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Giacinto Scelsi, Les anges sont ailleurs…, textes inédits recueillis et commentés par Sharon Kanach, Arles, Actes Sud, 303 p. (+ CD).
Giacomo Manzoni, Écrits, textes réunis, traduits et annotés par Laurent Feneyrou, Paris, Basalte, 2006.

Makis Solomos
juin 2011

Index   

1Saluons la parution simultanée des écrits de deux musiciens italiens contemporains, Giacinto Scelsi et Giacomo Manzoni, rendue possible par le travail minutieux et soigné de Sharon Kanach pour le premier livre et de Laurent Feneyrou pour le second.

2Le livre de Scelsi constitue une première mondiale : c’est la première fois que paraît un ouvrage réunissant autant de textes – et, pour certains, inédits – de ce grand compositeur du XXe siècle que l’on n’a pas fini de redécouvrir. La plupart de ces textes ne sont pas des traductions : le français est la langue dans laquelle Scelsi aimait s’exprimer, du moins en ce qui concerne ce qu’il voulut bien laisser à la postérité. Pour l’essentiel, ils sont le fruit d’enregistrements (parfois en discussion entre amis), à la transcription desquels il apportait quelques modifications. En effet, Scelsi pensait sans doute ces textes comme il pensait sa musique : cette dernière est le fruit d’improvisations « en état de transe » (p. 262), pour citer son ami Luciano Martinis, auteur d’une biographie passionnante qui figure dans les appendices du livre.

3Toute l’attitude de Scelsi est caractérisée par le refus du contrôle (conscient), de la posture intellectuelle. Composer signifie pour lui se mettre dans « un état de passivité lucide » (p. 142). C’est pourquoi d’ailleurs il ne se considère pas comme un « compositeur », mais comme un « intermédiaire » :

« Honnêtement, je n’ai jamais rien pris d’aucun côté. Je vous l’ai dit ; je suis un intermédiaire seulement. C’est une tout autre façon de voir, d’entendre et de comprendre ma musique. Je n’ai pas d’érudition, ou de choses que j’ai apprises et qui se sont formées en moi à la suite d’études ou d’intérêts quelconques. C’est très difficile pour moi d’en parler. Ça dépend beaucoup de vous. Les choses arrivent au moment voulu, au moment où c’est nécessaire qu’elles soient entendues ou pas. Tout est prévu là-haut, ça ne dépend pas d’ici. Les choses qui ont l’air de dépendre d’ici sont tout à fait des prétextes. Les forces d’en haut emploient toujours des moyens visuels compréhensibles par les autres pour faire ou ne pas faire certaines choses. Tout dépend d’en haut : les rencontres, les heures qui importent, tout ce qui détermine un changement de volonté. On ne dépend pas des hommes ni des femmes. La plupart d’entre eux sont des instruments tout à fait inconscients. Ils croient qu’ils décident de ce qu’ils font, qu’ils agissent. Mais ce sont des pantins. D’autres savent qu’ils sont des intermédiaires. Ce sont des pantins aussi, mais ils le savent. Ils l’acceptent et sont très fiers d’être des pantins et des intermédiaires. C’est la plus grande célébrité que l’on puisse avoir, d’être choisi pour agir de certaines façons, d’accomplir certaines choses. Quelques-uns sont utiles, d’autres sont inutiles ; ils seront utiles une autre fois. Il y a des gens qui naissent une fois, la dernière. Enfin, pour eux c’est la première fois. Mais ils doivent continuer leur cycle. Moi, j’en connais cinq ou six, même dans les détails. Mais c’est assez rare […] » (p. 69-70).

4Féru de philosophie orientale, Scelsi fait partie de ces compositeurs qui mettent l’accent sur le son car ils lui prêtent une « intériorité ». C’est peut-être d’ailleurs le plus important d’entre eux, et son nom est, à l’heure actuelle, indissociable de cette voie. Le livre contient le texte « Son et musique » (ca 1953-54) qui développe la célèbre idée de « sphéricité » du son. En voici quelques extraits :

« La musique ne peut exister sans le son, mais le son existe très bien sans la musique. Donc il semble que le son soit plus important. […]

En plus, le son est sphérique, mais en l’écoutant, il nous semble posséder seulement deux dimensions : hauteur et durée – la troisième, la profondeur, nous savons qu’elle existe, mais, dans un certain sens, elle nous échappe. […]

Il existe d’autres aspects. L’aspect psychique des sons intérieurs : ceux qu’on entend en méditation et ceux qui existent à des niveaux supérieurs et transcendants […].

