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Scelsi était-il fou ?

Olga Moll
juin 2012

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.492

Résumés   

Résumé

En nous appuyant sur le travail effectué par Jacques Lacan à propos de James Joyce et de son œuvre Finnegans wake, nous soutenons ici l’hypothèse que la création musicale a préservé Scelsi d’une folie dont on peut pressentir le souffle dans certains de ses écrits, en particulier dans la seconde partie d’Il ritorno. Cette menace qui pèse sur Scelsi et qui parfois ne l’épargne pas, se signe d’un rapport singulier au corps et au langage, littéraire aussi bien que musical. Nous envisagerons les choix esthétiques et techniques scelsiens dans cette perspective ainsi qu’à l’aune de la mystique syncrétique qu’il a progressivement élaborée et dans laquelle le son est simultanément voie vers la transcendance et manifestation de celle-ci ; et le compositeur, prophète, élu et passeur.

Index   

Texte intégral   

1Cette question est celle que posait Jacques Lacan à propos de Joyce le 10 février 1976, lors d'une séance de son séminaire Le sinthome. Il s’attacha au travers de cet exemple à montrer comment, grâce à la création littéraire, et plus précisément à l’écriture, et encore plus précisément, à un certain type d’écriture (celle déployée dans Finnegans wake), comment Joyce donc, évita par ce biais le déclenchement d’une psychose. Trois lignes de force sous-tendent la démarche lacanienne dans ce séminaire et à mon sens éclairent également le parcours personnel et créateur de Scelsi : la défaillance de la fonction parternelle, le rapport au corps et au langage qui en découlent.

2Nous formulons par conséquent ici l’hypothèse que la création musicale, l’intérêt et la théorie du son élaborés par Scelsi, lui auraient permis de ne pas perdre tout lien avec la réalité. Il est fort probable que par ailleurs la situation sociale et financière de Scelsi, l’ayant préservé du souci du pain et du logis quotidiens, lui aient permis la construction de cet univers simultanément parallèle et tangeant au monde réel.

3La formulation de cette hypothèse permet de mettre en perspective l’ensemble des écrits littéraires et musicaux, l’ensemble des documents, en particuliers sonores, laissés par Scelsi. Les textes qui provoquent le sourire, voire le rire gêné, au lieu d’être passés sous silence, peuvent ainsi être considérés comme des sources au même titre que les autres et contribuer à comprendre le sens de l’œuvre scelsienne.

4Ainsi par exemple, la seconde partie de ses mémoires, Il ritorno, relatant sa mort à venir et les raisons qui impliquent la nécessité d’une nouvelle réincarnation, sont considérées comme fiction littéraire. Mais la langue utilisée par Scelsi pour la dictée de cette partie de ses mémoires les place au contraire sur le même plan que ses écrits théoriques sur la musique. En effet toute la production poétique de Scelsi est écrite directement en français. Mais pour Il ritorno, bien que formulé en vers, c’est dans sa langue maternelle qu’il s’est exprimé. Ce récit constitue alors plutôt une forme de testament qui donne la direction de sa vie : à la question Dieu, où est dieu ? c’est un jugement qui est formulé : tu ne l’as pas assez cherché. Tu as cherché sa manifestation tu ne l’as pas cherché lui1. Puis vient une phrase récurrente tu pouvais et tu ne l’as pas fait2. Au cours de ce dialogue avec les entités védiques, ce qui est donné à « voir » à Scelsi, est l’Origine de Tout : le son cosmique, lui-même émanation de dieu3. Ce texte fut publié en 1982 à la demande de Scelsi mais sans aucune signature nominale. C’est par son symbole4 qu’il s’identifie. Cette renonciation totale au Nom, au Nom-du-Père, nous conduit à la première problématique évoquée plus haut : la défaillance paternelle.

Nom-du-Père

5Si nous en revenons à l’exemple joycien, Lacan pose que le désir singulier qu’avait Joyce de vouloir occuper le monde universitaire au déchiffrement de l’énigme de son œuvre constitue une compensation.

6«  Pourquoi ne pas concevoir le cas de Joyce dans les termes suivants ? Son désir d'être un artiste qui occuperait tout le monde, le plus de monde possible en tout cas, n'est-ce pas exactement le compensatoire de ce fait que, disons, son père n'a jamais été pour lui un père ? [...] N'y a-t-il pas quelque chose comme une compensation de cette démission paternelle, de cette Verwerfung de fait, dans le fait que Joyce se soit senti impérieusement appelé ? C'est le mot qui résulte d'un tas de choses dans ce qu'il a écrit. C'est là le ressort propre par quoi le nom propre est chez lui quelque chose qui est étrange. [...] Le nom qui lui est propre, c'est cela que Joyce valorise aux dépens du père »5.

