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Histoire, Acoustique, Architecture. Ecoutes croisées à la Conciergerie

Ariadna Alsina Tarrés, Kumiko Iseki et Namur Matos Rocha
avril 2015

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.685

Résumés   

Résumé

Dans cet article nous parlerons de notre expérience dans le cadre de la manifestation Écoutes Croisées1imaginée et coordonnée par Pascale Criton2, qui s’est déroulée les 21 et 22 mars 2014 à la Conciergerie (Paris). Dans un premier temps, nous verrons des questions concernant le projet global : les aspects théoriques, l’histoire, l’architecture, l’acoustique et le déroulement des événements du projet. Dans la deuxième partie, nous détaillerons notre participation en expliquant nos compositions dans le cadre de ce projet.

Index   

Texte intégral   

Introduction

1Le projet Écoutes croisées a consisté à élaborer une visite de la Conciergerie du point de vue acoustique et sonore. L’accent a été porté sur les propriétés de l’espace architectural et la pluralité des points d’écoute possibles. Avec cette finalité, il y a eu la réalisation de mesures acoustiques, d’analyses du site, de cartographies sensibles, de parcours interactifs, d’écoutes sono-tactiles, d’écoutes in situ et de paysages sonores live présentés lors de deux après-midi publiques en mars 2014. Une participation a été proposée aux étudiants de Paris 8 et du conservatoire de Pantin dans le cadre de leurs travaux et du cursus de leurs études.
Dans cet article nous exposerons le processus de composition de trois pièces électroacoustiques fondées sur les concepts fondamentaux intrinsèques au projet Écoutes croisées. Nous allons décrire les principales procédures employées dans chacune des compositions composées pour cet événement et nous proposerons une réflexion du point de vue des sujets de nos recherches.

Le projet global 

Le projet et ses concepts

2Le projet Écoutes Croisées imaginé par Pascale Criton met en évidence le potentiel d’une proposition d’écoute plurielle3, subjective et sensible d’un bâtiment historique tel que la Conciergerie, à nos jours ouvert au public4. Pour ce projet, Pascale Criton a sollicité la collaboration des étudiants de l’Université de Paris 8, dont font partie les trois auteurs de cet article. Nous allons voir dans cette partie de l’article tant les concepts théoriques qui soutiennent le projet comme ceux qui s’en dégagent.

 L’hétérotopie mise en abîme

3Le programme proposé par Pascale criton pour la Conciergerie était conçu comme un ensemble installatif, prévoyant des activités diverses proposées aux visiteurs du monument, lesquels, librement, pouvaient choisir d’y assister et y prêter leur attention. Les activités étaient en relation avec différentes propositions d’écoute : parcours les yeux bandés avec un enregistreur pour capter les sons ; lecture de textes diffusés ultérieurement dans la Chapelle des Girondins; concerts dans différents espaces et à différents moments ; Ecoute in situ, une installation où les visiteurs écoutent dans les casques les sons du présent, mais aussi du passé et des sons imaginés ; Paysages sonores réalisés avec les ambiances retransmises en direct.
Pascale Criton est une compositrice intéressée par l’expérimentation, la perception et la subjectivation, entre autres, et s’appuie sur des auteurs tels que Foucault, Deleuze et Guattari, qui donnent un fond conceptuel à ses recherches. Dans ces expériences, elle s’intéresse à mettre en évidence des hétérotopies sonores, selon le terme de Michel Foucault.
Foucault a utilisé le terme d’« hétérotopologie » pour la première fois en 1967 pour parler d’une nouvelle analyse de l’espace. Il l’a fait devant les auditeurs d’une conférence organisée au Cercle d’études architecturales de Paris, où il était invité5. Les hétérotopies sont, selon M. Foucault6 des lieux qui n’appartiennent à aucun espace, des lieux qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, les neutraliser ou à les purifier. À la différence des utopies, qui n’ont pas de lieu, les hétérotopies ont un lieu, autre. Toute société construit des hétérotopies de formes différentes et sans un modèle à suivre. Deux exemples des types d’hétérotopies que les sociétés construisent sont des places réservées à des individus en « crise biologique » ou des hétérotopies de déviation (cliniques, prisons). Le bâtiment de la Conciergerie était donc déjà une hétérotopie à l’époque où elle servait de prison. Au cours de son histoire, une société peut créer ou faire disparaître des hétérotopies qu’elle aurait créées. Comme exemples opposés, on a les maisons de prostitution que les pays européens voudraient faire disparaître et les cimetières placés en dehors de la ville. Avant le XVIIIe siècle, ils étaient au milieu des villes.
L’hétérotopie superpose sur un lieu réel, plusieurs espaces qui normalement seraient incompatibles. D’autres exemples d’hétérotopies sont le théâtre, le cinéma, les jardins persans, … souvent liés à des découpages singuliers du temps.

4Dans le projet Écoutes Croisées, on construit, à travers les sons enregistrés, des déplacements de lieu et de temps, une hétérotopie faite de plusieurs espaces superposés et de différentes temporalités agencées. Le projet fait de ce bâtiment qui était en soi déjà une hétérotopie, une nouvelle hétérotopie.
Foucault parle aussi précisément du rapport avec le temps et utilise le terme d’ « hétérochronies » pour parler de lieux comme les cimetières, où le temps ne s’écoule plus ; les musées ou les bibliothèques, où on trouve des hétérotopies du temps, accumulé à l’infini. Les hétérotopies chroniques sont liées au temps : les fêtes (foires, villages de vacances) ; mais il y a aussi des hétérotopies liées au passage, la transformation : les collèges, casernes, ou encore comme dans notre cas, les prisons (sauf qu’il était difficile de pouvoir sortir vivant de la Conciergerie).
Le lieu du projet Écoutes Croisées a aussi la caractéristique suivante décrite par le philosophe des hétérotopies : c’est un système d’ouverture et de fermeture qui les isole par rapport à l’espace environnant. La Conciergerie est la contestation d’un autre espace, celui de la liberté.
Foucault propose encore un autre exemple, celui des hétérotopies qui créent une illusion, un espace réel différent, parfait et ordonné (les colonies, les bateaux, etc.) en contraste avec notre espace réel désordonné et en état de brouillon. Ce concept a ensuite été utilisé dans beaucoup de domaines : architecture, analyse de cinéma, etc.7 Le projet Écoutes Croisés, un projet qui porte sur le sensible et le sonore, construit donc une hétérotopie, puisqu’il articule une complexité, celle d’un bâtiment constitué de différents espaces entrelacés par des couloirs, des escaliers, des ouvertures qui communiquent avec l’extérieur, la ville. Ces espaces sont aussi articulés avec leurs particularités historiques, conçus et utilisés à différents moments de l’histoire, avec des architectures diverses et des acoustiques différentes qui s’entremêlent à l’écoute du visiteur.
Pascale Criton est aussi en syntonie avec l’idée de subjectivation de Félix Guattari. Dans l’ouvrage Chaosmose, Guattari parle de la subjectivité comme « l’ensemble de conditions qui rendent possible que des instances individuelles et/ou collectives soient en position d’émerger comme Territoire existentiel sui-référentiel, en adjacence ou en rapport de délimitation avec une altérité elle-même subjective »8. Il ajoute que la subjectivité ne se fabrique pas seulement de manière individuelle, mais aussi à travers les « grandes machines sociales, mass médiatiques ou linguistiques, qui ne peuvent être qualifiés d’humaines ». Guattari cite Bakhtine, qui décrit un transfert de subjectivation qui s’opère entre l’auteur et le contemplateur d’une œuvre (le spectateur), le consommateur devient en quelque sorte, co-créateur. La forme esthétique parviendrait à ce résultat par une fonction d’isolement ou de séparation, de sorte que la matière d’expression devienne formellement créatrice. La subjectivation créatrice est alors faite de fragments détachés du contenu et on peut parvenir à avoir des polyphonies de modes de subjectivation.

5Dans le projet de la Conciergerie, le fait que le public soit invité à participer à la création de parcours d’écoute, à choisir des points d’écoute, à se déplacer pour construire sa version des pièces musicales, met en valeur le pouvoir de la subjectivation créative. Le visiteur est invité à utiliser la sensorialité pour découvrir la Conciergerie. Les textes ou les discours qu’il va entendre tout au long de la visite vont faire appel à son raisonnement, mais c’est surtout à travers les sens qu’il va faire l’expérience de cette visite. Il s’agit d’ailleurs d’une écoute particulière qu’il est invité à expérimenter avec l’écoute sono-tactile, à travers le corps, par des vibrations transmises avec le bois d’une table, le métal d’une tige ou bien pendant les parcours avec les yeux bandés.
D’autre part, avec l’expérience des paysages sonores dans l’espace de la Chapelle des Girondins, c’est au concept d’ubiquité que le projet fait écho. Les microphones placés à différents endroits du bâtiment et, retransmis pendant la réalisation des paysages sonores, nous donnent la possibilité d’être dans plusieurs endroits en même temps. On pourrait ajouter que le fait de mélanger ces sons de la performance du moment avec des sons enregistrés génère une hétérotopie temporelle par superposition de temps différents, qui s’ajoute à cette ubiquité.