Je dirai seulement, qu’en général, la musique classique occidentale a consacré pratiquement toute son attention au cadre musical, à ce que l’on appelle la forme musicale. Elle a oublié d’étudier les lois de l’Énergie sonore, de penser la musique en termes d’énergie, c’est-à-dire de vie. […]

Vous voulez que je vous dise que la musique de Bach et Mozart n’aurait pu faire tomber les murs de Jéricho ? Oui, c’est un peu cela. […] » (p. 125-133).

5On l’aura compris : dans ses textes, Scelsi n’argumente pas, il s’exprime selon la logique d’un « messager », d’un « intermédiaire », pour reprendre ses mots. Mais on aurait tort de le confondre avec un quelconque gourou new age. En effet, il affirme clairement que son chemin constitue une voie personnelle qu’il a choisie pour échapper à la folie :

« Dès l’âge de trois ans et demi, j’ai commencé à improviser au piano. […] Les gens venaient et étaient assez étonnés pour ne pas m’arracher du piano. Une personne l’a fait – c’était une gouvernante –, je lui ai cassé la tête avec un gros bâton. Elle a dû rester à l’hôpital assez longtemps. Elle m’avait arraché du piano. J’ai eu un choc terrible. Je ne savais pas du tout ce que je faisais. J’étais en transe, hors de moi. Elle ne le savait pas.

[…]

Plus tard, on m’a forcé à étudier la musique. On m’a dit : “Mais enfin, il faut que tu publies des partitions, tu as du talent”, etc. J’ai même été à Vienne étudier la dodécaphonie avec Walter Klein, qui était l’un des élèves de Schönberg. J’ai fait ça et puis je suis devenu malade, bien sûr. C’était la conséquence normale. Lorsque quelqu’un peut rester des heures devant un piano sans savoir ce qu’il fait, mais en faisant quand même quelque chose, c’est qu’il est animé d’une force hors du commun, qui passe à travers lui. Mais si vous bloquez cela en songeant à un contrepoint ou à une résolution de septième, on n’arrive à rien. Ça m’a rendu malade pendant quatre ans. Je pensais trop. Depuis ce moment-là, je n’ai plus pensé du tout. Toute ma musique et ma poésie ont été réalisées sans penser » (p. 64 et 66).

6Cette édition des écrits de Scelsi par Sharon Kanach, qui fut son assistante et qui est également spécialiste de Xenakis1, fournit de nombreux renseignements sur cette voie. Une première partie contient des textes autobiographiques, la seconde se centre sur la musique et la troisième regroupe quelques textes dédiés à l’art en général. On trouvera en appendice une liste des oeuvres musicales, qui fera sans doute autorité, ainsi qu’un CD réalisé à partir d’une émission radiophonique2. En outre, le livre contient une riche documentation iconographique composée de manuscrits et de photos. De son vivant, Scelsi refusait qu’on publie ses photos. D’une manière générale, il luttait contre l’idolâtrie de l’artiste (« Tout compositeur devrait être enfermé, mais de façon confortable, bien sûr. Dans une maison luxueuse ou une tout à fait ordinaire. Le choix est libre. Ils sont autorisés à recevoir des amis, des dames, à déboucher de bonnes bouteilles, à faire tout ce qui leur plaît. Mais il ne faut pas les libérer : ils corrompraient alors la musique en vivant stupidement et en adoptant l’habitude saugrenue de se faire photographier, arborant ainsi leurs nez aplatis », disait-il, p. 34). Il alla même jusqu’à rêver de la destruction de son oeuvre musicale (cf. p. 70). Cependant, « peu avant sa mort, Scelsi confia de nombreux documents à certains proches […] Mais il avait également organisé la création de la Fondation Isabella Scelsi, lui confiant la plus grande partie de ses archives personnelles. Scelsi fut un homme de contradictions ! », note Sharon Kanach (p. 34). Aux mêmes éditions, devraient prochainement paraître deux autres livres de Scelsi : L’homme du son, recueil de poèmes ; Il sogno 101, une autobiographie.

7Laurent Feneyrou est un musicologue bien connu des lecteurs de Filigrane : le numéro 3 contient un de ses articles ; le même numéro ainsi que le précédent accueillent des comptes rendus de deux ouvrages collectifs qu’il a dirigés. L’édition des écrits de Manzoni qu’il nous donne est précieuse : de même que le livre de Scelsi, elle ne consiste pas en la traduction d’un ouvrage existant, mais en un livre regroupant pour la première fois une somme importante d’écrits de ce compositeur et théoricien encore trop peu connu en France.

