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Improvisation générative, improvisation libre
Entretien avec Vincent Lê Quang et Alexandros Markeas

Makis Solomos et Philippe Michel
janvier 2012

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.395

Index   

Notes de la rédaction

Cet entretien a eu lieu au CNSMDP, le 06 juin 2008. Vincent Lê Quang est saxophoniste improvisateur, compositeur et professeur d’improvisation générative au CNSMDP. Alexandros Markeas est compositeur et professeur d’improvisation générative au CNSMDP.

Notes de l'auteur

S’agissant d’un entretien largement centré sur la question de l’improvisation , il nous a paru intéressant d’adopter un parti-pris de transcripteur musical, c’est-à-dire de rester au plus près de l’échange, ici parlé, tel qu’il a réellement eu lieu, donnant ainsi à voir la pensée en action. Seules ont donc été opérées des adaptations mineures n’affectant pas le caractère spontané de cet échange, mais, espérons-le, en facilitant la lecture. Les crochets de type [ ] identifient un choix plus déterminant du transcripteur (mot ou coupe).

Texte intégral   

1Makis Solomos : Le premier sujet qu’on voulait aborder, c’est la notion même d’improvisation « générative ». Un tout petit peu d’histoire : d’après ce que j’ai compris, c’est Alain Savouret qui a fondé cette classe en 1993.

2Alexandros Markeas : 92 ou 93, oui. Ça s’est fait progressivement ; un peu comme le Département Jazz au Conservatoire. C’était un atelier, même pas hebdomadaire ; c’était juste deux rendez-vous, trois rendez-vous dans l’année. Après, c’était une option, et après c’est devenu ce qu’on appelle une « discipline secondaire principale ». Dans le langage du Conservatoire, ça veut dire que c’est une discipline qui est réservée aux étudiants qui sont déjà en cursus pour autre chose : instrument, ou composition, ou acoustique, au Conservatoire ; mais ça donne lieu à une récompense, un peu comme la musique de chambre ; et en plus, il y a un concours d’entrée. Ça, c’est la petite particularité. Il y a un concours d’entrée et un concours de sortie, mais les gens doivent être déjà là ! Et c’est symptomatique de la manière dont la Direction, le Ministère, portent un œil sur l’improvisation : c’est-à-d ire, c’est quelque chose qu’on fait quand on maîtrise déjà autre chose ; c’est quelque chose à part. Tu vois ce que je veux dire ? Quelqu’un ne peut pas rentrer ici en étant que improvisateur. Improvisateur, ce n’est pas une qualité musicale en soi, c’est quelque chose en plus. Et puis, on cite toujours des exemples comme Portal, qui faisait bien le classique, mais en même temps était capable d’improviser, et déjà improviser jazz et puis improvisation libre.

3Vincent Lê Quang : Je repense à ce qu’avaient pu me dire Alain et Rainer Bœch : c’est qu’au tout départ, je crois qu’Alain, Alain Savouret, avait été commissionné par le Ministère pour améliorer la transversalité au sein du Conservatoire. C’était ça son but premier en fait. Et c’est là qu’il s’est dit : « Eh bien, il faut organiser des sessions d’improvisation entre les gens qui peuvent venir du département classique, des disciplines théoriques, ou même du jazz », parce que le jazz existait déjà. Et, donc, il a fait intervenir plusieurs personnes, je crois ; c’était des week-end, effectivement, la première année. Il y a eu François Jeanneau même, il y a eu Rainer Bœch, il y avait eu, je me demande s’il n’y avait pas eu Amy Flamer aussi qui avait fait des choses pendant cette première année. Et c’est à l’issue de ça que ça a pu voir le jour en tant que classe.

4A.M. : Moi je me rappelle du tout premier rendez-vous qu’avait donné Alain aux étudiants, parce que j’étais étudiant à l’époque. Et il y avait le grand plateau d’orchestre rempli de percussions. Il avait dû amener tout le parc. Je me rappelle, il y avait tous les chimes possibles et imaginables, avec celui avec les coquillages, celui avec le verre. Ça faisait un mur comme ça et puis, à un moment, tout le monde faisait… on jouait avec ça et puis il était obligé de nous… pour ne pas… c’était un peu… Voilà. Pour revenir à ta question, le mot « générative » prête souvent à confusion parce que, toujours pour Alain Savouret, c’était le nom de la classe et pas…

5V. L. Q. : …un type de musique

6A.M. : …un type de musique. Or, souvent, on est amenés à faire des stages, animer des ateliers d’improvisation. Comme il y a « improvisation jazz », il y a « improvisation générative ». Or, effectivement, c’est un peu une mauvaise interprétation, qui vient aussi du fait que c’est le CNSM. Alors, si c’est le CNSM qui appelle une classe comme ça, c’est que c’est un genre musical ou un type d’improvisation. Pour moi, peut-être, « improvisation libre », ça aurait été…

7V.L.Q. : …un mot plus adéquat… A.M. : Oui, le plus juste et le plus simple par rapport à une institution. Ceci dit, « générative », pour Alain, c’est l’idée de « l’entendre génère le faire », et puis ça lui a été aussi inspiré par le mot generative arts en anglais, qui désignait les performances de dripping sur des tableaux avec le…

8M.S. : Ainsi, cela viendrait de la peinture.

9A.M. : Oui. Mais, dans son esprit, enfin, il a trouvé quelque chose qui correspondait, par rapport à quelque chose qu’il voulait exprimer. C’est surtout cette idée que le son, la musique, est généré(e) en temps réel, à l’instant même.