L’écoute

6Nous avons parlé de l’écoute sensible proposée aux visiteurs à travers des dispositifs tels que les tables sono-tactiles, la station d’écoute solidienne ou les casques dans l’installation sonore. Nous parlerons ici des moments musicaux proposés, avec des pièces interprétées par l’Ensemble Dedalus. Les pièces proposées étaient :
- Process à cinq, 2013, (Pascale Criton), salle des Gens d’Armes.
- Koan pour violon, 1971, (James Tenney), salle des Noms.
- Circle process pour violon, 2010, (Pascale Criton / Silvia Tarozzi), salle des Gens d’Armes.
- Ways pour trombone et flûte, 2014, (Pascale Criton), salle des Gardes.
- Cellogram pour violoncelle, 1971, (James Tenney), salle des Noms.
- Fields Have Ears (4) pour ensemble, 2009, (Michael Pisaro), salle des Gens dArmes.

7Les pièces ont été choisies par Pascale Criton en rapport avec la perception, l’activation des espaces et la construction d’espaces sonores mobiles. Koan de James Tenney fait partie du cycle Postal Pieces, écrites entre 1965 et 1971. Intéressé par la perception, James Tenney compose un seul geste sonore qui est maintenu du début à sa fin.  La plupart des pièces travaillent sur une des trois idées fondamentales : intonation, « swell » et l’utilisation de structures musicales qui vont produire des états méditatifs perceptuels. L’auditeur et l’interprète sont invités à créer leur propres « drames » et interprétation, Tenney utilise des formes qui évitent la forme classique construite sur l’opposition tension - détente9. Il est plutôt intéressé par des formes en cohérence avec le geste sonore, prévisibles pour l’auditeur qui peut alors entrer dans le son, identifier et écouter les détails pour eux-mêmes – et non pas en relation avec ce qui les précède ou ce qui va les succéder. Cellogram, également jouée dans le cadre du projet, est une pièce qui travaille sur les sons résultants. Elle est similaire à Koan quant à la technique instrumentale. Dans cette pièce sont présentes aussi les idées de forme canonique intérieure et répliques de petites formes à grande échelle. Au sujet de la pièce de Michael Pisaro, on peut dire que l’idée de champ (field) pour Pisaro est une sorte de grille et qu’il voudrait, avec cette série de pièces (dites Field Have Ears), utiliser différentes notions de champs, afin de trouver des termes compositionnels.

8Pascale Criton s’intéresse pour sa part à la microtonalité, aux petits changements, à la perception. Elle travaille souvent en collaboration avec les interprètes auxquels elle propose d’élaborer de nouveaux gestes et redécouvrir l’instrument ; des scordatura denses (en 1/12e, 1/16e de ton) modifient la hauteur habituelle des cordes et mettent les instrumentistes en situation d’instabilité, etc.. Elle explique dans un entretien récent concernant une pièce créée avec la violoncelliste Deborah Walker, qu’avec ce travail, il s’agit de fixer les idées. Le résultat n’est pas une partition écrite dans le sens traditionnel, mais un diagramme, une manière d’écrire le geste10, produit d’un échange entre l’instrumentiste et le compositeur. Pascale Criton est intéressée d’autre part par l’idée de continuum, créé à partir d’extractions et d’accords, comme dans le cinéma. C’est tout l’art de connecter, de rapporter des choses, de faire du lien mais pas forcément dans la même consistance. Tout changement peut modifier le son de façon conséquente. L’écriture du continuum (coupure et raccordement) permet de concevoir l’espace où se produit la musique, les matériaux, la façon dont l’auditeur peut se promener ; il peut même créer des formes de mixages et de réceptions physiques. Dans sa musique, des variations infimes affectent les hauteurs (utilisation de micro-intervalles), mais aussi les intensités, les modes de jeu, le « grain »11.

9Finalement, avec « l’écoute solidienne », à travers la « table et la station », se produit une transduction du courant électrique en vibrations acoustiques, qui propose une écoute particulière aussi, un éveil, un étonnement, une découverte de ses propres sensations12.

L’espace

10Écoutes Croisées est un projet créé in situ. Selon Michel Gauthier13, une œuvre in situ doit établir une indexation topique : l’œuvre est provoquée par son site et est déduite de son lieu d’accueil. Pour ce faire, l’œuvre in situ se doit d’intégrer à ses propres réglages certains aspects des lieux où elle est placée.
Le dispositif du concert traditionnel sépare le public des musiciens, auxquels un espace particulier est réservé : la scène14. L’intégration d’une œuvre avec le contexte ne se fait généralement  pas dans le cadre des concerts traditionnels, car les œuvres sont normalement exécutées par rapport à un fond duquel elles doivent se détacher. Avec l’exemple 4’33’’ de John Cage, nous trouvons l’autre extrême où le contexte devient musique, car il est promu à œuvre d’art (mêmes principes que l’objet trouvé de Duchamp). Dans le cas d’Écoutes Croisées à la Conciergerie, on trouve le cas où l’intégration du contexte est produite par le rapport des pièces proposées au son du lieu. Par exemple, les pièces jouées par l’ensemble Dedalus mettent en évidence certaines caractéristiques de l’acoustique architectonique de l’espace où elles sont jouées. Le public est libre de bouger et entendre la musique proposée dans les différents espaces. Un autre exemple, les sons captés par les microphones qui sont placés à différents endroits de la Conciergerie, sont intégrés dans les paysages sonores live, diffusés à la Chapelle des Girondins, pas de façon aléatoire, mais avec la main du compositeur, qui choisit les sources et en fait un mixage en direct. Le dernier exemple est l’installation de Jules Wysocki qui utilise aussi les sons produits du moment, captés et amplifiés par des microphones pour créer la musique et les sons traités de son installation, qu’il diffuse dans des casques.

La Conciergerie : l’histoire, l’architecture et l’acoustique

11La Conciergerie est une partie d’un grand complexe architectural de Paris connu comme « Le Palais de Justice ». Son architecture est un témoin de l'architecture civile médiévale etsa construction a été réalisée par Philippe le Bel, roi de France de 1285 à 1314, qui fit remodeler et agrandir le palais de la Cité. Ce dernier a été converti en prison d’État en 1370.  Pendant l’époque de la Terreur, il était considéré comme l’antichambre de la mort, car peu de personnes en sortaient libres. En deux ans, plus de 2 700 personnes condamnées à mort ont vécu leurs derniers instants à la Conciergerie, parmi lesquels les plus célèbres sont la reine Marie-Antoinette, le poète André Chénier, Robespierre et les 21 députés girondins déclarés coupables de conspiration contre la République. La Conciergerie a cessé d'être une prison en 1914 et, aujourd’hui, est classée monument historique. Elle est, depuis, ouverte au public.
L’acoustique de la Conciergerie est très diversifiée en fonction des différentes proportions, géométries et matériaux de chacune de ses salles.
La Salle de Gens d’Armes, édifiée entre 1302 et 1313, a fonctionné comme réfectoire du  service réel, avec environ 2 000 employés. Quatre cheminées chauffent la salle qui était alors largement illuminée par de grandes fenêtres. Elle est la plus grande salle du bâtiment. Composée de 4 nefs voutées d'ogives régulièrement distribués sur un planrectangulaire, longue de 64 mètres, large de 27,5 mètres et haute de 8,5 mètres à la clé, elle possède un volume d’environ 15 000 mètres cube. La prédominance de matériaux de construction comme la pierre et le verre impliquent un haut niveau de réflexion sonore et, par conséquent, un temps de réverbération d’environ 4,8 secondes.
La Salle des Gardes a été édifiée vers 1310 et servait d'antichambre au rez-de-chaussée de la grand-salle où siégeait le Tribunal révolutionnaire du 2 avril 1793 au 31 mai 1795. Celle-ci possède des caractéristiques similaires à la salle de Gens d’Armes. Trois piliers divisent le volume en 2 nefs de 4 travées voûtées d'ogives. Elle a aussi un plan rectangulaire avec une prédominance de matériaux réflexifs, comme la pierre et le verre. Longue de 22,8 mètres, large de 11,8 mètres et haute de 6,9 mètres, elle possède un volume d’environ 1 856 mètres cube. Elle est huit fois inférieure à la salle de Gens d’Armes, ce qui lui donne un temps de réverbération d’environ 3,2 secondes.
La Chapelle des Girondins existait déjà au Moyen-Âge et a été restaurée et modifiée en 1776. Selon la tradition, cette chapelle a été le lieu dans lequel les 21 députés girondins ont attendu la mort dans la nuit du 29 au 30 octobre 1793. Elle possède des caractéristiques géométriques similaires aux autres salles avec une prédominance de matériaux réflexifs, comme la pierre et le verre, et un volume d’environ 1 500 mètres cube. Ces caractéristiques lui confèrent un temps de réverbération d’environ 1,8 secondes.
La Salle des Noms, située au premier étage, à gauche, est le lieu où sont affichés les noms des guillotinés incarcérés à la Conciergerie. Dans les salles mitoyennes, des documents, gravures et textes autographes évoquent cinq siècles et demi de la vie carcérale à la Conciergerie de Paris. La Salle des Noms est la plus petite du bâtiment. De forme rectangulaire et avec un sol en bois, elle possède un temps de réverbération moins long que les autres, soit d’environ 1,3 secondes.

