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Le comportementalisme sonore, une magie bien arrangeante

Juliette Volcler
mars 2019

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.892

Résumés   

Résumé

La rencontre, dans les années 1930, de la psychologie comportementaliste et de recherches sonores dans les domaines du théâtre et de la musique d’ambiance a initié un courant aujourd’hui toujours en vigueur, visant à employer le son comme outil de manipulation des masses. Son évocation suscite légitimement des critiques inquiètes, qui ont néanmoins tendance à fantasmer les effets de tels usages, tout en ne prenant pas en compte des problèmes éthiques bien réels qu’ils posent, en termes de libertés individuelles aussi bien que collectives. En effet, si le comportementalisme sonore échoue régulièrement dans ses tentatives d’industrialiser l’écoute, il opère néanmoins une instrumentalisation de l’espace public sonore et, partant, de l’espace social.

Abstract

The conjunction, in the 1930’s, of behaviourist psychology and of sonic researches in the theatre and background music areas, launched a trend, still very active today, aiming at using sound to manipulate the masses. Such uses conjure up legitimate criticism and worry, yet their effects are often being overdone whereas the very immediate ethical problems they raise (as far as  individual and collective liberties are concerned) are being ignored. Indeed, if sound behaviourism often fails in its efforts to industrialize the act of listening, it nontheless exploits the sonic public space and, therefore the social space.

Index   

Texte intégral   

1Une certaine idée de la modernité sonore est née, au début du xxe siècle, de la rencontre entre les dernières innovations acoustiques et la psychologie comportementaliste émergente. Les progrès d’alors ont été mille fois dépassés et le behaviourisme a depuis longtemps perdu toute gloire, mais le lien est resté, comme une évidence impossible à remettre en question, devenue presque imperceptible. Presque, car cette surdité se montre trop commode et trop rationalisée pour n’être pas, en grande partie, volontaire. Une branche dominante de la modernité sonore, hier comme aujourd’hui, pose ainsi comme postulat que le son peut et doit modifier les comportements de façon prédictible et reproductible. Elle le fait dans le but de maintenir un ordre social précis, celui de la société, en l’occurrence capitaliste, qui la fait prospérer. Nous pouvons nommer cela le comportementalisme sonore. Son évocation suscite immanquablement des réactions inquiètes quant à ses capacités d’envoûtement, souvent spécieuses ou amplement surévaluées. Je ne reviendrai pas ici sur les tentatives de manipulation elles-mêmes ou sur leur efficacité réelle, pas non plus sur les applications militaires, que j’ai analysées à travers deux essais (Volcler 2011 et 2017). Je développerai ce dont il me semble fondamental de prendre conscience et de débattre publiquement, à savoir les problèmes éthiques bien réels que des usages quotidiens et banalisés de ce comportementalisme sonore soulèvent à de tout autres endroits que le subconscient, influant ainsi de façon très concrète sur la société. La focalisation sur des manipulations subliminales largement fantasmées vient en effet masquer un appauvrissement et une instrumentalisation plus immédiatement problématiques de l’espace acoustique et de notre écoute.
Le comportementalisme sonore n’a pas surgi spontanément. Il s’appuie sur une croyance commune préexistante qu’il entérine et exploite, un discours magique porté sur le son non seulement par le grand public mais, surtout, par les élites sociales et culturelles elles-mêmes : chercheurs et chercheuses, industriel·le·s, politiques, journalistes, militaires, artistes. Bien des programmes censés donner à l’humanité la maîtrise du son ont ainsi échoué dans leurs intentions formelles (susciter une fièvre mortelle au moyen d’ultrasons, décupler l’effroi du public grâce à quelques infrasons, trier la population présente dans un espace donné avec de la musique…), mais cela, en fait, est demeuré très secondaire. La véritable performance du son ne réside pas dans ses effets, moins radicaux et moins universels qu’annoncés, mais dans le discours porté sur lui. Entretenir, consciemment ou non, délibérément ou pas, une conception magique du sonore, revient à affirmer l’impossibilité de penser et d’agir de façon critique : cela ne serait plus de notre ressort, une force acoustique supérieure se trouvant à la manœuvre. La croyance en la manipulation sonore, comme, plus largement, la croyance en tout complot imaginaire, conduit au silence, ou, ce qui revient au même, à d’inconséquents bavardages. Elle ne relève pas, tant s’en faut, d’une naïveté passée : la très récente rumeur autour d’attaques acoustiques supposément menées sur des employé·e·s d’ambassade à Cuba le démontre, qui faisait la part belle aux improbables pouvoirs d’une arme sonore secrète. De très rares médias seulement ont su la remettre en question de façon rationnelle (voir notamment Zimmer 2017). Le son, outil du crime parfait, indécelable et impossible à contrer, agit alors comme un écran de fumée, masquant le réel dans sa complexité et empêchant toute prise sur le sujet. C’est pourquoi il importe, d’abord et avant tout, de travailler à déconstruire ce discours magique qui nous traverse toutes et tous à des degrés divers. À exposer les fantasmes grossièrement érigés au rang de vérités scientifiques, bien sûr, mais également, ce qui s’avère plus difficile, à saisir au plus profond de nous ce qui relève non d’une sensibilité particulière, pas forcément non plus d’une complaisance coupable, mais du mythe. Il importe de travailler à même ce mythe du son afin qu’il devienne un outil, non de soumission, mais d’invention et de liberté.

