son de base, c’était d’essayer de comprendre comment le son était construit : pourquoi les différences de timbre, de puissance, où cela se passait, pourquoi et comment. Donc, l’autre partie que nous avons partagée avec Jean-Claude, c’est justement celle qui est basée sur l’apparition des harmoniques durant un son tenu (Figure 1). À ce moment-là, l’électronique produit une sorte de halo avec une voix, et cette voix glisse d’un harmonique sur l’autre. Ce qui m’a intéressée, c’est comment on pouvait détailler la composition harmonique d’un son aigu. 

17V.T. Auriez-vous d’autres collaborations à rappeler avec cette équipe de la Timone ? Vous avez parlé des sons qui se rapprochent des techniques des moines Tibétains. Est-ce que vous avez d’autres exemples ?

18I.J. Après Inharmonique, nous avons fait plusieurs pièces avec Jean-Claude. Dans la dernière que nous avons faite, Invisible (elle s’appelait initialement Invisible Irène), l’idée fondamentale de Jean-Claude, il me semble, était de faire un chœur uniquement avec des transformations de ma propre voix : mais il n’a pas pu mener à bien ce projet parce qu’il était basé sur ce fameux texte d’Irène… suite à ma découverte de l’auteur italien qui a écrit Le città invisibili

19V.T. Italo Calvino.

20I.J. Voilà, exactement… Cela a tourné court, parce que nous n’avons pas eu le droit d’utiliser tous ces textes (plusieurs villes portant des prénoms de femmes). Donc, il n’y en a qu’une qui est restée, celle qui avait le prénom d’Irène, et c’est avec celle-ci qu’il a construit le dernier travail auquel nous avons participé tous les deux. 

3. Construire Inharmonique 

21V.T. Revenons au traitement de la voix par l’électronique dans Inharmonique. Est-ce que Risset avait une idée précise de ce qu’il voulait ? 

22I.J. Pas toujours, c’était en fonction de ce qu’il entendait et de ce que je lui proposais. C’est à partir de là que son imagination entrait en jeu. Nous avons enregistré énormément de choses et on ne se voyait pas pendant dix-quinze jours, et il revenait avec tout un tas de propositions dans lesquelles je m’insérais complètement. C’est vraiment lui qui composait, ce n’était pas moi...

23V.T. Vous dites que vous ne le voyez pas pendant, par exemple, quinze jours. Cela veut dire que vous aviez une période de rendez-vous très proches ?

24I.J. Oui, à partir du moment où il avait décidé de finir sa pièce, il fallait vraiment que l’on travaille…

25V.T. Lorsque vous vous voyiez tous les dix ou quinze jours, cette période a duré combien de temps ? 

26I.J. Je ne sais plus, c’était par séquence. À un certain moment, il fallait qu’il ait le studio. Il n’avait pas toujours le temps, Jean-Claude. Il devait séparer le temps par rapport à ses autres activités. Donc, d’un coup, il était là et on travaillait de tel jour à tel jour.

27V.T. Les séances de travail avaient-elles lieu à l’Ircam ou à Marseille ?

28I.J. Inharmonique a été faite surtout à Marseille, mais par exemple le passage à 13’18’’ a été enregistré à l’Ircam (Figure 2). Alors, c’était sa façon à lui de ramasser des pierres, de ramasser des séquences qu’il utilisait après, et de les travailler comme il avait envie. Entre l’Ircam et Marseille, il n’y a que lui, je crois, qui pourrait dire le nombre d’heures qu’il a passé dans un endroit ou l’autre.

Figure 2. Passage vers 13’35’’ d’Inharmonique.

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© Jean-Claude Risset

Audio 2. https://api.nakala.fr/embed/10.34847/nkl.a0db89n9/f2bcec7f3b6b231f419dc64ac86f5b8c0fb24b56. Avec l'aimable autorisation d'INA GRM.

29V.T. Parce qu’effectivement Inharmonique a été créée en 1978 : il était encore à l’Ircam. Mais vous dites que l’essentiel de votre collaboration s’est faite à Marseille ?

30I.J. Oui ! 