10M.S. : J’ai trouvé justement sur ton site, Alexandros1, une définition de l’improvisation générative que je lis, peut-être pour qu’on débatte un petit peu avant de laisser la parole à Philippe : « Par le terme improvisation générative, on désigne une forme d’improvisation libre, basée sur des principes d’écoute et d’invention musicale instantanée. Elle n’obéit pas à un style ou un idiome musical, toutefois les questions de mémoire individuelle et collective sont présentes et les liens avec les musiques traditionnelles, le jazz et la musique contemporaine sont nombreux. » Je pense que ce n’est pas une définition d’origine ?

11A.M. : Non pas du tout. C’était même, comment dire, un texte d’accroche pour expliquer aux gens qui ont envie de faire l’option… C’est-à-dire qui sont… Ils débarquent au Conservatoire, ils sont en, je ne sais pas, violoncelle, trompette, tout ce que tu veux ; on leur dit qu’il y a un cours d’improvisation générative. Il fallait, avec trois mots, expliquer un peu de quoi il s’agit. Peut-être que ça paraît… on peut trouver mieux, je ne sais pas. En tous cas, ce qui compte, c’est l’écoute réactive, la réaction par rapport à cette écoute-là qui génère une musique. Evidemment, on ne cherche pas à obéir à un style. Il n’y a pas de règle stylistique à respecter ni à transcender, ni quelque chose à faire évoluer, étant donné qu’il n’y a pas de base de départ. Et puis, effectivement, on ne vient quand même pas de nulle part. C’est-à-dire, les gens qui viennent chez nous viennent souvent du département …

12M.S. : …Jazz ?

13A.M. : Jazz, ou des musiciens des disciplines classiques, des instrumentistes, mais qui sont très intéressés et qui ont des expériences, soit parce que leur instrument est comme ça, comme le sax, ou la percussion, ou la contrebasse, où les vraies personnalités de ces instruments-là se trouvent dans la musique contemporaine, ou , troisième catégorie de gens qui viennent travailler avec nous, des gens qui ont eu des fortes expériences de transmission orale de la musique, c’est-à-dire qui viennent un peu, d’une manière ou d’une autre, des musiques traditionnelles.

14V.L.Q. : Je crois aussi. Il y a dans cette idée, qui était au départ de l’appellation « improvisation générative », une volonté de démarquer les choses un petit peu et de parler d’un type d’improvisation sans prétexte ; pour se démarquer un petit peu de ce qui peut se faire dans le jazz, dans une improvisation sur grille harmonique, ou sur quelque chose comme ça. Là, l’idée d’Alain Savouret, dans cette idée d’appeler ça « improvisation générative », c’était de se placer uniquement dans l’instant où est générée la chose, et que ce qui permettait de générer quelque chose, c’était ce qu’on entend. C’est cette écoute réactive dont parle Alexandros. Et, je crois que c’est, du coup, essayer de faire comprendre aux gens qui se présentent à cette classe qu’ils vont être placés dans une attitude forcément un petit peu expérimentale, parce qu’on est obligés de croire à une espèce d’utopie ; on peut se mettre dans un cocon et puis, finalement, on n’a plus de passé, ou plus vraiment de… Essayer de couper même, d’une certaine manière, le lien qu’on peut avoir avec un idiome pour mieux y revenir après mais… pour avoir le plus possible expérimenté cette écoute réactive et un lien avec son instrument qui soit uniquement un lien qui se rapprocherait, je ne sais pas moi, peut-être du… Que l’oreille est directement reliée à l’instrument et ne passe plus par une interface stylistique du type partition ou de type… Arriver presque à une animalité, quoi.

15Philippe Michel : Je voudrais poser un peu une question sur l’avenir possible, pour une classe comme la vôtre : Pendant des années, à part les cours d’improvisation à l’orgue et le travail de l’ornementation et de la basse continue pour la musique Baroque, le seul moyen, pour un étudiant de conservatoire français, de découvrir l’improvisation, était de s’inscrire en classe de jazz. Est-ce que vous pensez qu’une classe d’improvisation générative puisse être une alternative et que cette discipline pédagogique soit promise à un processus d’enracinement académique identique à celui qu’a connu le jazz, disons depuis le début des années 1980 ?

16V.L.Q. : Je ne sais pas.

17Ph.M. : C’est un peu une situation unique, la classe d’improvisation générative au CNSM. Il n’y en n’a pas encore dan s d’autres… enfin, en tous cas, à ma connaissance.

18V.L.Q. : C’est vrai que, d’un point de vue de l’institution, il y a quand même beaucoup de directeurs de conservatoires qui sont intéressés par ça. Et le profil des étudiants qui sortent d’ici, en étant passé, soit par le cours supérieur, soit par l’option, ça intéresse quelquefois franchement les directeurs de conservatoires ou des gens qui organisent des stages, etc. Après, je pense que l’idée de : « es t-ce que ça peut devenir quelque chose d’académique ? »…

19Ph.M. : « académique » au sens où c’est diffusé dans un certain nombre d’établissements d’enseignement.

