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Philippe Albèra, Le Son et le Sens – Essais sur la musique de notre temps, Genève, Contrechamps, 2007, 586 pages.

Pierre Michel
janvier 2012

Index   

1Pour qui s’intéresse aux musiques des vingtième et vingt et unième siècles, le nom du musicologue Philippe Albèra est familier, rencontré ici et là depuis une vingtaine d’années à travers la revue, l’ensemble et les éditions Contrechamps de Genève, certains articles des programmes du Festival d’Automne (Paris), de la revue Dissonance ou de l’encyclopédie Musiques – Une encyclopédie pour le XXIe siècle réalisée sous la direction de Jean-Jacques Nattiez. Il représente à mon sens l’un des plus fins observateurs de la création musicale en tant qu’historien ou analyste, et l’idée de publier un recueil de ses textes était très bonne, le résultat en est vraiment convaincant. Structuré en cinq parties (« Prologue », « Essais », « Portraits », « Commentaires sur les œuvres », « Épilogue »), ce livre volumineux  est présenté par l’auteur comme un ensemble de « fragments de pensée, une quête » qui « ne forment qu’une part d’un travail visant à réduire la distance sociale, intellectuelle et sensible entre les musiques de notre temps et leurs auditeurs potentiels. » L’ouvrage permet de découvrir ou de redécouvrir un grand nombre de musiques et de compositeurs chers à Albèra : Schoenberg, Zimmermann, Ligeti, Boulez, Carter, Berio, Nono, Klaus Huber, Lachenmann, Holliger, Jarrell, Gervasoni et d’autres encore. Il s’intéresse aussi à un  certain nombre de thématiques transversales : tradition et rupture, l’exotisme, l’inconscient et le mythe, avant-garde et tradition, l’opéra, l’humanisme, etc.

2Introduisant le titre du livre – Le son et le sens –, l’auteur pose la question de la musique et des « mots » : « à l’intérieur d’une culture avant tout historique, dans laquelle l’historicité n’est guère pensée en tant que telle, on ne peut aborder l’ensemble des œuvres comme si elles formaient un tout homogène. Les critères  de sens  doivent être perçus à l’intérieur du champ qui les détermine. » Évoquant différentes voies pour saisir la musique ou l’apprécier (le commentaire, l’analyse, etc.) il précise ses idées à propos de l’écoute, qui « doit être formée, orientée, enrichie. Elle ne peut être déchargée de ce qui la nourrit, réduite à une simple sensation. C’est un triste héritage de la division du travail et de l’académisme du XIXe siècle que la formation des musiciens ait été coupée d’un riche contexte d’idées et de pratiques artistiques diverses, au moment même où les compositeurs les plus importants tissaient des liens privilégiés avec les écrivains, les poètes, les peintres et les philosophes. ». Philippe Albèra ne cherche pas à «traduire le phénomène musical à travers le médium verbal », il tente plutôt de « dégager les éléments rationalisables autour de l’œuvre et en elle, qui permettent une écoute éclairée, et de projeter sur elle les questions essentielles de son temps ». L’idée suggérée également dans ce prologue réside dans l’étape (et non la finalité) que représente le commentaire sur la musique : « le chemin qui mène à une véritable écoute, lui, peut-être balisé, chaque auditeur étant libre ensuite d’inventer ses propres parcours. Face à l’œuvre accomplie, le commentaire qui a rempli sa fonction s’efface de lui-même ».

