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François Delalande, Analyser la musique, pourquoi, comment ?, Paris, INA Éditions, 2013.

Nicolas Marty
janvier 2014

Index   

1Dans ce nouvel ouvrage de François Delalande, la modestie apparaît sous le masque de l’humour dès la première phrase de l’introduction : « si tout se passe bien, ce livre devrait décevoir » (p. 7). Cette modestie, cet esprit critique, on les retrouve tout au long de l’ouvrage, Delalande ne s’aventurant jamais à affirmer la réalité définitive de ses propos, laissant toujours les portes ouvertes aux interprétations.
L’avant-propos de Daniel Teruggi rappelle le parcours collaboratif et multidisciplinaire de Delalande avec le Groupe de Recherches Musicales de l’Ina depuis 1970. Teruggi marque aussi le lien important de l’ouvrage avec la musique acousmatique « où le seul élément de réception est l’écoute » (p. 5). L’ouvrage se divise ensuite en quatre grandes parties, des notions de pertinences et de conduites – notamment d’écoute – à l’épistémologie de l’analyse musicale, en passant par des questionnements autour de la transcription et du sens. L’ensemble des textes présentés ont été écrits (et publiés, pour beaucoup) depuis les années 1970, et des commentaires d’introduction ou de conclusion, ainsi que des notes de bas de page, ajoutés pour l’occasion, encadrent l’ensemble de ces travaux.
Si on doit résumer la pensée de Delalande, on retiendra certainement la phrase suivante :

La musique ne doit [...] pas être considérée comme un ensemble d’objets (sonore ou graphiques) mais comme un faisceau de conduites, qui consistent à la faire ou à l’entendre. (p. 158)

2De manière générale, l’ouvrage est extrêmement clair et offre une approche globale de la méthodologie et de l’épistémologie de l’analyse axée sur la prise de conscience des choix et théories de l’analyste.

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4Les deux premières parties (pertinences, points de vue, conduites et la transcription) introduisent deux des concepts les plus importants chez Delalande : pertinences et conduites. En effet, que représenter quand on transcrit une œuvre ? On peut souhaiter se repérer dans le flux sonore, ou bien transcrire « les traits et configurations qui sont pertinents d’un certain point de vue, et seulement de celui-là » (p. 12). Dans le premier cas, la transcription morphologique, inspirée de la théorie de la gestalt, est adaptée. Dans le second, son utilisation est plus complexe : bien qu’elle pourrait être l’une des transcriptions en « points de vue » (p. 12), il ne faut surtout pas faire l’erreur de la croire plus « neutre » qu’une autre – et cela vaudra de la même manière pour les analyses de la scène auditive de Bregman et les images auditives de McAdams (note 1, p. 20). Delalande note aussi, pour dissiper les doutes quant à la « justification » d’une segmentation, que « toute segmentation, même guidée par une opposition sémantique, trouve un répondant morphologique. Ainsi, si le “sec” s’oppose au “mouillé”, c’est évidemment parce qu’il y a des indices dans le son, même si on ne sait ni les décrire en termes morphologiques, ni les faire apparaître facilement par l’analyse acoustique » (p. 112).
Si on choisit de ne pas recourir à une enquête externe (auprès d’auditeurs) – ce qui « peut se justifier dans un but applicatif ou pédagogique » (p. 123), comment définir les unités de l’analyse ? « Selon quels critères les unités sont-elles isolées les unes des autres » (p. 39) ? Mais encore, même une fois nos objets définis, reste notre première question : que représenter ? Il s’agit encore ici de la question des pertinences et de la sélection par l’analyste de traits jugés pertinents – jugement dont il faudra se méfier pour réaliser l’analyse des relations (p. 26).
Delalande souligne enfin que « les unités pertinentes de l’analyse perceptive ne sont pas toujours les unités perceptives » (p. 26). En effet si un auditeur « naïf » n’entendra généralement pas séparément les notes d’un accord (elles ne seront donc pas « unités perceptives »), ce n’est pas pour autant qu’on pourra changer une note sans changer l’unité perceptive qu’est l’accord. « Affirmer que la musique est faite pour être perçue n’implique pas que la structure soit évidente perceptivement. Pertinent perceptivement, ne veut pas dire immédiatement perçu » (p. 31).

