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Leiling Chang, György Ligeti : lorsque le temps devient espace. Analyse du Deuxième livre d’études pour pia no, Paris, L’Harmattan, collection « Univers Musical », 2007, 288 pages.

Joseph Delaplace
juin 2011

Index   

1Avec cet ouvrage, Leiling Chang propose une réflexion sur les rapports temps-espace dans la musique de György Ligeti, en s’appuyant sur les travaux de quelques théoriciens occidentaux, ainsi que sur une analyse de type sémiologique du second livre des Études pour piano. À travers les spécificités du « style tardif » de Ligeti, l’auteur cherche à mieux cerner la tendance générale à la spatialisation du temps qui caractérise la musique savante du XXe siècle. Elle prend en compte la démarche théorique que Ligeti nous a livrée à travers un certain nombre d’écrits, dont elle retient notamment l’idée adornienne d’une « pseudomorphose à la peinture ». Leiling Chang s’interroge également sur les relations qu’entretiennent les œuvres musicales avec la société actuelle, et souligne le parallélisme troublant entre « l’hyperespace postmoderne » et cette spatialisation du temps musical dont les Études d e Ligeti constituent l’un des exemples les plus achevés.

2L’essai comprend quatre parties, la troisième, consacrée à l’analyse du corpus, étant la plus développée. Cette approche technique, incluant plusieurs expériences consacrées à la perception des structures temporelles et spatiales, est introduite par une mise en perspective historique des rapports temps-espace, et par une approche générale de la démarche ligétienne (seconde partie). Elle est complétée par la présentation des grandes influences musicales revendiquées par Ligeti, ainsi que par quelques réflexions sur les dimensions sociales des interactions entre temps et espace (quatrième partie). Le début de l’ouvrage, quant à lui, pose les jalons de l’analyse proposée par la suite, en dégageant, au sein des champs musicologiques et esthétiques, l’apparat conceptuel à partir duquel son t menées les investigations.

3Même si l’introduction et la table des matières laissent pressentir la structure un peu « scolaire » de l’ouvrage, Leiling Chang évoque avec aisance les enjeux fondamentaux attachés aux rapports espace-temps dans le domaine musical ; la richesse de l’arrière-plan esthétique et musico logique (l’œuvre d’Adorno, les écrits de Ligeti, les travaux de Barbara Barry, Jean Molino et Jean-Jacques Nattiez), ainsi que la volonté de se référer à une méthodologie précise (la sémiologie musicale), sont également appréciables. Il est toutefois surprenant que, d ès cet avant-propos, l’auteur refuse de prendre position concernant les résonances sociale et historique de la spatialisation du temps, engageant même le lecteur à considérer que l’art et la société sont imperméables l’un à l’autre, « s’il préfère penser que le musical existe en dehors de toute contrainte de la pensée sociale » (p. 1 5).

4La démarche formaliste de Hanslick (Du beau dans la musique, 1854) constitue la base à partir de laquelle sont rapidement abordées, dans le premier chapitre, l’approche phénoménologique de Roman Ingarden et l’herméneutique adornienne. Dans un champ plus strictement musicologique, Gisèle Brelet (Le temps musical, 1949) et Theodor Adorno sont les principaux acteurs de la recherche sur le temps musical au milieu du XXe siècle. Leiling Chang considère que Michel Imberty, au début des années 1980, non seulement « mène à terme la tâche scientifique » proposée par Ingarden, mais aussi « apporte une confirmation empirique des postulats phénoménologiques et synthétise la stratégie réflexive » de ce dernier, ainsi que « les interprétations psychologiques d’Adorno et les postulats de Brelet » (p. 22). Peut-être est-il un peu réducteur de penser qu’on puisse synthétiser une pensée comme celle d’Adorno, dont l’une des caractéristiques est justement d’ouvrir un champ de réflexion immense sans se laisser formaliser de quelque manière que ce soit. Cependant, les propos de Leiling Chang ont l’avantage de rappeler quelques jalons importants de la réflexion sur le temps et la musique, et de résumer brièvement l’originalité des travaux d’Imberty (Entendre la musique, 1979 et Les écritures du temps, 1981), qui prennent en compte « une souffrance ontologique associée à l’écoulement du temps, ainsi que des métaphysiques compensatoires déployées par l’être humain pour échapper à sa flèche inévitable et irréversible » (p. 23) Les démarches, plus descriptives, de Jonathan Kramer (The time of music, 1988) et de Barbara R. Barry (Musical time : the Sense of order, 1990) sont également signalées .

