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Bruno Giner, Survivre et mourir en musique dans les camps nazis, Paris, Berg International, 2011, 190 p

Élise Petit
avril 2015

Index   

1La période concentrationnaire a été abondamment traitée, avant tout dans des ouvrages historiques. Depuis quelques années, l’intérêt pour la création artistique et musicale a donné lieu à de nouvelles publications, principalement en Allemagne et aux États-Unis. Avec son ouvrage Survivre et mourir en musique dans les camps nazis, Bruno Giner signe la première étude en langue française sur le sujet et enrichit enfin le domaine musicologique français d’« un chapitre qui ne figure dans aucun livre d’histoire de la musique ». Cette nouvelle publication fait suite à ses écrits précédents, consacrés à la problématique de la création et de l’exil dans les premiers jours du régime national-socialiste. Basé sur une démarche scientifique et exempte de pathos, son livre bat en brèche l’idée reçue, et encore trop souvent relayée, selon laquelle la musique soulageait avant tout les blessures psychologiques des déportés et leur permettait une évasion morale. Certes, et Giner le montre lorsqu’il aborde le cas de rares espaces de clandestinité, la musique que les détenus jouaient ou chantaient pour eux-mêmes ou lors de concerts pour leurs camarades a exercé sur certains un pouvoir cathartique, et a même parfois favorisé une véritable résistance morale et intellectuelle en redonnant aux détenus une dignité et une humanité qui leur avaient été déniées. C’est en outre grâce à elle que certains musiciens ont survécu. Mais à quel prix ? La survie physique des individus ne doit pas occulter les ravages causés par les différents traumatismes qu’ils ont vécus dans les camps. Et cet ouvrage démontre que la musique a principalement pris une part plus qu’active à ces traumatismes. Pour appuyer son propos, Giner met en évidence l’application de véritables politiques musicales dans les camps, des premiers centres de détention de mars 1933 (Oranienburg, Dachau) aux gigantesques complexes de mise à mort tels Treblinka ou Auschwitz-Birkenau. Dressant les effectifs des ensembles musicaux, des petites formations de 1933 aux grands orchestres de Buchenwald ou d’Auschwitz I, il démontre également la corrélation entre leur développement et l’exclusion massive des musiciens juifs, suite à l’application des directives promulguées par la Chambre de Musique du Reich (Reichsmusikkammer), en Allemagne et dans les territoires occupés.

2L’ouvrage suit un développement chronologique, indispensable pour l’appréhension de la complexité du système concentrationnaire. Chaque chapitre est introduit par une contextualisation historique et politique synthétique, qui souligne un peu plus le lien très étroit que la musique entretint avec le régime nazi.

3Le premier chapitre analyse et détaille la mise en place de l’« épuration » d’abord politique et artistique de l’Allemagne dès l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir. Après les rappels indispensables concernant l’idéologie du régime en matière de « pureté » du sang et, conséquemment, de création musicale, il dresse un panorama des premiers camps du régime, constitués à la hâte au lendemain de l’incendie du Reichstag dans des prisons, des usines ou des casernes désaffectées le plus souvent. Giner y analyse et décrit le rôle avant tout tortionnaire de la musique. Mise à contribution lors de punitions ou de traitements inhumains, elle sera également diffusée par haut-parleurs pour asservir les adversaires politiques et les pousser à abjurer leurs convictions et à reconnaître la toute-puissance du nouveau régime. Cet usage précoce et cette présence musicale des premiers instants que l’auteur met en avant s’expliquent avant tout par l’enrégimentement dont les SA et les SS, en charge des détenus, ont fait l’objet depuis leur jeunesse, ainsi que par la place prépondérante occupée par la musique dans ce qu’on a parfois appelé la « dictature chantante » nationale-socialiste.
C’est également dans ces premiers camps qu’une fonction propagandiste, visant à rassurer ou à duper l’opinion publique en filmant les musiciens qui « divertissent » leurs camarades, verra le jour. Propagande immédiatement contrecarrée par les premières œuvres composées dès 1933 pour dénoncer l’atrocité du système : Giner présente ici le Miserae de Karl Amadeus Hartmann et la Deutsche Symphonie (initialement intitulée « Symphonie des camps de concentration ») de Hanns Eisler, entre autres exemples.