Le déroulement du projet

12Dans cette partie nous décrirons les différentes étapes du projet depuis la phase de préparation jusqu'à la présentation publique.

 L’étude du site et des ambiances in situ

13Pendant la période de préparation une dizaine d’étudiants se sont retrouvés avec la compositrice Pascale Criton à la Conciergerie pour y effectuer des analyses acoustiques selon les différents états du site (vide, occupé). Ces mesures ont permis de prendre en compte les données spatiales, auditives et subjectives du site pour y définir la localisation des différentes installations ainsi que de préconiser les systèmes de captation. Une fois ces systèmes mis en place, une étude a été menée sur les ambiances ainsi que sur les relations spatiales en lien avec les matériaux, densités et volumes de chaque espace choisi. Les visites du site ont également permis de collecter des échantillons sonores et notamment d’enregistrer des voix de visiteurs et de guides ; celles-ci ont été incorporées ultérieurement dans les créations sonores. Le logiciel de spatialisation Hololive mis au point au GMEM15a été choisi, après un test au le laboratoire du LAM (Lutherie Acoustique Musique), pour spatialiser la diffusion sonore dans la Chapelle des Girondins. L’utilisation de micros-cravates envisagée pour des captations « en déambulation » a dû être abandonnée en raison de leur manque de directivité et de la trop grande réverbération des lieux. Le positionnement des haut-parleurs et des alimentations électriques ont dû être étudiés en tenant compte du fait que le lieu est en permanence ouvert au public.

 Les réunions et les discussions préparatoires 

14Finalement, cinq étudiants devaient proposer des projets originauxqui seraient mis en œuvre sous la direction de Pascale Criton. Ces réunions ont permis de répartir le travail et les rôles de chaque intervenant. La réverbération du lieu a préoccupé tous les acteurs et en même temps a stimulé l’imagination des Écoutes Croisées. Chaque salle a sa propre couleur. En parallèle, il a fallu prendre conscience que ce bâtiment était un monument historique. Il a donc fallu réfléchir aux événements dramatiques qui s’y étaient déroulés et à la manière de les incorporer à la scénographie.

 L’installation, les essais et les expérimentations

15L’installation technique a été réalisée pendant les deux jours qui ont précédé les présentations publiques.
Mercredi 19 mars : montage / câblage / installation régie / essais réception micros / tests logiciels / essais son
Jeudi 20 mars : évaluation des effets divers (instruments, voix, ambiances) / tests configurations / répétitions musiciens de l’ensemble Dedalus / rédaction et édition du programme

L’événement : présentations publiques et les dispositifs techniques

16Les jours de l’événement, les « parcours interactifs d’écoute »ont été réalisés grâce à l’installation suivante: captations par microphone / diffusions multicanaux. Une déambulation active a été proposée aux personnes malvoyantes et aveugles ainsi qu’à tout public souhaitant stimuler une « situation non-voyante », au moyen d’un bandeau sur les yeux. Les parcours avaient une durée d’environ 7 minutes, au cours desquels les accompagnateurs enregistraient l’environnement sonore qui était diffusé ultérieurement dans la chapelle des Girondins.
Les « temps musicaux » ont été réalisés par les musiciens de l’ensemble Dedalus (flûte, violon, violoncelle, guitare, trombone). Ils ont interprété ponctuellement des œuvres en relation avec les qualités acoustiques du site (configurations dans l’espace, longueur de réverbération), notamment dans la salle des Gens d’Armes, la salle des Gardes et la salle des Noms. Le programme était en lien avec la thématique de l’écologie sonore.
Les « lectures de textes » ont eu lieudans la salle des Gardes et dans la salle des Noms. Des visiteurs répartis dans chaque salle lisaient des textes qui avaient un rapport avec la révolution française. Par exemple, dans la salle des Gardes, il y avait des extraits de la Déclaration des Droits de l’Homme. Ces lectures étaient diffusées dans la chapelle des Girondins et dans l’atelier « Ecoute in situ ». Les dernières lettres de prisonniers avant leur exécution étaient lues dans la salle des Noms. Elles étaient aussi diffusées à la chapelle des Girondins en alternance avec les autres diffusions.
Les « écoutes in situ » ont proportionné une expérience d'écoute intimiste en invitant le public à ausculter l'espace de la Conciergerie tout au long d'une déambulation imaginaire, en vue d'y percevoir une réalité augmentée. L’ambiance sonore captée in-situ depuis la salle des Gardes jusqu’aux différents espaces qui composent la conciergerie, celle captée de la salle des Noms à la cour des Femmes et les parcours avaient l'aspect d'une déambulation onirique.Cette proposition a été réalisée par Jules Wysocki, étudiant du Conservatoire de Pantin. Les participants écoutaient dans des casques le son d’ambiance présent dans la salle des Gardes, des textes lus et une composition. La durée de chaque session était d’environ 15 minutes.
Les « paysages sonores » ont été réalisés en direct grâce à une navigation sur le logiciel de spatialisation Hololive, Ubiquité / écoute plurielle. Des performances de 5 à 10 minutes ont été confiées sur projet à des étudiants en musique de l’Université Paris 8 et du Conservatoire de Pantin. La diffusion des pièces a été réalisée sur cinq HP associés aux dispositifs d’écoute sonotactiles avec l’aide de Stefano Bassanese, responsable de la mise en espace du son et Frédéric Peugeot, ingénieur du son.

17Quatre projets personnels ont été réalisés : 
MAHL93  (7’00’’) - Kumiko Iseki
Espace Sonore Imaginé (7’00’’) - Namur Matos Rocha
Est-ce que c’est comme ça que vous l’imaginiez ? (8’00’’) - Ariadna Alsina
La Ruche (4’32’’) -Irina Prieto

18Il y avait différents niveaux de captation et de transmission sonore :
a) Transmission en direct 
Les sons captés en permanence par les microphones installés dans la salle des Gardes, la salle des Gens d’Armes, la salle des Noms, la cour des femmes et le couloir du premier étage de la Conciergerie ont été transmis en direct à la Chapelle des Girondins.
b)Transmission en différé
Des enregistrements de l’atelier parcours interactifs d’écoute ont été diffusés en différé dans la chapelle des Girondins pendant l’exécution des « paysages sonores » live et, à des moments spécifiques, durant tout l’événement.
c)Transmission mixte
Les « écoutes sonotactiles » proposées par Pascale Criton ont invité le public à des expériences d’écoute par le toucher réalisées grâce à des dispositifs sonotactiles16 conçus sous la forme de Tables sonores et de Stations d’écoute solidienne, lesquelles permettent d’entendre et de communiquer via les matériaux. Les Tables sonores17sont équipées d’un dispositif qui met en vibration leur matière en bois. À la différence du haut-parleur, qui met l’air en mouvement, ellestransmettent l’information par le contact. Nous pouvons alors entendre les sons avec le corps. De même, les Stations d’écoute solidienne18sont des dispositifs qui permettent de percevoir des sons par conduction osseuse. Une tige vibrante en métal mise en contact avec le menton, permet de prendre connaissance d’informations sonores très précises sans diffusion aérienne. Les matériaux sonores diffusés provenaient des différents espaces sonores du monument, c’est à dire : temps musicaux, lectures, ambiances etc. La durée de chaque session d’écoute était d’environ 10 minutes.

Les projets individuels

Est-ce comme ça que vous l’imaginiez ?  

19Durée : 8 minutes
Ariadna ALSINA TARRÉS
Doctorante à l’Université Paris VIII

Introduction

20Ma participation au projet Écoutes Croisées a eu lieu dans le cadre des performances réalisées dans la Chapelle des Girondins, présentées sous le titre de « paysages sonores live ». J’ai choisi de travailler sur le sujet de la transmission de l’histoire aux visiteurs de nos jours. Cette transmission est faite à travers les visites guidées et les différents espaces de la Conciergerie, aménagés de manière représentative ou bien sur le mode de l’hommage, pour que l’on puisse imaginer comment il était à l’époque de la Révolution et en préserver la mémoire.