4.  Interpréter Inharmonique

4.1 Degré de liberté et interprétation

31V.T. Une question concernant votre degré de liberté en tant qu’interprète : dans certains passages, comme autour de 10min, on relève une forme d’improvisation (Figure 3). Est-ce votre manière de faire qui a été importée dans la partition ? Comment s’est établie la relation entre Jean-Claude et vous sur ces passages dits « improvisés » ? 

Figure 3. Passage vers 10’00’’ d’Inharmonique.

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© Jean-Claude Risset

Audio 3. https://api.nakala.fr/embed/10.34847/nkl.a0db89n9/0c490136bfd870183a2009bb5e71d776e435f6e3. Avec l'aimable autorisation d'INA GRM.

32I.J. Ce qu’il m’a proposé n’était pas improvisé. C’était déjà une espèce de décor, un nid de sons dans lequel j’étais censée me promener tranquillement, en toute liberté. Donc, à la fois c’est bien, et en même temps, je ne suis pas compositeur. Chez un interprète, ce qui est intéressant à ces instants-là, c’est le plaisir de la « promenade ». C’est-à-dire, le fait de pouvoir s’insérer dans un son qui est irréel, plutôt « inhumain » - disons dans le sens littéral du terme - et d’amener petit à petit à une couleur qui est plus complexe, parce qu’elle est « humaine ». Il y a donc tout un spectre qui se confronte au spectre qui est proposé par le compositeur et qui permet d’avoir un développement temporel à ce moment-là.

33V.T. Dans la partition, pour les improvisations ou les semi-improvisations, la notation est prescriptive. Êtes-vous intervenue dans cette notation ?

34I.J. Non, il n’y a rien de noté pour moi. Il y avait la partition électronique, je l’avais sous les yeux et je l’avais dans les oreilles, mais le son vocal n’était pas noté.

35V.T. Oui, ce n’est pas noté. Mais, il y a des instructions qui guident l’interprète dans ces moments de liberté. Vous êtes l’interprète privilégiée d’Inharmonique, mais la pièce peut être chantée par d’autres chanteuses. Est-ce que vous intervenez dans les choix de notation ?

36I.J. J’essaie de me souvenir de nos séances de travail… Les échanges étaient vraiment à la fois sur l’instant et en même temps avec la notion de l’épaisseur de l’œuvre, et toujours de la couleur que je pouvais amener. Je n’étais pas là comme une chanteuse traditionnelle, mais comme un producteur de son, et des sons à inventer. Je pense que Jean-Claude aurait été content de refaire cette pièce avec quelqu’un d’autre, qui amènerait d’autres spectres sonores… En tout cas, c’était tout sauf de la voix chantée accompagnée. L’idée était vraiment d’entrer à l’intérieur d’un spectre sonore, d’y faire entrer sa propre émission vocale à l’intérieur, et de le laisser vivre en fonction de la proposition électronique que donnait Jean-Claude.

37V.T. À propos de cette proposition électronique, Jean-Claude dit que son idée est de « composer le son lui-même » avec les moyens électroniques. Est-ce que lorsque vous travailliez avec lui, il vous demandait la même chose ? C’est-à-dire, vous a-t-il demandé d’être « productrice » de nouvelles formes sonores avec la voix, un peu comme lorsqu’on fait de la synthèse par ordinateur.

38I.J. Mais oui, c’était convenu dès le départ. Il attendait de moi que je lui fasse des propositions aussi.

4.2 Synchronie voix et électronique 

39V.T. Comment concevez-vous la synchronie entre la voix et l’électronique ? Est-ce qu’au moment du concert, le chronomètre est toujours nécessaire ?

40I.J. Non, non, non. Et à la limite, je pense qu’une différence d’une prestation à l’autre ne l’aurait pas du tout gêné. Je crois que ce qui est important, c’est cette appartenance à un processus qui se déploie dans le temps, mais qui n’est pas absolu. C’est-à-dire que si un autre producteur de son, chanteur, féminin ou masculin, venait à ajouter, dans ces passages plus improvisés, des choses plus personnelles, Jean-Claude en aurait été très content. C’est vraiment comme une prairie qui se déployait devant nous et dans laquelle je mettais ce que j’étais capable de faire à l’époque. Et lui choisissait parmi mes propositions.