5Un certain nombre de musicologues s’accordent sur quelques points fondamentaux : la spécificité du temps musical, distinct du temps chronologique, l’analyse formelle des œuvres comme approche spécifique de cette dimension, le temps considéré comme une connexion entre la musique et la complexité de l’expérience humaine, ou encore la prise en compte, de diverses manières, du modèle tripartite de la sémiologie (passé au prisme de l’interprétation psychanalytique pour Imberty, ou de la théorie de l’information pour Barry). Ce dernier point permet à Leiling Chang de justifier son approche analytique, présentée dès lors comme implicitement validée par les travaux cités, même lorsque ces derniers ne relèvent pas directement de la sémiologie musicale.

6Alors qu’au XXe siècle, la dissolution du système tonal ouvre à l’appréhension d’un temps musical aux multiples facettes, les musicologues s’intéressent relativement peu aux œuvres de leur temps, s’appuyant plus volontiers sur la musique des siècles précédents. La critique adornienne de la musique d’avant-garde des années 1950 prend en compte en revanche une tendance à la perte de dynamisme de l’écriture musicale qui lui est contemporaine. Selon Leiling Chang, Imberty et Adorno partagent une vision « négative » de la temporalité de la nouvelle musique. Quand Adorno s’intéresse à l’uniformisation du matériau de la musique sérielle, Imberty considère que la musique moderne ne joue plus le rôle d’une « métaphysique compensatoire du temps ». Kramer et Barry nuancent cette idée d’une négation du temps dans la composition contemporaine, en s’appuyant notamment sur une double orientation du temps, comme mouvement et comme espace (Barry), l’un ou l’autre advenant en fonction des rapports entre la vitesse (tempo) et la quantité d’information (densité et complexité des événements). Cette dichotomie se retrouve dans la réflexion philosophique avec, très globalement, une opposition entre le temps de la conscience et le temps mathématique. Leiling Chang évoque la démarche originale d’André Comte-Sponville, qui tente de conjoindre les deux temporalités avec le concept d’être-temps, conçu comme une sorte de présent continu, « une temporalité qui se situe quelque part entre la synthèse virtuelle de la pensée et l’existence ici et maintenant d e la matière » (p. 46). L’être-temps pourrait bien aider à cerner plus précisément la notion musicale de temps comme espace.

7Le début de la seconde partie est consacré à un rappel historique et esthétique de l’émergence du temps comme espace au XXe siècle, par comparaison avec la temporalité de la musique tonale. L’auteur s’appuie d’abord sur la typologie élaborée par Imberty pour montrer quelles sont les particularités stylistiques du temps comme mouvement durant chaque grande période de la musique occidentale, de 1600 à 1900 environ. Du côté du temps comme espace, Barry et Kramer distinguent la « dislocation » (ou temps ponctuel, de l’atonalité au sérialisme intégral) du « continuum » (après 1950). L’atomisation d’un côté, avec Debussy, puis l’école de Vienne et celle de Darmstadt, le présent prolongé de l’autre, avec des compositeurs comme Xenakis, Ligeti, Penderecki etc., représentent deux modalités de déni du temps orienté. Les tableaux expliquant la terminologie adoptée par les théoriciens auraient sans doute gagné à figurer en annexes, au profit d’un texte plus fluide, entremêlant les réflexions de l’auteur aux références, par ailleurs nécessaires, aux travaux passés. En ce qui concerne le principe du « continuum à densités variables », l’exemple d’Arvö Pärt, avec ses trames minimalistes, est opposé à la production de compositeurs comme Berio ou Ferneyhough. Il est étonnant que l’esthétique des compositeurs répétitifs américains ne soit pas abordée, en particulier la pensée et l’œuvre de Steve Reich, de loin beaucoup plus riches que celles d’Arvö Pärt.