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6Qu’en est-il des auditeurs ? Delalande appelle « conduite d’écoute [...] cet acte dans lequel finalité, stratégie, construction perceptive, symbolisations, émotions, sont dans une relation de dépendance mutuelle et d’adaptation progressive à l’objet » (p. 42). Il choisit le terme « conduite » pour désigner les orientations de l’écoute des auditeurs, mettant ainsi l’accent sur l’organisation de la conduite plutôt que sur sa finalité seule (p. 158), et pour inclure les aspects émotionnels et moteurs mis en jeu (p. 230). Il distinguera conduites actuelles, « aussi variables et personnelles que n’importe quelles impressions d’auditeur » (p. 42-43), et conduites types, qui semblent exister en nombre fini et avoir une réalité psychologique, « comme l’atteste l’existence de conflits entre des stratégies d’écoute incompatibles » (p. 43).
Quant à étudier le versant sémiologique de ces conduites d’écoute, Delalande distingue deux méthodologies, selon que l’on induit la conduite-type que l’on souhaite étudier pour en vérifier la possibilité et les implications (p. 32), ou que l’on pose des conditions d’écoute libre afin de déterminer l’influence de divers facteurs sur la conduite d’écoute (p. 33). Dans les deux cas, le témoignage verbal ne peut être considéré pour lui-même et il faut prendre en compte les biais qu’il induit (chez l’auditeur, chez la personne qui mène l’entretien et chez la personne qui analyse les verbalisations). En fait, on peut obtenir des renseignements « déjà très explicites » sur « ce que l’auditeur a entendu et pas entendu [...], les regroupements qu’il a effectués, [et] les métaphores qu’il propose pour qualifier les sons [...] » (p. 45).
Il faudra aussi comprendre, à propos des verbalisations et autres corrélats de l’écoute, qu’ils « traduisent l’effort d’adaptation du sujet à l’objet » (note 2, p. 164), et qu’ « au lieu de chercher à rattacher à l’objet la métaphore de surface, telle qu’elle aboutit verbalement, selon un modèle dont l’efficacité analytique est très faible, il est de loin préférable d’intégrer le processus de métaphorisation à la description de la conduite » (p. 165).

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8Delalande a lui-même réalisé une étude poussée à partir de témoignages de huit auditeurs à l’écoute de Sommeil (premier mouvement des Variations pour une porte et un soupir, 1963) de Pierre Henry. Outre les conduites-types extraites, un point particulier retient l’attention : les auditeurs qui présentent des sensibilités comparables à la musique présentée « sélectionnent les mêmes éléments pour construire une forme, quitte à ne même pas remarquer certaines différences qui à un autre groupe paraîtront très évidentes », ce qui permet déjà d’imaginer une correspondance entre les conduites d’écoute et les formes attribuées à la pièce (p. 44).
En fait, une conduite d’écoute constitue une façon de segmenter et de synthétiser la forme. L’ « écoute taxinomique » se caractérise par exemple par une tendance de l’auditeur à former et à lister mentalement des unités d’assez grande taille, sans les qualifier plus qu’il n’est nécessaire pour les distinguer et les mémoriser (p. 46-47), tandis que l’ « écoute empathique » est attentive à des sensations internes, des ressentis présents « sans chercher à établir de relations avec les moments antérieurs » ou à « partitionner » l’écoute (p. 56-57). La « figurativisation », troisième conduite d’écoute extraite par Delalande, « anime » certains des sons présentés, en opposant le vivant et son contexte (p. 74-75). Chacune de ces trois conduites principales donne lieu à une analyse et à une transcription de Sommeil de la part de Delalande, qui met en avant la pluralité des points de vue sur une même pièce, ainsi que la diversité des modes de transcription qui en résulte : on aura une transcription chronologique pour l’écoute taxinomique, holistique pour l’écoute empathique et par tableaux pour l’écoute figurative.
Il est intéressant de noter que les résultats de Delalande ont été répliqués, à plusieurs reprises : d’abord par Antonio Alcazar Aranda, qui a défini les trois conduites-types de Delalande comme « des “aimants” conceptuels capables de tout attirer et d’expliquer presque la totalité des témoignages recueillis tout au long de [son] travail de recherche » (p. 94-98). Ensuite, par Elizabeth Anderson (p. 92-93), qui a elle aussi appuyé ces trois conduites-types, en ajoutant une quatrième orientée vers le son lui-même. Encore, par Martin Kaltenecker, qui a découvert trois grandes formes d’écoute décrites aux XVIIIe et XIXe siècles qui s’accordent tout à fait avec les conduites de Delalande – qui se demande si on doit voir dans ces recoupements « l’indice qu’il y aurait un fondement anthropologique à ces trois conduites d’écoute ou en conclure, au contraire, que nous sommes les héritiers d’un discours sur l’écoute musicale qui orienterait à notre insu nos conduites » (note 1, p. 99-100). Il semblerait malgré tout que toutes les conduites d’écoute ne s’appliquent pas aussi bien à toutes les pièces (p. 86), ce qui nuance encore leur généralité.