7Pour ce qui concerne Scelsi, il y a également un rejet, implicite, du nom du père, mais le compositeur, ne cherche pas à se forger un nom, un nom propre. Au contraire il en vient à occulter tout nom au profit d’une représentation symbolique iconographique qui pourrait éventuellement constituer un nouveau blason, mais ne valant que pour lui.

8Qu’en est-il de la défaillance paternelle qui en serait la cause ?

9Au premier abord Scelsi ne manque pas de références symboliques quant à sa filiation. Issu, aussi bien du côté de sa mère que du côté de son père d’anciennes familles aristocratiques, son grand-père comme son père ont occupé une place dans l’histoire italienne récente : le premier, dans la mouvance de Garibaldi, fut sénateur ; le second, officier de marine, fut un pionnier de l’aviation italienne. Mais précisément du fait des continuelles aventures dans lesquelles le père de Scelsi s’engageait, il fut absent de la vie de son fils : « Mon père, je ne le vis donc que très peu, en fait presque jamais, car il était toujours en l’air ou sur mer, ou encore en vacances quelque part, mais pas en famille »6.

10Bien qu’inscrit dans cette longue généalogie et menant la vie qui en découle, son refus du nom et de sa filiation est signalée par différents faits. En premier lieu par sa croyance en la métempsychose qui l’exclut ainsi de toute lignée à caractère vertical. Ce qu’il décrit dans Il ritorno est très explicite à ce sujet : c’est le jugement des dévas, qui constatent qu’il n’a pas fait ce qu’il avait à faire, qui décide donc de la nécessité de sa réincarnation. Scelsi est par conséquent ramené à l’état d’œuf, plongé dans le noir, entendant un léger battement comme du coeur7. Sans père, sinon Dieu qui est à l’origine de tout, il attend une nouvelle naissance dans un ventre maternel.

11Un autre indice est le refus permanent de Giacinto Scelsi d’établir toute biographie « conventionnelle ». Il ne reconnaît comme « vérité biographique » à son sujet, que la notice du Grove’s Dictionary of Music and Musicians de 1954 qui de fait ne recouvre que la première partie de sa vie, et surtout le poème autobiographique, envoyé à son éditeur Salabert en 1984, lequel souhaitait compléter le catalogue des œuvres d’une notice biographique. Ce poème-notice fut conservé par l’éditeur jusqu’en 2005. Aucune date n’y figure hormis les dates de naissance (et de mort dans la version « mise à jour » par Luciano Martinis), ainsi qu’aucun nom propre. Seuls des lieux sont nommés, comme autant d’étapes de son parcours : À Vienne, le travail sur la dodécaphonie, à Londres le mariage, en Inde le yoga, à Paris les concerts et les ponts, à Rome la vie solitaire, « la négation de ce qui rend l'homme opaque » et surtout les sons. Scelsi écrivait en 1977 : « je n'écris jamais ni sur moi ni sur ma musique et je n'envoie jamais aucune photographie. […] Je peux cependant vous donner ce dessin, comme je l'ai fait en d'autres occasions, qui est mon symbole et qui me représente. Il peut être interprété comme un signe Zen, ou comme le soleil sur l'horizon, ou également comme un grand zéro souligné. Comme on veut ! »8

12Même dans la première partie de ses mémoires les dates sont ignorées, en tous cas pour les événements le concernant. Il faut tout l’appareil critique qui les accompagne pour que le lecteur puisse se repérer dans la chronogie.

13Scelsi « construit » une image, une représentation de ce qui a priori ne devrait être que la relation d’éléments de la réalité. C’est lui qui modèle ce à quoi il s’identifie. Ce dernier terme cependant ne convient pas totalement dans la mesure où Scelsi étant en quête permanente de transcendance, semble plutôt s’attacher à fuir  toute consistance du réel.

14« Les Italiens ont un esprit tout à fait opposé au mien. Ils sont matérialistes, en général. La transcendance ne les intéresse pas, alors que je ne vis que pour cela. Je ne suis pas un compositeur. Composer veut dire mettre une chose avec une autre. Je ne fais pas cela. On arrive par la négation à quelque chose. Il y a toute une technique. Tu n'es pas cela, tu n'es pas cela non plus. Tu es ton corps ? Non, je ne suis pas mon corps, car mon corps était autrement il y a cinq ans. Donc je ne suis pas mon corps. Tu es tes affections, ton sentiment ? Non, ils ont tout à fait changé depuis longtemps. Tu es ton intellect ? Non, je pensais ainsi ; mais aujourd'hui je pense tout à fait autrement. Alors qu'est-ce que tu es ? Eh bien, ce qui reste... »9

