Logo du site de la Revue d'informatique musicale - RFIM - MSH Paris Nord

Frédéric Bisson, Comment bâtir un monde. Le Gai Savoir de Gustav Mahler
Louvain-la-Neuve, éditions Chromatika, 2011

Jean-Paul Ferrand
juin 2013

Index   

1Essentiellement consacré à l’étude de la Troisième Symphonie de Mahler, l’ouvrage de F. Bisson répond aux reproches d’éclectisme, d’hétéronomie formelle, voire de vulgarité, régulièrement adressés au grand compositeur autrichien. Mahler considérait l’art symphonique comme l’art de « bâtir un monde avec tous les moyens techniques possibles ». Or, l’utilisation, dans ses symphonies, d’un matériau thématique des plus disparates, tantôt emprunté au répertoire populaire et tantôt inspiré du grand style romantique austro-allemand, a longtemps semblé incompatible avec le projet de construire musicalement un cosmos, c’est-à-dire un tout en lequel chaque élément, sans rien perdre de son originalité, s’ajuste aux autres éléments et à un ordre d’ensemble. C’est pourquoi de nombreux critiques n’ont voulu voir dans le premier mouvement de la Troisième Symphonie qu’une sorte de pot-pourri symphonique.

2Bisson montre cependant que cette perception suppose une profonde méconnaissance de la pensée musicale de Mahler, qui faisait de la rupture et du contraste les lois d’airain de la forme symphonique. « La symphonie, écrivait-il en ce sens à Sibelius, doit être comme le monde ; elle doit tout embrasser. » Le voisinage permanent du grand style germanique et des clichés folkloriques qui le brisent ne peut donc être interprété comme le symptôme d’une incapacité à se hisser au niveau le plus élevé ou comme une faiblesse de la musique de Mahler. Le compositeur estimait au contraire que l’unité symphonique, sous peine d’une secrète mutilation de la vie de la musique, ne se constitue pas malgré les contrastes mais à travers eux. Ainsi le flux de la « symphonie-monde » mahlérienne coule-t-il toujours entre le haut et le bas, le noble et le banal, le savant et le populaire. C’est donc un sens cosmogonique qu’il faut d’abord accorder à l’élément anarchique de trivialité omniprésent dans l’œuvre de Mahler : il lui fallait de tout pour faire un monde.

3Si, par exemple, le thème de la marche bachique dans le premier mouvement de la Troisième Symphonie a quelque chose d’anarchique, c’est qu’il exprime la vie dans son état purement énergétique et qu’il a pour rôle d’animer la puissance nue, minérale, inerte incarnée par le statisme du récitatif en ré mineur. La présence de cet élément anarchique est pleinement justifiée dans le programme d’inspiration schopenhauerienne que Mahler a consenti à donner au public lors de la création de sa symphonie. En effet, le vouloir-vivre schopenhauerien ne peut gravir les différents degrés de son objectivation qu’à la faveur d’une lutte permanente contre la pesanteur d’une matière vouant à l’échec ses premières tentatives d’ascension, ses premiers essais, ses premiers bonds. Il serait vain de prétendre résumer ici l’analyse minutieuse que Bisson propose du premier mouvement de la Troisième Symphonie dans l’optique du programme que Mahler a consciemment cherché à lui faire remplir. Cette étude est magistrale et constitue, en outre, l’exposé le plus lumineux donné à ce jour de la métaphysique schopenhauerienne de la musique.

4Toutefois, Bisson ne se contente pas d’expliciter le sens que Mahler attribuait consciemment à sa musique. S’il reconnaît que l’interprétation schopenhauerienne, c’est-à-dire métaphysique, de la Troisième Symphonie est de plein droit, il admet également que toute grande œuvre d’art a un inconscient. Aussi l’élément idiomatique de trivialité qui revient régulièrement dans la musique de Mahler ne relève-t-il pas d’une nécessité exclusivement musicale : cet élément signifie parfois malgré le programme que s’est fixé le compositeur et à son insu. Mettre au jour le sens de la structure formelle de sa musique exige donc qu’on se penche sur la vie et, plus encore, sur la situation objective de Gustav Mahler, sur ce qui, en l’une comme en l’autre, lui échappait manifestement. Un tel objectif ne peut être atteint sans affronter les lectures divergentes que la tradition psychanalytique, Adorno et Bernstein ont tour à tour proposées de l’œuvre du Maître.