Découverte 

21Pendant l’étape de préparation du projet, nous avons d’abord fait des visites régulières à la Conciergerie pour en faire une découverte. Durant cette période, je me suis appliquée à suivre les visites guidées au cours desquelles les visiteurs obtiennent des informations au sujet des différents espaces à parcourir. J’ai observé et surtout, écouté, les sons produits pendant les visites, mais aussi ceux produits en dehors de ces visites. Ce sont des sons produits par des gens et des objets qui résonnent dans l’acoustique du bâtiment.
Ce qui m’a personnellement attirée c’est le fait de constater que le bâtiment avait une histoire qui remonte au Moyen-Âge et que son histoire nous parle forcément de l’histoire de la France, mais aussi de l’histoire de personnes et de petits collectifs. Les luttes politiques et les changements de paradigme, qui font partie de l’histoire de l’humanité, ont bouleversé l’Europe et le monde entier. Nous retrouvons, par exemple, des listes de noms et prénoms des personnes assassinées pendant la période de la terreur, honorées maintenant avec des tableaux qui les dénombrent un par un. À nos jours, il y a, dans la Conciergerie, des reconstitutions de cellules qui sont aujourd’hui disparues. Cela est fait afin que les visiteurs aient une idée précise de comment y ont vécu les prisonniers, sous quelles circonstances et dans quelles conditions. Nous y voyons de la paille par terre, différentes sortes de lits, de tables, de chaises, distincts selon la classe sociale à laquelle appartenait le prisonnier.
Il y a donc, quant aux espaces qui composent ce lieu, une sorte d’hétérotopie, pour reprendre le terme de Foucault développé précédemment. Nous y trouvons des espaces de nature diverse et avec des caractères bien différents.

22Voici trois espaces qui ont attiré mon attention et qui ont été source sonore pour la pièce que j’ai faite pour le projet :

23Lieux de passage :
Boutique de souvenirs et passerelle en bois : la passerelle conduit depuis la boutique de souvenirs, vers la partie dédiée aux espaces de représentation et d’hommage.
Lieux d’honneur :
La Salle des Noms : espace qui était une prison de femmes à l’époque de la révolution et qui à nos jours, est devenue une salle avec de longues listes sur les murs, en hommage à tous les condamnés de l’époque de la terreur.
Lieux de représentation :
Le couloir qui va de la Salle des Noms vers la Chapelle des Girondins : en traversant ce couloir, on voit trois cellules, trois espaces de représentation, aménagés comme les cellules disparues, selon la catégorie sociale des prisonniers : à pailleux ou à pistole.

24Le fait qu’il y ait des visites guidées qui donnent à connaître l’histoire et le sens de ces représentations aux visiteurs de nos jours fait revivre l’histoire dans l’imagination des visiteurs.

Le projet

25Mon choix a été de créer une dramaturgie sonore avec, comme source d’inspiration, les impressions et les images que mon imagination a créé quand j’ai entendu les guides qui racontaient l’histoire du bâtiment. Ils la racontaient à toute sorte de public : des enfants, des touristes, etc. Les réactions du public sous forme d’exclamations ou de questions et doutes, font partie aussi du fil conducteur de la pièce.
Sans vouloir classer mon travail dans un genre, citons une définition de ce qu’est un mélodrame électroacoustique selon Michel Chion et nous verrons après en quoi on pourrait dire que ma composition pour Écoutes Croisées est proche d’une pièce radiophonique :

« ...une pièce sur bande de caractère dramatique et à un seul personnage, en tout cas un seul personnage à la fois. L’action de ce drame est de caractère psychologique plutôt qu’événementiel : passage par des états d’âme, visite de souvenirs, surgissements d’apparition qui sont des projections du personnage même19 ».

26J’ai donc imaginé une pièce qui contiendrait une conjonction de différents espaces, mais aussi de références temporelles diverses, du passé révolutionnaire jusqu’au visites guidées actuelles. Les personnages de la dramaturgie, sont les guides qui racontent l’histoire, mais aussi les hommes et femmes auxquels ils font référence. Je voulais aussi qu’il y ait des moments plus abstraits, plus musicaux et sans référence historique précise, des moments où le temps s’arrête et l’imagination peut commencer à générer des images à partir des informations et stimulus sonores reçus. Je voulais aussi proposer différents points de vues et d’écoutes, tout en rejoignant l’idée de Pascale Criton de proposer une écoute plurielle du site. Pour cela, j’ai imaginé que l’élément qui structurait la forme de cette dramaturgie, pouvait être un changement de point d’écoute, qui passe par la figure du visiteur, du guide, du prisonnier, etc.  

La structure

27Pour la présentation sous forme de performance du paysage sonore en direct, j’ai préparé une pièce électroacoustique avec une structure prédéfinie. Les éléments qui articulent la forme de la composition sont :
a) Les visites guidées : la voix des guides qui explique l’histoire des différentes salles, mise en rapport avec le contexte historique. Notamment, de guides différents qui racontent l’histoire de la « Salle des Noms » en français et en anglais : « L’espace a été une vraie cellule pour 40 femmes ». Dans ce type de matériaux se trouvent également les voix des visiteurs, notamment celles d’un groupe d’enfants et de touristes anglais.
b) Les sons d’un passé historique : pour cette idée, j’ai utilisé des sons de différents objets présents dans la Conciergerie, qui pourraient produire exactement le même son qu’à l’époque où le bâtiment servait de prison. Je les ai considérés comme symboliques, notamment les grilles, les portes, les petites ouvertures sur la partie supérieure des portes des cellules, les verrous, les barreaux en bois (cf. annexe 1).
c) Espaces imaginaires, mélange de moments et de points de vue. Pour ces moments, j’ai utilisé des traitements électroniques qui modifient les sons, les rendent moins réalistes et plus abstraits. Le fait d’utiliser des traitements comme la granulation sur les voix, produit un effet de passage à un monde fictif. Cependant, le timbre toujours reconnaissable de la voix humaine, ainsi que certains mots qu’on entend parfaitement, nous renvoient à une fiction dérivée des espaces et de l’histoire réelle.

28Ces éléments étaient articulés par des moments de transition et des sons dont l’utilisation avait pour but de faire revenir l’auditeur au moment présent, c’est-à-dire, au moment d’une visite en 2014. Il s’agit des sons de pas des visiteurs qui découvrent à nos jours le bâtiment, enregistrés dans des lieux de passage comme les couloirs, les escaliers ou les intersections entre deux espaces.
Le dernier élément que j’ai ajouté – seulement au moment de la performance en direct- est le son provenant de la captation des microphones distribués dans les différents espaces du bâtiment pendant les jours de la présentation. Cette couche de son supplémentaire, avait la particularité de ressembler à certains matériaux de ma composition, et donc, créer une ambigüité sur la provenance de toutes les voix entendues. Grâce au logiciel de spatialisation -de tri des sources et de haut-parleurs pour la diffusion- j’ai pu distribuer les matériaux sonores dans l’espace et aider à la perception de chacun des éléments par une localisation différente.
Les sons présents au moment de la performance venaient donc se mélanger avec les autres sons, préenregistrés et composés au studio, ce qui créait une juxtaposition de temps et d’espaces, tant réels qu’imaginaires.

 Conclusion

29Cette participation au projet de la Conciergerie m’a donné l’opportunité de travailler avec les sons d’une manière particulière, parce que j’ai essayé de trouver des sons dans le bâtiment qui pouvaient évoquer un moment historique et je les ai utilisé de manière contre-aposée aux sons qui témoignent de l’activité actuelle dans ce lieu. Comme les guides de nos jours veulent faire connaître l’histoire du bâtiment, il y a tout un monde du passé, fictif – mais créé à partir d’informations réelles –, qui se génére dans l’imagination des visiteurs. C’est tout ensemble la transmission de l’histoire, l’effet que cela produit aux visiteurs, ainsi que les éléments et objets sonores qui aident à en construire les images.   
Finalement et en accord avec mon projet de départ, les sons ont été utilisés de deux manières différentes dans la pièce :  
Avec un but réaliste, sans presque aucune manipulation ni édition, comme avec les voix des guides dans la première partie de la pièce ou les pas des visiteurs.
Avec l’intention de créer une fiction qui renvoie au passé du bâtiment et aux expériences vécus par ces « habitants » : manipulation de spectre, changement de durée des sons, granulation des voix, qui donnent l’impression de rêve ou d’espace imaginaire.

« Les sons – modèles, attestation et métaphore de la complexité – contribuent d’une façon significative à nous faire entendre le monde d’une façon sensée, c’est-à dire non seulement à l’écouter, mais aussi à le comprendre et à le sentir »20

MAHL 93. Paysage Sonore à la Conciergerie

30  Durée : 7 minutes
 Sources sonores : Voix et sons concrets avec traitement électroacoustique et spatialisation
Kumiko ISEKI
Doctorante à l’Université Paris VIII / Conservatoire de Pantin

Introduction

31La Conciergerie fait partie de l’histoire de France. En particulier, pendant la Terreur, les personnages les plus importants de la Révolution y ont été jugés et incarcérés avant d’être exécutées. La pièce que j’ai composée a trouvé son inspiration dans les événements qui s’y sont déroulés pendant cette période de la Révolution Française, et en particulier les derniers moments de la vie de Marie-Antoinette de Habsbourg-Lorraine. Cette pièce est avant tout une interrogation sur cette période de l’Histoire de France : comment le peuple a-t-il entendu le souffle de la révolution? Qu’a éprouvé la veuve Capet (Marie-Antoinette) durant son séjour en prison et juste avant son exécution?