15Est-il possible alors de parler de subjectivité ? Scelsi n’est pas avare de parole, il dicte, enregistre, improvise. Mais même dans le cadre de cette parole, il ne livre pas d’émotions. Il explique, il raconte, mais les souvenirs sont relatés avec distance. Rares sont les moments où il évoque ses sentiments. On perçoit la profonde tristesse qui l’a habité lorsque Frances Mc Cann, sa compagne, l’a quitté pour aller vivre son expérience en Inde, ou encore celle ressentie lors du décès de sa mère. Mais elle est ramassée en quelques mots seulement : « je perdis ma mère, l’être le plus doux et le plus pur que j’aie jamais connu. Sans la tache du péché originel, elle aurait pu recevoir la visite d’un archange. Lorsque c’est arrivé, la terre entière me sembla submergée par une longue plainte. Mais je savais que rien n’était perdu,  qu’elle irradiait, toujours plus belle et plus suave, et que mon âme était avec la sienne. (Je n’en dirai pas plus.) »10.

16Dans ses mémoires il fait lui-même allusion à ce qui pourrait apparaître comme de l’insensibilité11. C’est de détachement qu’il s’agit. « J’aimerais atteindre l’indifférence et l’impassibilité totale face au plaisir et à la douleur, face à la vie et à la mort. […] Mais est-ce que cette impassibilité n’implique pas le refus de participer aux événements auxquels nous sommes malgré tout mêlés ? Certes cela suppose un certain détachement qui semble nous rendre insensibles ou incapables de participer aux luttes, aux douleurs, aux souffrances et surtout aux actions de ceux qui croient agir avec raison. J’estime que chacun a sa raison d’être, c’est-à-dire que l’incarnation de chacun a un but précis. Nous avons un premier devoir, celui de réaliser le sens de notre incarnation. Le reste est tout à fait accessoire et doit être rejeté s’il nous empêche de réaliser ce qui est la raison même de notre existence »12.

17Scelsi sait très exactement quelle est la raison de son existence. Il est un intermédiaire : « au fond, qui sont ces hommes qui produisent des œuvres d’art d’une manière particulière, grâce aux forces supérieures qui les habitent ? Ces hommes sont des intermédiaires entre un monde et l’autre. Un rôle qui n’est guère accepté par la société, surtout occidentale, cette société qui condamne tout non-conformisme, quel qu’il soit. Aussi les intermédiaires sont-ils l’objet de critiques, d’attaques, voire de dérision. (Les prophètes, ces intermédiaires de jadis, ont même été lapidés). Je ne suis, moi, qu’un petit intermédiaire. En fait, je voudrais être considéré comme un simple « facteur », comme celui qui parfois reçoit des messages et se doit de les transmettre »13.

18Paradoxalement, bien que Scelsi ne se considère « que » comme médium, il se pense comme choisi pour cette tâche. Comme Joyce, Scelsi est appelé à faire ce qu’il fait. Rappelons la question de Lacan : « n'y a-t-il pas quelque chose comme une compensation de cette démission paternelle, de cette Verwerfung de fait, dans le fait que Joyce se soit senti impérieusement appelé ? »

19Dès son enfance Scelsi dit avoir été habité par une force qui l’a mené sur la voie du son : « lorsque quelqu'un peut rester des heures devant un piano sans savoir ce qu'il fait, mais en faisant quand même quelque chose, c'est qu'il est animé d'une force hors du commun, qui passe à travers lui »14.

20Mais il ne se revendique pas comme compositeur. Il insiste sur la distinction son-musique. Et sa mission intéresse le son. La musique est pour lui d’un ordre inférieur : « que signifie en fait être compositeur ? Composer veut dire poser une chose à côté d'une autre, ce qui est le propre de l'artisan plutôt que de l'artiste authentique. Ceux qui ont, au contraire, un réel talent, indiscutable et spontané, ceux pour qui la création est une NÉCESSITÉ, ceux-là n'étudient pas, car ce n'est PAS nécessaire pour eux »15.

21Il présente d’ailleurs ses années d’études musicales comme une contrainte qui lui a été imposée : « On m’a forcé à étudier la musique. On m’a dit : « Mais enfin, il faut que tu publies des partitions, tu as du talent, etc. J’ai même été à Vienne étudier la dodécaphonie avec Walter Klein, qui était l’un des élèves de Schoenberg. J’ai fait ça et puis je suis devenu malade, bien sûr. C’est la conséquence normale »16.