20V.L.Q. : En tous cas, je pense qu’il y a (enfin je ne sais pas ce qu’en pense Alexandros), mais il y a une grande part de l’enseignement qui est oralisé. Et il me semble que, pour ce que j’aperçois parfois de l’enseignement du jazz, on s’éloigne de plus en plus de cette pratique purement orale, parce qu’il y a tout un tas de concepts qui ont été éclaircis noir sur blanc depuis pas mal d’années, etc. Alors, est-ce que c’est parce que, finalement, cette classe est plus jeune qu’on est dans cette situation-là ? Ou c’est… ? Je pense qu’il y a aussi cette volonté de démarche un peu expérimentale. Et, du coup, peut-être que le fait que ça devienne académique, ce serait aussi d’une certaine manière renoncer à cette démarche expérimentale. Et, dans ce cas-là, est-ce qu’on ne fausserait pas complètement la nature de cet enseignement ?

21A.M. : Moi, je trouve quand même que le danger existe toujours. Parce que, souvent, on ne sait pas comment placer cette classe-là ; on ne sait pas comment la penser, là, pour la réforme LMD concernant le Conservatoire. Ça bloque toujours quelque part ; comme le Ministère demande à ce que les diplômes donnent lieu à de vrais métiers… Or, pour le Ministère, improvisateur, ce n’est pas un métier. On est saxophoniste, violoncelliste, pianiste, compositeur, musicien de jazz, batteur de jazz. Mais improvisateur, il n’y a pas de… Ils n’arrivent pas à visualiser concrètement ce que ça peut être, ça, comme métier. Du coup, ça génère toujours quelques interrogations. Le Directeur pense toujours que, comme je le disais tout à l’heure, quelqu’un qui fait de l’improvisation générative doit avoir fait ses preuves ailleurs au niveau de la maîtrise instrumentale. Du coup, cette fragilité-là, même s’il n’y a pas un danger immédiat, c’est quand même… c’est un problème ; parce qu’on n’arrive déjà pas à ouvrir la classe à l’extérieur, c’est-à-dire à admettre que des gens qui improvisent juste puissent être étudiants au Conservatoire Supérieur ; Alain Savouret voulait même que des musiciens non-lecteurs puissent présenter le concours d’entrée, et ça provoquait toujours une réaction… Voilà : « Et puis après, comment ils vont faire la discipline complémentaire, l’analyse, les… » . Evidemment. Du coup, voilà, il y a une fragilité. Dans d’autres conservatoires, enfin, à Lyon, il y avait un atelier de Jacques Di Donato, qui n’était pas appelé une classe parce qu’il voulait que ce soit un atelier et pas un cursus (dans lequel, d’ailleurs, il accueillait des gens … enfin, c’était comme des auditeurs libres qui participaient aux improvisations) et qui a disparu en même temps que…

22V.L.Q. : … avec son départ à la retraite

23A.M. : C’est un peu la preuve de la fragilité. En même temps, le fait que la classe existe, là, ça permet comme ça plus facilement à des directeurs de conservatoires d’organiser des ateliers, de dégager quelques heures autour de cette problématique : la pratique des étudiants.

24Ph.M. : En même temps, je posais la question parce que je sais d’expérience que, dans beaucoup de conservatoires, des jeunes se tournent vers le jazz, non pas en premier lieu pour pratiquer le jazz mais, en réalité, pour pratiquer l’improvisation. Donc, c’est pour ça que je posais la question sur un éventuel ancrage à venir de cette discipline dans le paysage de l’enseignement musical français, qui pourrait être une ouverture pour beaucoup.

25A.M. : C’est quelque chose peut-être… Pour répondre, Ricardo [Del Fra] dit souvent qu’il y a des étudiants qui se plaignent parce que l’intitulé de la classe de jazz c’est : « Jazz et musiques improvisées », or il y a peu de place pour les musiques improvisées. Enfin, moi je n’ai pas fait cette classe-là ; Vincent l’a faite.

26[…]

27M.S. : J’ai vu que, justement, Ricardo Del Fra a une classe d’« Ecriture et improvisation expérimentale » ; or, Vincent, tu emploies beaucoup le mot « expérimental ». Donc là… Le contenu de sa classe, je lis : « Laboratoire d’écriture et d’improvisation pour la réalisation de projets expérimentaux, transversaux et multi-disciplinaires : improvisation jazz et musique contemporaine, improvisation-jazz et musique traditionnelle, improvisation-jazz danse »2, etc. Donc, il emploie le mot « expérimental » dans le sens, presque sociologique, de définir quelque chose qui n’est pas définissable, alors que toi, quand tu parles d’improvisation « expérimentale », c’est plutôt le faire musical lui-même qui est expérimental.

28V.L.Q. : Oui, et puis peu t-être aussi dans l’attitude qu’on a par rapport à soi et aux autres dans ce moment d’improvisation. C’est-à-dire, oui,… c’est expérimental dans le sens où l’on croit que, au moins le temps de l’improvisation, on partage un langage musical commun, alors que quelquefois, même si on n’est pas d’une sphère sociologique très éloignée les uns des autres dans le cadre de cette classe, il y en a qui connaissent très franchement un idiome, un aspect du jazz, d’autres qui sont beaucoup plus versés dans la musique contemporaine écrite, et qui pourtant trouvent les moyens, là, en temps réel, de parler entre-eux, parler musicalement j’entends, c’est-à-dire non seulement d’écouter ce que fait l’autre, mais, dans ce qu’il est en train de jouer, de lui faire comprendre qu’il est en train de l’écouter. Et ça, c’est possible justement parce que chacun d’entre eux accepte de croire, peut-être que ça n’existe pas, mais de croire qu’il y a un langage commun, même pas un langage, quelque chose qui…, je ne saurais pas te dire le nom, mais quelque chose qui suscite une possible compréhension, juste à travers les ondes sonores. Et être capable de se dire : « Ah, là c’est une fin, là c’est un début, là il faut qu’on continue, là, non, il faut s’arrêter » et tout ça de manière complètement implicite. C’est dans ce sens là que l’attitude est expérimentale, parce que…, je ne sais pas, ça mérite… D’ailleurs, c’est quelque chose à quoi je pense depuis cette année, là, la petite expérience que j’ai d’enseigner dans cette classe : ce qui serait intéressant, sans doute, c’est qu’un mu…, quasiment un ethnomusicologue vienne enregistrer la classe, puis peut-être après, avec des questions adressées aux étudiants, qu’il soit capable de définir pourquoi ils ont choisi de s’arrêter là ou… et pas de continuer.