2Pourquoi me focaliser, d’entrée de jeu, sur une responsabilité éthique partagée plutôt que de dénoncer sans tarder les escroqueries auditives ? Pour affirmer, fondamentalement, la possibilité de penser et d’agir. Pour insister, ensuite, sur la nécessité d’une déconstruction globale, bien plus complexe que le simple tracé d’une ligne entre de bons et de mauvais usages du son. Enfin, parce que le premier domaine d’exercice de ce comportementalisme sonore, premier historiquement et fondamental, aujourd’hui toujours, en matière d’usage, se trouve précisément être l’un des moins suspects a priori : l’art. Ce dernier se prévaut volontiers d’une position à part (humaniste, éclairée, désintéressée) parmi les divers secteurs d’activité humaine – ou il se la voit attribuée. Or la quête du beau ou, de façon moins ambitieuse, d’un divertissement intelligent, a servi de prétexte, dans les années 1930, à des expérimentations comportementalistes sur le public. Dans le travail mené au sein du département théâtre de l’Institut de technologie Stevens, pionnier en la matière, des effets sonores électroniques ont ainsi visé à susciter l’effroi, voire à « déclencher au sein du public une hystérie en moins de 40 secondes » (Burris-Meyer 1935). Quel qu’ait été leur influence réelle, un objectif précis présidait à ces recherches : la taylorisation de la création théâtrale afin de diminuer les dépenses, d’assurer une qualité constante du spectacle et d’accroître les ventes de billets (Burris-Meyer 1940). La rationalisation concernait d’abord la production théâtrale elle-même (qu’il s’agissait de pouvoir reproduire à l’identique, jusque dans ses effets les plus subtils), mais aussi et surtout la production émotionnelle du public (que l’on souhaitait intense, commune et prévisible). Symptomatique de cette volonté hégémonique : la rediffusion en temps réel de leurs propres applaudissements aux spectatrices et spectateurs à la fin d’une pièce, afin de les leurrer sur leur appréciation collective de la représentation (Burris-Meyer, Mallory et Goodfriend 1979). Au-delà du fait qu’il légitimait une visée consumériste de l’art, le comportementalisme sonore transformait ce dernier en laboratoire du contrôle social. Des limites éthiques précédemment admises (ou peut-être simplement impensées) se voyaient repoussées au nom d’une certaine esthétique. Aujourd’hui, se trouvent acceptées comme des évidences – et même, ardemment revendiquées et attendues – la dimension spectaculaire de la partie auditive au cinéma ou en concert et l’utilisation de cette dernière pour obtenir des réactions de masse, univoques et extrêmes. Nombre de créations partagent par ailleurs un goût affirmé pour le déclenchement d’un effet magique chez l’auditrice ou l’auditeur au moyen du son, comme en témoigne, par exemple, l’utilisation d’infrasons par des artistes ou musicien·ne·s, dans l’intention de susciter des impressions étranges (Gaspard Noé, Harry Manfredini, Throbbing Gristle, Sarah Angliss, Mario de Vega, Anish Kapoor…). Si quelques-un·e·s s’appuient, ce faisant, sur une démarche critique, d’autres, majoritaires, manifestent de la sorte une volonté de toute puissance, de mise au pas et d’instrumentalisation émotionnelles bien éloignée de toute ambition émancipatrice ou, à défaut d’un objectif plus élevé, simplement didactique.