 Les sources d’inspiration de la composition

32Tout d’abord, j’ai observé La reine Marie-Antoinette. Elle y a passé les derniers moments de sa vie du 2 août au 16 octobre en 1793. Elle fut enregistrée sous le numéro d’écrou 280, comme c’était l’usage pour les voleurs et les prostituées21.
Elle est restée seule dans sa cellule humide et froide. Qu’a éprouvé « la veuve du roi de France »22 durant son séjour en prison? Il semble qu’elle ait été assez tranquille, qu’elle ait lu, qu’elle ait parlé avec ses servantes. Elle s’est fait beaucoup de souci pour sa fille, son fils et sa belle-sœur. De temps en temps, des amis lui apportaient des nouvelles du dehors. Il y eu un projet d’évasion qui s’appela Le Complot de l’œillet, mais il échoua.
Quelle ironie de l’histoire! Un Palais recevant une reine de France comme prisonnière, avant de l’envoyer à l’échafaud !
Le jour de son exécution, à quatre heures et demie du matin le 16 octobre 1793, juste avant de partir à l’échafaud, Marie-Antoinette a rédigé un testament qui est parvenu jusqu’à nous après bien des péripéties. Aujourd’hui, nous pouvons voir cette dernière lettre avec les traces de ses larmes. C’est un texte à la fois pathétique et serein, d’une grande émotion et d’une grande lucidité (cf. Annexe 3). La lecture de cette lettre sert de trame à ma pièce. 
Ensuite, je me suis penchée sur la liste des 2780 noms des personnes guillotinées telle qu’elle figure dans une des salles de la Conciergerie (cf. Annexe 2). 2 780 personnes ! Pendant la Terreur (de 1793 à 1794), plus deux mille sept cents personnes y ont été incarcérées avant d’être exécutées. Les condamnés provenaient de toutes les couches sociales ; il y eu des hommes politiques, des paysans, des membres du clergé, des écrivains, des artisans, des nobles, des militaires, des ouvriers, des avocats…
Parmi les condamnés, il y eu des personnages célèbres comme Maximilien Robespierre, Georges-Jacques Danton, avocats et hommes politiques, Louis-Antoine de Saint-Just, homme politique ou Antoine-Laurent de Lavoisier, chimiste, philosophe et économiste.
Quand je suis dans cette salle, j’ai l’impression que les voix des guillotinés y résonnent encore, et c’est donc cette liste qui fût ma deuxième source d’inspiration.

 Les sons et les idées

33Il y a  trois couches de sons :
Première couche : la voix de Marie-Antoinette :
Une femme lit la dernière lettre de Marie-Antoinette. Elle chuchote pour symboliser le fait que cette lettre fût écrite en cachette et aussi pour traduire l’extrême émotion de la rédactrice. Dans l’espace sonore,  j’ai positionné cette voix au centre, sans jamais la déplacer, et me suis attachée à ce qu’elle soit toujours intelligible.
Deuxième couche : la voix de l’Accusateur Public :
Le tribunal révolutionnaire était à côté de la chapelle de la Conciergerie.
Des voix d’hommes disent les noms de personnes guillotinées, connues et inconnues. J’ai enregistré un grand nombre de locuteurs « ordinaires », y compris des touristes qui visitaient la Conciergerie. J’ai ensuite choisi les voix les plus claires, celles qui donnent une image d’autorité. J’ai positionné ces voix dans toutes les directions de l’espace, parfois très proches et parfois très lointaines.
Troisième couche : les bruits du « dehors », de la révolution, les réminiscences du passé (l’Autriche, la Cour) :
Ils sont évoqués par des sons acousmatiques, sons réels traités, sons de synthèse, musiques (Mozart) dépitchées et ralenties à l’extrême.
Ils offrent une grande plage de dynamique et sont spatialisés le plus largement possible.

 La dramaturgie

34C’est donc la lecture de cette lettre de Marie-Antoinette qui sert de fil directeur à la pièce ; le texte est ponctué, découpé, interrompu, bousculé puis finalement submergé par l’énumération des noms des personnes qui ont été guillotinées. Ces noms apparaissent d’abord très espacés, épisodiquement, comme si le processus révolutionnaire pouvait encore être arrêté, puis se densifient et s’accélèrent dans une frénésie tragique qui conduit à l’exécution de Marie-Antoinette.
La lecture de la lettre commence dans le silence de la cellule. Il est quatre heures et demi du matin. Puis on entend les premiers oiseaux, les premiers chevaux dans les rues voisines, les premiers pas dans la prison. Puis c’est le bruit de la foule révolutionnaire qu’on distingue peu à peu, qui monte, couvre le bruit de la charrette, envahit peu à peu tout l’espace de la cellule et s’amplifie jusqu’au couperet final.
Nous entendons aussi parfois les réminiscences lointaines d’une cauchemardesque musique de la cour d’Autriche, musique dont les basses participent à la tension finale.

 Le paysage sonore dans la Chapelle de la Conciergerie

35Le paysage sonore est-il un objet en soi ou est-il une image mentale que l'homme se fabrique ? La France est le pays « où des cloches sonnent »23 ; elles évoquent la campagne où les clochers racontent l’histoire de France du XVIème siècle jusqu’à la Révolution. La Révolution, c’est justement l’absence de cloches !
La Conciergerie est à la fois un lieu d’histoire et l’histoire d’un lieu. Il y a une  réverbération naturelle importante, particulièrement dans la chapelle qui est assez sombre. Il y a une petite pièce attenante à la chapelle qui sert de mémorial à Marie-Antoinette. La chapelle, avant même la diffusion des premiers sons, prépare le public : préparation de la mémoire, préparation de l’oreille. La chapelle est un paysage sonore en soi. La visite des salles par lesquelles il faut passer pour s’y rendre (salle d’armes, salle des noms, cellules, couloirs, escaliers), participe à ce travail d’activation de la mémoire.
Quand j’ai diffusé ma pièce dans la chapelle de la Conciergerie, certaines personnes m’ont dit que cela leur faisait peur. Vraisemblablement parce que la mémoire du lieu était déjà dans leur tête. D’autres, par contre, se sont contentées de remarques sur la technique de diffusion sonore et la résonance. C’est bien la preuve qu’il n’y a pas de perception absolue d’une installation sonore, que le point d’écoute (comme on dit point de vue), le mécanisme de  saisie du son, dépend, non seulement du lieu, mais aussi de l’imagination que l’auditeur se fabrique.

 Conclusion

36Cette expérience de diffusion sonore dans un lieu historique m’a permis de me poser un certain nombre de questions. Qu’est-ce que je veux montrer ? Quels sont les liens possibles  entre un bâtiment, l’histoire de France et le son?
Le testament de Marie-Antoinette m’a toujours fortement impressionnée. La dernière partie de la lettre montre une force extraordinaire. C’est la confrontation de cette force à celle de la révolution que j’ai voulu faire ressortir dans mon travail sonore.
Pour construire un paysage sonore sur l’histoire, il faut chercher les liens et les concordances entre la puissance des évènements et celle des sons.
Comment la Conciergerie a-t-elle regardé la révolution française ?
Elle reste là aujourd’hui, tranquillement, toujours au même endroit, et regarde le mouvement moderne du monde.

Espace sonore imaginé : les résonances de l’espace acoustique évoquent la mémoire émotive du lieu

37Durée : 7 minutes
Namur MATOS ROCHA
Doctorant à l’Université Paris VIII

Introduction

38Dans cette partie j’examinerai la pièce électroacoustique Espace sonore imaginé, diffusée à la Conciergerie de Paris dans le cadre de l’événement multidisciplinaire Écoutes Croisées. Cette pièce a été ma première expérience pratique en ce que concerne les relations transdisciplinaires entre la musique et l’architecture du point de vue de l’acoustique, sujet de ma recherche de doctorat débuté en novembre de 2013, à l’Université Paris 8, sous la direction du musicologue Makis Solomos24. Dans cet objectif, fondé sur les concepts fondamentaux intrinsèques du projet Écoutes croisées, j’exposerai le processus de composition de la pièce en décrivant les procédures principales employées.