29M.S. : Donc du côté de l’universel ?

30V.L.Q. : Oui, voilà, parce qu’il semble bien qu’il y ait un agrément. Enfin, tout le monde est d’accord pour se dire : « Ah oui, là c’était trop long, là c’était en trop, là c’était ça », mais, finalement, qu’est ce qui, objectivement, permet de le dire, si ce n’est de croire en un… en ce quelque chose commun, qui d’ailleurs peut être dangereux parce que, au pire des cas, ça pourrait être appelé un consensus et ça ne serait pas forcément très…

31M.S. : …et produire des règles.

32V.L.Q. : Oui.

33A.M. : Mais, en tous cas, moi, ce dont tu parles, sans que ce soit l’explication précise de « pourquoi il y a un début, pourquoi il y a une fin, pourquoi il y a un point culminant », tout ça, ça appartient à la sphère de ce que j’ai appelé, dans mon petit texte, « la mémoire collective », c’est-à-dire qu’un ensemble de choses, sans qu’on prenne le temps de le définir ensemble (se dire : « moi je vois les choses comme ça », enfin c’est…), sont ressenties de la même manière. Et, même quand il y a une différence d’appréciation des choses, c’est l’oreille et l’attitude musicale qui vont faire que cette différence-là va générer une matière musicale. Par exemple, une fin que quelqu’un sent, que quelqu’un voit chez l’autre, mais, lui, il a envie de continuer, génère quelque chose qui est de l’ordre du recommencement d’une deuxième musique qui se met en abîme dans la première. Du coup, c’est des choses toujours intéressantes à vivre parce que ça… il y a même des moments où ça déborde du strictement sonore, c’est juste une question…, parce que c’est aussi important de signaler ça : c’est une musique de relations et pas une musique de représentation. C’est une musique qui est faite par les uns, pour les autres. Un peu comme les musiques traditionnelles. L’idée n’est pas de s’imaginer… Je me rappelle toujours mon professeur de piano qui me disais, quand je faisais un pianissimo trop bas, il disait : « On ne t’entendra pas au… 8ème rang ». Or, là, il n’y a pas de 1er rang, il n’y a pas… On joue souvent aussi dans cette position-là…

34V.L.Q. : …en cercle.

35Ph.M. : Oui, en cercle.

36A.M. : Et puis, il y a l’idée de…, enfin, comme si cette mémoire collective était partagée au milieu. Il y a ce monde de musique de matière. Parce que c’est ça quand même notre règle : c’est que ce n’est pas une musique de notes. Et puis, c’est une musique de polyphonie de matière, de polyphonie d’attitudes musicales même, mais qui se rejoignent autour de points communs, qui s’accrochent autour des points communs, parce que, justement, c’est une musique qui s’adresse… par les uns, aux autres. Evidemment, tout ça, ce n’est pas, comment dire, des idées… closes. On fait des concerts aussi, on fait des performances. On pense aussi parfois qu’on doit faire des concerts, des improvisations, et qu’il y a un public, et, justement, on imagine le son, le conditionnement du son dans l’espace, les mouvements du son, les interactions entre musiciens, dans ce sens là. Mais notre point de départ, c’est ça, c’est une musique de relations qui naît par l’écoute.

37Ph.M. : On aborde peut-être un approfondissement de la question de l’improvisation, voire éventuellement différentes formes d’improvisation. Je voudrais repartir d’une distinction qu’a opérée le musicologue allemand Hans Joachim Moser en…, ça date déjà puisque ça date de 1955, dans un ouvrage qui s’appelait Musik Lexicon. Il a proposé d’opérer une distinction entre, je reprends ses termes, « improvisieren » (improviser) et « phantasieren » ; comment pourrait-on traduire ça ?

38M.S. : …imaginer.

39Ph.M. : Imaginer, rêver, enfin, disons, « produire de la fantaisie musicale » peut-être ? La première notion (improvisieren/improviser) renvoyant à la mise en pratique de schémas, formes et principes préexistants, et la seconde étant davantage libérée de telles contraintes. Est-ce que cette distinction fait sens pour vous ?

40V.L.Q. : Oui, il me semble que, sauf si je m’avance un peu trop, nous sommes plutôt du côté de la fantaisie, probablement. Et si un certain nombre de règles ou de préexistant se décante, c’est justement par l’expérience accumulée entre les gens qui constituent la classe que finissent par se trouver ces choses-là. Vraisemblablement, quand [les étudiants actuels vont partir], la classe va changer un petit peu. Mais il restera quelque chose entre eux qui sera passé oralement et qui, par la sélection des oreilles des uns et des autres, se fera jour ; mais c’est…, je ne crois pas qu’on soit dans cette idée d’improviser au sens ou l’entend Moser qui, là, se réfère plus à… Derrière ce mot, je vois aussi une habileté de stratège à utiliser des formes du passé, des formes canoniques même.

