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François Cheng, Œil ouvert et cœur battant. Comment envisager et dévisager la beauté, Paris, Desclée de Brouwer Poche, 2016, 89 p.  

Joëlle Caullier
mai 2016

Index   

1Après Cinq méditations sur la Beauté (Albin Michel, 2006), François Cheng revient sur le thème de la beauté en publiant une conférence prononcée au Collège des Bernardins à Paris, le 5 novembre 2010. Elle est ici prolongée par un Discours sur la Vertu prononcé à l’Académie française en 2007. Ce livre est un petit bijou, conçu comme un livre de méditation, chaque page constituant un chapitre et abordant une idée qui fait son chemin dans la vacuité de la feuille blanche.

2Si l’on a choisi de rendre compte de ce petit texte, c’est pour le mettre en regard avec l’ouvrage de Marc-Mathieu Münch, La Beauté artistique. L’impossible définition indispensable, commenté dans le numéro 19 de Filigrane. C’est qu’en effet, on a jugé qu’il était important, dans ces numéros 19 et 20 qui tentaient de penser l’édification du Commun en notre monde globalisé et particulièrement ébranlé par l’hybris humaine, de réintroduire la question de la Beauté. D’aucuns se récrieront sur la régression voire l’ingénuité que constitue la réintroduction de la beauté dans le débat sur l’humain après les déconstructions opérées par les avant-gardes esthétiques du XXe siècle et les désastres du monde actuel, mais nous ne partageons pas cet avis et espérons que les deux ouvrages que nous proposons à la lecture étaieront cette prise de position.

3Pour notre part, et pour introduire ce compte-rendu, nous voulons souligner que ceux qui œuvrent aux côtés des plus démunis sur cette terre ont souvent pu entendre de ceux-ci que la seule satisfaction de leurs besoins primaires ne suffisait pas à garantir leur dignité, mais que c’est tout à la fois leur aspiration à la Beauté et leur capacité à la saisir qui leur donnaient le sentiment d’appartenir à l’humanité. Chez des êtres menacés en permanence dans leur existence même, la beauté semble en mesure de modifier la perception de la vie et permet de résister aux forces destructrices.

4En tout cas, pour Marc-Mathieu Münch qui défend le pouvoir « d’effet de vie » de la beauté artistique et pour François Cheng qui a consacré sa vie à éclairer le sens profond de l’art chinois, la beauté apparaît non comme un luxe mais comme un fondement de l’existence humaine. Elle est la vie même, dans sa singularité et sa force de transmission, qui, excédant la finitude individuelle, ouvre sur la plénitude du présent, donc au sentiment d’éternité.

5Cette présence, François Cheng y insiste, c’est l’expérience de l’être, « la plénitude de son éclat singulier » comme il aime à définir la Beauté. L’univers n’est pas un simple ensemble de figures agencées de façon à ce que tout fonctionne comme une machine bien huilée, mais un ensemble de présences qui, malgré la finitude individuelle, ne cessent d’échanger, faisant circuler le souffle de l’infini dans un immense réseau de vie organique où tout se relie. On pourrait presque entendre dans cette définition de la beauté, fondée sur la circulation de la vie au sein d’un système complexe, un écho de la pensée écologique de plus en plus présente dans notre monde.