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10Quant à la transcription à proprement parler, on retiendra surtout la réinterprétation du schéma de la tripartition de Nattiez : à la présentation de l’interprétation comme un processus à sens unique (partant de la partition pour aller au résultat sonore) Delalande préfère une double flèche, allant d’une part de la partition au résultat sonore, d’autre part du résultat sonore à la partition (p. 136-137). Aussi le champ d’action de l’analyste s’en voit augmenté quand la transcription permet la notation de traits non indiqués sur la partition, comme les jeux de timbre par exemple – on dépasse alors l’analyse des configurations de hauteurs et de durées (p. 146).
Delalande conclut la partie sur la transcription en en explorant rapidement les aspects et besoins technologiques liés à une écoute « interactive », assistée par des logiciels tels que l’Acousmographe du GRM (p. 149-152).

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12Le premier texte de la partie sur le sens, concernant la distinction entre renvoi vertical (signifiant / signifié) et renvoi horizontal (objet / conduites) dans l’étude des verbalisations d’auditeurs à propos de la musique, a été intégré aux paragraphes précédents puisqu’il constitue l’outil conceptuel de base pour comprendre l’étude des conduites d’écoute : il s’agit bien pour Delalande de souligner que les réactions de l’auditeur (réponses sémantiques, réactions physiologiques), ne sont pas causées par la musique, mais semblent plutôt être « l’image fidèle des centrations/décentrations de l’attention, des mobilisations, de l’activité intellectuelle du sujet qui regroupe ces facteurs, de la conduite qu’il adopte face à l’objet » (note 2, p. 165).
On obtient alors « des réponses sémantiques très comparables associées à un même type de conduites portant sur deux objets différents ; et au contraire, [...] des réponses différentes associées au même objet appréhendé selon des conduites différentes » (p. 164).

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14Dans cette troisième partie, Delalande consacre aussi un texte à l’étude des Unités Sémiotiques Temporelles, qu’il a animée au sein du laboratoire Musique et Informatique de Marseille dans les années 1990. À propos de ces UST, Delalande avertit d’emblée que le renvoi sémiotique concerné est de nature verticale (c’est-à-dire qu’il lie signifiant et signifié) et qu’il est nécessaire de porter une attention particulière sur la signification temporelle si on souhaite percevoir cet aspect (p. 167), ce qui n’empêche pas que ces significations puissent être congruentes et généralisables, voire peut-être que leur fonctionnement soit « universel » dans une certaine mesure qui n’oublie pas la strate culturelle (p. 176).
On remarquera une méthodologie qui semble très porteuse dans l’étude des UST, le « jugement d’équivalence » : l’auditeur doit comparer des paires d’items, en étant mis au courant de la dimension étudiée – il s’agit de la méthodologie choisie par le MIM (p. 180) – ou en restant « naïf » afin de « mesurer statistiquement de quelle proportion d’expériences concrètes d’écoute rend compte le modèle des UST, selon les conditions d’écoute et les catégories de publics » (p. 181) – on retrouve ici la distinction entre les méthodologies d’étude des conduites d’écoute. Cette idée de « jugement d’équivalence » provient de Simha Arom, qui utilise une procédure comparable dans le cadre de recherches ethnomusicologiques en Afrique, utilisant des simulations d’une formule rythmique pour déterminer les traits pertinents à la conservation de l’identité de cette formule pour les peuples étudiés (p. 180).