41V.T. La question était plus sur la synchronisation qui est souvent considérée comme un problème dans la musique mixte avec le temps différé, avec les bandes magnétiques. D’expérience, j’ai remarqué que les interprètes ne se sont pas gênés par ce problème car ils mémorisent la partie électronique, et finalement ils s’affranchissent de la question du chronomètre. Est-ce que c’était également votre cas ? 

42I.J. Tout à fait.

43V.T. Donc vous saviez exactement comment vous insérer dans les sons électroniques avec une certaine souplesse interprétative ?

44I.J. Tout à fait, et je dois dire qu’heureusement que je les connaissais, parce que c’était mon « chemin » à moi. Sachant ce que j’allais entendre, je pouvais me glisser dedans. Mais, n’importe qui d’autre qui aurait songé à travailler comme ça aurait pu amener quelque chose de plus personnel. Au niveau du temps, je crois qu’il est complètement dicté par la qualité du son, c’est-à-dire, qu’il ne peut pas être associé à n’importe quoi. 

45V.T. Vous confirmez donc, comme beaucoup d’interprètes de ces musiques mixtes (avec sons électroniques fixés), que la synchronie n’est pas un problème ?

46I.J. Ce n’est pas un problème, mais en revanche, ce qui est très important, c’est d’être complètement imbibé du support électronique, sinon, on peut faire n’importe quoi, l’on peut ajouter n’importe quoi sur cette partition dont la base électronique est fixe après avoir été longuement travaillée. 

4.3 Rapport scénique

47V.T. Vous parlez de double (chant et électronique) : c’est une des grandes thématiques de Jean-Claude dans les musiques mixtes. Dans cette pièce Inharmonique, comme dans d’autres, cela renvoie, à mon sens, à la question scénique de la musique mixte : c’est une musique de concert, indubitablement. Cela ne s’écoute pas bien au disque. Quand vous avez créé la pièce, avez-vous travaillé et joué la partie scénique ? Avez-vous travaillé avec lui sur des stratégies ? 

48I.J. Non, nous n’avons pas eu de stratégies, les choses se sont faites assez vite, et l’idée c’était vraiment qu’un monde sonore existe dans l’obscurité, et petit à petit, une voix émerge, les sons électroniques prennent chair et deviennent un être humain. L’idée de la lumière était complètement concomitante : le noir au début, la lumière monte… Il y a un goût de mystère.

49V.T. Est-ce que vous avez participé à l’élaboration de la mise en scène ? Jusqu’à quel point avez-vous participé à cette élaboration ? 

50I.J. Nous avons décidé cela ensemble, mais c’était uniquement basé sur l’apparition de la lumière.

51V.T. En partant d’une situation acousmatique pour rendre visible ce qui n’est pas visible dans le son ? 

52I.J. Voilà.

4.4 Jouer Inharmonique

53V.T. Dans Inharmonique, il y a plusieurs passages (notamment à 5’18’’) où la voix sort de la résonance d’une cloche, comme si c’était une augmentation de sons électroniques (Figure 4). Comment concevez-vous l’interprétation de ces passages-là ?

Figure 4. Passage vers 5’18’’ d’Inharmonique.

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© Jean-Claude Risset

Audio 4. https://api.nakala.fr/embed/10.34847/nkl.a0db89n9/2eeed995d494f03158e0cba476224646e1dd8894. Avec l'aimable autorisation d'INA GRM.

54I.J. Exactement comment je l’ai dit. Il faut essayer d’identifier le son électronique et voir à quel point nous pouvions trouver une émission qui donne quasiment le même effet acoustique. Et au-delà, peut-être donner une forme de vie, ou bien une différence. Mais cela part effectivement de la partition. S’il n’y avait pas de notation musicale traditionnelle, l’oreille serait le conducteur. Si l’on n’entend pas le spectre électronique au moment où il est émis et où il appelle à une collaboration humaine, on ne peut pas fusionner. Il faut être complètement pénétré du son électronique pour voir où l’on peut s’immiscer petit à petit, donner une apparence humaine ou pas, en fonction de la décision élaborée entre le compositeur et l’interprète. 

55V.T. Pensez-vous qu’un interprète autre que vous doive absolument avoir une connaissance aiguisée de la physique acoustique pour comprendre le spectre des sons électroniques ? Est-ce nécessaire pour qu’il développe sa propre capacité à produire des sons inhabituels et à répondre au mieux à ces jeux de dialogue ?