8À la fin du chapitre 3, les différents types de « continuum » sont évoqués, notamment les musiques de textures qu’on retrouve chez Ligeti. Alors que Barry, qui parle de « densité négative » lorsque celle-ci dépasse un certain seuil, interprète ces formes sonores comme relevant d’un temps symbolique qui provoque l’extase, Leiling Chang affirme que « la densité négative de ce deuxième corpus risque au contraire de provoquer de la désintégration émotive sur le plan de l’écoute » (p. 71).

9La transition vers l’œuvre de Ligeti se fait en envisageant l’équivalence potentielle du temps comme espace avec le concept de pseudomorphose à la peinture. Leiling Chang précise que Ligeti réactualise cette notion, qui provient de la Philosophie de la nouvelle musique (1948) : pour le compositeur, la pseudomorphose est une donnée positive, qui contribue à une rupture des frontières entre disciplines artistiques, tandis qu’Adorno s’en servait plutôt pour dénoncer la perte d’autonomie de la musique du début du siècle. On peut regretter à cet égard que les ouvrages et articles ultérieurs du philosophe de Frankfort ne soient pas commentés : les écrits sur « Le vieillissement de la nouvelle musique », le texte « Vers une musique informelle » et certains aspects de la Théorie esthétique auraient complété avec bonheur les références à la désormais célèbre Philosophie de la nouvelle musique.

10La suite de la seconde partie du livre retrace globalement l’itinéraire esthétique de Ligeti, du début des années 1950 aux Études pour piano du milieu des années 1990. La période cruciale durant laquelle le compositeur glisse d’un style post-bartókien à une musique de trames et de textures est clairement analysée, depuis les expériences réalisées alors que Ligeti résidait encore à Budapest (Musica Ricercata, Quatuor n° 1) jusqu’à l’avènement et les ramifications du style micropolyphonique de la décennie 1960-1970. Leiling Chang insiste très justement sur l’importance du travail au studio de Cologne, où Ligeti élabore des œuvres qui contiennent en germe la musique « gesticulatoire » des Aventures et Nouvelles Aventures (Artikulation) et le « continuum de densités variables » (Glissandi). Pour ce qui concerne l’avènement de la polyphonie saturée, l’auteur cite abondamment les entretiens entre Ligeti et Pierre Michel, aux quels de simples renvois auraient parfois suffi. L’accent est mis sur le « paradoxe du mouvement et de l’immobilité » (p. 89) qui se développe notamment dans un ensemble d’œuvres orchestrales, ainsi que sur « l’irisation du temps » (p. 91) qui en découle. Les ramifications du style ligetien (le « mécanisme de précision », la polymétrie) sont également abordées, et l’interprétation du chaos organisé cher à Ligeti comme « irrationalité d’un monde mécanique traditionnellement associé à la rationalité pure » (p. 94) aurait méritée d’être un peu développée. De même, Leiling Chang passe très vite sur Le Grand Macabre, qui marque pourtant une rupture stylistique aussi importante pour Ligeti que celle de l’année 1957. Le retour distancié de certaines configurations mélodiques, rythmiques, harmoniques et formelles qui avaient été radicalement évacuées des édifices micropolyphoniques et continus des années qui précèdent l’opéra, simultané au montage et au collage, posent en effet les jalons d’un renouvellement des rapports espace-temps, après cette faste période de la généralisation d’un temps comme espace. Les trois pièces pour deux pianos contemporaines de l’opéra sont également passées sous silence : la construction sous forme de « terrasses dynamique » de Monument, entre autres, confère pourtant au matériau musical un aspect spatial très marqué, qui prend forme comme une succession de curieux hologrammes sonores habilement modulés. Un détour par l’opéra et les œuvres pour deux pianos aurait pu contribuer à démontrer comment et pourquoi l’espace sonore ligétien va bien au-delà d’une simple négation du temps comme mouvement.

