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Pour une médiologie musicale comme mode original de connaissance

Vincent Tiffon
juin 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.78

Résumés   

Résumé

La musicologie générale vise à interpréter les œuvres à travers leurs traces matérielles. Elle s’attache, par exemple, à exhumer des textes musicaux ou des textes sur la musique, à analyser des partitions anciennes ou contemporaines, à étudier les enregistrements… L’historien, l’herméneute ou l’esthéticien, éclairé par le sociologue, l’organologue, l’anthropologue, le sémiologue… chercheront à interpréter l’œuvre, dans le cadre strict de chacun de ces champs disciplinaires. Une médiologie musicale, pour sa part, cherchera la « réverbération » des traces mémorielles observables, en reconstituant les itinéraires, les scénarios de l’émergence d’un genre, les chemins de sa contagion. En faisant « l’examen raisonné des interactions unissant techniques de transport, productions symboliques et pratiques sociales », on orientera la musicologie vers une discipline de l’observation, une sorte de « médiographie » musicale, un recensement des observations accessibles. L’on s’inscrira ainsi dans la démarche promue par Régis Debray, initiateur de ce mode original de connaissance.

Abstract

General musicology aims at interpreting works through their material traces. It endeavours especially to bring out musical texts or texts on music, to analyse ancient or contemporary musical scores, to study recordings, etc. The historian, hermeneutician or aesthetician, with the help of the sociologist, organologist, anthropologist, semiologist, etc. will try and interpret the work within the strict frame of each of these subjects. A musical mediology, on the contrary, would seek for the “reverberation” of the memorial traces that can be observed, by recreating the itineraries, the scenarios which lead to the rise and the spreading of a genre. Through a “reasoned examination of the interactions between transportation techniques, symbolic productions and social practices”, musicology becomes a discipline of observation, some kind of musical “mediography”, a listing of all accessible observations. This follows the approach promoted by Régis Debray, who is at the origin of this original mode of knowledge.

Index   

Texte intégral   

« J’appelle […] “médiologie” la discipline qui traite des fonctions sociales supérieures dans leurs rapports avec les structures techniques de transmission. J’appelle “méthode médiologique” l’établissement, cas par cas, de corrélations […] entre les activités symboliques d’un groupe humain (religions, idéologies, littératures, arts, etc.), ses formes d’organisation et son mode de saisie, d’archivage et de circulation des traces. Je prends pour hypothèse de travail que ce dernier niveau exerce une influence décisive sur les deux premiers. Les productions symboliques à un instant t ne peuvent s’expliquer indépendamment des technologies de la mémoire en usage au même instant. C’est dire qu’une dynamique de la pensée n’est pas séparable d’une physique des traces »1.

Pour une médiologie musicale

1Sans véritablement relever d’une science, la médiologie peut aider la musicologie générale à comprendre la musique comme activité symbolique, comme pensée, et non pas comme simple fait culturel. Il s’agira ensuite de comprendre la musique en usant du principe de causalité. On n’oubliera pas que ce principe est une condition nécessaire mais non suffisante. Peut-on parler d’un déficit épistémologique ? La musicologie a-t-elle tout à perdre en se fourvoyant dans une telle approche qui favorise parfois des discours jugés trop littéraires, sans véritable fondement scientifique2 ? Examinons de plus près les avantages de cette démarche afin de mettre en lumière ce que peut apporter la médiologie à la musicologie générale.

2Chercher les symptômes de la contagion des idées musicales, les « réverbérations »3 d’un courant musical : telle est « l’intrigue »4 de la médiologie musicale. Plutôt que l’étude des signes eux-mêmes, on privilégiera l’étude du pouvoir des signes. À la question du pourquoi des signes on préférera s’en référer au principe de causalité : comment une petite cause technique peut-elle engendrer un « grand effet civilisationnel » – en référence à l’effet papillon de la théorie du Chaos ? Par exemple, les incidences de l’invention de l’enregistrement sur la création musicale ne sont plus à démontrer. En revanche, observer dans le détail à travers les jeux d’interactions ou de corrélations5 comment une telle invention modifie en profondeur l’ensemble des institutions musicales (les Organisations Matérialisées selon la terminologie des médiologues, c’est-à-dire les normes et institutions), et certains des vecteurs techniques (les Matières Organisées, c’est-à-dire les outils et supports) peut aider la musicologie à développer des modes explicatifs nouveaux.

3Ainsi, on observera les symptômes qui permettent de comprendre comment l’on abandonne un système pour entrer dans un autre. Une médiologie s’attache donc à observer les phénomènes de transmission. Là où la musicologie générale tente de répondre à la question du « pourquoi », une médiologie musicale tentera de répondre à la question du « comment ». L’étude systématique des médiums (cf. la définition infra) et de leur inscription dans un écosystème impose d’observer minutieusement les incidences de l’usage ponctuel de telle ou telle nouvelle invention technique sur l’œuvre elle-même. L’objectif in fine ne sera pas d’ajouter une complexité aux modes explicatifs déjà existants mais de proposer, en s’appuyant sur l’étude croisée des médiums et des médiasphères, des schémas explicatifs plus globaux (cf. chapitre sur les « médiasphères »).

« On ne cèdera pas ici au terrorisme débilitant de la complexité, brandie comme interdiction de penser simple. Jusqu’à plus ample informé, le travail d’explication consiste à substituer de l’invisible simple à du visible compliqué »6.

Médiologie musicale et sociologie de la musique

4Une médiologie musicale tentera de répondre aux questions auxquelles d’autres disciplines des sciences humaines et sociales ne répondent que partiellement. 

« J’espère vous faire partager ma conviction que ni la sociologie de la culture, ni l’histoire des idées, ni “les sciences politiques” ne pouvaient en l’état, rendre raison des bases matérielles de l’univers symbolique »7.

5Une sociologie de la musique, selon Adorno, cherchera également à comprendre ce qui a pu faire obstacle à l’émergence d’un courant esthétique, à la reconnaissance d’un compositeur :

« Une sociologie de la musique centrée sur le conflit entre forces productives et rapports de production n’aurait pas seulement à faire avec ce qui se réalise et est consommé, mais également avec ce qui ne parvient pas8 à la réalisation et ce qui est anéanti. La pression sociale n’a pas laissé, et ne laisse peut-être toujours pas aujourd’hui, se déployer des talents importants »9.

6Un tel programme semble produire des résultats, comme ceux que le philosophe expose dans son texte traitant des effets induits par l’usage du phonographe : « régression de l’audition », influence du jazz notamment dans la construction du goût10… Pourtant, le phonographe et la phonographie comme système engendrent, à l’évidence, des mutations beaucoup plus profondes : ce changement de « paradigme technologique »11 en vertu duquel l’on passe de la technologie de l’écriture graphique à celle de la phonofixation, affecte l’ensemble de l’organisation musicale, bien au-delà des aspects privilégiés par la sociologie de la musique préconisée par Adorno. Certaines questions soulevées par Adorno intéressent pourtant le médiologue :

« Il faudrait étudier avec détermination les relations mutuelles spécifiques existant entre base économique, contexte social et activité de production et reproduction musicale »12

« Féconde est, par exemple, la question de savoir si le passage au capitalisme de monopole a touché les formes musicales d’organisation, le goût et la composition. Tout ce que l’on peut subsumer sous le concept de “fétichisme des moyens” remonte à la fonction du “voile technologique” dans la situation monopolistique »13.

7Adorno semble cependant prêter peu d’intérêt à l’analyse fine des vecteurs techniques même s’il en formulait le projet.

« Le domaine où un tel projet a le plus de chances d’aboutir est la technologie. C’est par le biais de l’état des techniques respectives que la société se reflète jusque dans les œuvres. Entre les techniques de la production matérielle et la production musicale règnent des affinités bien plus étroites que ce qu’admet la division scientifique du travail »14.

8Adorno, en 1934, a abordé la question du disque dans le cadre d’une critique des nouveaux médias – il ne croyait pas davantage à l’art radiophonique. Le disque noir est présenté non pas tant comme un médium aux multiples fonctions (cf. le chapitre ci-dessous) que comme le symptôme et le produit « de cette époque qui reconnaît cyniquement la domination des choses sur les hommes »15. Il incarne alors à ses yeux le prototype d’un « produit artistique de déclin ». Il est le premier mode de présentation de la musique qui se laisse posséder comme une chose. Pour Adorno, « il n’y a jamais eu de musique propre au gramophone ». Dans son rapprochement avec la photographie, Adorno suggère l’identité entre la forme – plate – du disque et « celle du monde où elle se fait entendre »16. Tout au plus admet-il un droit légitime de l’enregistrement parce que « l’art mort sauve l’art “fugace” et passager »17. « Effet délire », diraient les médiologues, peur inconsidérée occasionnée par l’émergence d’une nouvelle technologie supposée tuer la technologie précédente. La musique de papier n’est pas moins un « art mort ». Avec le disque, dit Adorno, « la musique se rapproche de manière décisive de son véritable caractère d’écriture »18. Magnifique paradoxe, que le médiologue appellera « effet Gould » (cf. chapitre plus bas). Trente-cinq ans après, Adorno reconnaît au disque une dimension qu’il n’avait pas saisie du fait de ses possibilités de longue durée d’enregistrement19. Mais là encore, si des considérations sociologiques sont essentielles, si même la notion de paradigme technologique est abordée, fait toujours défaut l’attention portée sur les interactions entre les supports matériels et les institutions.