 L’analyse acoustique du site et l’extraction des réponses impulsionnelles

39Les jours précédant les présentations publiques, j’ai enregistré des réponses impulsionnelles25de quatre salles spécifiques de la Conciergerie, notamment : la salle des Gens d’Armes, la salle des Gardes, la chapelle des Girondins et la salle des Noms. Ces salles ont été choisies en fonction de leurs différentes propriétés acoustiques présupposées. Les mesures réalisées avaient l’objectif de connaître les temps de réverbération de chacune des salles et leurs caractéristiques acoustiques de façon approximative et générique. Je n’avais pas l’intention de réaliser des analyses approfondies des paramètres subjectifs et objectifs de l’espace, comme le font les acousticiens lors d’un projet de correction acoustique et d’insonorisation d’une salle, puisque, dans le cadre de ce projet, mes objectifs étaient plus musicaux qu’architecturaux. Selon ces objectifs, j’ai donc réalisé des réponses impulsionnelles à travers la méthode de impulsion de Dirac26, simulé par l’éclat de ballons27 (cf. annexe 4) avec l’enregistrement de ces réponses dans des points spécifiques de chaque salle, selon les dimensions de chacune. Pour enregistrer les impulsions sonores nous avons utilisé le « MicW i43628», microphone de mesure, omnidirectionnel, professionnel classe 2, pour appareils portables. Concernant les analyses immédiates des réponses enregistrées, nous avons utilisé le logiciel « Analyser »29; une combinaison entre sonomètre, pour mesurer la pression acoustique (SPL) et analyseur de spectre des diverses bandes de fréquence. Il est principalement désigné pour les professionnels d’audio qui ont besoin d’évaluer différents types d’environnements. Il est excellent, aussi, pour quelqu'un qui aurait besoin de réaliser des analyses de l’espace du point de vue de l’acoustique. Le logiciel est pré-calibré pour les équipements portables, mais a aussi une fonction qui permet des calibrations ultérieures.

 L’analyse et le traitement des réponses impulsionnelles

40Après l’enregistrement des réponses impulsionnelles nous avons commencé l’étape des analyses des signaux. Au cours de cette étape, nous avons utilisé le logiciel « Evolution »30 du Groupe de Recherches Musicales (GRM)31 pour réaliser des analyses du point de vue de l’acoustique musicale. Comme l’explique le Manuel de l'Utilisateur du GRM Tools, le logiciel « Evolution » permet d'obtenir des évolutions harmoniques continues du signal d'entrée par son échantillonnage fréquentiel. De façon plus pratique (cf. annexe 5) :  

« Le timbre du signal d'entrée est échantillonné à des intervalles plus ou moins réguliers. Le signal de sortie est obtenu par interpolation entre ces timbres échantillonnés. Dans l'exemple suivant, les trois instants d'échantillonnage sont représentés par les couleurs rouge, jaune et verte. Le signal résultant est une trame obtenue par l'interpolation entre le timbre rouge et le timbre jaune, puis entre le timbre jaune et le timbre vert. Ce signal est représenté par le dégradé rouge → jaune → vert » (E. Favreau : 2011, p. 16).

41Ainsi, l’échantillonnage engendré par le logiciel permet d’analyser auditivement un signal d’entrée et de faire l’extraction d’une partie ou d’une autre du signal, suivant mes propres critères. À partir de cet échantillonnage, j’ai alors eu la possibilité d’insérer les réponses impulsionnelles dans ce logiciel et d’implémenter la régulation du niveau de pureté (purity) de l’échantillonnage des signaux. Cette régulation est une caractéristique très importante du processus de composition parce qu’elle nous a permis de sélectionner les composantes de l'interpolation en fonction de leurs amplitudes. Au niveau 0 (zéro), toutes les composantes étaient utilisées et le timbre obtenu était très proche du timbre original de la réponse impulsionnelle. Quand la valeur augmentait, seules les composantes les plus importantes étaient utilisées, le timbre se simplifiait et devenait plus propre. À partir de ce mécanisme, j’ai donc pu extraire des résonances spécifiques de chaque point des espaces analysés. J’ai filtré les réponses impulsionnelles en sélectionnant les résonances les plus proéminentes de chacun des points d’enregistrement.

 Les « identités-sonores » de la Conciergerie

L’architecture en tant que productrice des « marques-sonores »  

42Pendant la période d’analyse du site j’ai voulu orienter mon écoute vers les « marques sonores » de la Conciergerie. Dans le « Handbook for Acoustic Ecologie32», Barry Truax utilise le concept de « marque-sonore » (soundmarks), pour définir l’ensemble des sons particulièrement remarquables dans une communauté spécifique qui ont une importance culturelle et historique et sont, de ce fait, dignes de préservation. C’est-à-dire que, génériquement, le terme « marque-sonore » désigne des sons relatifs à l’endroit, dont les caractéristiques forment l’identité acoustique d'une communauté. Donc, en partant de la notion de « marques-sonores », j’ai cherché l’enregistrement des sons qui, de mon point d’écoute, étaient acoustiquement remarquables et qui possédaient des caractéristiques historiquement importantes dans le bâtiment de la Conciergerie. Parmi eux, on retrouve les fortes attaques des grandes portes d’entrée et de sortie, les sons polyrythmiques des pas des visiteurs sur le sol en bois de la salle des Noms et le sol en pierre des autres salles, les glissements sonores produits par le mouvement des barreaux métalliques des cellules, aussi que les sons rythmiques de leurs verrouillages, etc. Ce sont des sons qui font évidemment partie du « paysage sonore » de la Conciergerie, puisqu’ils appartiennent à la structure du bâtiment depuis son utilisation comme prison. Ils marquent l’environnement acoustique de l’édification dans la mesure où ils font partie du quotidien sonore de la communauté du Moyen-Âge.

La signature acoustique en tant que « arrière-plan-sonore »

43La perception figure-fond est un principe de la psychologie de la gestalt et de linguistique cognitive. Selon ce principe, je fais une distinction entre la figure, qui se détache et qui possède un contour défini, et le fond, moins distinct. La relation entre avant-plan et arrière-plan serait donc responsable de la division de toute perception, toute représentation mentale et toute structure sémantique de la réalité.
Une des caractéristiques principales de l’environnement sonore de la Conciergerie est, sans doute, sa signature acoustique. La signature acoustique d’une salle est directement associée à son temps de réverbération33 (TR) et, celui-ci, aux dimensions spatiales, géométrie et matériaux des bâtiments. Pour découvrir la signature d’un espace acoustique donné, il faut l’exciter et extraire sa réponse impulsionnelle. Celle-ci est la seule mesure qui donne toute les caractéristiques du lieu en un point. C’est la seule représentation qui contient tous les critères acoustiques dont les valeurs seront déduites par traitement de signal.
Donc, à travers les mesures réalisées, j’ai pu accéder à la signature acoustique des espaces analysés. Cette signature, de mon point d’écoute, est une des traces les plus pertinentes du site et peut être interprétée comme « l’arrière-plan-sonore » de la Conciergerie, une fois que tous les évènements sonores du site ont leur timbre filtré par cette signature.

L’histoire en tant que « bruit de fond »

44L’interprétation de l’histoire du site a eu un rôle important dans le processus de composition. Ma réflexion était portée sur la manière de donner une forme esthétique à une histoire si dramatique sans pour autant être figuratif. Donc, en tant que conducteur formel j’ai utilisé l’abstrait. C’est à dire que j’ai réfléchi sur des images-sonores34 qui pouvaient évoquer le contexte historique du site, les images qui pourraient donner vie à la mémoire-émotive du lieu. Ce sont des images que j’ai appelées « bruit de fond35» de l’histoire. Donc, en ce sens, l’idée d’une « antichambre de la mort » a été la source conceptuelle dont les significations (psychologique, philosophique, anthropologique, ontologique) indiquaient le pattern esthétique de la pièce. Les représentations émotionnelles résultant de cette réflexion ont été, notamment, la terreur, l’anxiété, l’angoisse, la peur, l’appréhension, l’inquiétude, la séparation, l’isolement et l’aliénation. En ce que concerne le processus de composition, mon choix a été porté sur les caractéristiques acoustiques des éléments qui faisaient directement référence à ces représentations émotionnelles et de les utiliser comme matière. Parmi les éléments choisis, on a : l’attaque de la guillotine, l’attaque des fermetures des barreaux métalliques des cellules, les résonances des murmures et des gémissements, les sons rythmiques des verrouillages. Enfin, tous ces éléments ont été utilisés dans le processus de composition selon son potentiel de référence à la signification des concepts antérieurement choisis.