11La troisième partie commence par l’analyse des huit études du second livre de Ligeti, sous l’angle de la segmentation, de la registration, de la dynamique et de la densité. La segmentation est principalement définie par l’alternance des paradigmes A (le continu) et B (le simultané), les autres dimensions analysées confirmant la plupart du temps la division liminaire en plusieurs « zones ». Dès la première étude (Galamb Borong), l’un des traits communs à la plupart des pièces se dégage : « La figure qui synthétise la structure temporelle est celle d’une parabole qui sort du néant, gagne en tension et retombe dans le néant. Le geste élan-retombée ou tension-repos est ici présent, suivant les principes de base d’une structure tripartite » (p. 120). La lecture de ces analyses formelles successives, obéissant à un même protocole, s’avère relativement fastidieuse. Il est nécessaire d’écouter les œuvres, partition en main, si l’on veut donner un sens à cet exercice de segmentation par ailleurs tout à fait convaincant. L’analyse de la quatrième étude (Der Zauberlehrling) est sans doute la plus intéressante, Leiling Chang parvenant très bien à montrer avec quelle habileté Ligeti entrelace plusieurs niveaux formels au sein d’un même continuum sonore. L’intérêt d’une analyse minutieuse de toutes les pièces du recueil est aussi d’en faire surgir la logique architecturale globale, l’étude En suspens partageant le cahier en deux parties : « Après ce point de repos où l’écriture musicale retrouve la tradition thématique-motivique, les études suivantes vont reprendre les traits stylistiques des quatre premières études, mais à un degré supérieur de densité. Comme s’il s’agissait d’un miroir ou d’un verre qui amplifie l’image qu’il reflète. En suspens agit comme un nouveau point de départ pour le reste du cycle » (p. 144-145).

12Le chapitre VI propose « une lecture phénoménologique » des études en envisageant deux « niveaux temporels » (disposition concrète des événements, et représentation synthétique de la forme) et en mettant en évidence les rapports entre les paradigmes actionnés au sein du corpus (A et B selon la typologie adoptée). Pour le premier niveau étudié, l’indivisibilité diachronique (paradigme A) est interprétée comme « contraction temporelle d’une suite rapide de pulsations discontinues » (p. 165). La divisibilité synchronique (paradigme B) constitue « une force verticale statique qui ralentit la mouvance de l’horizontalité à cause du volume et de l’hétérogénéité de ses strates » (p. 166). Cependant les deux paradigmes sont perméables l’un à l’autre. Il n’était sans doute pas nécessaire d’utiliser une terminologie absconse dérivée de la sémiologie pour constater que « le continuum se manifeste à l’intérieur des simultanéités et [que] les simultanéités tissent l’épaisseur du continuum » (p. 167), ce qui amène, très justement, à considérer A et B comme « des raréfactions et des densifications du même matériau » (p. 167).

13Pour le second niveau, l’accent est mis sur le brouillage entre micro et macrostructure dans les études, ce qui entraîne un repli de la « synthèse abstraite » (second niveau) vers la disposition concrète (premier niveau). En définitive, ce type d’analyse, aussi pertinent et rigoureux soit-il, n’aboutit qu’à relever certains paradoxes inhérents à la musique de Ligeti, sans pour au tant interroger les enjeux et le sens d’une telle écriture, ce qui est regrettable dans la mesure où l’on sent pourtant à chaque instant que Leiling Chang a très bien compris comment fonctionnent ces trames et textures aussi étranges que fascinantes.

14Le chapitre se termine avec une réflexion intéressante : pour l’ensemble des pièces analysées, les variations de densité, l’évolution de la dynamique, la registration, les indications d’exécution, de tempo, de pédale, d’articulation, de caractère, les rapports entre les titres et les processus musicaux, sont au tant de facteurs musicaux qui favorisent l’intégration, alors que « la superposition de pulsations métriques non coïncidentes et l’augmentation de voix simultanées » (p. 180). tendent vers la désintégration. Cette dualité permet à Ligeti d’élaborer une dialectique intégration – désintégration très subtile, intégrant à la fois opposition et complémentarité entre les deux catégories, et se renouvelant en permanence.