9C’est ce que propose la médiologie, notamment en se focalisant sur la dimension des médiums.

Qu’est-ce qu’un « médium » ?

10Que cherche-t-on à observer ? Les médiums – d’où le medio de « médiologie ». Ils sont entendus comme « viatique d’un symbole »20 et peuvent s’articuler en deux grands ensembles.

11D’une part, les vecteurs techniques, c’est-à-dire les outils et supports opérationnels de type logistique (les MO, Matières Organisées de la médiologie) qui désignent :

  • Les supports physiques d’inscription et de stockage (pierre, argile, papyrus, parchemin, papier, bande magnétique, support numérique...) ;

  • Les procédés généraux de symbolisation (parole articulée – chant psalmodié, écriture graphique – écriture musicale, image analogique – son analogique…) avec leur « régime sémiotique dominant » (icône, symbole, indice selon la typologie de Peirce21) ;

  • Les dispositifs de diffusion (agora, imprimerie, radio, télévision, réseaux numériques…).

12D’autre part, les vecteurs institutionnels, c’est-à-dire les normes et institutions de type stratégique (les OM, Organisations Matérialisées) qui désignent :

  • Les codes sociaux de communication, ou codes linguistiques (les langues, grammaires musicales…) ;

  • Les cadres d’organisation (cité, église, école, instituts, etc.) ;

  • Les matrices de formation (bibliothèque, médiathèque, conservatoire…).

13Décentrer l’étude sur les médiums apparaît nécessaire en raison de leur tendance à « s’autoraturer ». « Une transmission réussie est une transmission qui se fait oublier »22. Il s’agit de rendre visible ce qui tend à être invisible, par immersion dans un milieu. On n’oublie, par exemple, combien le piano est une technologie élaborée, le fruit d’ajustements incessants, de prouesses ingénieuses… L’objectif est de comprendre les mécanismes de l’efficacité symbolique d’une esthétique musicale, d’une école ou encore plus singulièrement d’une œuvre donnée. Nos médiums dictent nos procédés de symbolisation.

« Non, il n’est pas aisé d’admettre, et encore moins de faire admettre que l’origine est ce qui se pose à la fin ; que le milieu extérieur est intérieur au message, et la périphérie au centre du noyau ; que le transport transforme ; que le matériau d’inscription dicte la forme d’écriture ; et qu’en général nos finalités se règlent sur nos panoplies »23.

14Étudier les médiums de la musique – faire une « médiographie »24 musicale – permet également de traiter la question de la permanence des arts face à l’obsolescence des machines musicales – « l’effet cliquet »25 dira le médiologue – qui menace la pérennité des œuvres :

« La médiologie a précisément pour fonction de mettre en rapport l’univers technique et l’univers mythique, ce qui change tout le temps avec ce qui demeure à travers le temps »26.

15En s’intéressant donc à la « dynamique des supports », on comprend comment l’instrumental invente le style classique27 à l’ère de l’écriture, appelée « graphosphère » par les médiologues. Plus tard, on questionnera la manière dont la fée électrique a transformé la musique au xxe siècle. Ainsi, le transport du son dans l’espace, la télétransmission du son, conduit à la radio, et donc à la musique domestiquée qui sort de la représentation institutionnalisée. Mais la radiodiffusion en tant qu’institution crée aussi l’art radiophonique, qui, grâce au perfectionnement du microphone, conduira naturellement à la musique concrète. En somme, l’invention de l’enregistrement – la conservation du son dans le temps obtenue grâce au phonographe, le gramophone, le disque, les mémoires numériques – transforme la manière de créer la musique comme celle de l’écouter. Il faut dépasser ce simple constat et se livrer à l’étude approfondie du processus car de telles transformations vont affecter progressivement et profondément l’ensemble d’un milieu musical : apparition des musiques concrète et électronique ; développement de l’industrie musicale ; valorisation de l’interprète sur le compositeur, modification des habitudes d’écoute, etc. Le médiologue parlera d’un changement de médiasphère. En l’occurrence, on parlera du passage de la « graphosphère » – où les technologies de l’écriture sont toutes puissantes – à la « vidéosphère » – dominée par les technologies de l’audiovisuel (cf. chapitre sur les médiasphères).

La vie des médiums

16Il s’agit également d’observer les tendances évolutives majeures de la vie des médiums, comme celle, par exemple, de la miniaturisation des supports physiques d’inscription et de stockage, qui, associée à leur duplication plus efficace, les désacralise tout en les rendant plus maniables et portatifs. Ainsi, les recueils de chants grégoriens en « logosphère », médiasphère qui désigne la sphère de la transmission orale, sont rares – en raison notamment du degré primitif de la technologie du papier – et sacralisés, indépendamment du caractère religieux de l’objet. En revanche, les partitions de Mozart, les fac-similés d’un original, aisément transportables mais plus fragiles, permettent une diffusion plus large de sa musique. « La mémoire la plus forte est plus faible que l’encre la plus pâle »28. Ce processus du progrès technique s’observe également avec la musique électroacoustique : les différents supports de fixation et de stockage permettent une capacité de mémorisation toujours plus grande, mais aussi occasionnent une plus grande fragilité, compensée toutefois par les possibilités de duplication encore supérieures à la technologie du papier. Le support électronique est moins solide, mais sa miniaturisation, sa reproductibilité et sa portabilité le rendent plus performant, lui permettant ainsi de se fondre davantage dans son environnement. « Less is more » est la tendance de l’époque, celle qu’affectionnent les raccourcis de la publicité, du prêt-à-penser, et des clips musicaux. Le disque compact, pratique, facile d’utilisation, chasse le concert, organisation lourde et coûteuse pour l’auditeur tenu de se déplacer. On passe de la sphère publique du concert à la domosphère, la scène privée, domestique. Cette préférence pour le léger qui surclasse le lourd s’observe également dans le champ de la musique instrumentale, où la tendance de la « nouvelle simplicité » est plus efficace que la « nouvelle complexité » – l’efficacité n’étant pas, bien entendu, un critère qualitatif.

17Une autre tendance majeure à remarquer est la « dématérialisation » des supports au cours des siècles29 : « Plus le support est immatériel, plus le destinataire peut rester sur place, et plus le trajet se raccourcit »30. On ne se déplace plus pour aller au concert, le concert se déplace chez soi via le dispositif de diffusion qu’est la radio en vidéosphère ou via le réseau de l’Internet en « numérosphère », la sphère de la numérisation des sons, textes et images. En découlent notamment la modification de nos modes d’écoute (l’écoute « acousmatique »31), l’abandon progressif de la fonction du spectacle32 (avec la coupure symbolique de la scène), la désacralisation de l’œuvre (perte de « l’aura », dirait Benjamin). La dématérialisation suggère la virtualisation des supports. Une musique électroacoustique s’écoute grâce au support physique de fixation et de stockage qu’est le disque et/ou via un dispositif de diffusion comme la radio, mais sans musicien visible sur scène, le statut de l’interprète à la console de diffusion ne pouvant être totalement assimilé au musicien interprète de la musique instrumentale. Alors que le papier – couplé au procédé général de symbolisation qu’est l’écriture musicale – est un simple support de stockage, l’enregistrement est à la fois support de stockage de l’œuvre finie et support à partir duquel s’opèrent – via des interfaces visuelles en numérosphère et non plus directement, comme en vidéosphère, sur le support physique de la bande magnétique – la plupart des procédures spécifiques de composition réalisées en studio, nouveau cadre d’organisation : la captation ou la synthèse, les transformations, le montage, le mixage, bref un ensemble de procédures que l’on appelle abusivement écriture (sauf à considérer les musiques de synthèse sonore) mais qui relèvent, au moins dans un premier temps, davantage de l’expérimentation que de la création pure. À ces musiques des sons fixés sur support audio, on peut ajouter, toujours après 1945 mais dans le domaine de l’écriture instrumentale, la musique sérielle, « métaphore de la science, [qui] se donne pour une expérimentation, c’est-à-dire un ensemble d’opérations réglées, utilisant des appareils et des instruments »33. Les musiques qui naissent dans l’immédiat après-guerre introduisent donc l’expérimentation au cœur de l’activité créatrice appelée encore « recherche ».

18Pour revenir à la musique électroacoustique, le son en tant que procédé général de symbolisation en vidéosphère et numérosphère conduit-il à un abaissement symbolique34 ? On remarquera en effet que l’on parle de « son » et non plus de symboles musicaux. Le « son » et son cadre d’organisation – la vidéosphère – ont-ils les capacités de promouvoir des formes supérieures de symbolisation au moins égales à celles propres à l’écriture graphique et son appareillage institutionnel ? Une des fonctions ontologiques de la musique occidentale semble en effet mise à mal par le caractère purement indiciel des nouveaux supports d’enregistrement, contrairement au caractère hautement symbolique des supports de la graphosphère. Par caractère indiciel, nous entendons la capacité à reproduire avec fidélité un son capté. Ceci se traduit notamment par un effet de réel ou « effet de présence » caractéristique de nombreuses œuvres électroacoustiques.

