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Traces d’invisible

Joëlle Caullier
juin 2011

Index   

1Dans son premier numéro, Filigrane formulait le vœu que les musicologues assument pleinement leur rôle politique, en soutenant les artistes dans leur fonction d’« éveilleurs » des sensibilités et des consciences afin que, stimulant le sentir individuel et en commun, les uns et les autres contribuent à un mieux vivre ensemble. Le deuxième numéro, Traces d’invisible, s’attelle donc à la tâche et invite artistes, penseurs des différents champs artistiques et philosophes à entrecroiser leurs réflexions sur la faculté des arts et notamment de la musique à dévoiler ce qui échappe à l’apparence, mais qui relève néanmoins de la réalité du monde. Il s’agit pour nous de souligner comment l’art de notre temps déploie avec une inépuisable inventivité la vie silencieuse et invisible de la pensée, du sensible et de l’intériorité, comment, inlassablement, il cherche à accroître la subtilité des perceptions plutôt que de les livrer aux manipulations violentes du visuel et du sonore, complaisamment assénées par une société médiatique avide de contrôler les émotions collectives. Attirer l’attention sur l’invisible, l’inaudible, l’indicible, ce n’est pas céder à de présumées sirènes spiritualistes et conservatrices que, depuis Nietzsche, le monde occidental n’a cessé de combattre, mais c’est proposer un autre modèle d’homme : non pas celui que les médias de masse s’évertuent à façonner en l’exposant à toutes les agressions sensorielles et émotionnelles qui atrophient son esprit critique sous les feux de la rampe, mais celui qui, à l’écoute de ce qui se vit silencieusement sous le tapage, accorde tous ses soins à la mystérieuse activité de l’esprit, celle qui « invente la réalité »1 et par là même la liberté…

2Certes, à un moment donné de l’histoire occidentale, il fut nécessaire de se prémunir contre un invisible devenu outil d’asservissement des consciences, mais l’accroissement forcené de la marchandisation contemporaine a créé une situation tout aussi délétère, un affaiblissement tout aussi catastrophique des consciences et des sensibilités. L’humain ne saurait-il donc imaginer d’autres comportements que cette alternative désolante ? On se refuse à le croire et, parmi les issues envisageables, l’art est sans doute capable d’ouvrir une fenêtre salutaire.

3Parce que notre société obsédée de communication semble privilégier toujours plus le montré, l’exhibé, le dévoilé, le révélé, l’attention se détourne sans cesse davantage de ce qui ne se donne ni à voir ni à entendre, qui est tu ou indicible, qui n’est ni manifeste ni perceptible, en un mot de cette immense face immergée de l’iceberg qui participe pourtant elle aussi à la réalité du monde. Ce peut être l’inconscient individuel et collectif qui détermine tant de comportements humains. Ce peut être ce qui se cache de sens ou de valeur symbolique derrière les objets et les gestes, des plus quotidiens aux plus savamment mis en scène. Ce peuvent être le temps et le silence de la contemplation esthétique ou encore l’ordre métaphorique réintroduit par les artistes dans le chaos du monde. Ce peuvent être également le rêvé, le senti, le perçu qui ne se disent ni ne se montrent, mais qui, pourtant, s’éprouvent et conditionnent toute pensée et action humaines.

4Or, c’est bien ce sens de l’invisible, dans l’infinité de ses déclinaisons, que les artistes cherchent à réveiller chez leurs contemporains, afin d’attirer l’attention sur cette dimension cachée sans laquelle l’humain perd de son humanité et s’abîme dans un univers réifié devenu l’unique horizon de ses désirs.

5La musique, dans son abstraction, pouvait donc à bon droit constituer le point de départ d’une telle réflexion concernant « la condition de l’homme moderne ». Le volume se présente en trois volets. Tout d’abord des réflexions sur la musique, fort contrastées dans leur approche : la méditation du phénoménologue Marc Richir sur la perception musicale, celle de Vincent Tiffon sur l’affinement de la perception dû aux nouvelles technologies et enfin celle de Matthieu Guillot sur la nécessité pour l’être contemporain de sauver la subtilité de l’écoute. Puis les champs de la danse et du cinéma sont convoqués pour interroger, à travers les écrits de Philippe Guisgand, Suzanne Liandrat-Guigues et Robert Bonamy le lien paradoxal de ces deux arts visuels à ce qui excède l’image. Enfin, le dernier volet fait place aux créateurs eux-mêmes qui évoquent à travers leur poétique ce qui, au-delà de la matérialité de leur art ou plutôt grâce à elle, se veut « trace d’invisible » : les compositeurs Jean-Claude Risset et Pascale Criton, la plasticienne Dietlind Bertelsmann et sous la plume de Gianfranco Vinay, le compositeur Salvatore Sciarrino.

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Treibgut

Dietlind Bertelsmann

… Au lieu d’une vision à l’exclusion des autres, j’eusse voulu dessiner les moments qui bout à bout font la vie, donner à voir la phrase intérieure, la phrase sans mots, corde qui indéfiniment se déroule sinueuse, et, dans l’intime, accompagne tout ce qui se présente du dehors comme du dedans.

Je voulais dessiner la conscience d’exister et l’écoulement du temps. Comme on tâte le pouls. Ou encore, en plus restreint, ce qui apparaît lorsque, le soir venu, repasse (en plus court et en sourdine) le film impressionné qui a subi le jour.

Dessin cinématique.

Je tenais au mien, certes. Mais combien j’aurais eu plaisir à un tracé fait par d’autres que moi, à le parcourir comme une merveilleuse ficelle à nœuds et à secrets, où j’aurais eu leur vie à lire et tenu en main leur parcours.

Mon film à moi n’était guère plus qu’une ligne ou deux ou trois, faisant par-ci par-là rencontre de quelques autres, faisant buisson ici, enlacement là, plus loin livrant bataille, se roulant en pelote ou – sentiments et monuments mêlés naturellement – se dressant, fierté, orgueil, ou château ou tour… qu’on pouvait voir, qu’il me semblait qu’on aurait dû voir, mais qu’à vrai dire presque personne ne voyait.
Henri Michaux
Passages
Editions Gallimard, 1983.

6.

Notes   

1  Cf. Paul Watzlawick, L’invention de la réalité, Paris, Seuil, 1990, 380 p.

Citation   

Joëlle Caullier, «Traces d’invisible», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Traces d’invisible, mis à  jour le : 16/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=88.

Auteur   

Joëlle Caullier