15Le chapitre VII, dédié au niveau esthésique, rend compte de quatre expériences réalisées auprès d’un public de musiciens ne connaissant pas les œuvres proposées. Ces expériences, qui serrent au plus près les protocoles proposés par Imberty dans Les écritures du temps, concernent les impressions générales ressenties à l’écoute des études (et transcrites librement sous la forme d’adjectifs), la segmentation, le sentiment d’unité ou de morcellement, et les figures géométriques qu’on peut associer aux œuvres. Sont relevées successivement « l’expression d’une désintégration émotionnelle » (p. 195) (expérience 1), la coexistence des sentiments opposés de totalité et d’ensemble unifié (expérience 2), la perception essentiellement continue de la forme (expérience 3) et la « prédominance des mouvements circulaire et continu » (p. 206) (expérience 4). On retrouve donc au niveau perceptif le paradoxe entre une impression récurrente de chaos, et une cohérence générale qui intègre cette dimension du désordre ainsi que les discontinuités locales. Les résultats confirmant globalement les interprétations analytiques proposées dans les chapitres précédents, les choses auraient pu être résumées en peu de mots, avec une annexe consacrée aux descriptifs précis des expériences et aux tableaux qui accompagnent celles-ci.

16La fin de la seconde partie propose une analyse synthétique des données recueillies durant les expériences auditives, ainsi qu’une mise en relation succincte des niveaux esthésique et neutre. Leiling Chang s’appuie essentiellement sur le paradoxe mis à jour par les auditeurs, et cherche à « évaluer la portée » d’une coexistence entre intégration formelle et désintégration émotive. Selon l’auteur, la conjonction d’une densité et d’une vitesse d’exécution très élevées induisent une « sursaturation de l’écoute » (p. 213) qui explique ce sentiment de désintégration. Autre conclusion intéressante, en rapport direct avec la spatialisation du temps : « Le geste élan-retombée – et le geste elliptique de l’élan sans retombée […] se retrouve dans toutes les figures qui y sont associées, mais sédimenté dans la fusion concrète d’un instant avec l’autre – résultat de la fusion qui a eu lieu dans la série avant-après et qui transfigure la synthèse du temps en un processus concret et abstrait à la fois. L’association de figures spatiales devient ainsi non métaphorique » (p. 211).

17La dernière partie du livre s’ouvre sur une interprétation plu s générale des points relevés précédemment : la sédimentation du flux temporel en espace par le biais d’une hypertrophie de la densité, l’avènement d’une unité horizontal – vertical renouvelée en regard de la production ligétienne des années 1960, et surtout la coexistence d’un temps orienté et d’une « maximisation » de la spatialité, qui découle des remarques précédentes. Alors que la micropolyphonie était essentiellement statique, les acquis de la décennie 1970-1980 permettent à Ligeti de réaliser cette « relecture spatiale du temps comme mouvement » (p.225) qui caractérise les études ; Leiling Chang évoque un compositeur qui « regarde la tradition en se situant dans la modernité, unifiant passé et présent historiques, mais en gardant toujours un ancrage dans le présent » (p. 227).

18Les grandes catégories musicales ayan t influencé le style tardif de Ligeti en général et les œuvres pour piano en particulier, son t passées en revue : la tradition de l’étude d’une part, avec en arrière-plan des compositeurs comme Scarlatti, Chopin, Schumann et Debussy. Leiling Chang remarque que, par certains aspects, le genre même de l’étude prédispose à une conception spatiale du temps. Les polyphonies d’Afrique centrale telles que l’ethnomusicologue Simha Arom les a analysées, d’autres part, et au cœur desquelles on trouve notamment cette « simultanéité de la symétrie et de l’asymétrie » (p. 234) chère au créateur. De très nombreux traits de ces musiques traditionnelles sont repris, transformés, adaptés et réinjectés au sein des études pour piano. Enfin, les œuvres pour piano mécanique de Conlon Nancarrow, dont la complexité, la texture et la virtuosité fascinent Ligeti, qui y puise notamment la notion de « dissonance temporelle » et la possibilité de moduler précisément la densité des flux son ores à l’aide de procédés comme le canon.