« L’effet de présence est notamment lié à la sémiotique des empreintes indicielles (dans l’indice, une partie de la chose ou de l’événement représenté se manifeste “en personne”), ainsi qu’à l’interactivité »35.

19Les pièces dites « anecdotiques » de Luc Ferrari, le « cinéma pour l’oreille » et le genre dit de la « phonographie » (c’est-à-dire les photographies sonores) procurent cet effet de présence qui n’est pas étranger également à l’origine de la musique concrète. Il suffit, pour s’en convaincre, de réécouter les Etudes de bruits (1948) de Pierre Schaeffer ou les Variations pour une porte et un soupir (1963) de Pierre Henry, pour ne citer que ces œuvres. Une telle indicialité induit un effet de présence identique à celui ressenti par les spectateurs du Café de la Paix, lors de la projection du film L’entrée du train en gare de La Ciotat des frères Lumière. Le microphone et les supports de fixation produisent des enregistrements toujours plus proches de l’original capté. Ils transforment notre rapport à la musique. Il en est de même avec l’art photographique qui transforme notre regard36. Comme l’explique Louise Merzeau, photographe et médiologue :

« Les mnémotechnies de l’écriture et de l’impression avaient déjà libéré la transmission des rythmes corporels et des fluctuations individuelles de la mémoire. Par son automatisme, l’enregistrement photographique accentue considérablement cette extériorisation des opérations mémorielles, de plus en plus déléguées aux prothèses techniques. Mais surtout, la photographie modifie la nature sémiotique de l’exactitude vers laquelle tendent toutes les technologies de la mémoire. En effet, les traces produites par son dispositif ne relèvent plus d’un système discret de signes arbitraires, mais d’une émanation photochimique du référent. A ce titre, l’image photographique a plus à voir avec l’empreinte digitale, la gravure ou les manifestations somatiques, qu’avec la peinture ou l’écrit. Pour reprendre la terminologie de Peirce, sa genèse est indicielle, avant d’être symbolique. D’où cet effet de réel, qui court-circuite les différences propres à la culture écrite, pour promouvoir de nouvelles figures du vrai dans le symptôme, l’empreinte et le document »37.

20Cette analyse peut largement s’appliquer à l’ensemble des arts des sons fixés sur support. Pour le compositeur acousmaticien François Bayle, « de nouvelles propriétés [surgissent], telles que la capacité évocatrice des bruits, l’effet du gros plan sonore, le grain de la voix, la radiogénie complément de la photogénie, affirmant par leur prégnance la possibilité d’une civilisation des images, aussi bien sonores que visuelles »38.

21Peut-on parler alors en vidéosphère et en numérosphère d’un abandon progressif, en raison des propriétés spécifiques de ces médiums, de la fonction symbolique de l’art musical, avec, en corollaire, l’abandon de la notion d’art pour la musique ? Ce même constat a été dressé pour certaines musiques héritières de la technologie de l’écriture : « La musique européenne et américaine de la seconde moitié de ce siècle n’aura vécu que de dénégation permanente, sinon de la pure et simple destruction de sa fonction symbolique »39. Ainsi, relativisons le poids des outils techniques dans le degré de symbolisation d’une musique. Certaines œuvres musicales font usage de la technologie davantage comme démonstration fétichiste que comme auxiliaire ou outil de génération de matériau. Mais ce constat peut cependant partiellement s’expliquer par le caractère transitoire du moment considéré. Ces moments historiques de passage d’une médiasphère musicale à une autre se produisent à un stade où la maîtrise des nouvelles technologies reste imparfaite. Par ailleurs, ces moments de transition suscitent une foi immodérée dans le progrès technique – justifiant parfois le qualificatif d’« avant-garde » donné à ces musiques –, croyance qui fascine y compris certains compositeurs sériels de l’après 1945. Le médiologue parle alors « d’effet délire ». Ces mutations montrent les décalages incessants entre le temps court des œuvres en train de se faire dans une médiasphère donnée, et le temps long des grands paradigmes technologiques.

« Passer d’une mnémotechnique à une autre, c’est changer d’horizon mental, de qualification requise, de communauté politique, de choix patrimonial, de savoir dominant »40.

22Lorsque l’on passe du papier à l’enregistrement, c’est en effet tout un système technico-musical qui se transforme progressivement jusqu’au rejet parfois du milieu techno-culturel ancien. La médiologie propose une écologie de la culture, et donc, pour ce qui nous occupe, une écologie de l’art.

La méthode comparatiste : les médiasphères

« Comme l’écologie étudie les relations de dépendance et d’interaction entre les êtres vivants et le milieu non vivant, la médiologie voudrait étudier les rapports d’interaction unissant les faits symboliques et un milieu matériel technique »41.

23Cette comparaison n’a d’autre valeur que métaphorique car le modèle écologique ne peut être un modèle au sens strict. En revanche, la méthode comparatiste est au fondement de la méthode médiologique :

« Pour mettre à jour [ces] corrélations, le chercheur se fonde sur l’observation de milieux techno-culturels variables dans le temps et l’espace, comme le naturaliste embarqué dans le Pacifique sur celle des écosystèmes variant au gré des latitudes. […] “En Art, disait Malraux, sentir, c’est comparer”. En médiologie aussi. D’où un fréquent recours à des tableaux comparatifs (comme logosphère/ graphosphère/ vidéosphère) pour gagner en intelligibilité »42.

24Cette typologie triadique des médiasphères n’est ni limitative (elle pourrait être encadrée par la mnémosphère et la numérosphère) ni strictement chronologique : « C’est bien évidemment le jeu des transferts, reprises et renversements entre couches sédimentaires superposées, et non entre moments disjoints et juxtaposés, qui mérite l’attention »43. On veillera cependant à ne pas tomber dans les écueils de la comparaison abusive comme des discours métaphoriques44 que peut engendrer une telle méthode. L’enjeu est celui de la mémoire : comment se transmet la musique ? Par quels véhicules, dans quel milieu techno-culturel ?

25Nous n’avons pas une conscience claire du milieu dans lequel nous sommes immergés. Observer attentivement le milieu permet de mieux comprendre ces changements, progressifs mais radicaux, de mnémotechnique, ces changements de paradigmes technologiques. Ainsi, à une première révolution technologique, celle de l’écriture née de l’Ars Nova, la bien nommée, s’en ajoute une seconde, celle du son, autour de 1948 avec la musique concrète. Dans ce dernier cas, trois quarts de siècle ont été nécessaires pour qu’une invention technologique majeure, le Phonographe45, brevetée par Edison en 1877 en tant que support de fixation et de stockage, devienne également un médium de création, c’est-à-dire un autre procédé de symbolisation. L’invention du phonographe coïncide avec l’apogée de la musique symphonique et de l’opéra. Or, le phonographe de 1877 et autres gramophones de 1887, comme leurs successeurs jusqu’en 1925, n’avaient pas les qualités techniques suffisantes pour restituer correctement de tels ambitus en raison d’une bande passante trop faible – il faut attendre 1925 et les microphones électriques pour faire passer la bande passante de 164/2088 Hz à 100/5000 Hz – sans compter les nombreux défauts de ces appareils (bruits de fond, vitesse de rotation élevée, grande intensité et polyphonie quasi impossibles à enregistrer, durée limitée des enregistrements). Ces changements de mnémotechniques peuvent apparaître brutaux de prime abord, mais sont en réalité très progressifs, avec des retours en arrière, des accélérations, des superpositions, lorsque l’on les étudie dans le détail.

26Aussi, peut-on mettre en parallèle cinq médiasphères : la mnémosphère, la logosphère, la graphosphère, la vidéosphère et la numérosphère. Délimitons certaines de ces médiasphères dans le cadre d’un discours sur la musique.

27Une logosphère est une médiasphère dans laquelle l’écrit demeure un simple outil de transcription de la parole. La notation neumatique du chant grégorien ne peut s’apparenter à une démarche esthétique. Elle ne fait que mimer le résultat sonore ; de même, la notation par tablature indique les gestes à reproduire. L’étude fine de la logosphère permet de comprendre comment les pratiques musicales d’une époque sont quasi exclusivement vocales, cultuelles et non culturelles (ce que nous savons déjà), mais surtout comment elles s’inscrivent dynamiquement dans une médiasphère cohérente.