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16La dernière section de l’ouvrage porte sur l’épistémologie de l’analyse, et cherche à déterminer la validité et l’extension possible d’une analyse. Après les trois premières sections consacrées en grande partie aux musiques électroacoustiques, la référence aux travaux ethnomusicologiques de Simha Arom sur les ensembles de trompes centrafricaines, esquissée en parallèle avec la méthode d’étude des UST, se poursuit. Les deux domaines sont en fait comparables du fait de l’absence de trace écrite – mais Delalande souligne à nouveau que le problème d’interprétation est tout aussi présent dans le cas des musiques écrites (p. 184), pour lesquelles la partition existante n’est pas la seule possible. L’analyse devrait en fait puiser dans les données « externes » (les instruments, échelles, discours, règles sociales...) la validation des données « internes » à la musique – c’est-à-dire du résultat musical observable. Mais encore, il semble pour Delalande qu’il soit nécessaire de commencer le travail d’analyse par l’étude explicite des données externes – c’est-à-dire par « enquête externe » – pour ensuite pouvoir à partir de là interroger les données internes (p. 190-191).
La notion de pertinence est présente dans le travail d’Arom, puisqu’elle est nécessaire à l’étude des écarts de hauteurs selon leurs occurrences et les versions d’une « même » pièce (p. 194). Cet hommage à Arom permet à Delalande d’observer les processus de validation des analyses musicales et de rendre à celles-ci leur part de caractère expérimental. Delalande expose alors la méthode expérimentale (p. 200-207), afin de poser des bases solides pour une évaluation de sa question : « L’analyse musicale, discipline expérimentale ? ». La réponse proposée est bien entendue nuancée : si la « poïétique clinique » inductive (c’est-à-dire celle qui s’intéresse à la production individuelle d’une pièce par un compositeur) ne s’offre pas à l’expérimentation, une « poïétique générale » des conduites de production y est tout à fait adaptée, puisqu’elle permet la reproductibilité des observations (p. 217). Il ne s’agit pas de retirer le caractère scientifique de l’analyse poïétique clinique – tout un ensemble de disciplines scientifiques repose sur l’observation de traces non reproductibles du passé (outre l’archéologie et l’histoire, Delalande cite même l’astrophysique à ce titre ! (p. 223)) – mais bien de développer une méthodologie critique, inspirée de la méthodologie de la recherche archéologique de Gardin. Quant à l’esthésique, ses deux versants (clinique et général, c’est-à-dire réception individuelle ou conduites de réception) permettent l’expérimentation – bien que l’esthésique clinique nécessite la prise en compte de facteurs personnels (p. 217) et d’une variabilité tellement grande qu’atteindre réellement le niveau individuel relève d’une utopie (p. 223).
En tous les cas, pour réaliser une analyse de manière sérieuse, il faudra développer un processus complet, qui part de la définition la plus précise et opérationnelle possible du concept de « pertinence », poursuit avec une enquête externe ou un équivalent permettant la définition des pertinences (p. 228), pour aboutir à une analyse musicale – qui n’est en fait qu’une hypothèse qu’il faudra alors évaluer (p. 221). Et « la chaîne logique de la validation doit être aussi indépendante que possible [...] de la chaîne qui a permis la construction de l’hypothèse, de façon à garantir sinon sa “vérité” logique, du moins sa crédibilité aux yeux d’observateurs critiques » (p. 228).

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18Peut-être le plus grand mérite de l’ouvrage de Delalande est-il de souligner l’absence absolue de neutralité dans l’analyse musicale, et son lien indissoluble avec l’étude des conduites. Et n’est-ce pas là le point premier et primordial à adresser aux (présents et futurs) analystes : qu’il leur sera toujours bénéfique d’expliciter les critères théoriques qui ont mené la définition des pertinences qu’ils ont choisi d’étudier – et cela sans présupposer d’une valeur absolue et définitive de ces pertinences ?

Citation   

Nicolas Marty, «François Delalande, Analyser la musique, pourquoi, comment ?, Paris, INA Éditions, 2013.», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et Utopie, mis à  jour le : 23/01/2014, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=642.

Auteur   

Nicolas Marty