5Les psychanalystes ont usé et abusé d’un souvenir d’enfance évoqué par Mahler au détour de l’importante discussion qu’il eut avec Sigmund Freud le 26 août 1910 : assistant à une scène de ménage plus odieuse qu’à l’ordinaire entre ses parents, le petit Gustav se serait sauvé dans la rue pour y entendre inopinément un orgue de Barbarie jouer une chanson populaire viennoise. Cette conjonction soudaine de tragédie familiale et de divertissement facile devait le marquer définitivement et chacun des états d’âme brusquement juxtaposés en cette circonstance, susciter immanquablement l’autre à l’avenir. Selon le psychanalyste Theodor Reik, les mélodies populaires régulièrement insérées dans les symphonies de Mahler seraient autant d’échos du trauma originel rapporté à Freud par le compositeur. La structure conflictuelle de sa musique reflèterait donc l’opposition de la violence du père au désir d’émancipation de l’enfant. La musique dite « de bas étage » serait dans les symphonies de Mahler l’expression d’un désir œdipien tourné contre la sévérité castratrice du grand style germanique, censée incarner l’autorité tyrannique du père. Ne parvenant cependant jamais à « tuer » son père, Mahler aurait donc été contraint de faire de l’ambivalence la règle indépassable de son propre style symphonique.

6« Il n’y a pas de grand homme, disait Hegel, pour son valet de chambre ». L’interprétation psychanalytique des œuvres d’art, en rapportant la création à une petite affaire privée, prend toujours le risque d’être réductrice. S’il est probable que tout grand artiste souffre de névrose, rien n’assure que tout névrosé soit un grand artiste. Par ailleurs, en focalisant son attention sur les méandres de la vie personnelle de l’artiste, la psychanalyse néglige sa situation réelle, objective. Or, il est impossible d’étudier l’œuvre de Mahler sans se rappeler qu’à travers son père et le sérieux de la forme symphonique agissaient des forces sociales auxquelles le compositeur était tenu de se soumettre. L’assimilation de la forme symphonique et, ce faisant, de la culture chrétienne germanique lui permettait de gommer les traces de ses origines juives. L’intégration d’une minorité ne se fait cependant jamais sans que celle-ci ne travaille la culture majeure dont elle adopte la langue. Aussi faut-il reconnaître avec Adorno que Mahler crée une langue étrangère au cœur de la langue musicale austro-allemande. Qu’on songe aux accents juifs mêlés à la comptine Frère Jacques dans le troisième mouvement de la Première Symphonie et l’on constatera que la judéité refoulée, conformément à une injonction prescrite par le père de Mahler, passe clandestinement dans le christianisme que le compositeur entend célébrer.

7Il convient toutefois de ne pas céder aux tentations communautaristes que pourrait éveiller une lecture judéo-centrique de la musique du compositeur. Cette musique accueille toute la musique populaire, toute la foule bigarrée des fanfares, des opérettes, des chansons, des comptines – tout le rebut de la culture officielle. La Symphonie mahlérienne est cosmopolitique avant tout : elle ne peut embrasser le monde qu’en maintenant ses distances avec ce qui pourrait la faire dépendre d’une identité reçue, qu’il s’agisse de l’universel abstrait de la Symphonie beethovenienne ou du particularisme de la Rhapsodie lisztienne. Quoi qu’en dise Adorno, l’usage mahlérien de la musique populaire n’a pas une signification critique, révolutionnaire ou ironique. Chez Mahler, qui n’est pas Schönberg, le populaire ne s’affirme pas contre l’universel et le négatif n’est pas moteur. « Sa logique, écrit en ce sens Bisson, n’est pas dialectique, elle est différentielle. » Respecter cette logique exige qu’on cesse de faire du compositeur un nihiliste exclusivement soucieux d’offrir une revanche historique aux trivialités refoulées par la musique savante consacrée. Mahler, comme Nietzsche, était fait pour l’affirmation : il ne réagit pas contre l’état clivé (haut/bas) où la musique se trouve en son temps. Il veut transmuer ce clivage, le reprendre dans une forme supérieure d’assentiment, dans un Oui sans réserves. On comprend donc qu’en hommage au philosophe allemand, il ait envisagé d’appeler la Troisième Symphonie : « Mon Gai Savoir ». S’il a renoncé à ce projet, c’est en vertu de son refus du nietzschéisme d’époque, refus qui lui offrait d’ailleurs la possibilité de s’accorder avec la pensée la plus profonde, la plus délicate et dès lors la plus inouïe de Nietzsche.