28Vers le xive siècle, dans l’ère culturelle occidentale, le nouveau paradigme technologique de l’écriture améliore la durabilité de la trace : « verba volant, scripta manent ». Par ailleurs, l’écriture musicale, qui nous fait entrer dans la graphosphère, proclame l’instrumental au cœur de la musique. Ainsi, un bouleversement lent mais décisif s’opère-t-il dans la création musicale qui associe durablement les dimensions visuelles et sonores à travers le principe même de « l’artifice d’écriture »46. L’écoute est associée au visuel par la lecture de la partition ou par le regard sur les instrumentistes. Avec la notion « d’artifice d’écriture », la musique entre dans le champ du symbolique, en postulant la « soumission de l’oreille à l’emprise du regard ». L’Œuvre est née en tant qu’elle cherche le « franchissement du temps biologique »47, c’est-à-dire à s’inscrire dans le temps long et non plus dans l’immédiateté. Et c’est l’ensemble des Organisations Matérialisées (c’est-à-dire les institutions musicales, les lieux de diffusion avec l’invention des concerts, les lieux de transmission du patrimoine comme les bibliothèques qui permettent l’émergence d’une musicologie, les « matrices de formation » comme les écoles et conservatoires, véritables vecteurs d’un style classique émergeant, etc.) et des Matières Organisées (c’est-à-dire le perfectionnement des supports d’inscription comme le papier, les dispositifs de diffusion comme l’imprimerie naissante, les procédés de symbolisation comme la construction progressive du style classique, le développement des machines musicales, des outils organologiques, etc.) qui sont repensées, retouchées, reformulées.

29La deuxième révolution technologique en Occident et dans ses nouvelles colonies est celle née de l’invention de l’enregistrement. Le son peut désormais survivre et non plus seulement vivre. Le « son » est par ailleurs « objectivé dans un perpétuel présent »48. On échappe ainsi à l’instrumental qui permettait de différer la présence auditive de l’œuvre sur papier au profit du concept de son49 accessible immédiatement, dans ses propriétés à la fois physiques et esthétiques. Voici comment s’exprime Hugues Dufourt pour expliquer l’origine de la musique spectrale :

« Nous sommes partis de l’idée que le son est un phénomène de civilisation. C’est une construction théorique et technique qui traduit certaines options esthétiques »50.

30Par ailleurs, concernant le domaine instrumental, l’effet cliquet51 semble s’appliquer soudainement aux nouvelles machines musicales. Distinguons en effet l’instrument de musique acoustique et la machine musicale. L’instrument de musique est une technologie à évolution lente et d’une durée de vie supérieure à toute autre innovation technologique52. C’est la raison pour laquelle l’instrument de musique n’est pas une machine, mais bien un objet en perpétuel réajustement, modelé tour à tour par les impératifs, les données physiologiques de l’interprète, les désirs des compositeurs, les contraintes matérielles de la construction organologique. Bref, c’est un outil au sens anthropologique puisqu’il préexiste à son usage et dure après son usage. Pour autant, l’effet cliquet peut toutefois s’opérer : le piano du xixe siècle tend à remplacer le piano-forte pour le compositeur. À l’ère des technologies analogiques et numériques apparues depuis l’enregistrement, les machines musicales ont une durée de vie courte, qui s’aligne sur la durée moyenne des technologies. À ce titre, le synthétiseur, l’ordinateur ou le studio de création ne sont sans doute pas des instruments53, mais simplement des machines musicales « qui [peuvent] s’épuiser dans l’usage immédiat »54. Schaeffer ne disait rien d’autre lorsqu’il affirmait que l’oreille (et non les magnétophones et autres appareils de studio) était l’instrument de la musique concrète. Ainsi, au xxe siècle, en raison des qualités fortement indicielles de l’enregistrement, l’instrument du compositeur est avant tout son oreille. Certes, son environnement technologique relève des outils, mais ces machines de studio ne peuvent acquérir le statut spécifique d’« instrument de musique ». A contrario, certaines pratiques nouvelles d’improvisation musicale qui utilisent des appareils électroacoustiques manipulant le son en direct sur scène sont courantes. Les configurations sont multiples, des petits modules à la station musicale complète. Ainsi, l’on peut entendre des improvisations associant des samples d’ordinateur, des retransmissions de sons issus de la bande FM manipulés en direct par d’autres appareils plus ou moins artisanaux. « L’effet vélo »55 semble s’appliquer à merveille : l’appropriation des appareils de production sonore pour un usage instrumental et tactile, souvent afin de renouer avec une configuration de diffusion de la médiasphère précédente, à savoir le concert.

31Une telle approche du sonore, qui va de la note au son, est à l’origine – c’est un truisme – de l’ensemble des « arts des sons fixés sur support »56 – sous-entendu sur support autre que le support papier – y compris de la « musique électronique » de Cologne, qui réfute pourtant catégoriquement l’objet sonore de Schaeffer, et, par voie de conséquence, la prééminence donnée à l’écoute dans l’acte de composition. Plus encore, cette approche a des incidences en retour sur les musiques issues de la graphosphère, en l’occurrence les musiques instrumentales. En effet, le microphone et son potentiel de révélation du son par grossissement – le « pouvoir du micro », disait Pierre Schaeffer57, le « micro-stylo » disait Edgar Morin58 – comme dans Variations pour une porte et un soupir (1961) de Pierre Henry, l’enregistrement et sa possibilité de réitération du son, les manipulations sur ces fragments de sons, l’observation scientifique plus fine du son et de sa dimension timbrale qu’offre l’acoustique, le collectage des musiques extra-européennes grâce notamment à la portabilité des premiers phonographes et gramophones, l’extraordinaire succès du jazz puis du rock pour lesquels la phonographie est à la fois un dispositif de diffusion puissant mais également un médium de transmission59, etc. sont autant de facteurs déterminants dans l’approche des compositeurs. Ainsi, le modèle des musiques extra-européennes chez Debussy jusqu’aux minimalistes, le modèle de la boucle notamment chez certains minimalistes et répétitifs (surtout Steve Reich), le retour à l’instrumental pour suppléer l’impossibilité technologique de créer des textures d’une densité extrême chez Ligeti (cf. Atmosphères), la transposition dans l’écriture instrumentale des procédés de transformations électroacoustiques ou des effets de grossissement du micro (musique spectrale mais aussi « musique instrumentale concrète » avec Helmut Lachenmann) – pour ne citer qu’eux – sont manifestement issus des retombées technologiques.

32La question de la dimension visuelle du sonore est plus complexe : si au premier abord on peut supposer que le visuel disparaît au profit du seul concept de son, comme la notion d’acousmatique pourrait le laisser accroire, on assiste néanmoins à l’élaboration d’outils de visualisation du son, que ce soit pour l’observation du signal sonore (les logiciels Acousmographe ou AudioSculpt qui offrent des sonagrammes des sons, c’est-à-dire des représentations en deux dimensions fréquence/temps d’un fichier son) ou pour la synthèse de sons et la construction formelle à partir de logiciels qui permettent aux compositeurs de visualiser les blocs sonores, les représentations des modèles de synthèse, les algorithmes de composition etc., sans compter, pour l’auditeur, le développement de logiciels d’aide à l’écoute, fondés sur la visualisation des paramètres à entendre afin d’en acquérir le contrôle.

33À l’ère de l’usage généralisé de l’ordinateur dans l’ensemble des procédures – de la modélisation de la composition à la composition automatique, de l’analyse des sons à la création de sons de synthèse au traitement sonore, du montage au mixage, sans compter les associations multimédias… –, le statut du son change encore, pour passer de la copie par analogie (le microsillon est en effet la transformation d’une onde sonore en déplacement vertical par analogie) à la copie numérisée60. Ainsi, le son devient-il une série de nombres. Le médiologue parlera alors de numérosphère. L’utilisation de telles « machines musicales »61 permet un contrôle plus fin de la dimension timbrale du son – déjà devenue une « métaphore pour la composition »62 au-delà du simple art des sons fixés sur support – mais aussi et surtout de la dimension spatiale. Par ailleurs, on assiste à un retour à l’instrumental, par le biais des interfaces entre les instruments acoustiques et les machines musicales de transformation électronique en temps réel du son (cf. les œuvres de musiques mixtes avec électronique temps réel).

34Rappelons que ces médiasphères se chevauchent, se superposent :

« 1) Les médiasphères ne se montent pas en séquence mais en strates, en feuilleté. 2) Il y a un temps de latence des ruptures techniques »63.

35Le chevauchement des sphères explique la complexité du monde musical actuel avec ses luttes d’influence, ses jeux de concurrence ou de conflit entre les diverses formes de création musicale qui confinent à la « tribalisation »64 : les musiques dites savantes, issues de la technologie de l’écriture, contre les musiques dites populaires ou commerciales, issues très partiellement de la « tradition orale » ; l’usage des phonographes et gramophones à faible indicialité pour les musiques légères (fanfares, musiques de cabaret, danses populaires) contre l’usage des pianos mécaniques, notamment ceux qui permettaient de reproduire avec exactitude le jeu du pianiste65, pour les « musiciens sérieux » ; à l’intérieur même de la musique dite savante, les adeptes forcenés du tout acousmatique contre les partisans de l’électronique temps réel ; le retour ou la réaffirmation du formalisme dans la composition (moderne ?) contre une position plus légère de la composition (post-moderne ?), etc. Ainsi, ces conflits, issus des contradictions ontologiques des différents médiums spécifiques, produiront les « effets boomerang » de la technologie, réaction de nostalgie, de rejet ou encore de réactivation. Dans ce dernier cas, le médiologue parlera d’«  effet jogging »66 du progrès technique pour qualifier les résurgences de pratiques anciennes jugées obsolètes du fait du progrès technologique : le retour ou la simple réactivation du « son instrumental » dans la musique dite populaire, celle qui ne relève trop souvent aujourd’hui que d’une musique commerciale, pour s’échapper de la musique en boîte, le « tube », la chose creuse ; la revitalisation de la musique écrite en incorporant les technologies numériques de la transformation des sons acoustiques en temps réel, etc. Bref, à l’ère de la musique électroacoustique savante et de la musique techno ou « électronique » industrielle – en format disque compact – censées tuer67 la musique de la graphosphère, la musique instrumentale en format partition est plus que jamais vivante.