3Ces efforts pour industrialiser l’écoute et y appliquer les principes de la psychologie comportementaliste n’ont pas manqué d’intéresser d’autres secteurs professionnels. Dès la fin des années 1930, ceux de la musique d’ambiance et, derrière elle, du management, ont également travaillé à rationaliser les diffusions sonores et leur impact sur un public cette fois non volontaire, constitué de prolétaires, d’employé·e·s de bureau, de clientes et clients d’hôtels, de magasins ou de restaurants. Cette quête d’une plus grande productivité individuelle, aussi bien en matière de travail (améliorer la cadence et la conformité du rendement ouvrier) que d’achats (inciter à la dépense dans les lieux marchands), est venue valider dans de nouveaux espaces ce que le théâtre avait initié : d’une part, côté humain, la tentative de façonner un individu médian, aisément contrôlable par ses oreilles ; d’autre part, côté environnement, le recours à l’illusion sonore pour renforcer l’ordre existant (réenchanter les usines sans améliorer les conditions de travail et d’existence, rendre des produits supposément plus attractifs sans les modifier). L’établissement d’une musique utilitaire a néanmoins introduit deux problèmes éthiques spécifiques. D’abord, à sa racine même, l’exploitation de la science comme outil commercial. Cet intéressement a, en amont, été porté par la psychologie comportementaliste elle-même qui revendiquait son pragmatisme et son fonctionnalisme, affirmait son rôle dans l’ingénierie sociale et se fixait comme rôle d’aboutir à des résultats exploitables par l’industrie (Mills 1998). Le marché de la musique d’ambiance, nourri par cette école de pensée, s’est ainsi entièrement constitué sur l’usage d’un marketing scientifique, plaçant la recherche au service d’intérêts privés. L’une des études pionnières sur la musique fonctionnelle (celle d’Harold-Burris-Meyer et Richmond Cardinell en 1938, rapportée dans un article central de 1943, « Music in Industry ») avait par exemple été commandée par la principale société dans le domaine, Muzak Corporation. Aujourd’hui, l’industrie de la musique d’ambiance continue de financer des enquêtes sur l’influence bénéfique de la sonorisation des lieux de vente (dernière en date en France, le livre blanc rédigé par LSA Étude en 2017 pour le compte de la Sacem, société de droits d’auteur et d’autrice, et de Mood Media, entreprise de marketing sensoriel). Qu’il soit partie prenante ou non du dispositif, le secteur commercial trouve également un intérêt direct dans certaines recherches appliquées sur le design sonore des produits de consommation courante, comme en attestent notamment les travaux menés dans les années 2000 par Massimiliano Zampini et Charles Spence, professeurs de psychologie expérimentale à l’université d’Oxford, sur « le rôle des indices sonores sur la perception du craquant et de la fraîcheur des chips » ou l’appréciation des brosses à dents électriques. La façon dont s’est structuré le marché de la musique d’ambiance et, plus tard, du design commercial, a ainsi eu un profond impact sur une partie de la recherche scientifique elle-même, encourageant l’institutionnalisation d’une pseudoscience qui ne remet pas plus en question ses présupposés que son cadre et sa finalité.

