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Un regard personnel sur la composition acousmatique en relation avec l’acte de construire dans le monde matériel, la peinture et la synesthésie

Beatriz Ferreyra
septembre 2013

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.545

Index   

Texte intégral   

1 Pour moi, tout a commencé en 1963, lorsque le compositeur Edgardo Canton, qui faisait partie du GRM1, m’a emmenée écouter le concert collectif de Pierre Schaeffer, dont je n’avais jamais entendu parler. Là, j’ai eu un moment de stupeur, une vision indescriptible de tous les possibles de l’inconnu sonore. C’était mon premier contact avec la musique acousmatique2, appelée à l’époque « concrète » parce qu’on malaxait directement la matière sonore comme le fait le sculpteur avec la terre ou la glaise ; on l’opposait à la musique instrumentale dite « abstraite » car conçue dans la tête du compositeur, fixée sur du papier et jouée par un instrumentiste. Cette découverte fondamentale est devenue mon chemin de créativité, d’interrogations inépuisables, de trouvailles inespérées, en bref, la source et la joie de ma vie depuis cette soirée. Le lendemain Edgardo me faisait entrer au GRM comme « assistante de compositeur », fonction qui n’y existait pas. En 1964, j’ai eu la très grande chance d’entendre dans le studio du GRM, les immenses ponctuations graves, profondes et incroyablement denses (transformations inédites des piz du violon) et la trame du dernier mouvement de Violostries, de la version - bande seule - que Bernard Parmegiani venait de finir. Ce fut un éblouissement d’énergie immense, blanche/jaune, brillante et terriblement mobile non pas dans le sens d’un mouvement dans l’espace, mais dans celui d’un bouillonnement interne irrésistible. Réaliser un tel tour de force avec un violon, des filtres et des magnétophones, techniques du début des années 60, m’a semblé une sorte de miracle de créativité, un possible presque inatteignable. Ces deux expériences m’ont donné des ailes, m’ont convaincue à chaque étape de ma composition de la nécessité incontournable d’un entraînement pour une nouvelle saisie du sonore.
En 1964 avec d’autres collaborateurs3, je suis devenue assistante de Pierre Schaeffer. Nous avions à confirmer par l’expérience la théorie de son solfège, qui a abouti en 1966 à la rédaction de son Traité des Objets Musicaux (TOM)4. Durant deux années, j’ai analysé des sons, d’abord pour la préparation des exemples sonores des stages du GRM, ensuite, lors de ma collaboration à la réalisation de ses disques : Solfège de l’Objet Sonore5. Pendant tout ce temps, je dois dire que j’ai ressenti un malaise avec ce solfège : quand Schaeffer pensait le sonore, il ne le pensait pas du point de vue de la composition car nos soixante années de musique acousmatique n’avaient pas encore existés. Je prends conscience maintenant qu’il ne pouvait qu’orienter et proposer une nouvelle façon d’entendre et qu’il ne pouvait expliquer clairement, à ce moment-là, la différence essentielle entre les caractéristiques du sonore et le son porteur de ses caractéristiques. D’où des discussions et des confusions dont on ne sortait pas dès qu’il s’agissait de classer les sons. Le fait de les isoler pour les analyser pendant deux ans m’a développé l’oreille, mais en même temps, cette discipline a rendu compliquée l’élaboration de ma musique, car je percevais les sons comme des entités très autonomes et très difficiles à combiner entre eux.
En 1967, cette difficulté apparaît très nettement dans ma première pièce pour quatre pistes, « Demeures aquatiques », composée avec des sons que j’avais fabriqués de bric et de broc, pendant quelques moments de ravissements sonores volés à Bernard Parmegiani, lorsqu’il fermait son studio pour aller déjeuner. Je profitais de son absence pour m’y faufiler et manipuler filtres, variateurs de vitesse, mixages sur plusieurs magnétophones, sons électroniques et j’en passe. Mis à part le début, cette pièce me semblait vide et sans intérêt. J’étais alors totalement démunie d’un quelconque principe de composition autre que celui de jouer avec des sons, bien qu’ayant conscience de la nécessité de trouver une façon de créer des formes globales cohérentes, significatives, structurées, et porteuses de sens, ce que j’ai trouvé un peu plus tard.