8La version définitive du programme de la Troisième Symphonie intitule son sixième et dernier mouvement : « Ce que me conte l’amour ». Force est donc de reconnaître qu’on ne trouve dans cette œuvre aucune critique de l’homme en faveur du surhomme nietzschéen. Bisson remarque cependant que Mahler avait initialement projeté une symphonie composée de sept mouvements, dont le dernier devait être le Lied Das himmlische Leben, La Vie céleste, c’est-à-dire l’actuel Finale de la Quatrième Symphonie. Cet ultime mouvement y aurait pris le titre : « Ce que me conte l’enfant ». On peut donc admettre que l’enfant dans la musique de Mahler, non plus que dans les Trois métamorphoses du Zarathoustra de Nietzsche, n’est pas derrière mais devant nous. Il constitue l’Au-delà terrestre de l’amour, l’être en qui le paradis chrétien se peuple de toute la vie temporelle de la Terre. De sorte qu’en ce Lied, l’évocation du ciel le plus pur n’exige pas la négation de la Terre : leur contraste ne fait pas contradiction – le royaume des cieux est parmi nous, dans le rêve d’un enfant, là où spiritualité et sensualité, au lieu de s’exclure, s’épousent.

9« Le Gai Savoir de Gustav Mahler [écrit donc Bisson], la transmutation musicale du nihilisme se réalise sous forme d’un devenir-enfant ». Le dolorisme du compositeur joint aux préjugés de ses contemporains auront cependant fait obstacle à la compréhension de la gaieté dans son œuvre. Les critiques lui ont souvent reproché son « déplorable sens de l’humour » et la gratuité supposée de cet humour ; Mahler, au contraire, revendiquait sa nécessité. Pour transmuer activement le clivage haut/bas, le compositeur devait juxtaposer le grandiose et le banal dans une structure dynamique permettant à la musique légère d’échanger sa qualité avec la musique qui la niait. Ainsi la musique légère cessait-elle d’être superficielle et la musique profonde, d’être lourde. Mahler spiritualisait le rebut de la musique consacrée, qu’il libérait en même temps de l’esprit de sérieux et des surcharges du grand style symphonique.

10C’est à l’humour du compositeur, à sa manière de subvertir tout ce à quoi il se convertit, qu’il faut attribuer la polyvalence de l’élément populaire dans sa musique. L’usage différentiel qu’il fait par exemple de la chanson Wir hatten gebauet ein stattliches Haus est typique de cet humour. Dans la Troisième Symphonie, ce chant folklorique, devenu chant patriotique puis hymne national d’inspiration pangermaniste, devient au fil des métamorphoses que le compositeur lui impose le chant de marche d’un peuple nomade, fait de compagnons itinérants, de vagabonds et de mendiants, de tous les exclus de la société close, repliée sur son ancrage identitaire. « Le populisme non-identitaire de Mahler, écrit Bisson, est par là ouvert sur l’universel ».

11Semblable cosmopolitisme ne saurait demeurer sans conséquence sur le monde que Mahler veut bâtir symphoniquement. Avant de conclure son étude, Bisson montre que ce monde ne doit pas être conçu à la lumière du programme romantique qui accompagne la Troisième Symphonie. Derrière l’ascension que sont censés scander les mouvements successifs de la Symphonie se dessine une nature où toutes les minorités font entendre leur voix, où non seulement l’homme, mais la roche, la fleur et l’animal chantent la gloire de Dieu. Dans cette nature, la multitude est reine. Le monde bâti par Mahler est une anarchie. Sa musique célèbre son couronnement.

12Livre d’une exceptionnelle densité, Comment bâtir un monde fera date dans l’histoire des études mahlériennes. Le choix de concentrer ses analyses sur la Troisième Symphonie a permis à Bisson d’atteindre un degré de précision auquel une étude d’ensemble de l’œuvre de Mahler n’aurait jamais pu seulement approcher. En cela, son ouvrage semble s’inspirer de la nietzschéenne technique des coups de sonde : les perspectives étroites favorisent l’accès à une profondeur que les exposés de grande amplitude sont condamnés à ignorer. Le livre, cependant, n’a pas qu’un intérêt musicologique : il démontre magistralement que musique et philosophie peuvent se rencontrer et s’épauler parce qu’elles sont deux manières différentes de penser le monde. « La musique [écrit Bisson], pense musicalement la même chose que la philosophie pense philosophiquement ». La musique du compositeur autrichien permet de modéliser une nouvelle cosmologie, qu’on pourrait peut-être nommer « cosmo-musicologie ». Pour ces raisons, et pour d’autres qu’un simple compte-rendu ne peut évoquer, il faut reconnaître que l’hommage philosophique rendu ici à la pensée musicale de Mahler est à la hauteur du génie à qui il est destiné.

Citation   

Jean-Paul Ferrand, «Frédéric Bisson, Comment bâtir un monde. Le Gai Savoir de Gustav Mahler», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et Arts plastiques, Comptes-rendus de lecture, mis à  jour le : 27/06/2013, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=584.

Auteur   

Jean-Paul FerrandFrédéric Bisson