56I.J. Je pense même que c’est la base. Il n’y a pas de formation de l’oreille aux sons électroniques. On sera toujours à l’extérieur, comme se définit un chanteur accompagné. Tout notre travail avec Jean-Claude était de trouver des correspondances, une osmose. Pourquoi tel son émis par la voix humaine est difficilement reconnaissable, et inversement tels sons électroniques qui suggèrent à la voix humaine d’arriver à l’imiter en double. C’est le jeu. Si l’on n’a pas de formation à ce niveau-là, je pense qu’on doit faire autre chose. 

5. L’avenir d’Inharmonique

57V.T. : Pouvez-vous préciser ou ajouter des recommandations pour d’autres interprètes ? J’imagine que Jean-Claude ou vous-même n’avez pas tout écrit sur la partition ?

58I.J. Il faut déjà être complètement pénétré par le support électronique, l’avoir entendu, réentendu et réentendu et l’avoir complètement intégré. C’est à partir de là qu’on peut essayer des émissions vocales qui soient liées à ces constructions sonores qui étaient la passion de Jean-Claude, et pas seulement des émissions vocales « normales »,

59V.T. Sur la question scénique, est-ce que vous avez des recommandations fortes à porter pour respecter au mieux cette pièce ?

60I.J. Tout dépend de l’apparence de la personne qui va jouer, qui va entrer dans ce monde. L’idée est de ne pas montrer d’autres outils que la nécessité acoustique, qu’elle soit de la production de son, de la tenue physique, de l’intensité de la bande, enfin, toutes ces choses qui ne devraient faire qu’un seul bloc. La partition demande un travail énorme. Je pense que la jouer par cœur est trop complexe. Mais il faut essayer de la rendre la plus discrète possible et, soi-même, essayer d’avoir le moins de description physique de ce qui se passe du point de vue sonore. Il faut travailler et retravailler pour pouvoir intégrer complètement ce processus et cette chronologie du déroulement de l’œuvre.

61Il faut que les œuvres existent, il faut qu’Inharmonique vive, même différente d’hier. C’est bien qu’elle existe. 

62V.T. Dans cette dialectique entre, d’une part, une œuvre fixée sur bande et partition et, d’autre part, une œuvre qui a sa propre vie et qui est reprise par d’autres interprètes en jouant leurs propres variations, il faut tenir compte de l’idée initiale de Jean-Claude (ou de n’importe quel compositeur). Je comprends bien qu’il ne faut pas fixer une interprétation idéale, mais il y a quand même une idée initiale. C’est une œuvre basée sur le son, comme beaucoup d’autres pièces de Risset, et il faut que l’interprète incarne ce son. Le corps n’a pas une place prépondérante comme dans d’autres situations vocales occidentales. 

63I.J. Je suis tout à fait d’accord.

Bibliographie   

Calvino, Italo (2012), Le città invisibili. Paris, Édition Mondadori.

Halet, Pierre (1968), Little Boy. Paris, Seuil.

Risset, Jean-Claude (1968), Little Boy, pour soprano, ensemble et électronique. https://brahms.ircam.fr/works/work/21255/

Risset, Jean-Claude (1977), Inharmonique, pour soprano et bande. https://brahms.ircam.fr/works/work/11499/

Risset, Jean-Claude (1995), Invisible Irène, pour sons de synthèse réalisés par ordinateur fixés sur support deux pistes. https://brahms.ircam.fr/works/work/21323/

Tous les liens ont été vérifiés le 25 août 2023

Citation   

Irène Jarsky et Vincent Tiffon, «Présentation d’Inharmonique : interview avec Irène Jarsky», Revue Francophone d'Informatique et Musique [En ligne], n° 9 - Inharmonique (1977) de Jean-Claude Risset : création, ré-création et avenir, Numéros, mis à  jour le : 27/11/2023, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/rfim/index.php?id=704.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Irène Jarsky

Chanteuse lyrique

Quelques mots à propos de :  Vincent Tiffon

Aix-Marseille Université, CNRS, PRISM, Marseille, France. https://orcid.org/0009-0005-3468-2825
tiffon@prism.cnrs.fr