 La transcription des « identités-sonores » de la Conciergerie

45Après l’étape d’enregistrement, j’ai commencé le processus d’analyse des sons du point de vue de leurs dimensions strictement musicales. C’est-à-dire que, pendant cette période, nous avons essayé de bien comprendre les sons par rapport à l’attaque, le rythme, la durée, la hauteur, le timbre, la dynamique, l’amplitude, etc. Cette analyse m’a fourni plusieurs idées musicales que j’ai utilisées dans le processus de composition instrumentale. Pour réaliser les analyses, j’ai utilisé particulièrement le logiciel AudioSculpt36 de l’Ircam qui m’a permis d’analyser et transformer les sons sur un plan visuel. J’ai tout de même eu la préoccupation de ne pas réaliser une démarche de transcription indifférenciée. Mais, j’ai essayé de transcrire, parmi les différents éléments trouvés, ceux dont les caractéristiques me semblaient pertinentes du point de vue de l’identité sonore de la Conciergerie, c’est à dire : les « bruits de fond », les « arrière-plans sonores» et les « marque-sonores ».
Pour donner quelques exemples à ce sujet, un des sons qui, de mon point d’écoute, peut être considéré comme une « marque sonore » du site est celui de la fermeture de la porte de sortie de la Conciergerie. Donc, dans ma démarche d’écriture instrumentale, j’ai utilisé l’idée d’attaque soudaine procédant de l’utilisation de cet élément architectural, aussi bien que, l’idée de spatialité résultant de la réverbération de cette attaque, dans la salle des Gens d’Armes. Le résultat a été l’écriture d’une attaque en « tutti »,suivipar la résonance des instruments comme les gongs et les cymbales (cf. annexe 6).
Une autre procédure utilisée dans la pièce a été la convolution des sons instrumentaux préenregistrés avec les réponses impulsionnelles. La convolution est une méthode qui vise à combiner deux signaux et en produire un troisième. C’est la technique la plus importante en traitement de signaux. Elle est un processus de simulation numérique de la réverbération d'un espace physique ou virtuel et permet de relier l’entrée, la sortie et la réponse impulsionnelle d’un système. Elle permet, ainsi, la capture des caractéristiques acoustiques d’un lieu pour les reproduire en tant que réverbération artificielle. Donc, dans ma démarche compositionnelle, j’ai convolé les sons des instruments préenregistrés, sans réverbération, avec les réponses impulsionnelles des espaces de la Conciergerie. À travers cette procédure, j’ai pu appliquer une réverbération différente à chaque instrument, dont les caractéristiques ont une relation directe avec des points spécifiques du site analysé. La convolution m’a permis, donc, de filtrer les sons instrumentaux préenregistrés, et ainsi de transformer leurs timbres en renforçant des composantes spectrales spécifiques, dans la mesure où la composition spectrale des filtres utilisés (les réponses impulsionnelles) prévenaient des salles de la Conciergerie.

Conclusion générale

46« Ecoutes Croisées » est un projet complexe, pluriel et constitué de différentes propositions d’écoutes. Nos pièces ont contribué à animer cette réflexion à travers les sons et la musique. Nous avons eu l’opportunité de découvrir ce bâtiment historique d’une manière différente, à travers l’écoute de ses espaces, l’enregistrement de ses ambiances et la composition de ces trois pièces que nous avons partagées avec le public lors des présentations. Ce projet nous a donc permis d’explorer la Conciergerie et d’en donner une version personnelle, passée par le filtre de la subjectivité de chacun de nous, qui a été attiré par un ou plusieurs aspects de cette visite.
Nos pièces ont été diffusées à différentes reprises et, donc, à des moments différents au cours des deux journées d’Écoutes croisées. Cela a pour conséquence que les sons d’ambiance qui accompagnaient les diffusions étaient différents à chaque fois. Les sons qui arrivaient de façon amplifiée à travers les microphones distribués dans le bâtiment étaient différents selon ce qui se passait dans chaque salle. Aussi les sons produits par le public et les sons produits dans les espaces contigus à la Chapelle où les pièces étaient diffusées étaient variables. Nous avons aussi eu l’opportunité de diffuser nos pièces à travers les dispositifs d’écoute « sono-tactile » et la « station d’écoute solidienne», ce qui nous a permis de contribuer encore d’une manière différente à cette proposition faite aux visiteurs d’écouter la Conciergerie autrement.
L’aspect historique, et notamment les évènements terribles qui se sont passés dans ce bâtiment, ont touché les sensibilités des trois compositeurs. Nous avons pu l'observer au travers des éléments dont nous nous sommes inspirés pour développer nos pièces. Un projet in situ, comme nous l’avons expliqué, doit intégrer quelques aspects du lieu où il est développé. Dans le cas de notre projet, l’histoire du bâtiment est tellement prégnante, qu’elle a été au centre de nos projets personnels. Les pièces analysées dans cet article font, alors, affleurerla tragédie de l’humanité dans un moment spécifique de l’histoire en proposant une réflexion sur la condition humaine et l’existence. La Conciergerie de Paris nous a ouvert un chemin de réflexion sur la fonction sociale et humaine des prisons d’autrefois.

47En ce que concerne les concepts fondamentaux intrinsèques au projet, en partant de la notion d’utopie en tant queconstruction idéale, mais imaginaire, de la société et dont la réalisation serait hors de portée ; nous pouvons affirmer que ce concept porte une signification positive, d’espoir, de perfectionnement et d’évolution favorable de la vie sociale et humaine. Dans ce sens, en sachant que les hétérotopies sont, selon les termes de Foucault, « des lieux qui sont dessinés dans l'institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d'utopies effectivement réalisées37 », nous pouvons présupposer que les hétérotopies, une dérivation du concept d’utopie, portent les mêmes significations positives intrinsèques à la notion d’utopie, pourtant, consommées, réalisées, concrétisées. La Conciergerie de Paris, en tant qu’une hétérotopie de déviation, devrait alors être la concrétisation de l’utopie des fonctions sociales et humaines d’une prison ; c’est-a-dire : la récupération de l’être humain en déviation sociale, la guérison de ses caractéristiques socio-pathologiques et la réintégration de l’individu au sein de la société. Mais comment la Conciergerie a-t-elle participé de la Révolution Française ? En analysant les histoires des tragédies humaines qui ont eu lieu et en réfléchissant sur les drames humains concrétisés dans cet endroit, nous sommes rentrés dans un champ de réverbérations des contradictions qui déforment les valeurs humaines. Qui minimisent la valeur inestimable d’une vie humaine en la soumettant aux valeurs corrompues d’une société gouvernée par la force, l’illégalité, la répression : l’aliénation38.   

48Donc, comment les trois pièces ici présentées abordent-elles cette thématique ? Pour construire un paysage sonore sur l’histoire, une pièce musicale qui fasse référence aux contradictions humaines intrinsèques à un contexte historique tragique, il faut chercher les liens entre la puissance des événements et celle des sons. Il faut chercher les contradictions et les paradoxes qui se réverbèrent au sein de cette tragédie et les faire résonner. Les trois pièces présentées font ainsi référence à ce champ de réverbérations contradictoires et paradoxales en l'évoquant, le critiquant et le dénonçant. Trois dénonciations sonores qui exposent des évènements dramatiques d’un moment spécifique de l’histoire de l’humanité et dont nous voudrions véritablement annuler les aspects négatifs. Mais en tant qu'êtres-humains, nous avons le devoir de surpasser les contradictions.

Annexes

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Annexe 1 : Différents grilles et barreaux que nous trouvons dans La Conciergerie

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Annexe 2 : La dernière lettre de Marie-Antoinette
Source : L’Histoire par l’image  (03/03/2014) :
« http : //www.histoireimage.org/site/etude_comp/etude_comp_detail.php?i=417 »

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Annexe 3 : Les listes des guillotinés dans la salle des noms à la Conciergerie

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Annexe 4 : Image des différentes formes de simulation d’une impulsion de Dirac.

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Annexe 5 : Représentation de l’échantillonnage du signal par le logiciel « GRM Tools Evolution » (E. Favreau : 2011, p. 16).

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Monique Delon, La Conciergerie et le palais de la Cité, version japonaise, Centre Des Monuments Nationaux / Monum, Editions Du Patrimoine, 2007.
Paul Belaiche-Daninos, Les 76 jours de Marie-Antoinette à  la Conciergerie, Tome1 : La Conjuration de l’œillet, Babel, 2007.
Pierre Mariétan, L’environnement sonore : approche sensible, concepts, modes de représentation, Champ social Edition Domain, WFAE, 2005.
Stefan Zweig, Marie-Antoinette, Livre de Poche, 2005.
Simone Bertière, Marie-Antoinette l’insoumise,  Livre de Poche, 2006.

Notes   

1   Écoutes croisées. L’espace de la Conciergerie, une expérience d’écoute est un événement conçu et mis en oeuvre par Pascale Criton en tant qu’artiste invitée (2013) dans le cadre de la chaire du Labex Arts et Médiations Humaines (Arts H2H ; http : //www.labex-arts- h2h.fr/chaires.html), en partenariat avec le projet « Musique, philosophie et écologie du son » porté par Makis Solomos, équipe Esthétique, musicologie, danse et création musicale, Université Paris 8.

2  Compositrioce, directrice artistique de Art&Fact, Pascale Criton conçoit des manifestations qui associent l’architecture, la musique et la voix, parmi lesquelles  :  Promenade, « Voyager avec Le Corbusier » commande de Louis Vuitton-La Quinzaine Littéraire, Villa Savoye (2009), Music in situ, « Le Corbusier et la couleur », Centre des Monuments Nationaux (2009), Ausculter, écouter le son dans l’espace du Couvent de La Tourette, « Musique de l’Architecture », Centre Culturel de Rencontre du Couvent de la Tourette (2008), Seuils, CitéCulture - Fondation Deutsch de la Meurthe (2008), Voir-Entendre, Institut Finlandais en collaboration avec le Collège International de Philosophie (2004).

3  Voir la présentation des concepts du projet par Pascale Criton, « L’écoute plurielle » dans xxxx, Makis Solomos (dir) , Paris, éditions L’Harmattan, à paraître en 2015.