4La deuxième partie est consacrée au développement des camps à partir de 1939 au gré des conquêtes, invasions et autres annexions territoriales : Pologne, Danemark, Norvège, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, France, Yougoslavie, Grèce… Alors que le système concentrationnaire s’organise selon un modèle unique, strict et précis, conceptualisé dès 1933 par Theodor Eicke, la musique est véritablement intégrée aux politiques des camps pour en assurer la bonne marche. Elle occupe toujours des fonctions punitives ou de propagande,  et sert également à contrôler la masse des détenus en permettant par exemple la synchronisation de leurs pas et leur comptage par les gardiens lors de leur départ au travail le matin, de leur retour au camp le soir, ou même lors de l’appel quotidien — fonction présente dans les premiers camps mais pas encore systématisée. Giner évoque également la musique clandestine, principalement vocale, consistant le plus souvent en des parodies et reprises de chansons dont seules les paroles étaient modifiées (manque de papier à musique oblige). Il aborde notamment le célèbre Verfügbar aux Enfers de Germaine Tillion.

5La troisième partie, suivant l’organisation chronologique de l’ouvrage, est consacrée au cas particulier des camps de prisonniers de guerre, et exclusivement au cas des musiciens français qui y ont été internés. Protégés par la Convention de Genève, les prisonniers de guerre ont eu accès à des activités culturelles prévues par cette dernière. La musique a été non seulement permise, mais encouragée, à l’exception des chants patriotiques. Les instruments et le matériel nécessaire à la composition ont le plus souvent été fournis par les officiers allemands eux-mêmes. Les activités orchestrales et musicales de certains Stalag et Oflag, que Bruno Giner présente en détail, font apparaître une programmation hétéroclite, exigeante et de qualité, inconcevable — ou plutôt « inutile » — dans un camp de concentration si ce n’est dans le cadre de concerts privés, réservés aux gradés et aux SS. La musique savante y côtoie musique de scène, jazz et chansons de variété. On retrouve ici encore des réminiscences de la mélomanie allemande ainsi que l’objectif propagandiste du régime nazi, soucieux de rassurer d’éventuelles délégations de la Croix-Rouge. La fin du chapitre est consacrée à la création musicale, notamment au cas d’Olivier Messiaen. Giner relaye ici avec pertinence la vérité concernant les conditions, romancées par Messiaen lui-même, de la création de son Quatuor pour la fin du Temps le 15 janvier 1941. D’autres compositeurs sont ensuite abordés, dont Émile Goué, Robert Lannoy, Jean Martinon ou encore Maurice Thiriet.

6L’avant-dernier chapitre de l’ouvrage est consacré à la musique dans les « camps d’extermination », expression à laquelle les historiens préfèrent aujourd’hui celle de « centres de mise à mort ». Ces centres sont l’émanation du basculement du régime dans la folie meurtrière suite à l’« Opération Barbarossa » en URSS et aux multiples conquêtes territoriales. À l’été 1941, Reinhard Heydrich est chargé par Göring de préparer la « Solution finale de la Question juive », c’est-à-dire l’assassinat de millions de Juifs (auxquels s’ajouteront plusieurs dizaines de milliers de Tziganes) affluant de toute l’Europe dans de gigantesques complexes concentrationnaires. Dans ce contexte d’« industrialisation » de la mort, la musique résonne encore quotidiennement. Son rôle est essentiellement de tromper les nouveaux arrivants : dans les camps de Belzec, Sobibór et Treblinka, un orchestre est posté à l’arrivée des trains et chargé de jouer des musiques légères et des airs familiers aux déportés pour donner une illusion de normalité et éviter les mouvements de panique. C’est dans ce chapitre que Giner aborde le camp de Theresienstadt (Terezín). Situé à quelques dizaines de kilomètres de Prague, ce camp-ghetto, aujourd’hui encore surnommé à tort le « camp des musiciens », fait figure de cas particulier. Le choix de Giner, en apparence surprenant, est judicieux. Dans ce camp, pas de chambres à gaz. Les artistes qui y étaient déportés jouissaient d’un statut « privilégié » (meilleures rations alimentaires, dispense de travail) au regard des détenus « ordinaires » et certains compositeurs ont même pu continuer leur activité, ce qui explique une production musicale de qualité incomparable avec celle des autres camps. Dès 1943, avec l’avancée du conflit et suite aux inquiétudes de la communauté internationale, Theresienstadt deviendra en outre un « camp de propagande » censé masquer les déportations vers l’Est. Mais ce serait oublier que Theresienstadt fut en définitive conçu comme une antichambre d’Auschwitz-Birkenau, où plus de la moitié des 155 000 déportés périront.
La vie musicale dans le camp des hommes et celui des femmes de Birkenau est abordée en toute fin de chapitre et trouve tout son sens. Une fois encore, l’auteur détaille les activités, prenant notamment appui sur ses nombreux échanges avec une ancienne violoniste du camp des femmes, Violette Jacquet-Silberstein. À la fois camp de concentration et centre de mise à mort, Auschwitz-Birkenau est l’exemple emblématique dans lequel toutes les fonctions assignées à la musique se trouvent réunies.