41Ph.M. : C’est un peu ça.

42V.L.Q. : Et ce n’est pas du tout l’état d’esprit dans lequel on est, enfin, dis-moi si je me trompe [Alexandros].

43A.M. : Il faut même dire qu’il y a ici une classe qui fait ça

44[…].

45Puisqu’on est dans les mots, c’est aussi intéressant de citer peut-être le mot grec autoschediasmos qui veut dire…

46M.S. : …se planifier, se projeter soi-même (Schedio c’est le dessin), se dessiner soi-même.

47A.M. : Et ça, ça me convient, parce que c’est aussi dans l’idée où l’on essaie de se mettre dans une attitude de surprise par rapport à soi-même, c’est-à-dire, parfois, faire des gestes, se mettre dans des états qui permettent de couvrir de nouveaux aspects de ce qu’on peut produire avec un instrument ; inventer des techniques para-instrumentales, augmenter l’instrument avec l’électronique, travailler en temps différé avec l’électronique pour imaginer des choses qui pourraient servir l’auto-genèse de l’improvisation. Voilà, et c’est ça aussi qui… cette histoire de la deuxième définition. Mais, ça m’amène au fait que, en dehors de notre concept de base de l’écoute réactive instantanée, il y a aussi des attitudes qui commencent à s’élargir à partir de là ; il y a des gens qui commencent à chercher des choses différemment. Il y a ce que j’appelle des « improvisations préméditées ». C’est un peu le cas du Prix.

48V.L.Q. : D’une partie du Prix en tous cas.

49A.M. : Oui, où le projet personnel consiste à fabriquer une demi-heure de musique en imaginant son contexte ou, en quelque sorte, composer à partir des formes improvisées. Et c’est là aussi que ça devient intéressant parce qu’il y a différents niveaux d’invention musicale. Il y a des choses qui sont de l’ordre de l’instinct pur, mais il y a des choses qui sont plus préméditées ; il y a un type de préméditation qui laisse la place à l’accident, à l’imprévu ; il y a des choses qui sont complètement prévues. Ce sont vraiment des attitudes qui sont à mi-chemin entre composition et improvisation, des choses qui sont prévues au niveau de leur forme, de leur parcours, mais qui ne sont pas écrites note à note. Et toutes ces attitudes là, après, sont intéressantes à observer, parce que chacun cherche son mode d’expression, en utilisant différentes sortes d’outils qu’il trouve dans son parcours de musicien.

50[…].

51C’est pour ça qu’aucun projet de Prix ne ressemble à un autre. Pour prendre l’exemple de cette année [2008], il y a un projet d’une clarinettiste avec une comédienne-danseuse, il y a un projet d’une altiste avec électronique, un trio amplifié et transformation, il y a un projet de trio acoustique et [un] projet […] plus complexe avec un système de mise en résonance des percussions contrôlées par électronique.

52[…] M.S. : J’aimerais souligner ce qui semble être un paradoxe. Vous me corrigerez ? D’une part, vous mettez l’accent sur la singularité, et, d’autre part, tout à l’heure, on parlait d’universel ; enfin, j’ai prononcé ce mot. Et si on revoit un peu l’histoire de ce qu’on avait appelé « improvisation libre » […], dans les années soixante et soixante dix, c’est vrai qu’il y avait un paradoxe extrême de gens qui se voulaient extrêmement libres et qui, allant vers la singularité, finissaient par produire des choses assez simples, assez basiques, pas au sens simpliste du terme, mais au sens du genre des formes, des grandes formes : expiration d’une demi-heure, des grands gestes… ; Xenakis aussi faisait ça dans sa musique à la même époque, par exemple dans La Légende d’Eer. Il y a une sorte de paradoxe, je trouve, entre ce besoin de singularité, qui peut-être est une recherche, enfin [c’est] Vincent qui parlait plus de ça, de quelque chose qui soit commun à tout le monde. Est-ce que je me trompe ou… ?

53V.L.Q. : Peut-être que je vais y répondre par un moyen un peu détourné, parce que je repensais à cette histoire de fantaisie et d’improvisation, et c’est évident que la fantaisie c’est l’état d’esprit, la façon dont on encourage et dont on fait travailler les gens. Après, rien n’empêche… Et là je parle pour moi, par exemple, ayant moi-même été étudiant de cette classe, quand je suis arrivé à peu près au terme de mon Prix d’Improvisation Générative, c’est là où j’ai finalement été le plus… où j’ai ressenti un besoin très fort de revenir vers des choses dont la codification est très précise, et pour être précis, enfin j’ai toujours aimé ça, mais là je me suis mis à jouer du jazz New Orleans tout le temps … Mais comment je m’y suis pris ? Je ne m’y suis pas pris justement par l’aspect « improvisation », au sens où j’aurais d’abord noir sur blanc intégré un certain nombre de règles, mais je m’y suis pris par « fantaisie », juste en me laissant imprégner, de la même façon que je me laissais imprégner par mes collègues de la classe d’Improvisation Générative, en me laissant imprégner simplement par les disques de Sidney Bechet, de Louis Armstrong,… et d’essayer de parler ce langage tout comme je parlais « génératif » avec mes collègues. Et d’être vraiment… Ce que je veux dire, c’est que j’ai mis la « fantaisie » avant l’« improvisation ». Et c’est sans doute pour ça qu’il y a peut-être là ce paradoxe, apparent en tous cas : c’est parce que, sans doute, on demande aux étudiants d’être dans cette fantaisie, donc dans un rapport à eux-mêmes, d’aller chercher…, de se construire un petit peu comme un musicien traditionnel ; être soi-même son propre collecteur, être son propre…, à la fois être le musicien traditionnel et en même temps le musicologue qui recueille les chants qu’il est capable de sortir, et puis, une fois que ce travail est fait, être capable de le partager avec les autres, de faire passer cette musique intérieure. Et, parfois, elle ne sort pas tout de suite, et les autres ne la comprennent pas et donc on la polit, on y revient. C’est dans ce sens aussi que c’est « génératif ». C’est génératif de techniques instrumentales, de… Et dans ce sens-là, oui, il y a une recherche de singularité, mais d’une singularité à révéler. Et une fois qu’elle est révélée, peut-être est-elle universelle, mais pas dans le sens où elle serait uniformisée. Mais, simplement, elle a pu être comprise par d’autres, pas par tout le monde, mais par ceux qui partagent l’expérience.