4  Pascale Criton s’intéresse depuis 2006 à la création de projets in situ, où elle met en évidence l’acoustique du lieu, son espace, mais aussi elle mène une réflexion sur l’écoute et comment on perçoit et on subjectivise les sons. Elle a fait des expériences diverses à des lieux divers comme en 2008 au couvent de la Tourette, construit par Le Corbusier ou en 2010, dans la Crypte du Panthéon ; voir à ce sujet Pascale Criton “Mobilité et Hétérotopies” Filigrane, n°11, « Musique et lieu », sous la direction de Jean-Marc Chouvel et Laurence Bourkaert, Ed. Delatour France, 2010.

5  Daniel Defert, « “Hétérotopie” : tribulations d’un concept entre Venise, Berlin et Los Angeles», dans : Michel Foucault. Le corps utopique, Les hétérotopies. Nouvelles Éditions Lignes, 2009. p. 37

6  Michel Foucault. Le corps utopique, Les hétérotopies. Nouvelles Éditions Lignes, 2009.

7  Daniel Defert, « “Hétérotopie” : tribulations d’un concept entre Venise, Berlin et Los Angeles », dans Le corps utopique, les hétérotopies. Nouvelles Éditions Lignes, 2009.

8  Félix Guattari, Chaosmose, Éditions Galilée, 1992.

9  Larry Polansky (01-07-2014):   

10  Entretien avec Pascale Criton Pascale, Carole Rieussec, wi watt’heure n°4 (2013), Revue & Corrigée, disponible en ligne (23-12-2014) :

11  Solomos, Makis. De la musique au son. L’émergence du son dans la musique des XXe-XXIe siècles. Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 225-228.

12  Pascale Criton, “Corps conducteurs: jouer avec les vibrations”, Pratiques, n° 62, Paris, 2013, pp. 66-68.

13  Michel Gauthier, Les Contraintes de l’endroit, Paris, Les Impressions nouvelles, 1987.

14  Guy Lelong, “Musique in situ”, dans Espaces. Les cahiers de l’Ircam. Recherche et musique. Editions Ircam-Centre Georges Pompidou, 1994.

15  Hololive, logiciel de spatialisation développé sur MaxMSP par Charles Bascou en collaboration avec Pascale Criton au GMEM (Marseille, 2010).

16  Pascale Criton, « Listening otherwise : playing with sound vibrations », ProceedingsICMC 2014, A. Georgaki & G. Kouroupetroglou (Eds.), Athens,2014, p. 1805-1809.

17  Conception Hugues Genevois (LAM) en colaboration avec Pascale Criton, Label « Ecouter Autrement », Art&Fact.

18 Réalisées à l’occasion de Ecouter autrement (Panthéon 2010, Pascale Criton, Art&Fact), par Francois Gautier, Hervé Mézière, Marie-Hélène Moulet (ingénieurs) & Thomas Bonnenfant (design) Laboratoire d’Acoustique de l’Université du Maine (LAUM) et École Nationale Supérieure d’Ingénieurs du Mans (ENSIM).

19  Chion, Michel. L’art des sons fixés ou la Musique Concrètement. Fontaine, Metamkine/Nota-Bene/Sono- Concept, 1991, p. 90-91.

20  Citation de Roberto Barbanti, “Introduction”; Sonorités, nº3, extraite de : Makis Solomos (2008), De la musique au son. L’émergence du son dans la musique des XXe-XXIe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes. P. 489.

21 Paul Belaiche-Daninos, Les 76 jours de Marie-Antoinette à  la Conciergerie Tome1 : La Conjuration de l’œillet, Babel, 2007,  p.15.

22 Simone Bertière, Marie-Antoinette l’insoumise, Livre du poche, 2006, p.843.

23 Alain Corbin, Les Cloches de la terre, Version japonaise FujiwaraShoten, 1997,  p.1.

24  Makis Solomos est né à Athènes en 1962 et vit en France depuis 1980. Après des études de composition (avec Yoshihisa Taïra et Sergio Ortega), il s’est consacré à la musicologie, qu’il a étudiée à l’Université Paris 4. Agrégé de musique, il a été Maître de Conférences et Professeur à l’université Montpellier 3 (1998-2010). Membre honoraire de l’Institut Universitaire de France, il est Professeur à l’Université Paris 8 depuis 2010, membre de son département de musique et de l'unité de recherches Esthétique, musicologie, danse et création musicale. Spécialiste de renommée internationale de la musique de Xenakis, il travaille plus généralement sur la musique de recherche et la création musicale d'aujourd'hui.

25  En acoustique de salles, le concept de réponse impulsionnelle est défini comme la réponse de la salle à un impulse acoustique. Lorsqu’un son est émis dans une salle, les ondes sonores se réfléchissent sur ses parois pour parvenir à l’auditeur avec un retard temporel par rapport à l'onde directe. Ce retard est proportionnel à la distance parcourue et aux dimensions de la salle, et possède, en général, une durée à l’échelle des millisecondes. Il résulte de ces multiples réflexions un son continu dont l’amplitude décroît plus ou moins rapidement.

26  Le terme Impulsion de Dirac fait référence à une forme particulier de impulsion de temps théoriquement nul, de haut et régulier niveau énergétique. Par extension on nomme Dirac (du nom de son inventeur Paul Dirac, prix Nobel) tout impulsion courte, de forte amplitude et contenant toutes les fréquences relativement au même niveau). La manière la plus directe d’obtenir une réponse impulsionnelle (RI) d’une salle est de l’exciter avec un signal assimilable à une impulsion de Dirac et d’enregistrer la réponse de la salle a cette impulsion. L’enregistrement effectué à la sortie du système correspond directement à la réponse impulsionnelle.

27  Les moyens de simuler une impulsion de Dirac sont divers. Les plus courants sont l’éclatement de ballon, les pistolets à blanc, les pétards voire les claquements de main.

28  Pour plus de renseignements sur le « MicW i436 », consultez : http : //www.mic-w.com/product.php?id=3.

29 Pour des renseignements sur le « Analyzer », consultez : https : //itunes.apple.com/us/app/analyzer/id454225351?mt=8 et http : //dspmobile.de/2012/10/analyzer-2-0/.

30  GRM Tools Evolutionest un nouvel ensemble de traitement du son en temps réel de la collection GRM Tools. Il continue l'exploration, commencée avec la collection GRM Tools Spectral Transform,des possibilités offertes par la manipulation spectrale des sons. Pour plus de renseignements, consultez : « http : //www.inagrm.com/grmtools »

31  Le Groupe de Recherches Musicales (GRM) développe depuis 1958 des activités de création et de recherche dans le domaine du son et des musiques électroacoustiques. Il participe également à la mission de conservation et de valorisation du patrimoine sonore. En plus de 50 ans d’existence, le GRM a collaboré avec les plus grands compositeurs et a développé des logiciels de création musicale performants. Pionnier de la musique électroacoustique, le GRM est un laboratoire d’expérimentation sonore unique au monde. Pour plus de renseignements, consultez : « http : //www.inagrm.com/accueil/nous-connaitre/historique ».

32   Barry Truax (07/06/2014) : « Handbook for acoustic ecology » http://www.sfu.ca/sonic-studio/handbook/index.html.

33  Le temps de réverbération (TR) est généralement défini comme la durée nécessaire pour que la puissance d’un impulse acoustique atteigne un millionième de sa valeur initiale (ce qui correspond à une décroissance de 60 dB).

34  À ce sujet, consulter Henri Bergson, Matière et Mémoire, Paris, PUF.

35  En acoustique de salles, la notion de bruit de fond est définie comme le bruit total existant en un point pendant une certaine durée. Le bruit de fond contient l’ensemble des sons émis par les sources sonores qui influent au point de mesure, à savoir : les conversations, les bruits de ventilation, les bruits de machines ou d’équipements, les sons provenant des couloirs, des autres pièces ou des bruits de la circulation extérieur au bâtiment.

36  Comme l’explique l'équipe Analyse/Synthèse de l'Ircam, « AudioSculpt est un logiciel pour la visualisation, l'analyse et la transformation des sons. AudioSculpt offre plusieurs représentations graphiques du son - forme d'onde, spectrogramme et sonagramme – pour obtenir les transformations souhaitées et aider l’utilisateur à choisir les paramètres de contrôle optimaux) ». À ce sujet,  conférer : http://anasynth.ircam.fr/home/software/audiosculpt.

37  Michel Foucault : 1984, p. 49.

38  À ce sujet, consultez Jesus Ranieri, A Câmara Escura, Alienação e Estranhamento em Marx, Boitempo, 2001.

Citation   

Ariadna Alsina Tarrés, Kumiko Iseki et Namur Matos Rocha, «Histoire, Acoustique, Architecture. Ecoutes croisées à la Conciergerie», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et écologies du son. Propositions pratiques pour une écoute du monde, Artistes de l’écologie du son, mis à  jour le : 03/04/2015, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=685.

Auteur   

Ariadna Alsina TarrésKumiko IsekiNamur Matos Rocha