4Le second problème éthique introduit par la musique fonctionnelle concerne ses effets, à certains égards identiques à ceux des dispositifs acoustiques actuellement employés dans le maintien de l’ordre ou comme outils d’aménagement urbain. La critique principale (en fait quasiment exclusive) adressée à la première comme aux secondes concerne le contrôle subliminal ou, moins drastiquement, la contrainte insidieuse, qu’elles exerceraient sur leurs cibles – contrôle et contrainte souvent perçus comme psychologiques (empêcher de penser, obliger à des actions pour ainsi dire sous hypnose). En réalité, l’émission de pièces de Mozart dans un parc ne saurait le vider soudainement de tou·te·s les moins de 25 ans, pas plus que, dans une entreprise, des playlists savamment composées ne font brusquement bondir les profits. Le directeur d’un programme pionnier de la BBC, Music while you work, comparait avec beaucoup de mesure leur influence à celle d’« une tasse de thé » (Antrim 1943). Ces diffusions assument plutôt la fonction explicite de manifester une autorité, de figer l’identité d’un lieu, d’y édicter le règlement informel des attitudes et des pratiques admises, et parfois, par voie de conséquence, de désigner ainsi des indésirables. Le LRAD et le Mosquito, principaux outils de répression acoustique aujourd’hui employés, agissent quant à eux sur l’audition et non sur le psychisme, émettant des tons purs à des intensités dangereuses ou simplement désagréables pour l’oreille humaine. L’efficacité de ces usages incitatifs ou répressifs du son ne réside en fait pas tant dans leur impact sur les personnes prises séparément que sur le corps social en tant que tel. Ils visent à briser le collectif, prenant d’abord possession de l’espace acoustique de façon autoritaire, puis, précisément, renvoyant chacun et chacune à son individualité. L’individu représente le point d’aboutissement, et non celui de départ, du comportementalisme sonore. À l’époque préindustrielle, les chants jouaient un rôle clé dans la cohésion du groupe des travailleurs et travailleuses qui créaient leur propre environnement auditif et s’y exprimaient de façon à la fois politique (dénonciation de la dureté du travail et de la vie) et créative (improvisations poétiques et chorales). Le vacarme des machines a fait taire cette forme d’expression sociale et musicale, puis la musique d’ambiance est venue finir d’occuper l’espace sonore avec des contenus utilitaires, décidés par le management, assignant chaque employé·e à sa seule tâche. De la même façon, en manifestation, l’alarme du LRAD fait le silence autour d’elle, obligeant à la dispersion et brisant de facto les slogans communs, les cris de protestation ou les fanfares. Une instance hiérarchique affirme ainsi sa mainmise sur un espace donné à un instant donné et l’ordonne au moyen du son. Elle rend la contestation, sur le moment, d’autant plus difficile qu’elle a travaillé à détruire la possibilité même d’un mouvement commun. Le Mosquito, quant à lui, délivrant des fréquences très aiguës, audibles des jeunes oreilles seulement, vise à trier à la volée la population présente dans un lieu : gênant pour les uns et les unes, il demeure imperceptible aux autres. La communauté des personnes traversant un espace se trouve ainsi dissoute de façon préventive, arbitraire et insidieuse. Employé dans les couloirs de lycées états-uniens à l’issue des cours, dans ceux du métro londonien ou sur la façade de restaurants rapides, le Mosquito bride abusivement la socialisation dans certains endroits. Une fragmentation mécanique de l’espace sonore qui a pour corollaire une fragmentation antidémocratique voire anticonstitutionnelle de l’espace social. La zone grise du son constitue aussi une zone grise des droits.