« Le nouveau médium n’efface pas celui qu’il périme : il le déplace sur la carte des usages, en lui assignant de nouvelles valeurs et en héritant lui-même des adhésions que suscitait son prédécesseur »68.

36Ainsi, musique écrite et musique électroacoustique peuvent-elles coexister au sein même d’une œuvre, au point de créer un genre, la « musique mixte », appellation opportune tant sont associés deux paradigmes technologiques différents et opposés par bien des aspects69. On peut y voir une adaptation à un nouveau milieu techno-culturel.

« L’effet Gould »70

37Nous avons un exemple extrême d’adaptation à ce nouveau milieu avec le cas Gould, et notamment ses interprétations des Variations Goldberg de J.S. Bach. En effet, l’itinéraire musical de Glenn Gould est emblématique de ce passage de la graphosphère à la vidéosphère, passage brutal chez lui bien que stratégique et prémédité. Pianiste concertiste, il s’inscrit en graphosphère dans la logique de la tradition du concert romantique. En 1964, il quitte la scène pour entrer pleinement dans la vidéosphère : non seulement Gould connaît les propriétés spécifiques de l’enregistrement et en use pour inventer de nouvelles formes d’interprétation71 via la technique du montage (« Vive la collure ! »)72, mais il maîtrise aussi rapidement les autres institutions en écrivant des programmes pour la radio, en construisant, via ses exégètes, un mythe Gould autour de sa personne qui excède la seule figure du pianiste, et ce, par le biais notamment de films documentaires hagiographiques (François Girard, Bruno Monsaingeon), autre support privilégié de la vidéosphère. Ainsi décale-t-il « l’énoncé Bach » vers « l’énoncé Gould », par la mise en scène de son refus du concert, par l’expression délibérée d’un style émotif et pathétique, par la mobilisation de l’industrie du disque73, s’exposant ainsi aux vives critiques du monde spécialisé – c’est-à-dire des héritiers de la graphosphère – qui se sent menacé. Certaines critiques sont musicologiquement recevables. Comme le souligne Yannick Le Gaillard, on peut en effet suspecter Gould de faire étalage de sa virtuosité au détriment de l’authenticité du texte musical, notamment lorsque l’on compare sa version à celle de Leonhard74. Et l’analyse fine des deux interprétations montre combien Gould semble ne s’intéresser qu’à « la communion avec Bach » au mépris des impératifs musicologiques. Cette communion se joue par ailleurs sur le mode de l’« emprise émotionnelle », lorsque Gould laisse enregistrer sciemment sa voix quasi intérieure dans ses enregistrements. Laborde démontre ainsi comment Gould use ainsi du « style émotif »75, procédé propre à la doxocratie76 : Gould est un véritable représentant de cette logique selon laquelle « l’interprétation gère une opinion » là où, pour Leonhard, interprète respectueux, « l’interprétation gère un savoir ».

38On voit alors que si Leonhard « montre l’œuvre », Gould l’incarne : « d’ailleurs, quand il jouait, il était devenu Bach. » Ainsi, Denis Laborde montre bien comment les critiques se placeront sur le terrain de l’éthique, ce qui nous renvoie aux débats incessants opposant les tenants d’une graphosphère supposée être en déclin à une vidéosphère émergente et prometteuse de lendemains radieux. Enfin, pour Denis Laborde, Gould finit par s’effacer devant « La Musique » en la personne notamment de Bach, ou encore de Schœnberg et Webern, ce qui signifie qu’il existe bien un paradoxe Gould comme on parle d’un « paradoxe de l’enregistrement »77.

39Cet exemple est compréhensible pour le médiologue qui se réfère au principe de causalité circulaire : il s’agit d’observer comment le « bon » usage des nouveaux médiums permet d’enclencher un processus de légitimation. En retour, cette inscription nouvelle et progressive dans une nouvelle médiasphère se fait non seulement sans chasser l’ancienne, mais en réactivant l’ancienne. Gould l’interprète, médiateur exemplaire en graphosphère, devient Gould le communicant, médiateur exemplaire en vidéosphère, mais qui, par ce biais logistique et stratégique, s’efface devant Bach, redevenant ainsi Gould le serviteur du compositeur-type de la graphosphère78. Ainsi, un médium interagit-il sur son environnement qui lui-même interagit sur le médium. « Quand le sage montre la lune, la lumière de celle-ci éclaire aussi son doigt »79.

La méthode causale : « décentrer, rematérialiser, dynamiser »

40Comment peut-on observer ces processus d’interaction ? En décentrant l’étude des médiums pour mieux comprendre les œuvres : au lieu d’interroger les œuvres par l’analyse, ce que nous pouvons faire par ailleurs, il s’agit d’observer les conditions techniques dans lesquelles les œuvres apparaissent.

« “Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt” : le médiologue fait l’idiot sans vergogne. Il met l’intendance au centre, et déplace l’attention des valeurs aux vecteurs, ou des contenus de croyance vers les formes d’administration, propagation et organisation qui leur servent d’armature »80.

41Avec quel type d’outil, de machine musicale le compositeur a-t-il réalisé son œuvre ? Dans quel environnement technologique, dans quelle configuration ? L’ordinateur a-t-il un rôle d’aide à la composition ou contribue-t-il à la synthèse exclusive des sons ? Les sons sont-ils obtenus avec ou sans synthèse sonore ? Quel type de synthèse est utilisé, avec quel logiciel ? Dans quel(s) type(s) d’institution(s) l’œuvre a-t-elle été élaborée ? L’IRCAM d’avant ou après 1984 ou 1992… ?

« On s’apercevra alors qu’on ne peut pas considérer l’efficacité de l’image [transposons avec le son], en tant qu’opération symbolique81 (avec quoi nous met-elle en rapport ?), sans considérer l’image comme produit technique (dans quelle chaîne opératoire s’inscrit-elle ?) »82.

42Par exemple, l’invention du Nagra, le magnétophone portable de Kudelski, a révolutionné l’art radiophonique comme la musique électroacoustique (cf. les œuvres radiophoniques de Yann Paranthoën telles On Nagra – 1987 – ou Lulu – 1988). Les magnétophones étant désormais sans fil, les sons du compositeur n’ont plus de frontière, ils s’extériorisent. Après les essais de Pierre Henry ou de Pierre Schaeffer qui empruntaient les sons de disques jetés au rebut, la notion d’œuvre émerge parce que la première phase essentielle de la captation passe de l’objet statique à l’objet animé, du studio hermétique à l’espace ouvert de la nature. En s’ouvrant sur un monde sonore extérieur, le compositeur apporte de nouvelles possibilités en termes d’opérations symboliques.

43Le médiologue parlera alors « d’indexation médiologique »83 qui se réalise sur trois registres : l’énonciation, le mode d’énonciation, les instances énonciatrices. Dans l’exemple de la musique électroacoustique, le corpus théorique (l’énonciation) est la grammaire concrète, le SOS (Solfège des Objets Sonores) de Pierre Schaeffer. Même si certains compositeurs se sentent affranchis de la tutelle de leurs devanciers, on doit bien admettre que la musique concrète et/ou acousmatique, celle qui lui succède esthétiquement, est globalement homogène, et répond à une grammaire commune84. Son mode d’énonciation est originellement la radio, mais aussi le concert acousmatique, avec ses systèmes de diffusion dont l’acousmonium, et ses propriétés d’écoute spécifiques, notamment l’écoute dite « acousmatique ». Enfin, ses instances énonciatrices seront les institutions dans lesquelles les œuvres sont créées et jouées : les radios, dans un premier temps, comme la RTF en France ou la WDR en Allemagne, puis l’INA, l’Institut National de l’Audiovisuel, lorsque que l’on met en place les institutions destinées à conserver ces nouveaux supports de stockage. À ce sujet, avec la fondation de l’INA à l’initiative de Pierre Schaeffer, nous entrons résolument en vidéosphère. Puis des centres spécialisés accueillent les machines, les chercheurs et les compositeurs. Enfin survient l’atomisation des lieux de création avec les home-studio. L’interaction entre les différents vecteurs montre le caractère systémique et dynamique du processus.