2En 1968, à l’occasion d’une « campagne de recherche »6 réalisée au GRM, j’ai proposé une investigation de l’objet sonore (son d’une dimension temporelle moyenne, facile à mémoriser et ayant une attaque, un corps et une chute). J’ai créé deux « objets construits » très différents, l’un varié, l’autre complexe, à partir de plusieurs éléments sonores simples, eux-mêmes choisis d’après des critères analytiques typo –morphologiques (masse, allure, type de variation). L’expérience consistait à substituer progressivement aux éléments originaux des « objets construits », de nouveaux éléments sonores simples ayant les mêmes critères qu’eux. Le résultat de cette expérience donnait des nouveaux objets d’après les schémas originaux mais composés uniquement avec les éléments simples des substituts. Cette technique très plastique d’agencement d’éléments simples m’a ouvert la voie à une multitude de combinatoires inespérées.
Lors de la composition de « Médisances » en 1968, j’ai employé pour la première fois des « objets construits » comme articulations entre des longues séquences et rompu ainsi le barrage érigé par l’analyse statique et non - combinatoire du solfège schaefferien. J’ai continué tout au long de mon parcours musical, à élaborer des constructions sonores de plus en plus complexes, ayant différentes fonctions : lier des ensembles entre eux, colorer des motifs entrelacés, combiner des articulations de passage, bâtir des incrustations décoratives, influencer la métamorphose d’un motif ou d’une séquence et introduire des événements capables de changer complètement la suite de l’œuvre. Ceci faisait éclater la notion d’objet dévoilant l’importance de la durée, de la dynamique et de l’énergie des éléments en jeu. En me souvenant de mes difficultés avec « Demeures Aquatiques », j’ai compris que là, pour la première fois, j’avais trouvé le moyen d’étayer le déroulement de ma musique.
À propos de « Médisances », un jour où je contemplais, la tête vide de pensées, le jardin qui entourait le centre Bourdan où se trouvait le Service de la Recherche et le GRM, mes yeux et mes oreilles ont été subitement assaillis par une foule de chuchotements sonores et visuels créés par le vent virevoltant à travers les feuilles des arbres en volutes tourbillonnantes et changeantes d’ombres et de lumières. C’était peut-être la vision de toutes les médisances du monde … ? Là, apparaissait maintenant un support porteur de sens7 c’est-à-dire une vision, une sensation, un thème, quelque chose qui pouvait soutenir le développement de ma composition en dehors des problèmes techniques ; je reparlerai plus tard de cette méthode.

3En 1970, après avoir quitté le GRM, j’ai pris la résolution d’éviter la lecture des articles, livres, documents sur la musique pour ne pas perturber ma démarche qui était très incertaine. Il n’y avait que le TOM, que je devais étudier par nécessité pour la préparation des stages d’initiation. Par la suite, je l’ai écarté de mon chemin jusqu’en 1998, quoiqu’il soit toujours resté en filigrane durant l’élaboration de mes œuvres.

4En 1971, à la création du GMEB8 et du Festival International de Musique Electroacoustique, Françoise Barrière et Christian Clozier avaient eu l’excellente idée de créer un groupe d’études réunissant des compositeurs étrangers. Chacun y présentait un compte-rendu des technologies, des principes d’esthétique et des techniques compositionnelles qu’il pratiquait dans son studio électronique. C’était la plaque tournante de la musique expérimentale mondiale où affluaient de plus en plus de compositeurs venus de tous horizons. Ce bouillonnement d’idées et de conceptions musicales éclectiques provoquait des discussions interminables sur la musique qui se terminaient très souvent… devant un bon repas et une bonne bouteille de vin. Ces moments spontanés d’échanges ont beaucoup enrichi ma façon d’envisager la composition et développé en moi une soif de lectures dans des disciplines très diverses.
Je ne peux pas nier que le choc avec la musique concrète n’ait été brutal car, sans crier garde, mais au fond profondément ravie, je me suis trouvée en face d’un changement radical de la musique telle que je la connaissais depuis mon enfance : classique, contemporaine, jazz, latino, extra-européenne, populaire, folklorique, etc. et plongée dans une pratique sans enracinement culturel où j’étais obligée de penser différemment cette nouveauté, fascinante certes, mais très peu rassurante.
Chaque œuvre posait de nouvelles problématiques face au foisonnement inattendu du matériau sonore et lors de son agencement, les schémas abstraits pour conduire des solutions compositionnelles finissaient invariablement dans la poubelle. Devant ces échecs répétés, il a fallu apprendre à m’installer dans une disponibilité sans parti pris permettant à l’esprit et à l’intuition de s’accorder avec le matériel sonore pressenti.