7Giner consacre enfin la dernière partie de son ouvrage à la recension non-exhaustive mais éloquente et à une brève analyse des œuvres « de mémoire » et des hommages qui se multiplieront après la guerre. Dans le domaine savant, la création musicale couvre plus de soixante années, depuis le Survivant de Varsovie de Schoenberg (1947) jusqu’à Cruel Spirals de Manoury (2007-2008), en passant par Ricorda cosa ti hanno fatto ad Auschwitz de Nono (1966) ; la chanson française est également abordée, du Pianiste de Varsovie de Gilbert Bécaud (1956) à Alma Rosé (2006) du duo Delpaut, sans oublier l’emblématique Nuit et brouillard chanté par Jean Tenenbaum, alias Jean Ferrat, en 1963.

8La conclusion vient rappeler une fois encore la cynique réalité : l’utilité, et même le caractère indispensable des musiciens pour le système nazi aura permis à certains d’entre eux de bénéficier de quelques avantages matériels parfois vitaux et de survivre. « Privilèges » qui expliquent également la haine que certains détenus ont pu éprouver à leur égard.

9S’il ne prétend pas à l’exhaustivité, nécessairement impossible sur un tel sujet, ce livre dresse néanmoins, et en un nombre de pages limité, un portrait particulièrement détaillé de l’activité musicale foisonnante qui exista dans les camps nazis. Outre des sources primaires abondantes, et les ouvrages historiques et musicologiques de référence sur le sujet, l’auteur s’appuie sur des témoignages qu’il a recueillis auprès de musiciens déportés pour des raisons politiques ou raciales — certains, à l’image de Haïm Lipsky, se livrant ici pour la première fois depuis leur libération. Comme le souligne par ailleurs Violette Jacquet-Silberstein dans la postface de l’ouvrage : « C’est un travail minutieux et exigeant que Bruno Giner a consacré à ce sujet si important. Il n’a évoqué que ce qu’il a pu scrupuleusement vérifier ». Si cette démarche nous semble évidente, elle distingue néanmoins ce livre de nombre de publications antérieures parfois moins rigoureuses ou moins documentées. L’auteur parvient ainsi à rendre accessible l’analyse d’un phénomène complexe que le musicologue Guido Fackler avait caractérisé dans son étude de référence sur les premiers camps du régime : « Ce n’était pas la musique qu’il y avait dans les camps de concentration : les conditions et le contexte fonctionnel de l’exécution de musique différaient d’un camp à l’autre, d’une partie du camp à l’autre ou même d’un baraquement à l’autre. Il s’agissait d’un processus extrêmement complexe et ambivalent dont l’étude approfondie n’a absolument rien à voir avec une quelconque idéalisation, un travestissement ou une minimisation des camps de concentration dans lesquels, au contraire, la perfidie et le caractère criminel du système ont trouvé une expression toute particulière1. »

Notes   

1  Guido FACKLER, "Des Lagers Stimme". Musik im KZ. Alltag und Häftlingskultur in den Konzentrationslagern 1933 bis 1936, Bremen, Temmen, 2000, p. 436.

Citation   

Élise Petit, «Bruno Giner, Survivre et mourir en musique dans les camps nazis, Paris, Berg International, 2011, 190 p», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et écologies du son. Propositions pratiques pour une écoute du monde, Hors-thème et comptes-rendus de lecture, mis à  jour le : 02/04/2015, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=673.

Auteur   

Élise PetitBruno Giner