3Il est impossible ici de rendre compte de tous les articles de ce livre, j’en choisirai donc quelques-uns seulement, tout d’abord dans le deuxième chapitre (« Essais »). Dans « Les leçons de l’exotisme », l’auteur distingue deux sortes d’influence des musiques de tradition orale (proches ou lointaines) sur les musiques occidentales : « l’une porte sur le matériau et les techniques de composition proprement dites ; l’autre porte sur la philosophie même du fait musical, sur ses fondements éthiques, spirituels et sociaux ». Se référant ensuite à la « déchirure » dont parlait Hegel au XIXe siècle, Albèra explique que « c’est dans les failles de cette culture musicale « déchirée » que s’infiltrent les musiques des civilisations éloignées ou les folklores populaires, au même titre que celles du Moyen Âge et de la Renaissance, longtemps ignorées. » Il développe ensuite un très riche parcours fait de remarques intéressantes sur les Romantiques allemands, Mahler, la France, Debussy, les « musiques paysannes et rites archaïques » (Bartók, Stravinsky), « incantation, spiritualité, magie » (avec surtout Varèse et Messiaen, mais très peu de choses sur Jolivet…), « L’Orient transposé » (Boulez, Stockhausen, Eloy), « L’être et le devenir », etc. L’intérêt de cet essai réside entre autres dans l’aspect très ouvert de cette réflexion qui fit l’objet de diverses études trop souvent concentrées sur la première moitié du vingtième siècle par le passé. Puisque l’auteur se demande finalement « sur quelles marges la conscience musicale européenne se renouvellera dans un futur plus ou moins proche », on pourrait poursuivre cet essai de 1996 en explorant les récentes tendances incluant des sonorités ou des éléments musicaux issus du rock ou d’autres musiques populaires actuelles (chez Romitelli, Dufourt, Turnage).

4Pour qui s’intéresse à Schoenberg, ce livre offre de nombreux articles très intéressants. Dans « L’inconscient et le mythe » Albèra met en parallèle Erwartung du compositeur viennois et Le sacre du printemps de Stravinski : « ces deux œuvres répondent à deux questions primordiales au début du XXe siècle : celle du concept d’œuvre musicale, qui amène à poser la question du sens musical ; et celle du statut propre au sujet, qui induit le problème de la communication ». Partant aussi de certaines idées de Kandinsky qui signalait le « dangereux fossé entre contenu et forme », l’auteur aborde d’abord Erwartung (« l’œuvre qui réalise au mieux cette unité du contenu et de la forme, au-delà des références historiques et des déterminations traditionnelles » puis le Sacre du printemps, où la « démarche [de Stravinski] refuse d’emblée cette dynamique temporelle et formelle qui a fondé la poétique romantique jusqu’à l’expressionnisme schoenberguien ». Un autre essai passionnant concerne « Le dialogue entre Schoenberg et Busoni », il avait été publié sous forme d’une introduction à la traduction des Correspondances entre Schoenberg et Busoni et entre Schoenberg et Kandinsky en 1995. L’article « Klang, Farben, Klangfarben » aborde entre autres l’importance de la poésie de Stefan George dans « l’évolution du style schoenberguien ». Dans ces pages riches pour mieux saisir l’époque du Deuxième quatuor à cordes, Albèra précise que « l’atonalité apparaît comme le moyen de traduire musicalement l’intensité des vers de George ».

5Les articles « Tradition et rupture de tradition » et « Avant-garde et tradition » concernent une thématique intéressante, ils abordent chacun des problèmes spécifiques et complémentaires. Parmi les autres articles du chapitre II (« Essais ») je mentionnerai encore « La nouvelle musique italienne », sorte de panorama très précis sur l’émergence des nouveaux courants musicaux depuis Dallapiccola, et « … L’éruptif multiple sursautement de la clarté », qui s’appuie sur la correspondance encore inédite de Boulez et Stockhausen « comme fil conducteur pour tenter de comprendre la genèse conceptuelle de Pli selon pli».