5 Puis, tel un prédateur qui suit méticuleusement les traces aléatoires de sa proie, j’ai dû me laisser aller à un cheminement depuis les sons enregistrés, en passant par leur transformation, jusqu’au moment si difficile de les combiner, véritable parcours de découvertes et d’échecs. Dans cette façon de m’approprier du sonore, j’ai adopté très tôt la technique du silence sans dialogue intérieur qui laisse la porte ouverte à ce « je ne sais quoi » susceptible de me donner, sans aucune intention volontaire de ma part, un indice, quelque chose à quoi m’accrocher. Cette manière de « laisser venir » est devenue, lentement mais sûrement, la discipline indispensable pour amorcer une œuvre à travers une intuition, une histoire, une vision aux formes mobiles et colorées agissant comme des tremplins. Tous ces phénomènes avaient tendance à se transformer, au fil des jours, laissant la musique imposer ses droits. Il a fallu apprendre à lâcher du lest et se laisser surprendre par des propositions inattendues émanant du matériau lui-même, sortes de clins d’œil ou de tours de passe-passe qui déviaient quelquefois du but recherché, au point de trouver le lendemain un travail que je ne reconnaissais pas avoir fait la veille.

6Par la suite, il m’a fallu joindre à l’intuitif une méthode de réflexion. J’ai alors conçu une sorte « d’aide-mémoire », né d’une représentation visuelle où s’entrecroisent les caractéristiques sonores schaefferiennes. Peu à peu j’y ajoute celles de la musique traditionnelle (les nuances dynamiques, les notions de monophonie et polyphonie entre autres), ainsi qu’une palette de nuances subjectives (mou, tendu, noir, brillant, etc). En pratique, cela prend la forme d’une roue, à la circonférence de laquelle s’inscrivent les caractéristiques prés citées. De chacune part un rayon qui se dirige vers le point central, là où elles vont donc toutes converger. Le but est de modéliser l’émergence de tous les circuits possibles entre les sons à même de nourrir la composition musicale de manière quelquefois inédite, libérée des clichés stéréotypés, souple, aux mille imbrications harmonieuses ou paradoxales, toujours en évolution. Le son devient ainsi un outil au service du sens. Il est là pour exprimer, selon l’inspiration du moment, l’intuition du fondamentale.

7 Depuis quelques années, des travaux de restauration d’une vieille maison ont fait surgir à plusieurs reprises des analogies entre la construction d’un bâti, la composition de la musique et la peinture : la technique de visualisation est identique pour aborder ces différentes situations. Dans le montage d’une charpente, les problèmes d’assemblage des pièces de bois suivant le dessin d’une coupe tridimensionnelle ressemblent aux combinatoires des sons lors de la construction de séquences temporelles dans des espaces mobiles, en mono, stéréo, et multipistes. Autre analogie : au fil des années, j’ai pu constater que pour trouver des solutions à certains problèmes de construction, il était parfois indispensable de changer l’orientation du regard, autant pour le bâti que pour la musique et la peinture. Par exemple : en regardant une bâtisse de face où la toiture d’un auvent tombait en ruine, le problème pour monter un échafaudage semblait insurmontable. Mais en se déplaçant et en observant la situation sous un autre angle, la solution du problème devenait enfantine. Cette façon d’innover le regard m’a fait comprendre la richesse de cette technique, appliquée à « l’assemblage » des différents moments d’une composition acousmatique. En peinture également, pour rénover le regard sur un tableau abstrait, il suffit de le tourner jusqu’à trouver une nouvelle mise au point qui permette l’apparition de nouvelles lignes de force, de nouveaux plans, de clairs-obscurs inaperçus dans la position initiale.