5Par ailleurs, ce type d’usages comportementalistes du son permet de passer outre les limitations liées au respect de la propriété privée comme de l’espace public, ces dernières ne s’appliquant pas au domaine sonore. Plus spécifiquement, l’espace public sonore n’étant pas défini en tant que tel (sauf, par la négative, comme un endroit ne faisant justement pas l’objet d’obligations précises), il devient le terrain de multiples expérimentations qui le privatisent ou l’exploitent à des fins commerciales aussi bien que sécuritaires. Particulièrement emblématique de cette tendance : le développement d’une signalétique sonore, fixe ou mobile, afin, censément, de faciliter les déplacements en milieu urbain, mais qui sert simultanément de nouveau vecteur pour la communication des marques. Ainsi, les « avertisseurs sonores » des véhicules électriques en cours d’élaboration par les laboratoires de design de l’industrie automobile visent-ils à transmettre l’identité sonore de chaque fabricant en même temps qu’à signaler la présence d’une voiture. De façon comparable, les annonces des tramways dans un certain nombre de villes françaises (Brest, Tours, Paris…), commandées à des compositeurs, permettent d’améliorer l’accessibilité du transport tout en venant donner corps à une conception supposément enchantée (en fait plutôt lénifiante) de l’espace urbain. Elles participent ainsi, directement ou indirectement, au marketing territorial des villes concernées. La fonction ergonomique première devient alors prétexte à continuer la publicité par d’autres moyens. Parfois même, elle se fait secondaire par rapport à cette nouvelle application, comme dans le cas d’un scooter électrique sonorisé par la chaîne Domino’s Pizza aux Pays-Bas, lequel répétait à tout bout de champ, en guise de « signal de sécurité », le nom de l’entreprise.

6Au-delà de la confusion entre information et réclame qui se trouve sciemment entretenue, le son se voit ainsi attribuer un rôle central dans l’économie de l’attention, conceptualisée au tournant du xxie siècle (Citton 2014). Offrant le triple avantage, par rapport à l’image, de n’avoir pas encore saturé l’espace, de pouvoir s’adresser de façon intrusive aux personnes environnantes (les oreilles n’ayant pas de paupières) et de bénéficier maintenant de dispositifs de diffusion miniaturisés, il se trouve donc employé de plus en plus couramment pour éveiller l’intérêt des auditrices et auditeurs, les obliger à se fixer, au moins momentanément, sur un objet ou une action spécifiques, et leur ressasser, bon gré mal gré, les valeurs de telle ou telle société. Ce chant de sirènes prend de multiples formes, pour l’instant relativement parcellaires et occasionnelles : les annonces des départs et arrivées de trains précédées du logo sonore de l’entreprise de transports ; un haut-parleur ultra-directionnel qui engage les clientes et clients passant juste devant un stand de bananes équitables à faire une « bonne action » en en mettant dans leur Caddie ; un drone qui diffuse leur morceau de musique préféré (renseigné à l’achat du billet) aux festivalières et festivaliers arrivant sur le lieu d’un concert ; un journal qui tient à signaler, via une alerte téléphonique, une information plus ou moins essentielle ; une poubelle qui enjoint les passants et passantes à lui donner quelques déchets ; une enceinte de salon qui rappelle à ses propriétaires un rendez-vous imminent, un anniversaire à souhaiter ou un parapluie à emporter. Les sirènes peuvent aussi se faire moins joviales lorsqu’une caméra sonorisée réprimande publiquement un·e automobiliste stationnant à un endroit interdit. En somme, le développement concomitant du design sonore, de l’assistance vocale et des techniques qui les sous-tendent favorise l’émergence d’un climat de sollicitations auditives, soucieuses de se distinguer de la pollution sonore par leur joliesse ou leur pertinence revendiquées ainsi que par leur localisation dans le temps comme dans l’espace, mais émanant de dispositifs en nombre croissant, assurant des fonctions extrêmement diverses et dont l’interruption, à l’exception des alertes personnellement paramétrées, n’est souvent pas possible. Nulle manipulation ici, nul complot acoustique, mais une conjonction de pratiques nouvelles visant à se partager le gâteau de l’espace sonore et, partant, à rendre les moindres interstices de notre attention commercialement et socialement utiles. Le son vient huiler les rouages de l’ordre institué pour y faciliter notre adaptation.