44Résumons. En vidéosphère, près de cent ans après l’invention de la télétransmission, les radios accueillent dans les années 50 les premières expérimentations musicales sur le médium déjà ancien des premiers outils d’enregistrement. Ces premières expérimentations sont dans un premier temps héritières de l’esthétique de l’art radiophonique, antérieur à la musique concrète, si l’on excepte le cas unique de Week-End de Walter Ruttman, en 1930. La notion de collage et de boucle (cf. le « sillon fermé » de Schaeffer) est un héritage des limitations de la technologie de l’époque, avec ses disques noirs rigides. En effet, il ne s’agit pas tant d’un sillon fermé issu d’un disque rayé que de l’écoute des dernières secondes du sillon se refermant sur lui-même. Pour enregistrer l’intégralité des émissions ou des concerts, la RTF enregistrait un disque jusqu’au terme du sillon alors qu’un second disque prenait le relais. Schaeffer, en focalisant son écoute sur le sillon fermé, s’est ainsi passionné sur ce qui était perçu comme un simple problème technique par son entourage. L’écoute de ce fragment sonore bouclé de 0,77 seconde pour un disque 78 tours, répétée inlassablement, conduit à la décontextualisation du son d’origine. L’attention portée sur un fragment sonore ainsi isolé de son environnement – à savoir de ce que l’on vient d’entendre et de ce que l’on suppose entendre après – introduit le concept « d’écoute réduite » qui posera, par ricochet, les bases du concept « d’objet sonore », pour aboutir à l’ensemble du Traité des Objets Musicaux85, mais également à une nouvelle pratique de composition.

45Ce rapide raccourci sacrifie-t-il au déterminisme ? Avec le perfectionnement des magnétophones inventés juste avant la guerre mais commercialisés au début des années 50, on reproduit le processus du sillon fermé, par mimétisme, pour réaliser la boucle. Pourtant, dans le cas du disque, c’est un processus « naturel », mais, dans le cas de la bande magnétique, c’est une contrainte forte. La transposition du sillon fermé vers la boucle magnétique est symptomatique de l’«  effet diligence »86. La révolution numérique, dans les années 80, reproduit le phénomène en créant des logiciels capables de générer des échantillons, qui ne sont rien d’autre que des boucles magnétiques plus aisément manipulables. Qu’observe-t-on aujourd’hui chez les promoteurs de la musique « techno » et/ou « électronique »87 des années 90 ? Le mot « échantillon » laisse la place au « sample », nouvelle appellation qui labellise et mondialise un genre, en en oubliant par ailleurs les présupposés théoriques. La « boucle » (« the loop ») est ainsi devenue un archétype d’écriture – si l’on peut parler d’une écriture électronique – de la musique concrète, électroacoustique et acousmatique, alors qu’elle est originellement la transposition dans la pratique musicale d’un défaut technique. On pourrait alors appeler « effet sillon fermé » le processus par lequel la découverte accidentelle d’un défaut technique est transformée en procédé de symbolisation.

46Le processus est similaire pour les opérations de montage et de mixage. Les stations informatiques du type PROTOOLS ne font que reproduire, dans un environnement audio-visuel, l’environnement analogique avec ses différents appareils, modules, tables de mixage… Le processus technologique en œuvre répond comme toujours à l’exigence de miniaturisation, de portabilité. Si la création dans les studios spécialisés se justifiait au début de la vidéosphère en raison du faible avancement technologique du moment et du coût élevé des équipements qui devait être pris en charge par les institutions nationales, l’atomisation des lieux de création jusqu’au home studio s’impose en période de maturité de la vidéosphère et au seuil de la numérosphère : elle crée ainsi une organisation et une économie de l’art tout autres.

47L’attention portée au matériel ne détourne pas de la question du sens. Il s’agit de replacer la technique au centre de l’étude, pour définir le comment plutôt que le pourquoi. Autrement dit de s’engager dans un matiérisme ou plutôt une matériologie, telle que la définit François Dagognet88, plutôt qu’un matérialisme. Matiérisme non pas en tant que courant esthétique, mais bien en tant que pensée sur la matière, issue sans doute du matérialisme historique et dialectique de Marx, mais non pas assurément un matérialisme contemporain.

48La médiologie musicale montre l’envers du décor, le « avec quoi c’est fait ». Elle nous donne à voir les éléments de fabrication (les « matériaux » de composition) comme les secrets de fabrication (les procédés d’écriture, les manières de « mettre ensemble » les sons, les groupes de sons, les blocs de sons, les structures préétablies, etc.) – les éléments poïétiques, selon la terminologie de la sémiologie musicale – mais aussi les objets techniques utilisés, les organisations matérielles qui les soutiennent et rendent possible l’ensemble du processus de composition et d’interprétation, au-delà de ce que la sociologie musicale peut nous apprendre. La médiologie musicale peut se pratiquer comme une « matériologie » au sens large, c’est-à-dire à la fois comme l’étude des matériaux, des objets, des outils, des matériels, des mécanismes. Par exemple, dans le champ de la « musique concrète »89, on travaillera sur la « morphologie des objets sonores »90 de la musique concrète. Les termes employés ici ne sont pas seulement métaphoriques. Une musicologie issue de la matériologie observera ces « objets sonores » dans leurs propriétés morphologiques spécifiques, lesquels objets s’inscrivent dans une « typologie » d’objets. Or, l’observation de ces objets exige d’étudier non seulement les outils avec lesquels ces objets sont créés, comme les microphones, les magnétophones, les appareils de transformation du son…, mais aussi les supports techniques avec lesquels ils sont transformés et stockés, comme les disques noirs, les bandes magnétiques, les mémoires numériques… Cette matériologie a pour fonction de mieux comprendre les mécanismes de symbolisation.

49Nous savons que l’enregistrement modifie notre perception de la musique parce qu’en convoquant à domicile l’interprète, une disjonction s’opère entre le visuel et le sonore : la musique classique qui est une musique visuelle devient alors une musique sonore. Cette rupture médiologique majeure ne peut pas ne pas avoir d’effet en retour sur la perception générale de la musique du style classique, ce qui va influencer l’ancien mode de transmission du concert qui peut basculer dans le spectaculaire, en survalorisant l’interprète au détriment du compositeur – la starisation. Par ailleurs, cet « effet feed-back »91 est parfois également actif sur la musique écrite du xxe siècle, en modifiant les stratégies de composition pour précisément mieux s’adapter au médium du disque, au risque de perdre de l’audience. Voilà comment un médium contemporain modifie l’équilibre d’une forme de symbolisation antérieure, sans pour autant offrir, dans l’immédiat, une alternative, en terme de symbolisation, aussi efficace que la précédente. Par exemple, la musique électroacoustique relève de la vidéosphère, dans ses outils, ses vecteurs techniques stratégiques et logistiques. Pour autant, les relais de transmission ne suivent pas toujours : le concert acousmatique dans des lieux dédiés aux musiques instrumentales reste un problème majeur puisque l’on adapte la stratégie d’une ère ancienne (le spectacle, c’est-à-dire la convocation des auditeurs pour « voir » un spectacle musical où il n’y a « rien à voir »92 – d’où cette gêne souvent perceptible) à une nouvelle ère pour laquelle la musique impose pourtant une écoute intérieure, individualisée, à l’aveugle. Rappelons-le, il y a enchevêtrement des sphères, incertitude des stratégies. On semble ainsi être dans une phase de réinstrumentalisation de l’écoute, via notamment les logiciels permettant un contrôle plus fin de la diffusion, afin de donner à l’écoutant les moyens d’entrer dans la compréhension symbolique. La dynamique n’est donc pas nécessairement linéaire : les chemins sont tortueux, avec des temps de prospection, d’avancées soudaines, de retours en arrière. La logistique est brouillonne, faute de stratégie claire. Si à cela on ajoute la capacité d’adaptation immédiate des musiques commerciales à intégrer et transférer dans le champ du divertissement toute innovation technique, on comprend comment une musique dite techno, directement héritière des musiques concrète, électronique, électroacoustique ou acousmatique, se retrouve au centre des « pratiques » musicales : relayées dans le cadre d’une idéologie caractéristique de L’ère du vide93, dans les lieux de socialisation performants et souvent relayées par certaines politiques démagogiques ou, pire encore, introduites par certaines autorités au sein de l’Ecole, alors même que cette institution devrait être le lieu naturel d’une transmission des musiques de l’art et non des musiques du divertissement, les musiques « commerciales » peuvent se déployer en toute liberté.

Conclusion

50Une médiologie musicale proposera donc des exemples individualisés de parcours. Il s’agira de faire une trajectographie des courants esthétiques dominants ou marginaux, ou encore d’étudier l’émergence ou la faillite d’un genre musical, sans pour autant émettre des jugements normatifs – même si le médiologue ne peut oublier, sauf par ingratitude, que sa propre existence et sa formation lui viennent de la graphosphère. Par exemple, le médiologue observera les moments de passage entre deux médiasphères, comme celui de l’invention de l’enregistrement, les « paroles gelées » qu’imaginait Rabelais94. Comment interagissent les technologies de studio et la musique aux xixe, xxe et xxie siècles ? Comment l’enregistrement transforme-t-il en profondeur l’ensemble d’une médiasphère musicale ? Comment un support matériel de stockage comme la mémoire numérique peut-il dicter nos processus de symbolisation ? À une approche prescriptive95, nous préférerons une approche descriptive, sans pour autant oblitérer naïvement les enjeux spécifiques des différentes médiasphères considérées. Si une vidéosphère et son dispositif de diffusion, la radio, imposent des musiques en flux continu, une numérosphère généralisée et son dispositif Internet véhiculent des musiques en stock. De telles mutations peuvent conduire à la mort de l’art musical tel qu’il se pratique depuis cinq siècles au profit d’une industrie musicale. Plutôt que de stigmatiser d’hypothétiques coupables, nous préférons observer et proposer des analyses pour comprendre les raisons d’être de ce qui est constaté, au-delà des explications par trop simplificatrices basées notamment sur la seule dénonciation d’un vecteur économique jugé hégémonique. Le « tout économique » ne justifie pas à lui seul les raisons de l’abaissement symbolique des musiques populaires de notre temps. Le régime sémiotique dominant (icône, symbole, indice), les médiums de transport, de stockage, de formation, etc. sont autant de facteurs matériels et symboliques à analyser dans leur rapport à la musique, forme supérieure de symbolisation qu’elle doit demeurer.