8J’ai arrêté de composer entre 1993 et 1997 car je ne pouvais plus travailler avec des magnétophones.
Les techniques de la bande magnétique devenaient limitées et fastidieuses : chaque copie, comme une suite de mixages très complexes, enlevaient de la qualité aux sons ; on était limité par le nombre de pistes stéréo dont on disposait ; pour la manipulation des sons, il fallait trouver un studio équipé de modules permettant des modifications sonores très ciblées ; enfin, à la longue, la technique de synchronisation des pistes me devenait trop fatigante car il fallait travailler debout, parfois de dix à douze heures d’affilée. L’apparition des ordinateurs a rendu toutes ces difficultés caduques : copies sans dégradation de la qualité des sons ; nombre bien supérieur de pistes pour les mixages ; montages plus aisés ; apparition régulière d’une foule de logiciels de composition et de traitement du son ; et enfin, travail assis !
Et puis surtout, j’avais d’autres envies, d’autres visions musicales que les magnétophones ne me permettaient pas de réaliser.

9 En 1997, mon premier ordinateur m’a permis de renouer avec la composition. Par un besoin obsessionnel de trouver des liens cohérents entre les sons, les séquences, les plans sonores, les grands ensembles, j’ai pris conscience que dans toutes les musiques acousmatiques on retrouvait à chaque niveau de la composition quatre types d’articulations de base : le montage ou collage, passage instantané entre deux phénomènes sonores de différentes natures ; le mixage, où le facteur temporel joue un rôle très important lors des tuilages ou de fondus enchaînés ; la transformation d’une caractéristique sonore en une autre, qui pour être perceptible a aussi besoin du facteur temporel ; le silence. Temps de vide indispensable.
Il est évident que ces quatre catégories d’articulations ne sont pas toujours aussi tranchées dans une œuvre, elles peuvent avoir une fonction individuelle très claire ou se combiner entre elles. Leur durée et leur vitesse sont importantes, au même titre que l’énergie des sons ou la dynamique générale, notion qu’il ne faut jamais perdre de vue puisque qu’elle contribue à donner sa forme globale et son unité à l’œuvre. Bien sûr, plus les sons sont courts, plus l’articulation est rapide mais elle doit toujours rester perceptible, sinon elle change de fonction et devient une incrustation ou une cellule au lieu d’une liaison. Inversement, plus les sons sont longs et plus les articulations sont lentes, mais d’une lenteur qui ne nuit pas au tempo général du passage musical.

10En 2008, j’ai décidé de remanier une pièce analogique composée à l’IMEB en 1993 et dont j’étais restée insatisfaisante. Au bout de deux mois de travail acharné, je suis tombée dans une forte dépression, avec la profonde conviction de ne plus pouvoir composer. Dans le même temps, Christine Groult, professeur de musique acousmatique au conservatoire de Pantin, m’a invitée avec 3 autres compositeurs Bernard Parmegiani, Michel Chion, Lionel Marquetti pour faire un exposé sur les techniques et les manipulations de bandes magnétiques. En montrant aux élèves comment obtenir certains sons par frottement de la bande magnétique sur les têtes de lecture d’un révox avec des gestes très rapides, lents, saccadés, tremblés, j’ai senti cette matière sonore très vivante. Je l’ai perçue comme un courant d’énergie montant de la pointe de mes pieds jusqu’à ma tête. À mon grand étonnement, j’avais oublié que l’énergie du corps et les mouvements des mains étaient toujours totalement impliqués dans la création du son et que le point de départ de ma composition musicale avait toujours été l’énergie du sonore. Cela, la souris de l’ordinateur ne pouvait pas en prendre la relève. À partir de là, le jeu avec la bande magnétique est devenue indispensable pour me recharger en énergie ; c’est cette technique qui m’a permis de composer « Un fil invisible ».