22La maladie tient une grande place dans la vie de Scelsi et c’est l’étude de la musique qui en serait à son sens, la cause. « Pourtant, je dois dire que le bilan de ces études, avec trois enseignants successifs et des interruptions dues au fait que ma vie n’y fut pas exclusivement consacrée, fut tout à fait négatif. Je dirais même qu'il fut désastreux, car ces études, ces travaux, en somme cet enseignement, provoquèrent une stérilité qui devait durer quatre ans. Stérilité non seulement au sens de la création ; elle eut aussi des conséquences que je qualifierais de pathologiques. À tel point que je fis quelques séjours, assez brefs, en clinique psychiatrique ; une parenthèse, disons à tout le moins assez ennuyeuse, dans ma vie »17.

Le corps et l’esprit

23Maladie du corps et maladie de l’esprit. Dans la plupart des écrits à propos du compositeur italien, l'épisode psychiatrique n'est évoqué que par euphémismes. Dans la biographie de Luciano Martinis qui clôt le recueil de textes Les anges sont ailleurs, il est écrit : « à son retour de Suisse, il fut en proie à une profonde crise psychique [...] Suivront des années très tourmentées coïncidant avec une crise irréversible de type créatif-musical, qui le porteront à des limites très dangereuses [...] Dans une clinique suisse spécialisée dans les maladies nerveuses, où il fut hospitalisé un moment, il donna une série de conférences sur la créativité d'une ouverture et d'une clairvoyance telles qu'on peut les considérer comme des documents prémonitoires de son évolution créatrice »18.

24Scelsi parle de sa maladie en termes plus clairs : « Parmi les cent-vingt-six médecins que j'ai vus, il y avait beaucoup de psychiâtres. À cause de cela, je suis resté à moitié fou. Mais pas plus qu'avant »19. Il fut hospitalisé à diverses reprises et bien que ces hospitalisations se soient déroulées dans des cliniques suisses luxueuses, elles s'avèrent avoir été des expériences douloureuses : « Les meilleures cliniques sont en Suisse. Mais c'est celles, aussi, où l'on meurt le plus. Les gens, à l'intérieur, n'ont pas d'autres possibilités que celle de mourir [...] C'était une clinique très particulière pour ceux qui se laissaient faire. Moi je ne voulais pas. On voulait me faire des électrochocs, des traitements de sommeil, des piqûres d'insuline. J'étais plutôt récalcitrant. Je ne me laisse pas faire, ni hors, ni dans les cliniques »20.

25Il consulta également des psychanalystes21 qui lui déconseillèrent l’analyse. A Paris, Blanche Reverchon (Blanche Jouve) confirma cette impossibilité : « « Vous, on ne peut pas vous soigner. Votre médecine, c'est de guérir les autres. » Peut-être que c'est vrai [...] »22. Scelsi ajoute « Un autre [psychiâtre] m'a dit : « comment voulez-vous que l'on vous soigne, vous êtes né à moitié ? Vous êtes encore dans le grand ventre. C'est-à-dire au-delà, d'où vous venez. » Je crois qu'il avait raison dans un certain sens. Voilà pourquoi je faisais du piano dès l'âge de quatre ans. Sans penser. Tout m'a été donné. Je n'ai jamais travaillé. Je n'ai jamais pensé. Il y a un contact qui était déjà là quand je suis né. Je ne veux pas être discourtois en disant cela. Je suis là à moitié, mais ma moitié est déjà suffisante »23.

26Scelsi souffrait également dans son corps et rien ne semblait le soulager puisqu’il courait les cabinets de consultation, allant des thérapies les plus conventionnelles aux plus alternatives (magnétiseurs, voyants, occultistes24). C’est dans ce parcours qu’il fait la découverte de la pratique et des bienfaits du yoga. S’il raconte avec humour les espoirs et désillusions générés par chaque nouvelle consultation, il dit bien peu des maux25 qui lui imposent une telle quête : un œil blessé lors d’une opération, des douleurs aux genoux qui l’empêchent de marcher, une crampe dorsale, une grande fatigue, souvent provoquée par la concentration, les conversations, et plus généralement par le bruit. Sa sensibilité au bruit est considérable au point que lors d’un séjour dans un grand hôtel parisien il dormira dans l’armoire (qui était grande) pour s’isoler des bruits. Ses écrits font d’ailleurs parfois subodorer qu’il ait pu avoir des hallucinations auditives. Les Bavards qui sont ses interlocuteurs dans la première partie d’Il ritorno peuvent le laisser penser. « Avec moi trois Bavards : où je vais, ils vont aussi. Parfois ils m’aident, mais bien souvent, ils sont indiscrets et importuns »26.