54Ph.M. : C’est intéressant ce que tu dis, cette question de l’imprégnation, parce que tu as évoqué tout à l’heure le fait que, finalement, à l’issue d’une année passée par les étudiants dans cette classe, une certaine connaissance des musiciens entre eux génère finalement un univers, et peut-être un langage commun. C’est ce que soulignait Derek Bailey dans son ouvrage qui a fait date sur l’improvisation musicale, disant qu’un idiome commun apparaît au moins dès lors que plusieurs musiciens prennent l’habitude de jouer ensemble, si bien que pour lui, la musique cesse [dans ce cas] d’être de l’improvisation pure. Là, je trouve qu’on touche du doigt quelque chose de vraiment fondamental, et cette question de l’imprégnation dont tu parlais est peut-être quelque chose à réfléchir pour différentes approches pédagogiques des musiques non-écrites …

55V.L.Q. : Oui, ça c’es t sûr. Ph.M. : … et pas seulement pour l’improvisation… continuons de l’appeler « générative ».

56V.L.Q. : Oui, je pense que ça déborde le cadre, de loin. Mais, d’ailleurs, ça déborde le cadre de très loin même, parce que, si on n’avait pas besoin d’entendre des professeurs, on ne viendrait pas prendre des cours ici ; même quand on joue du violon je veux dire. Parce que, toutes les partitions, on peut les acheter ; ce n’est pas le problème. C’est qu’on a bien besoin d’entendre quelqu’un quand même, à un moment. Entendre pour de vrai, voir.

57Ph.M. : J’aurais eu éventuellement une ou deux questions à ton adresse directe [Vincent], puisque je te connais aussi comme musicien de jazz. J’aurais voulu aussi aborder un versant de pédagogie. […] D’abord une série de questions plus spécialement pour Vincent Lê Quang donc : Tu pratiques l’improvisation en général et le jazz en particulier, est-ce que tu te sens obligé d’oblitérer une partie du vocabulaire idiomatique que tu développes dans tes solos de jazz lorsque tu improvises avec des musiciens dans un contexte que l’on qualifiera de « libre » ?

58V.L.Q. : Oblitérer ? Je ne pense pas, non. Comme je disais tout à l’heure, ce qu’il faut, c’est entendre si les autres vont entendre ce que je fais. Et, de la même manière, trouver le moyen, dans ce que je joue, de leur faire comprendre que j’entends ce qu’ils jouent. Et donc, en fait, je crois que ça dépend vraiment de la personne avec qui l’on joue. Comment… Selon la façon dont on se comprend ou pas…

59Ph.M. : S’il y a un feed-back, on peut continuer dans ce type de vocabulaire… ou un autre.

60V.L.Q. : Oui, voilà, c’est ça. Voilà. Mais, en fait, je ne me pose pas du tout la question sous cet angle-là, parce que… Je mentirais de ne pas dire qu’il y a des choses dont je suis conscient que je sais les faire, plus ou moins, à l’instrument… ou pas. Mais je n’envisage pas du tout mon répertoire comme un certain nombre de choses que j’ai dans ma besace et que je peux sortir ou pas, en fonction des gens que j’ai en face de moi. Je suis vraiment dans une attitude où j’essaie de sentir ce qui est nécessaire, ce qui m’est nécessaire, dans une attitude de nécessité. Et quand je joue quelque chose, ce n’est pas parce que j’ai choisi le meilleur truc, c’est parce que ça s’est imposé vraiment à moi. J’essaie toujours d’être un petit peu dans cette… attitude d’une nécessité qui me dépasse un peu. Donc, je suis finalement très mal placé pour dire : « Ah, tiens, il faut que je joue plus jazz avec lui plutôt qu’avec… ». Non. En fait, ce n’est pas comme ça que j’envisage le truc.

61Ph.M. : Et essaies-tu, et parviens-tu à développer une même sensation de liberté lorsque tu improvises dans un contexte « jazz » que lorsque tu improvises dans un contexte « ou vert », ou « libre » ? Cette liberté à laquelle tu peux accéder en tant qu’improvisateur en général, dans d’autres formes d’improvisation que jazz, tu essaies de la faire advenir aussi dans des improvisations dans un contexte reconnu comme « jazz » ?