11Mais, qu’en est-il de cette énergie9 ? Ce questionnement qui existait déjà dans mon adolescence m’a poussée avec joie vers de multiples lectures sur la biologie, la physique quantique et l’astrophysique. Cette sensation physico -psychique que je ressens très fortement a été abordée par la physique quantique. Les scientifiques ont découvert par l’expérimentation que nous modifions les évènements par le simple fait de les regarder. Les civilisations traditionnelles le savaient depuis toujours : tout ce qui existe est constitué de particules et d’ondes, de champs vibratoires que notre système biophysique transforme en chien, chaise, personne, fleur, pierre, etc. Ce qu’on perçoit est réel, en même temps qu’illusoire d’après la Maya indienne. Nous devrions avoir une bi focalisation du regard mais hélas, nous n’exerçons en général notre perception que d’une façon unilatérale.
J’avais déjà ressenti ce courant d’énergie si particulier durant l’acte de peindre, lorsque la main relie son énergie au tracé, fait frémir la couleur, la lumière, les formes, les volumes dans un espace statique puis soudain animé et rendu vivant. En peignant, je me suis toujours sentie en osmose avec la musique. La combinatoire des couleurs traitée sous forme de stratifications obtenues par les touches rapides du pinceau, ressemblent aux superpositions des couches sonores que je perçois comme des tracés colorés dans l’espace et le temps en musique (je laisse le concept espace-temps aux physiciens).
Un phénomène de lumière dans une peinture de l’école flamande m’a toujours stupéfiée. Un homme debout avec une armure est dans une pièce très sombre où l’on aperçoit un peu son casque, une partie de son visage et sa silhouette. Sur le pommeau de l’épée, le peintre a déposé une petite touche de peinture blanche qui illumine tout le tableau. Si on cache cette étincelle blanche avec la main, le tableau perd instantanément une partie de sa force et de sa lumière. Parfois, en musique, on a le même phénomène : l’intrusion d’un son aigu, lumineux dans une séquence de sons graves, sourds et sombres, peut en changer totalement l’ambiance. Il est intéressant de trouver le même phénomène dans deux mondes si différents. Dans l’un, je travaille la couleur les yeux ouverts, dans l’autre c‘est avec les yeux fermés que je manipule les sons perçus en couleur. Dans la peinture, les couleurs et les formes font danser des rythmes très complexes et l’espace fixe de la toile s’anime comme par miracle. Par contre, en musique, les couleurs et les formes des sons se trouvent en essence sur leur territoire temporel, où le rythme, la pulsation, la respiration, l’énergie, la vibration, le temps sont maîtres. Ils se chevauchent inextricablement dans des danses entrelacées, créant ainsi des structures inattendues.
Les anciennes traditions affirmaient que « le temps est respiration »10. Je parlerai de celle qui nous touche de plus près, et qui a soulevé des questions et des expérimentations dans beaucoup de domaines En biologie, la respiration est le seul phénomène neurovégétatif sur lequel nous pouvons avoir une action consciente. Elle est constituée d’une inspiration, une courte apnée (temps d’arrêt), une expiration, et une apnée moyenne (temps d’arrêt). Ces 4 phases constituent un cycle dynamique complet comme tous les cycles qui régissent notre univers, depuis les particules étudiées par la physique, en passant par le système neurovégétatif de l’homme, de l’animal, du végétal, jusqu’à la vie et la mort des galaxies11. La respiration est présente en filigrane tout au long du parcours temporel de la composition acousmatique. On la reconnaît dans la constitution même du son le plus élémentaire ; au sein des chocs des éléments en opposition ; au centre des complexités structurelles de faibles et fortes dynamiques ; à la jonction de toutes les articulations en jeu, depuis le micro montage jusqu’aux grandes masses complexes, etc. Elle donne le « tempo » des liaisons entre les sons et les silences ; elle est très personnelle et en relation étroite avec nos sensations et nos émotions. Bref, elle se manifeste partout.

12Revenons à la couleur. Quand Schaeffer m’a dit dans les années 80 qu’il aimât ma musique parce qu’elle était très colorée. Je pensais, non pas qu’il l’aimait mais qu’il appréciait le coloris de mes sons. Je croyais que tout le monde voyait des couleurs et des formes en entendant de la musique acousmatique. Il y a seulement deux ans, que j’ai appris de Véronique Galmiche Etasse, architecte et synesthète étonnante, que ce phénomène avait un nom scientifique : la synesthésie… Malheureusement, l’ignorant à cette époque, je n’ai pas eu l’idée de questionner Schaeffer plus avant. Ce qui est regrettable. Ce phénomène a longtemps été assimilé à des hallucinations schizophréniques, mais la science actuelle a découvert qu’il s’agit en fait de connections neuronales spécifiques chez des personnes normales. D’après le neurologue V. Ramashandran, il y a différents niveaux de synesthétes12. On trouve ceux qui voient les sons colorés, d’autres pour qui se ce sont les mots, les syllabes, les jours, les mois, les années ; d’autres les chiffres, les lettres ; ceux qui connectent la couleur des sons à la sensation du goût13. Par rapport à certains protocoles établis en neuroscience, je pense être une synesthète non conventionnelle car je ne vois en couleurs ni les lettres ni les chiffres. Je ressens une émotion positive ou négative pour certaines couleurs liées à certaines matières sonores. A ma grande surprise, un jeune compositeur et moi, en échangeant nos différences synesthésiques, sommes tombés d’accord sur les teintes entre noir, marron et gris, de beaucoup de musiques acousmatiques. Triste constat, mais quand une couleur apparaît quelque part, on est si content ….