6Pour François Cheng, la beauté s’impose à tout un chacun, en lui faisant éprouver, pour un instant, que rien d’autre ne lui est plus désormais nécessaire. Toute énigmatique qu’elle demeure, la beauté surgit chaque fois que nous éprouvons un instant de plénitude. « Elle est tout sauf une plate répétition du même ; elle est chaque fois un « apparaître » dans la fulgurance de son élan »1. Que disait d’autre Marc-Mathieu Münch en évoquant « l’incandescence de l’âme » provoquée par l’expérience du rassemblement rare et éphémère de toutes les facultés de vie ? C’est bien de cette expérience que parle François Cheng lorsqu’il décrit le sens que fait éclore l’expérience de la beauté chez tout être humain, « depuis le ciel étoilé, les grandioses paysages, jusqu’au moindre vol d’oiseau entre les nuages, à la moindre herbe caressée par la brise ou à ce visage qui subjugue ». Le sens, « ce diamant de la langue française », comme l’écrit l’auteur, éclate au grand jour en cristallisant dans l’expérience de la beauté ses trois registres, la sensation, la direction et la signification : la vie charnelle et émotionnelle se manifeste par les sens, l’énergie vitale est libérée par l’orientation qu’imprime la beauté à la vie et l’existence révèle sa plus haute signification spirituelle.

7Qu’on ne se méprenne pas, il n’y a point d’angélisme dans tout cela et ce n’est d’ailleurs pas à l’auteur du Dit de Tian-yi que l’on pourrait adresser un tel reproche : la beauté n’exclut pas l’existence du mal, l’essence de la beauté ne se confond pas avec l’usage parfois détourné que l’on peut en faire… La Beauté, notamment artistique, n’est pas chose légère et impose une exigence extrême. Elle est liée à la vertu (« l’agir efficace ») et chemine en compagnie de la bonté, cela même que la modernité avait évincé au profit de la vérité. François Cheng se fait l’écho de Bergson : « Le degré suprême de la beauté est la grâce, mais par le mot grâce, on entend aussi la bonté. Car la bonté suprême, c’est cette générosité d’un principe de vie qui se donne indéfiniment. C’est là le sens même de la grâce ».2 Et François Cheng d’enchaîner : « La bonté est garante de la qualité de la beauté ; la beauté, elle, irradie la bonté et la rend désirable »3. Ne serait-il pas temps de reconsidérer la valeur existentielle et spirituelle de la beauté ? Notre monde a besoin d’antidote à la désespérance et à la déshumanisation. La crise de la raison et de la beauté qui a suivi à juste titre la seconde guerre mondiale ne peut malgré tout se résoudre avec la disparition pure et simple et de l’une et de l’autre et il convient de combattre le mal par d’autres moyens que la mise en cause des plus hautes constructions de l’esprit.

8Pourtant, « envisager la beauté, dévisager la beauté » signifie-t-il que l’humain est condamné à rester extérieur au phénomène, simple observateur, enfermé dans sa subjectivité ? C’est la question ultime que pose François Cheng et c’est l’art traditionnel chinois qui lui souffle une réponse. Dans les paysages infinis où de minuscules êtres humains trouvent place, loin d’être englouti dans l’immensité, l’homme contemple et apparaît « l’œil éveillé et le cœur battant d’un grand corps. Il est pour ainsi dire le pivot autour duquel se déploie le paysage, de sorte que celui-ci peu à peu devient son paysage intérieur (…). L’homme n’est plus cet être déraciné, éternel solitaire qui dévisage l’univers d’un lieu à part. Si nous pouvons penser l’univers, c’est que l’univers pense en nous. Peut-être notre destin fait-il partie d’un destin plus grand que nous. Cela, loin de nous diminuer, nous grandit : notre existence n’est plus cette aventure absurde et futile entre deux poussières, elle jouit d’une perspective ouverte. Dans cette optique, notre regard qui perçoit la beauté et notre cœur qui s’émeut de la beauté donnent un sens à ce que l’univers offre comme beauté et, du même coup, l’univers prend sens et nous prenons sens avec lui. »4

Notes   

1  P.51.

2  p.43.

3  Ibid.

4  P.60

Citation   

Joëlle Caullier, «François Cheng, Œil ouvert et cœur battant. Comment envisager et dévisager la beauté, Paris, Desclée de Brouwer Poche, 2016, 89 p.  », Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Edifier le commun, II, Compte-rendus, mis à  jour le : 18/05/2016, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=769.

Auteur   

Joëlle Caullier