62V.L.Q. : Oui, parce qu’encore une fois, finalement, curieusement, je ne me sens pas du tout libre. Parce qu’à partir du moment où j’entends le premier son, tous les autres s’imposent à moi. Et souvent c’est…, même, ça a quelque chose d’effrayant, mais si j’écoute un enregistrement de ce que j’ai pu faire, je sais à l’avance ce que je vais faire. Mais c’en est incroyable ! Là, je dis : « ah, je vais monter à cette note », et je l’entends, je… Et je n’en suis pas du tout mécontent. Et si c’était à refaire, je referais pareil. Bizarrement. Et c’est pour ça aussi que, dans les cours, ou les moments de…, peut-être que là on repart vers la pédagogie ? Mais… Je pense qu’on… Il y a aussi des façons de faire avec soi-même pour… essayer d’être avec des choses qu’on ne maîtrise pas. Et que, du coup, de l’informe va pouvoir naître un petit peu, parce que, finalement…, c’est une preuve que, même si on le veut, on ne peut pas du tout faire du chaos. Et donc, il faut trouver des moyens, instrumentaux, mentaux, pour… sortir éventuellement.

63M.S. : Mais la liberté, est-ce que ça veut dire que c’est chaotique, ou c’est n’être déterminé que par soi-même ? Parce que, ce que tu décris, c’est la liberté extrême. C’est-à-dire…

64V.L.Q. : Oui, probablement.

65M.S. : Enfin, si tu n’es déterminé que par toi-même… Mais c’est vrai qu’on peut aussi poser la question : « est-ce qu’il faut sortir aussi de soi-même ? »

66V.L.Q. : Bien, je pense que… Peut-être Alexandros le dira, mais je… Je lui pique sa formule avant qu’il ne la dise, mais, c’est « sortir de l’académisme de soi-même ». C’est sûr, c’est extrêmement important et… Oui, il y a quand même tout un tas de façons de faire qui sont intéressantes, ne serait-ce que pour la pratique, et puis pour essayer d’être dans une imprévisibilité par rapport à soi-même… aussi ; essayer d’expérimenter ça. Mais je sais que, finalement, quels que soient les contextes, en ce qui me concerne, et quand je ne réfléchis plus, parce que, quand je suis sur scène, ou dans un moment de musique, je ne pense plus à tout ça, c’est vraiment quelque chose qui s’impose. C’est comme ça et pas autrement. Vraiment. Je serais curieux de savoir toi [Alexandros] ce que …

67A.M. : Je ne sais pas ; moi je ne me pose jamais les questions en termes de liberté. Pour moi, ça va de soi pour un musicien. Et puis, obéir à un style, quand on est dans un contexte, je parle davantage de l’interprétation que de la composition parce que, là c’est… Moi, j’avoue, quand je faisais du piano, j’avais tendance à jouer Schubert de manière un peu… paradoxale, et on me disait : « ah, ce n’est pas le style ! ». Du coup, là, oui, effectivement, je n’étais pas libre. Mais, sinon, pour tout ce qui est démarche au niveau de la création, que ce soit improvisée ou écrite, ça va de soi. En revanche, c’est le mot « ouvert », je crois, que tu as prononcé…

68Ph.M. : Oui.

69A.M. : Ça, c’est quelque chose qui est intéressant. C’est-à-dire cette attitude permanente de… Volonté de capter les choses, de les réinjecter, et d’aboutir à une esthétique qui se redéfinit continuellement, qui ne préexiste pas à la musique, mais qui n’existe qu’au moment où la musique sonne. Ça, c’est quelque chose qui m’intéresse. Et puis, qu’elle existe dans le sens où elle crée un lien avec l’auditeur et que l’auditeur aussi puisse créer (comme…, je ne sais pas, comme un écouteur, pour paraphraser Duchamp) son image de l’œuvre, ou de la forme sonore qu’il perçoit.

70Ph.M. : Je reviens maintenant à une question pour les deux pédagogues que vous êtes : Beaucoup d’improvisateurs doutent que l’improvisation puisse s’enseigner dans un…, évidemment a fortiori dans un cadre académique, mais nous sommes un certain nombre de pédagogues, enfin je pense, à nous interroger sur les possibilités d’enseignement de cette discipline. En quoi consiste votre enseignement de l’improvisation ?

71A.M. : En tous cas, ce n’est pas, pour moi, une question de transmission de savoir, et surtout pas, en gros, de dire aux gens quoi faire sur un plan esthétique ou stylistique, un peu comme en composition d’ailleurs. Si vous voulez, voilà le problème : comment enseigner quelque chose qui est censé faire appel à l’inventivité, à la créativité et à la personnalité de chacun ? Alors, moi, je vois les choses comme un ensemble d’expériences : accumuler des sensations, accumuler des expériences, essayer de donner certaines clés pour retrouver sa propre liberté, et puis prendre conscience, peut-être, de choses que moi je ressens, étant une oreille extérieure et puis, peut-être, plus… expérimentée, et… Voilà. Et puis, je vois mon travail de pédagogue dans la périphérie de ce qu’est la pédagogie, dans les aléas, les contours, les détours, plus que dans le sens « je transmets quelque chose qu’on m’a transmis ». Je ne vois pas la chose comme ça. Et il y a toujours aussi cette histoire de la musique de relations qui déborde sur la pédagogie, c’est-à-dire qu’on est là pour partager des choses… et voilà, quoi.

72V.L.Q. : Dans ce sens là, moi, je n’ai pas grand chose à ajouter. On est peut-être… Dans un certain sens, on est coordonnateurs, parce que les gens apprennent autant les uns des autres que de nous, enfin… sans doute plus les uns des autres que de nous. Seulement, on leur donne la possibilité de se réunir, de travailler, et puis, éventuellement, de travailler dans des sens dans lesquels ils n’ont pas envie d’aller, vers des endroits ou, carrément, ça les dérange d’aller…, pour multiplier les expériences, et puis, à l’issue de ça, ils savent mieux ce qu’ils aiment faire et ce qu’ils n’aiment pas faire… éventuellement.