27Ainsi la conception du monde que se forge Scelsi, est à notre sens motivée par ce défaut du père dont on sait qu’il joue un rôle déterminant dans la structure psychotique. Pour le dire un peu caricaturalement, le père n’a pas joué son rôle de tiers, qui tire l’enfant du monde fusionnel dans lequel il évolue dans sa petite enfance (et il est tout à fait notable d’ailleurs que Scelsi ne dise jamais rien de son adolescence). Cette fusion, cette unité Scelsi en poursuivra la quête tout au long de sa vie, dans la mystique syncrétique qu’il élabore, mais aussi bien sûr dans son œuvre, toutes deux inextricablement liées.

Le son juste

28Il ne nous semble pas injustifié de penser que la musique pour Scelsi est un moyen, une voie qui mène à la transcendance. Mais simultanément si ce n’est la musique, au moins le son, est manifestation de la transcendance. La transcendance telle qu’envisagée par Scelsi est celle d’un tout indifférencié, dans lequel le temps, l’espace n’existent pas, tout ce qui existe n’étant que manifestation d’une même vibration, d’une même énergie. Je citerai un peu longuement l’épisode d’Il ritorno dans lequel Scelsi raconte son  dialogue avec les Deva, dialogue décisif qui décide de la direction du « voyage » entrepris après sa mort et qui permet à Scelsi d’avoir la conscience de sa mission sur terre et donc de ce qu’il est nécessaire d’entreprendre pour avoir accès au Un indifférencié.

29« Nous sommes ceux que tu nommais/Deva/. Nous sommes énergie/Une des énergies/. Notre manifestation/est le son/. Les vivants ne perçoivent/qu’une partie de l’énergie/que nous transmettons/ comme son/ audible par eux/ou par leurs corps./ Mais notre énergie/crée leur monde/continuellement/. […] Beaucoup entendent/ seulement le son/ et en petite partie/ parce que leur corps/ ne supporterait pas tout/. Cela t’est arrivé/ tu as perçu/ quand tu étais très jeune/ notre énergie/. Ton corps physique/ n’a pas résisté/ et tu n’as pas pu/ percevoir davantage/. Tu voulais/ établir un contact/ plus grand avec nous/. Cela ne fut pas possible sans te détruire » 27.

30Pour Scelsi l’univers tout entier est créé par le son cosmique. «  Ce son cosmique/primordial/ est créateur de tout/ depuis toujours/ de la matière/ à la vie/. Et les Deva/ font partie/ de ce travail/ et sont eux aussi/ émanations du grand son/. Mais qui bouge le grand son ? »28.

31La réponse est Dieu. Scelsi représente cette cosmogonie par un 8 aux propriétés particulières : « La partie interne/ semble plus sombre/ et plus opaque/ et dans le bas/ de la partie intérieure/ du premier cercle/ s’assombrit davantage/. Alors que la partie supérieure/est plus claire/. Et au sommet /du cercle supérieur /est d’une lumière insoutenable /d’une clarté éblouissante »29.

32Ce 8 a la vocation de montrer par l’opacité ou la clarté de sa texture qu’il n’y a cependant pas de différence, de séparation entre matière et esprit. La verticalité du 8 donne au parcours la direction d’une ascencion, et Scelsi insiste sur le fait qu’il s’agit d’une évolution. Il cherche à s’y repérer :   à un niveau moins avancé que les prophètes et les saints, mais plus avancé que d’autres30.

33Au cours de ce dialogue les Déva précisent qu’il y a une énergie créatrice de la matière et une énergie dirigée vers les hommes (ce serait « le travail des anges »). « Les hommes ne peuvent pas/ s’approcher de nous/ et nous pouvons entrer en eux/ comme énergie sonore »31.

34Scelsi prend alors conscience qu’il y a deux versants à l’activité sonore. Percevoir le son cosmique, et l’émettre. S’il peut, parce qu’il n’a plus forme humaine, s’immerger comme jamais dans le son cosmique, lorsqu’il tente d’émettre des vibrations en retour, il en constate le caractère empirique, dérisoire : « Alors que les autres [les sons]/ ceux des feuilles [forme sous laquelle Scelsi perçoit les Deva]/ ont un ordre intrinsèque/ que je ne comprends pas/ mais qui les rend parfaits/. Comme dit ma grande/ feuille Deva/ pour la création des formes/ et de la matière/. Alors que ceux projetés de moi/ sont presque/ des expressions émotives/ de  moi-même/. Et ils ne pourraient certainement pas réussir/ cette création/. Il me semble que ceux-là/ appartiennent/ à un ordre mathématique/ d’une science cosmique/ et spirituelle/. Elle est belle mon improvisation/ de sons colorés/. Cependant je me rends compte/ qu’elle est très inférieure/ et n’appartient pas/ à cet ordre spirituel/ cosmique/ que je ne connais pas/. Il vaut mieux mieux arrêter/. Qui sait si je pourrai/ une fois/ un jour/ connaître cet/ ordre supérieur./ Un jour ? »32.