Notes   

1  Régis Debray, Manifestes médiologiques, Paris, Gallimard, 1994, p. 21-22.

2  Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Liber-Raisons d’agir, 2001, p. 65-66.

3  Leonard B. Meyer, Music, the Arts and Ideas, Chicago, The University of Chicago, 1967, p. 67, 2nd éd., 1994.

4  Jean-Jacques Nattiez, « Comment raconter le xxe siècle ? », Musiques, une encyclopédie pour le xxie siècle, Tome 1 : Musiques du xxe siècle, Jean-Jacques Nattiez éd., Arles, Actes Sud, 2003, p. 51. Par « intrigue », Nattiez entend des « stratégies de narration de l’histoire de la musique » (p. 55).

5  La question de l’interaction ou de la corrélation est traitée par Jeanneret, op. cit. C’est un point épistémologique important, toutefois impossible à traiter dans ce cadre.

6  Régis Debray, Cours de médiologie générale, op. cit., p. 16.

7  Id, p. 13-14.

8  En italiques dans le texte.

9  Theodor Adorno, Introduction à la sociologie de la musique, Genève, Contrechamps, 1994, p. 224.

10  Theodor Adorno, « Du fétichisme en musique et de la régression de l’audition », InHarmoniques n°3, Paris, Ch. Bourgois/IRCAM, mars 1988, p. 138-167, trad. Marc Jiménez, repris dans Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, Paris, Editions Allia, 2001, trad. Christophe David, 1ère éd., 1973.

11  François Delalande, « Le paradigme électroacoustique », Musiques, une encyclopédie pour le xxie siècle, 1. Musiques du xxe siècle, Jean-Jacques Nattiez éd., Arles, Actes Sud, 2003, p. 533-557 ; François Delalande, Le Son des musiques. Entre technologie et esthétique, Paris, Buchet/Chastel, 2001, p. 42.

12  Theodor Adorno, Introduction à la sociologie de la musique, op. cit., p. 227.

13  Id., p. 226.

14  Id., p. 227.

15  Theodor Adorno, « La forme du disque », Les Cahiers de l’IRCAM, recherche et musique n°7, Paris, IRCAM/Centre Georges Pompidou, 1995, p. 143, écrit en 1934.

16  Id., p. 144.

17  Id., p. 145.

18  Id., p. 146.

19  Theodor Adorno, « Opéra et disque longue durée », Les Cahiers de l’IRCAM, recherche et musique n°7, Paris, IRCAM/Centre Georges Pompidou, 1995, écrit en 1969.

20  Régis Debray, Introduction à la médiologie,Paris, Puf, 2000, p. 127.

21  Charles Sanders Peirce, Ecrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978.

22  Régis Debray, Transmettre, Paris, Odile Jacob (coll. « Le champ médiologique »), 1997, p. 33.

23  Régis Debray, « Histoire des quatre M », Les Cahiers de médiologie n°6, op. cit., p. 23.

24  Régis Debray, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1991, p. 21. Yves Jeanneret prône également l’usage de ce terme dans « La médiographie à la croisée des chemins », Les Cahiers de médiologie n°6, Paris, Gallimard, 1998, p. 93-104.

25  Effet technique en vertu duquel on ne revient pas sur une invention qui améliore l’invention précédente. Cet effet désigne donc l’irréversibilité du progrès technique. « On ne revient pas sur une innovation quand elle a pénétré les comportements jusque dans les institutions. » Cf. Louise Merzeau, « Ceci ne tuera pas cela », Les Cahiers de médiologie n°6, Paris, Gallimard, 1998, p. 33. Lorsque ce progrès n’est pas assuré, c’est « l’effet vélo ». L’effet cliquet s’applique par exemple à la 4X, ordinateur musical des années 80 à l’IRCAM, pour laquelle de nombreuses œuvres ne sont plus jouables, sauf à « transporter » les programmes d’une machine à une autre, moyennant des coûts élevés de réécriture de ces programmes.

26  Régis Debray, Cours de médiologie générale, op. cit., p. 41.

27  Cf. Charles Rosen, Le Style classique, Paris, Gallimard, 1978.

28  Proverbe chinois.

29  Régis Debray, Cours de médiologie générale, op. cit., p. 209.

30  Id., p. 217.

31  Par acousmatique, l’on entend la « situation de pure écoute, sans que l’attention puisse dériver ou se renforcer d’une causalité instrumentale visible ou prévisible ». Ainsi, François Bayle développe la notion d’imagerie musicale, avec le concept i-son (image-son) pour qualifier le processus symbolique par lequel nous pénétrons dans le domaine de la musique acousmatique. Cf. François Bayle, Musique acousmatique…, op. cit., p. 179. Pour l’historique précis du mot, cf. p. 180-181.

32  « La querelle du spectacle », Les Cahiers de médiologie n°1, Paris, Gallimard, 1996.

33  Hugues Dufourt, « Musique et principes de la pensée moderne : des espaces plastique et théorique à l’espace sonore », Musique et médiations. Le métier, l’instrument, l’oreille, Hugues Dufourt, Joël-Marie Fauquet éds., Paris, Klincksieck, 1994, p. 15.

34  Cf. Régis Debray, Cours de médiologie générale, op. cit., p. 209, p. 214.

35  Daniel Bougnoux, « Abécédaire », Les Cahiers de médiologie n°6, Paris, Gallimard, 1998, p. 279.

36  Cf. Monique Sicard, La Fabrique du regard, Paris, Odile Jacob coll. « champ médiologique », 1998.

37  Louise Merzeau, « La photographie, une technologie de la mémoire », Séminaire de l’Ecole Nationale du Patrimoine, Paris, 1996, texte disponible via http://www.merzeau.net/txt/photo/technologie.html [consulté le 18 nov. 2003].

38  François Bayle, Musique acousmatique ; propositions... ...positions, Paris, INA & Buchet/Chastel, 1993, p. 48.

39  Hugues Dufourt, « Musique et principes de la pensée moderne », op. cit., p. 16.

40  Régis Debray, Transmettre, op. cit., p. 151-152.

41  Régis Debray, Cours de médiologie générale, op. cit., p. 234.

42  Régis Debray, à l’article « comparer » de « l’Abécédaire… », Les Cahiers de médiologie n°6, op. cit., p . 267.

43  Cf. « Chemin faisant », Esprit n°85, Gallimard, mai-août 1995, p. 56.

44  Sur les dangers de la métaphore en sciences de l’homme, cf. Dany-Robert Dufour, « De la disparition du texte », Le Débat n°85, mai-août 1995, p. 22-31, et surtout Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie, Paris, Raisons d’agir, 1999.

45  Pour les enjeux de l’enregistrement et les caractéristiques techniques des principaux modèles, cf. Jacques Hains, « Du rouleau de cire au disque compact », Musiques, une encyclopédie pour le xxie siècle, 1. Musiques du xxe siècle, Jean-Jacques Nattiez éd., Arles, Actes Sud, 2003.

46  Cf. le chapitre « l’artifice d’écriture dans la musique occidentale », dans Hugues Dufourt, Musique, pouvoir, écriture, Paris, Christian Bourgois, 1991.

47  Régis Debray, Introduction à la médiologie, op. cit., p. 18.

48  Jean Molino, « Technologie, mondialisation, tribalisation », Musiques, une encyclopédie pour le xxie siècle, Tome 1 : Musiques du xxe siècle, Jean-Jacques Nattiez éd., Arles, Actes Sud, 2003, p. 71.

49  François Delalande, Le Son des musiques ; entre technologie et esthétique, op. cit.

50  Hugues Dufourt, Musique, pouvoir, écriture, op. cit., p. 304.

51  Cf. note 27.

52  Cf. Hugues Dufourt, « L’instrument philosophe », Les Cahiers de l’IRCAM, recherche et musique n°7, Paris, IRCAM/Centre Georges Pompidou, 1995, p. 61.

53  Contrairement à ce qu’affirme Jacques Hains, « Du rouleau de cire au disque compact, op. cit., p. 934.

54  Régis Debray, Introduction à la médiologie, op. cit., p. 19.

55  « Retour d’un système socio-technique qui semblait en déclin » (Régis Debray, « Abécédaire… », op. cit., p. 271.

56  Cf. Michel Chion, L’Art des sons fixés ou la musique concrètement, Fontaine, Editions Metamkine/Nota-Bene/Sono-Concept, 1991.