19La fin de l’ouvrage est consacrée à une mise en parallèle entre la tendance à la spatialisation du temps, dans le domaine musical, et les appréhensions contemporaines des rapports espace-temps, dans le domaine social. L’éthique du temps présent récemment prônée par Comte-Sponville dans L’être-temps, illustre très bien la notion de continuum en tant que présent allongé, dont Ligeti travaille concrètement les subtilités dans ses œuvres. Jameson, quant à lui, envisage la temporalité postmoderne comme « une série de présents purs et déconnectés dans le temps » (p. 257), à l’origine d’une certaine désorientation spatiale. Lorsque les productions de l’art du temps atteignent une plasticité exemplaire et suscitent un certain degré de désintégration émotive, à l’image du corpus analysé dans cet ouvrage, elles tissent des liens étroits avec la société qui leur est contemporaine. Après avoir évoqué l’hypothèse, défendue par Marc Augé, d’un temps surchargé par une « surabondance événementielle », ainsi que l’amplification de l’espace advenant dans un monde où la vitesse compresse inexorablement le temps, Leiling Chang entreprend une typologie un peu fastidieuse des parallélismes entre la spatialité du musical et la spatialité du social. On peut regretter que l’auteur s’en soit tenu à simplement « rapprocher deux sphères de l’agir humain » (p. 271), invoquant l’impossibilité de mener une véritable analyse sociologique du matériau musical dans le cadre de ce travail. L’intégration de cette partie finale à la trame de l’analyse musicale aurait sans doute permis d’alléger la lecture de celle-ci et d’éviter ce type de « listage » final. Sans augmenter le volume de l’ouvrage, une stratégie de rédaction un peu différente aurait probablement conduit à cerner de manière plus heureuse les subtiles médiations entre musique et société.

20En guise de conclusion, la perte d’autonomie de la musique et l’uniformisation consécutive à une trop grande spatialisation du flux sonore, deux données sur lesquelles s’appuyait la critique adornienne de la musique d’avant-garde au milieu du siècle passé, sont réévaluées en rapport avec un contexte contemporain sensiblement différent. L’auteur s’accorde avec Makis Solomos, qui avait déjà relevé cette mutation de la spatialité musicale, désormais intégrée à de nouvelles formes de dynamisme dont les Études pour piano de Ligeti sont une illustration remarquable.

21Lorsque le temps devient espace est un ouvrage intéressant, qui apporte sans aucun doute une pierre à l’édifice de la musicologie ligétienne. On peut apprécier la rigueur de la démarche adoptée par Leiling Chang ainsi que la clarté de ses propos et l’esprit de synthèse dont elle fait preuve. Les quelques réserves émises au cours de ce commentaire concernent a manière de présenter le travail, l’orientation sémiologique comme unique approche analytique, et le manque d’engagement en ce qui concerne les résonances sociales de cette musique, qui touchent pourtant au sens profond de l’écriture de Ligeti, et qui n e sont ici qu’esquissées. Pour le premier point, malgré la pertinence de la division proposée, la réflexion manque un peu d’articulation ; cet aspect juxtaposé d’une partie du contenu, ainsi que l’inclusion de nombreux tableaux, confère à l’ouvrage un côté « universitaire » qu’un effort de réorganisation et de rédaction supplémentaire aurait pu gommer. L’analyse du livre d’études est menée de façon très protocolaire, ce qui n’en invalide pas les résultats mais en rend la lecture un peu ennuyeuse. D’autre part, on peut ne pas être d’accord avec l’idée que la démarche sémiologique soutient à elle seule une « analyse exhaustive » du corpus. Sans remettre en cause les apports de la sémiologie, qui livre des outils fort intéressants en matière de segmentation et de mise en relation entre l’acte créateur, l’écrit et les processus de réception, il est évident que ce type d’analyse n’épuise pas le sens d’une partition quelle qu’elle soit ; dès lors, les vœux d’exhaustivité paraissent un peu ambitieux, et une approche plus intuitive de certaines études auraient pu compléter avec bonheur le travail de fond mené par Leiling Chang.

22Ces remarques n’enlèvent rien aux qualités de l’ouvrage, qui contribuera sans aucun doute à mieux faire connaître l’originalité et la richesse de l’œuvre d’un compositeur d’exception.

Citation   

Joseph Delaplace, «Leiling Chang, György Ligeti : lorsque le temps devient espace. Analyse du Deuxième livre d’études pour pia no, Paris, L’Harmattan, collection « Univers Musical », 2007, 288 pages.», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Jazz, musiques improvisées et écritures contemporaines, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 31/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=404.

Auteur   

Joseph Delaplace