6Un intérêt particulier caractérise l’article « L’humanisme en question », qui part des critiques formulées à l’égard de Schoenberg et Berg dans les années 1950 : « Ce qui choquait les jeunes musiciens tenait au fait que les éléments pris à l’extérieur du langage de l’œuvre proprement dite n’y étaient pas suffisamment dépouillés de leurs origines pour devenir des éléments formels à p art entière ». Albèra en arrive ensuite aux « tensions entre musique pure et musique expressive » au sein du  mouvement sériel et distingue les « démarches complémentaires » de Boulez et Stockhausen d’une part, de Nono et Maderna d’autre part, qui « cherchent d’emblée à intégrer dans l’écriture sérielle des éléments de sources hétérogènes, tels les chants populaires qu’ils utilisent comme matrices de la composition ». On sait aussi que ces deux musiciens italiens ont utilisé des lettres de condamnés à mort (Maderna en 1953 dans sa Kranichsteiner Kammerkantate, puis Nono dans son Canto sospeso). L’auteur mentionne ensuite le cas d’une « articulation entre la structuration intrinsèque de la musique et des significations extramusicales » à propos de plusieurs œuvres de B.A. Zimmermann, puis celui de Berio. Mais, comme il l’écrit, « cette présentation sommaire comporte aussi un élément de simplification qu’il s’agit de nuancer », d’où un examen plus poussé des positions de Boulez, Stockhausen et Nono face aux valeurs humanistes, qui « avaient quelque chose de désuet en 1945 ». Suivent des développements sur le groupe Maderna-Nono-Berio-Zimmermann chez qui « l’enjeu existentiel est beaucoup plus explicite », et sur les « deux grandes figures de la musique suisse après la Seconde Guerre Mondiale » : Klaus Huber et Heinz Holliger. Cet article offre d’intéressantes pistes de réflexion sur ce sujet finalement peu exploré pour le XXe siècle.

7Avec « L’opéra dans la deuxième moitié du XXe siècle », l’auteur propose encore un examen très documenté et argumenté sur un genre traité en trois temps : opposition entre forme traditionnelle et forme rénovée, rupture avec les codes et conventions de l’opéra, réconciliation avec la forme traditionnelle. Le lecteur pourra particulièrement apprécier ici les passages consacrés aux minimalistes américains, avec par exemple l’idée d’un « théâtre d’images » associée à Phil Glass et Bob Wilson.

8Le chapitre III, « Portraits », regroupe 26 articles consacrés à certaines des figures importantes de Bartók à nos jours. Le dernier chapitre correspond aux (16) « commentaires sur les œuvres », on y retrouve entre autres l’analyse des neuf premières Sequenzas de Berio (article publié en 1983 dans le premier numéro de Contrechamps, épuisé depuis longtemps) et une longue présentation des Soldats de Zimmermann.

9Considéré dans son ensemble, cet ouvrage apporte une foule d’informations et de réflexions souvent denses mais clairement structurées. Sans prétendre atteindre la « vérité » et sans rechercher l’exhaustivité, Philippe Albèra donne ici des pistes riches, souvent interdisciplinaires, sou vent personnelles ; il enrichit les connaissances et les idées concernant les musiques « de notre temps » en diversifiant les approches. Fruit d’une longue expérience et reflet d’une vaste culture, son livre se présente aussi comme une heureuse et nécessaire alternative au déjà célèbre monument de Célestin Deliège, De Darmstadt à l’IRCAM (une autre alternative, très différente, se trouve dans Moments passés – musique présente de Marc Texier). Grâce à cette nouvelle publication, les lecteurs, étudiants ou mélomanes ont la chance de comprendre que les œuvres et les pensées musicales intéressantes naissent et évoluent parfois indépendamment ou en dehors des institutions et grands centres de la  création, ce que souligne d’ailleurs l’auteur à propos de la période récente : « … la production d’œuvres comme fin en soi a remplacé les enjeux de la création, et le discours promotionnel recouvre trop souvent celui de la pensée ». Le grand avantage du livre, on l’aura compris, est aussi de porter un regard critique constructif, non exhaustif sur une large période de notre histoire musicale, ceci d’une façon engagée, mais sans la prétention d’exposer des « vérités ».

Citation   

Pierre Michel, «Philippe Albèra, Le Son et le Sens – Essais sur la musique de notre temps, Genève, Contrechamps, 2007, 586 pages.», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Jazz, musiques improvisées et écritures contemporaines, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 31/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=396.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Pierre Michel

Université Marc Bloch -Strasbourg