73Ph.M. : Est-ce que, d’une certaine façon, votre enseignement fonctionnerait, pour les étudiants, par… imprégnation mutuelle et, pour l’enseignant vis à vis des étudiants, comme…, disons, un analyste en temps réel ? « Analyste », pas au sens psychanalytique, analyste musicologique.

74V.L.Q. : Disons que non. En fait même, on partage vraiment tout, parce que ça nous arrive très souvent de jouer avec les étudiants et d’être finalement… bien embêtés parce qu’on n’a pas une oreille très extérieure, parce qu’on était complètement engagés dedans. Mais, en revanche, de faire appel aussi à l’analyste que peut être l’élève a posteriori et lui dire : « Tiens, à cet endroit-là, pourquoi tu as joué ça ? » ou « Pourquoi ça plutôt qu’autre chose ? », « Comment ça se fait que… on n’a pas terminé là » et de cette discussion… post-musicale, il y a sans doute un enseignement qui se fait, mais qui est un enseignement pour tout le monde, en tous cas, pour moi comme pour les étudiants.

75M.S. : Une question pour Alexandros : La relation entre la composition et l’improvisation. Ce sont deux mondes complètement différents. Est-ce que l’un stimule l’autre ? Est-ce qu’il peut y avoir des jonctions, des points où ils convergent ?

76A.M. : Pour moi, absolument, oui. Enfin, dans tout ce que j’ai fait, il y a une interpénétration permanente des deux choses. J’essaie, dans le[s] projet[s] que j’imagine, de choisir aussi des musiciens-improvisateurs, ou qui ont la possibilité d’être à la fois des musiciens de pupitre et d’improviser. J’aime bien aussi déplacer l’acte de composition lui-même au-delà de l’écriture, dans la répétition, pour continuer à chercher des choses à partir de ce que les gens proposent, et puis faire plusieurs allers-retours entre improvisation et écriture, pour finalement personnaliser l’écriture, notamment pour écrire pour le chant. Par exemple, pour moi, je veux dire… maintenant, écrire pour mezzo-soprano, ou soprano, ou voix de baryton, ça ne veut rien dire. Il faut écrire pour des gens. Il faut les faire improviser, même s’ils ne sont pas improvisateurs, pour voir comment leur voix sonne par rapport à des situations, par rapport à des contextes, par rapport à des envies et des volontés de leur part, et récupérer ça pour réécrire en fonction de… En ce qui me concerne, souvent, mes compositions aussi sont des improvisations organisées, ou des processus presque… informatiques parfois (avec Open Music), que j’ai détruits, que j’ai déconstruits, en improvisant dessus, improvisant même de manière…, pareil, en passant par l’ordinateur ; et ça m’intéresse cet aspect-là. Et puis, ce qui m’intéresse aussi, c’est le lien avec l’oralité. C’est-à-dire, je vois que l’écriture a évolué. À un moment, au début du XXe siècle, [elle] était très, très, très précise, notant tout. En disant toujours aux [instrumentistes] comment faire… plutôt quoi faire, mais pas quoi faire sonner. Quand on met pour un violoncelle : « sulponticello », on ne met pas « son métallique ». On dit à la personne quoi faire, mais pas quel son produire. Et, après, l’écriture des musiques de matière a fait que l’écriture a commencé à s’éloigner du symbole, [mais demande] encore l’aide de l’oralité pour franchir…Une partition de Lachenmann ne contient que trente pour cent d’informations sur la pièce elle-même. Moi, j’étais même surpris de découvrir qu’il y a des choses qu’il laisse tomber parce qu’il sait qu’il ne peut le faire qu’en communiquant avec les musiciens. Enfin, ce n’est pas des contextes d’improvisation, mais aussi une forme d’oralité, et qui est intéressante à analyser par rapport à l’improvisation, parce que c’est aussi l’improvisation qui fait qu’un instrument sonne… Un instrumentiste fait sonner son instrument par rapport à une manière personnelle. Et voilà. Toutes ces choses-là m’intéressent énormément : comment retrouver l’oralité au sein de la composition ? Comment s’éloigner de l’écrit ? Comment se reposer la question : « comment est organisé un concert, ses répétitions ? » Comment faire les allers-retours, constamment, entre les formes improvisées et les formes écrites ? Voilà.

77Ph.M. : Je pense que c’est le mot de la fin.

78M.S. : Parfaitement ! On a bien improvisé. Mais on avait un schéma tout de même…

79(Transcription et adaptation : Philippe Michel)

Notes   

1  « Alexandros Markeas - compositeur », in http://www.alexandros-markeas.net/accueil_fr.php, consulté en novembre 2008.

2  « Cnsmdp », in http://www.cnsmdp.fr/, consulté en novembre 2008.

Citation   

Makis Solomos et Philippe Michel, «Improvisation générative, improvisation libre», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Jazz, musiques improvisées et écritures contemporaines, mis à  jour le : 25/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=395.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Makis Solomos

Musicologue, enseignant-chercheur en musique contemporaine, université Montpellier 3, Rirra21, membre du comité de rédaction de la revue.

Quelques mots à propos de :  Philippe Michel

Pianiste, musicologue, enseignant-chercheur en jazz et musiques improvisées, université Paris 8.