Esthétique ou mystique ?

35Il nous semble que c’est à l’aune de cette mystique du son sur laquelle nous nous sommes longuement attardés qu’il faut envisager la création de Scelsi jusque dans ses aspects les plus techniques.

36Pour lui l’homme est constitué de quatre éléments fondamentaux : le rythme, l’affectivité, l’intellect et le psychisme, « grâce auxquels il participe à l'univers. Nous ne savons pas ce que sont, dans leur essence, ces forces fondamentales, mais elles paraissent traverser continuellement l'homme »33. Tout art constituant une projection, dans une matière qui lui est propre, de ces éléments fondamentaux, le champ musical les réalise, lui, par le rythme, la mélodie, la construction ou l'architecture et l'harmonie. Il n'y a pas de hiérarchie qui règle leurs rapports et on peut constater, selon les lieux et les époques, un équilibre différent. L’analyse de ces équilibres n’implique pour Scelsi aucun intérêt historique ou critique, mais vise à la compréhension du sens de ces musiques, bien sûr dans la perspective évolutive qui a été détaillée ci-dessus. Ainsi par exemple, Debussy est selon Scelsi, un compositeur qui privilégie les éléments rythmique et psychique au détriment de l'intellect, et qui ce faisant, s'oppose à Wagner qui lui, accorde prééminence à l'intellectuel et l'affectif. S’il n’y a pas hiérarchie de valeur, il y a évolution et ce qui doit être cherché est l’introduction de nouvelles vibrations dans le monde permettant de conduire l’humanité sur le chemin de l’accès au son cosmique. Nouvelles vibrations pour les hommes seulement, puisque de toutes façons, dans les plus hauts niveaux de l’évolution tout préexiste et ce, sous toutes les formes possibles. Il faut donc « simplement » rendre possible leur manifestation, préparer le terrain. Telle est la mission du compositeur. Scelsi fait souvent allusion aux prophètes dans ses écrits, nous l’avons vu, êtres plus avancés dans l’évolution. Il nous semble que c’est ce rôle que Scelsi ambitionne.

37L’œuvre de Scelsi est paradoxale. D’une part sa raison d’être ne lui est pas immanente, il s’agit d’être le facteur d’un message. Mais ce message dont le compositeur est porteur n’est pas pour autant d’ordre sémantique, ni d’ailleurs de quelque autre ordre que ce soit : il est totalement musical. Le message est Son.

38La distinction musique-son telle qu’établie par Scelsi définit la musique comme sons organisés, les uns en fonction des autres, en systèmes, parfois hiérarchisés comme dans le système tonal, d’autres fois ordonnés comme pour la série, ou encore polarisés comme pour la modalité, dessinant des courbes mélodiques, des verticalités, dont l’oreille peut généralement distinguer les composantes. Pour ce qui concerne Scelsi et la raison nous en est claire désormais, c’est un son unique qu’il cherche à faire entendre, une totalité dont la texture est cependant mouvante, vibrante. Des changements, comme des moirures sonores, s’opèrent dans la texture, du point de vue de l’épaisseur, de la densité, des timbres. Un segment, une portion de la texture perce parfois pour se refondre ensuite dans le tout.

39Si l’on peut accorder à Scelsi le fait qu’il n’organise pas des sons en systèmes, il compose cependant le son, et ce faisant, mais pour des raisons qui ne sont pas d’ordre esthétique, il rejoint des problématiques compositionnelles contemporaines. Ce n’est pas un langage que Scelsi forge, c’est le corps du son qu’il modèle, qu’il sculpte. Paradoxalement c’est en creusant au plus profond de cette matière que Scelsi poursuit sa quête de transcendance. En donnant à percevoir une globalité vibrante (mais sans régularité, ni directionnalité), il est amené à s’avancer toujours plus avant vers une limite : celle du passage d’un son à un autre, là où commencerait une organisation. Limite qui fait que tout langage est discret. Mais cette limite n’est jamais atteinte, il y a toujours dans une partie de la texture des éléments qui assurent la continuité.

40Cette pensée du son prend sa forme dans un parcours significatif. Scelsi improvise sur son ondiola, enregistre, puis sélectionne, éventuellement retravaille par des manipulations la bande enregistrée. Une fois le résultat désiré obtenu viendra le moment de l’écriture.