7Une quête éperdue de calme serait-elle devenue notre seul recours ? La nécessité de se reposer, de se concentrer, de rêver, de se construire autrement que comme un individu fonctionnel, impose effectivement de s’extraire du flux permanent. Néanmoins, il s’agit de le faire d’une part en se gardant du mythe d’un âge d’or préindustriel de l’environnement sonore, très éloigné des réalités historiques, et d’autre part en mesurant à quel point le silence se trouve investi, socialement et politiquement. Appliqué à l’urbain, il constitue aujourd’hui un marqueur fort du standing d’un quartier (aux pauvres le bruit, aux riches la quiétude) et porte des valeurs morales et culturelles précises, antithétiques avec la possibilité d’un espace public conçu comme agora permanente, lieu d’expression artistique, amicale ou militante, territoire de rencontre, d’improvisation et de découverte. De nouveaux usages du silence ou du son choisi émergent par ailleurs, qui ne contredisent en rien le comportementalisme sonore mais, au contraire, s’y intègrent pleinement : diverses sociétés proposent ainsi des systèmes de diffusion intra-auriculaires ou ambiants qui filtrent le réel en direct et offrent (avec plus ou moins d’efficacité) de le personnaliser en enlevant tel son considéré comme nuisible, en augmentant tel autre perçu comme agréable. La compartimentation de l’espace sonore se poursuit ainsi jusqu’à la racine même de l’écoute, toujours dans l’objectif d’assurer de meilleures performances de l’utilisateur ou l’utilisatrice. Il me semble donc fondamental, tout en explorant les brèches du paysage sonore dominant, en s’y ressourçant et en les développant, de travailler notre écoute même, outil central du xxie siècle. D’œuvrer non à son isolation, mais à sa singularité ; non à sa protection, mais à son ouverture ; non à son fonctionnalisme, mais à son inventivité. De conserver toute la capacité de surprise, d’alerte et, surtout, d’enchantement de nos oreilles, mais en cultivant avec détermination leur savoir critique.

Bibliographie   

Références :
Doron K. Antrim, « Music in Industry », The Musical Quaterly, vol. 29, no 3, juillet 1943.
Harold Burris-Meyer, « The Dramatic Use of Controlled Sound », 30e conférence de l’Acoustical Society of America, hôtel Roosevelt, New York, 29 avril 1935, collection de la faculté de l’institut Stevens.
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Harold Burris-Meyer, « Music in Industry », Mechanical Engineering, janvier 1943.
Harold Burris-Meyer, Vincent Mallory et Lewis S. Goodfriend, Sound in the Theatre, Theatre Arts Books, New York, 1979.
Yves Citton (dir.), L’Économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, La Découverte, Paris, 2014.
LSA Étude pour Sacem et Mood Media, « À quoi sert la musique dans les points de vente ? Principaux usages et bénéfices », 2017, https://clients.sacem.fr/actualites/valeur-de-la-musique/marketing-sonore--la-musique-dans-les-points-de-vente.
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Juliette Volcler, Le son comme arme. Les usages policiers et militaires du son, La Découverte, Paris, 2011.
Juliette Volcler, Contrôle. Comment s’inventa l’art de la manipulation sonore, La Découverte/La Rue musicale, Paris, 2017.
Massimiliano Zampini, S. Guest, Charles Spence, « The Role of Auditory Cues in Modulating the Perception of Electric Toothbrushes », Journal of Dental Research, volume 82, numéro 11, 1er novembre 2003.
Massimiliano Zampini, Charles Spence, « The Role of Auditory Cues in Modulating the Perceived Crispness and Staleness of Potato Chips », Journal of Sensory Studies, volume XIX, numéro 5, octobre 2004.
Carl Zimmer, « A ‘Sonic Attack’ on Diplomats in Cuba? These Scientists Doubt It », New York Times, 5 octobre 2017, https://www.nytimes.com/2017/10/05/science/cuba-sonic-weapon.html.

Citation   

Juliette Volcler, «Le comportementalisme sonore, une magie bien arrangeante», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, L'éthique de la musique et du son, Usages du son et écoute, mis à  jour le : 10/03/2019, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=892.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Juliette Volcler

Juliette Volcler est chercheuse indépendante. Elle a publié deux essais : Le son comme arme. Les usages policiers et militaires du son (La Découverte, 2011) et Contrôle. Comment s'inventa l'art de la manipulation sonore (La Découverte / La Rue musicale, 2017). Elle assure la coordination éditoriale de la revue de critique de la création sonore Syntone.