13Il est évident qu’un tel enchevêtrement de réflexions et d’expériences sans relations apparentes entre elles, a continuellement enrichi et stimulé ma créativité. Dans ce cheminement, je bute pourtant sur des tics, des habitudes inconscientes – c’est ce qu’on appelle probablement le « style personnel ». Je m’efforce de les gommer à travers de nouvelles étapes expérimentales, de me défaire de toutes ces manies qui s’amalgament au fil du temps dans mes doigts, ma peau, mes sensations et mes sentiments. J’ai comme la certitude que ce vécu, cette masse de connaissances, ces « vivencias »14  peuvent à la longue, produire une stagnation, m’enfermer dans un cercle vicieux où je rabâcherais à l’infini les mêmes actions musicales comme un ronron hypnotique, une « loop du vécu », ce qui peut guetter quelquefois le compositeur âgé. J’appelle ce phénomène « s’enrouler sur soi-même ». Je ressens à nouveau un besoin de rupture. Une sortie possible serait de se plonger dans l’improvisation avec l’apprentissage de nouvelles technologies, l’immersion dans une situation existentielle nouvelle, une façon de changer de peau… peut-être …

Notes   

1  Groupe de Recherches Musicales crée en 1958 par Pierre Schaeffer.

2  Acousmatique : acousma en grec signifie perception auditive. Mot qui remonte à la tradition du philosophe, poète et mathématicien grec Pythagore. Les acousmates étaient ses disciples auxquels il donnait son enseignement derrière un rideau pour qu’ils écoutent ses paroles sans appuie visuel, c’est-à-dire, en cachant ses gestes et les expressions de son visage.

3  Nous  formions  un groupe que nous appelions par dérision « Groupe Solfège » lequel était composé par Henri Chiarucci physicien, Simone Rist chanteuse et metteur en scène, Guy Reibel, ingénieur et compositeur, et moi.

4  Le Traité des Objets Musicaux, Paris, Éditions du Seuil 1966. Ce Traité n’a pas été traduit en anglais jusqu’à ce jour.

5  Solfège de l’Objet Sonore, Paris, Éditions du Seuil 1967, re-édition INA-Publications, Musidisc, 1998.

6  Campagne de Recherche 1968. Le « groupe solfège » constitué par Henri Chiarucci, Guy Reibel et moi-même, a proposé aux membres du GRM de faire une série de travaux de réflexion où chaque participant avait la totale liberté de choisir son thème. David Rissin, Alain Savouret, Edgardo Canton et Gerhard Castagné ont répondu à notre appel, ainsi que Martin Davorin Jagodic, à l’époque stagiaire au GRM.

7  Sens : mot pris dans le sens de signification, de fil conducteur, d’orientation donné par images, thèmes, sonorités, couleurs, visions.

8  IMEB : Institut de Musiques Expérimentales de Bourges, rayé de la carte musicale française en 2011.

9  Docteur Thérèse Brosse, cardiologue : La Conscience-Energie, éditions Présence 1984.

10  Ouspensky,  Fragments d’un enseignement inconnu, Paris, éditions Stock, 1949.

11  Lama Anaganka Govinda, Les fondements de la mystique tibétaine, Paris, éditions Albin Michel, 1976.

12   Vilayanur Ramachandran, Le cerveau fait de l’esprit, enquêtes sur les neurones miroirs, Paris, Dunod, 2011.  Edward M Hubbard and V.S.Ramachandran, “Neurocognitive Mechanisms of Synesthesia”, in Neuron review, vol. 48, november 3, 2003.

13  Voir la note de bas de page 2.

14  Vivencias : mot en espagnol qui signifie des expériences vécues par la totalité de l’être.

Citation   

Beatriz Ferreyra, «Un regard personnel sur la composition acousmatique en relation avec l’acte de construire dans le monde matériel, la peinture et la synesthésie», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et Arts plastiques, mis à  jour le : 26/09/2013, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=545.

Auteur   

Beatriz Ferreyra