57  Pierre Schaeffer, De la musique concrète à la musique même, Paris, Mémoire du Livre, 2002, p. 79-87, 1ère éd., 1946 : « Notes sur l’Expression radiophonique ».

58  Edgar Morin, Le Vif du sujet, Paris, Seuil, 1969, p. 24.

59  Cf. la notion de « phonogrammatique, Bernard Stiegler, « Programmes de l’improbable, courts-circuits de l’inouï », InHarmoniques n°1, Paris, Ch. Bourgois/IRCAM, 1986, p. 126-159.

60  Sur cette question, cf. Vincent Tiffon, « La copie de la vidéosphère à la numérosphère : du phonographe à l’informatique musicale », DEMéter, décembre 2003, Université de Lille-3, disponible via www.univ-lille3.fr/revues/demeter/copie/tiffon.pdf [consulté le 01 février 2004].

61  Jean Molino, « Technologie, mondialisation, tribalisation », op. cit., p. 74.

62  Jean-Baptiste Barrière éd, Le Timbre, métaphore pour la composition, Paris, Bourgois/IRCAM, 1991.

63  Régis Debray, Transmettre, op. cit., p. 183.

64  Cf. Jean Molino, op. cit., p. 82-83. Molino rappelle très justement la complexité des pratiques musicales dans un même « cycle court de production et de réception ».

65  Cf. les enregistrements d’Alfred Cortot sur Pleyela, le pianola de la firme Pleyel.

66  C’est-à-dire le principe de « l’effet rétrograde du progrès matériel », en référence à la pratique de la course à pied qui apparaît peu après l’invention de l’automobile pour compenser une perte d’activité physique. L’usage de ces raccourcis permet d’éviter de fausses interprétations. La pratique du jogging ne doit pas cacher que l’invention de l’automobile reste le fait majeur du siècle dernier. De la même façon, le retour à la musique tonale sur partition au xxe siècle et plus encore au xxie siècle (la « nouvelle simplicité ») ne doit pas faire oublier que le fait majeur du xxe siècle reste l’invention de l’enregistrement, indépendamment des jugements de valeur esthétique.

67  En référence au « Ceci tuera cela » de Victor Hugo. Dans Notre Dame de Paris (1831), Livre V, Chapitre II, Victor Hugo supposait que « le livre [allait] tuer l’édifice » (sous-entendu l’Eglise en tant qu’institution). Il s’agit davantage d’un vœu que d’une réalité, toujours parce que les sphères se superposent au lieu de se succéder.

68  Louise Merzeau, « Aboli bibelot d’inanité technique ou la machine à résister », Les Cahiers de médiologie n°5, Paris, Gallimard, 1998, p. 52.

69  Cf. Vincent Tiffon, « Recherches sur les musiques mixtes », Doctorat de l’Université d’Aix-Marseille-1, inédite, 1994 ; Tiffon Vincent, « La musique mixte : avenir de la musique électroacoustique ? », La Musique électroacoustique : un bilan, Vincent Tiffon éd., Edition du Conseil Scientifique de l’Université de Lille-3 (collection UL3), 2004.

70  Régis Debray, Transmettre, op. cit., p. 167-168.

71  Cf. « L’interprétation des enregistrements et l’enregistrement des interprétations : approche médiologique », Revue DEMéter, décembre 2002, Université de Lille-3, disponible via

72  Glenn Gould, Le dernier puritain (Ecrits I), Paris, Fayard, 1983, p. 88-89. Textes réunis, traduits et présentés par Bruno Monsaingeon.

73  Les Variations Goldberg de… Gould faisaient partie – en 1997 – des meilleures ventes « classiques ».

74  Cf. Denis Laborde, De Jean-Sébastien Bach à Glenn Gould. Magie des sons et spectacle de la passion, Paris, L’Harmattan, 1997, cf. le chapitre 2 : « Gould dans Bach, un service public de l’émotion musicale », p. 77. Les citations qui suivent proviennent de ce paragraphe.

75  Pour reprendre les termes de Luc Boltanski cités par Denis Laborde, op. cit., p. 82.

76  Dictature de l’opinion. En régime vidéosphérique, le sondage d’opinion et l’audimat des émissions télévisuelles sont les instruments privilégiés du journaliste, devenu la nouvelle figure d’autorité.

77  Cf. le résumé de l’intervention de Bernard Stiegler au colloque « l’écoute instrumentée » organisé par l’IRCAM, Centre Pompidou, le 17 octobre 2002.

78  Laborde montre comment les matrices de formation et les dispositifs de circulation au xixe siècle (Conservatoire, éditions musicales et musicologiques…) installent J.-S. Bach dans la transmission du système tonal. Cf. Laborde Denis, op. cit., p. 67-70. Remarquons une nouvelle fois le chevauchement des sphères : c’est au moment de l’apparition des supports d’inscription et de stockage (enregistrement ; 1877) comme des dispositifs de symbolisation de la vidéosphère (« écriture » électroacoustique » ; 1948) que l’institution graphosphérique est la plus efficace dans la formation de ses élites musicales au style classique, et ce par le biais de l’enseignement de Bach, revendiqué à la fois par les plus progressistes comme par les plus conservateurs.

79  Daniel Bougnoux , « Reconnaissance : Jacques Derrida », Les Cahiers de médiologie n°6, op. cit., p. 195.

80  Régis Debray, Introduction à la médiologie, op. cit., p. 171.

81  En italiques dans le texte.

82  Régis Debray, Transmettre, op. cit., p. 174.

83  Cf. l’indexation médiologique sur l’exemple de la chrétienté, Régis Debray, id., p. 163.

84  Cette question, loin d’être évidente, mériterait un large développement.

85  Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966.

86  Une nouvelle invention commence par mimer l’ancienne : « les hommes entrent à reculons dans leur médiasphère ». L’effet diligence s’applique également au clavier MIDI : ce clavier est une reproduction du clavier du piano acoustique alors que la fonction des touches du clavier MIDI se limite à donner des impulsions de commande à un ordinateur.

87  Face à l’appropriation actuelle de l’appellation « musique électronique », rappelons qu’elle définit la musique des sons fixés sur support inventée à la WDR de Cologne au début des années 50 avec, entre autres, Karlheinz Stockhausen. Ce terme est « repris » (parfois sans connaître même l’antériorité de cette musique) dans la sphère des « musiques actuelles », pour qualifier une musique dont l’esthétique est d’une pauvreté rythmique et timbrale parfois stupéfiante.

88  François Dagognet, Rematérialiser, Matières et matérialisme, Paris, Vrin, 1985.

89  Rappelons que dans l’esprit de Schaeffer, cette musique est « concrète » par opposition à une musique « abstraite », c’est-à-dire composée abstraitement. La source éventuellement « concrète », c’est-à-dire captée par microphone à partir de sons naturels, ne fait pas référence à cette appellation.

90  Cf. Pierre Schaeffer, les chapitres V et VI du Traité des objets musicaux, op. cit.

91  « Comment la pensée est elle-même façonnée par les techniques initialement prévues pour la représenter ou la contenir.» (Louise Merzeau, « Abécédaire… », op. cit., p. 272). Nous avons un exemple avec certaines musiques de Ligeti. Le modèle mécanique est patent dans de nombreuses œuvres instrumentales. Il est le produit de l’influence des instruments mécaniques et notamment du piano pneumatique tel que l’utilisait Colon Nancarrow. A cet « effet feed back s’ajoute un « effet boomerang » puisque certaines musiques instrumentales de Ligeti sont transcrites pour instruments mécaniques, avec beaucoup d’efficacité. Cf. le CD « Ligeti, Mechanical Music », Sony, SK 62310 (1997).

92  Nom d’un festival de musique électroacoustique à Montréal.

93  Gilles Lipovetsky, L’Ère du vide, Paris, Gallimard, 1983.

94  Dans son Quart livre (1548), Rabelais raconte comment des bruits issus d’un combat gelèrent en hiver pour réapparaître au printemps.

95  « La musicologie pourrait donc être la “conscience réfléchissante” de la musique, une parole qui emboîte le pas à la musique pour en éclairer la puissance et, au besoin, aider à s’en prémunir ». Sans être résolument prescriptive, Joëlle Caullier, dans ce même numéro, prône non seulement un discours sur la musique susceptible de donner du sens à la musique, mais aussi une attitude « responsable » du musicologue, afin « d’éveiller (de réveiller ?) les consciences aux signes que déploient les formes artistiques dans un monde obnubilé par le visible, le tangible et le quantitatif, et de procéder à des analyses lucides afin de libérer les facultés de choix et d’action. »

Citation   

Vincent Tiffon, «Pour une médiologie musicale comme mode original de connaissance», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musicologies ?, mis à  jour le : 16/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=78.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Vincent Tiffon

Vincent Tiffon, agrégé et docteur en musicologie. Maître de conférences à l’Université de Lille-3, spécialiste de l’histoire et de l’analyse des musiques électroacoustiques et mixtes, développe des travaux liés à la médiologie. Directeur du Département d’Etudes Musicales. Directeur adjoint du Centre d’Etude des Arts Contemporains. Directeur de la revue électronique DEMéter (www.univ-lille3.fr/revues/demeter).