41Il est temps à partir de ce dernier point, de renouer avec notre propos initial, le parallèle établi entre Joyce et Scelsi par le biais de Lacan. Ce qui est mis en lumière pour Joyce par l’analyse lacanienne, est son rapport singulier à la langue34 dans le fait même de l’écriture. Joyce écrit dans la dimension de l’équivoque, il trouble l’orthographe, perturbe le découpage des mots, construit des mots-valises, parfois même fait sonner l’anglais comme du français : « Who ails tongue coddeau a space of dumbillsilly ?Si j’avais rencontré cet écrit, [continue Lacan] aurais-je ou non perçu –  Où est ton cadeau, espèce d’imbécile ? L’inouï, c’est que cette homophonie en l’occasion translinguistique ne se supporte que d’une lettre conforme à l’orthographe de la langue anglaise. Vous ne sauriez pas que Who peut se transformer en si vous ne saviez que Who au sens interrogatif se prononce ainsi »35. Est posée au travers de l’écriture, la question de la lettre et du sens.

42Scelsi perturbe également une dimension langagière du musical : il ne pense pas en termes de phrases, de motifs, d’accords, ni même d’agrégats ou de clusters. Il pense Son. C’est ainsi également la question de la lettre qui se pose pour cette transcription du son : transcription qui vise la littéralité. Bien sûr celle-ci est illusoire, aussi bien dans le champ musical que dans le champ littéraire. La notation musicale ne suffit pas à noter tous les paramètres influant sur le son. La nécessité pour les interprètes de travailler avec les compositeurs contemporains, malgré toutes les indications et modes d’emploi qui accompagnent les partitions, en est la preuve quotidienne. Mais la transcription doit trouver une forme qui permette la plus grande fidélité au modèle sonore.

43A cette difficulté inhérente à la notation, s’en ajoute une autre. Tout le travail élaboré par Scelsi que nous avons désigné sous l’appellation « composition du son », vise à ébranler le caractère délimité de l’élément musical, en particulier la note : unité  siginifiante musicale, la robe36 du son dit Scelsi. Il va s’employer à  faire entendre la note de la façon la plus diversifiée qui soit, pour saper son unité supposée, pour la dénuder,  dévoiler sa nature évanescente, en en variant les attaques, les modes de jeu, les modes d’entretien du son, les intensités, les timbres simples ou complexes. Il va également en repousser les limites fréquentielles par l’exploration des micro-intervalles, des harmoniques (en particulier les octaves). La superposition de tous ces procédés, en homorythmie ou en trames complexes ajoutera un niveau de brouillage supplémentaire. Ainsi les contours de la lettre (musicale) sont ébranlés.

44Mais en même temps il faut écrire, transcrire cela, avec cette même lettre. Il faut écrire « où est ton cadeau imbécile ? », le son, avec la lettre anglaise. Il faut écrire la texture complexe, brouillée, du son en mouvement avec la lettre discrète de la notation musicale. Cette transcription Scelsi ne la fait pas forcément lui-même, même s’il la supervise. C’est sans doute ici qu’effectivement son rejet de la fonction de compositeur prend son véritable sens. Modeler le son l’intéresse, mais l’écrire ? Créér le son, qui contient lui-même la puissance créatrice (son cosmique) et devoir l’écrire, c’est se trouver confronté à ce qui fait pour la psychanalyse, notre humanité : l’accès au langage, à la représention, qui implique un accès au réel, barré, empêché, par le système signifiant, ce que Lacan nomme le mur du langage. N’est-ce pas ce dont Scelsi nous fait part, avec ses propres mots, lorsque dans Il Ritorno les entités védiques lui reprochent : Tu as cherché sa manifestation tu ne l’as pas cherché lui37? On retrouve ici toute la problématique de la prophétie telle que le Moïse de Schönberg la présente. Comment se faire le messager de Dieu sans dénaturer sa parole ? Qu’en est-il de l’écriture ? Les Tables de la Loi ne sont-elles pas elles aussi des représentations ? Schönberg devant cette question primordiale ne peut aller jusqu’au bout de son opéra. Parce que Scelsi ne se pense pas compositeur, parce qu’il travaille sur le plan de l’énonciation, sur le plan de ce que nous pourrions appeler la Voix (de dieu), il peut pousser plus avant sa quête. Le syncrétisme mystique qu’il opère entre védisme et christianisme lui permet de ne pas être bloqué. Dans la civilisation judéo-chrétienne, c’est le Verbe qui est créateur. Le védisme lui, situe le moment créateur en amont du langage. Dans la pure vibration sonore, vierge de toute scansion signifiante.

45Il nous semble que Scelsi perçoit très précisément le point nodal de la difficulté d’être, et d’être Humain. Sa volonté de rejoindre l’Autre absolu, de s’y fondre, d’être une feuille parmi les feuilles38, se paye au prix fort, par de  multiples effritements : son corps se délite dans de multiples somatisations, son rapport au langage s’accompagne (logiquement) de l’abandon du nom propre, et donc de toute revendication de paternité sur sa musique. Il se contente d’une marque, d’une griffe39.

46Comme dans la plupart des écrits sur Scelsi, c’est à lui que nous laisserons les derniers mots. Il s’agit de ce que l’on pourrait appeler une table des lois, ses huit commandements, et dont on retrouve l’essence des principes tout au long des pages de ses écrits. Cet Octologo40, écrit en huit langues est à relier au huit, décrit dans Il ritorno41. Nous y retrouvons les points de notre problématique, revendiqués ici comme règles de vie. Pour ce qui est du dernier « commandement », malgré l’apparente insolence de notre question initiale, c’est exactement ce que nous avons tenté de faire et qui devrait constituer le principe premier de toute analyse de quelque ordre qu’elle soit.

47Ne pas s’opacifier / ni se laisser opacifier // Ne pas penser / laisser penser / ceux qui ont besoin de penser // non pas renoncement / mais  détachement // entre l’homme et la femme / l’union / pas la conjonction // faire de l’Art / sans art // vous êtes les enfants / et les parents / de vous-mêmes / ne l’oubliez pas // n’amoindrissez pas / le sens de ce / que vous ne comprenez pas.

Notes   

1  Giacinto, Scelsi, Il sogno 101,  mémoires présentés et commentés par Luciano Pellegrini, sous la coordination de Sharon Kanach, Arles, Actes Sud, 2009, p. 265

2  Ibid.,  p. 268, 269, 276

3  Ibid.,  p. 295

4  Cercle au-dessus d’une ligne.

5  Jacques, Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome. Texte établi par J. A. Miller. Paris, Éd. du Seuil, 2005, Collection Champ freudien, p. 88-89

6  Il sogno 101, Op. cit.,  p. 120

7  Ibid., p. 307

8  Giacinto, Scelsi, Les anges sont ailleurs... Textes et inédits recueillis et commentés par Sharon Kanach. Arles, Actes Sud,  2006, p. 30

9  Ibid., p. 83-84

10  Il sogno 101, Op. cit., p. 207

11 Ibid., p. 193

12 Ibid., p. 127-128

13 Ibid., p. 205

14  Les anges sont aillleurs…  Op. cit.,p. 64-65

15  Il sogno 101, Op. cit., p. 33.

16  Les anges sont aillleurs…  Op. cit.,  p. 64

17  Il sogno 101, Op. cit., Op. cit., p. 32

18  Les anges sont aillleurs…  Op. cit., p. 261-262

19  Ibid., p.75

20  Ibid., p.74-75

21  Charles Odier, Théodore Fournoy

22  Les anges sont aillleurs…  Op. cit., p.75

23 Ibid., p.75

24  Il sogno 101, Op. cit., p. 71

25  psychosomatiques ?

26  Il sogno 101, Op. cit., p. 21

27 Ibid.,  p. 277-278

28 Ibid.,  p. 295

29 Ibid., p. 297

30 Ibid.,  p. 304

31 Ibid.,  p. 280

32 Ibid.,  p. 282

33  Les anges sont aillleurs…  Op. cit.,  p. 90

34  Dans Finnegans wake

35  Le sinthome, Op. cit., p. 166

36  Les anges sont aillleurs…  Op. cit.,  p. 64

37  Il sogno 101, Op. cit.,  p. 265

38  Forme sous laquelle il perçoit les Deva.

39  Qu’il faudrait réfléchir du point de vue du trait unaire.

40  Les anges sont aillleurs…  Op. cit., p. 60-61

41  Cf. ci-dessus.

Citation   

Olga Moll, «Scelsi était-il fou ?», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Scelsi incombustible, mis à  jour le : 28/06/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=492.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Olga Moll

Premier prix d’Ecriture du C. N. S. M. P. , Premier prix de Piano du C. N. R. de Boulogne (92), Agrégée de musique et docteur en Esthétique, sciences et technologies des Arts (option Musique). Après avoir assuré des charges de cours au C.N.S.M.P., Olga Moll a enseigné à l’Université de Rennes 2 et est depuis 1991 en poste au département Musique de l'Université Paris 8. Elle allie travail de recherche, notamment au sein de l’équipe  « Musicologie, Esthétique et Créations Musicales » à Paris 8, et pratique musicale, dans un duo de pianistes Imbroglio-duo. Ses travaux portent sur la confrontation du phénomène musical dans toute sa diversité avec le champ de la psychanalyse plus spécifiquement freudienne et lacanienne.