8Né en 1932, Giacomo Manzoni fait partie des compositeurs contemporains italiens les plus actifs, avec des oeuvres telles qu’Ombre (alla memoria di Che Guevara (1968, pour orchestre et choeur) ou Moi, Antonin A. (1997, pour soprano, récitant et orchestre, sur des textes d’Artaud) et des opéras tels qu’Atomtod (1964) ou Docteur Faustus (1988). Son cheminement musical réussit une combinaison rare, puisqu’il est issu d’un croisement entre l’héritage de Schönberg et celui de Varèse. Par ailleurs, Manzoni fut l’un des premiers traducteurs mondiaux d’Adorno : grâce à lui, les lecteurs italiens purent par exemple lire la Philosophie der neuen Musik dès 1959 et l’Einleitung in die Musiksoziologie dès 1971 – alors qu’il a fallu attendre respectivement 1962 et 1994 pour une traduction française. Membre fondateur de l’une des revues musicales italiennes les plus intéressantes, Musica/Realtà, il fut également critique à L’Unità, le quotidien du Parti communiste italien. Son engagement politique n’a pas nuit à sa participation très active à la vie musicale italienne, au contraire, puisque, encore aujourd’hui, le PCI constitue un contre-pouvoir fort important, notamment en matière culturelle, dans un pays où le pouvoir est souvent marqué par une absence totale de soutien à la culture.

9On pourrait opposer terme à terme Manzoni, l’« engagé », à Scelsi, « il conte ». Le premier déclare :

« J’ai toujours voué un vrai culte à la raison, à la spéculation, à la pensée laïque et concrète. Inversement, ce qui m’a toujours manqué, c’est le sens de l’obscur, de l’indistinct et du mystérieux, pour ne pas dire du sacré : et je suis convaincu que non seulement la religion, mais aussi l’astrologie, l’occultisme, les magies noires ou blanches font partie d’un complexe que je n’hésite pas à appeler “opium du peuple”, ou plus précisément “expropriation de l’intellect” […]

Même dans le travail de compositeur, je suis convaincu que la logique et la rationalité sont les piliers, les surfaces portantes et constitutives de tout sens musical. Ce n’est pas un hasard si j’ai plus d’une fois affirmé me sentir plus architecte que musicien, peut-être pour souligner à quel point la composante du calcul, de la logique et du “projet” est forte en architecture » (p. 517-518).

10Plus généralement, Manzoni défend la modernité comme « recherche » et comme expression d’une individualité. Dans un texte sur Monteverdi, il note : « Son rapport au travail le différencie considérablement de ses prédécesseurs. […] Il n’écrit pas à foison, mais pense et repense […] Tout cela le différencie donc du musicien traditionnel, favorable à ses maîtres et peu enclin à la recherche. Il se pose en artiste moderne, conscient de son individualité, de l’importance et de la noblesse de son travail de créateur de musique, et donc de la culture » (p. 22). Cette modernité est radicale, sans concessions : « Le compositeur ne doit régler ses comptes qu’avec lui-même, avec le meilleur de ce qu’il a en lui » (483), écrit-il en 1990, en pleine vague « néo ». Mais il est à noter qu’il fait partie de ces quelques compositeurs qui, face à la tendance parfois trop formaliste de l’avant-garde musicale des années 1950, émit une autre position ; ainsi, en 1958, il note : « Dans les oeuvres de Maderna, on peut déjà noter l’aspiration à un langage musical compréhensible par tous, qui abandonnera finalement sa “tour d’ivoire” pour être à nouveau “musique” dans le sens plein et universel du terme » (p. 153).

11Peut-être encore plus que Nono, Manzoni en appelle à un équilibre entre la recherche et la critique sociale. En tant qu’adornien, il estime que l’attitude de recherche devrait être, par essence, critique sociale : une attitude critique face à une société qui bannit la pensée, la culture, qui ne favorise que le divertissement. Récemment encore (1995), il publia un article intitulé « Contre une “esthétique” de la musique aujourd’hui », ici aussi pour s’opposer à un certain postmodernisme qui renonce à toute forme de critique :

« Si nous pensons que notre devoir consiste avant tout à indiquer une voie pour “s’évader de l’évasion”, à confirmer la nécessité pour le compositeur d’être authentiquement dans la musique et pour la musique (et finalement pour les autres), afin de contribuer à la nécessaire opération visant à démasquer le mensonge social, hypothèque terrible et grave sur le présent et le futur des hommes, si nous pensons à tout cela […], alors nous pouvons, je crois, revendiquer le rôle d’une philosophie de la musique. […] Je pense vraiment que le moment n’est pas le plus propice à l’esthétique et que celle-ci devrait être réservée à une autre phase, à une autre époque des développements historiques, quand l’homme vivra de manière différente, mais plus détachée, ces thématiques ; en revanche, je pense qu’une philosophie de la musique peut intervenir de manière féconde, comme ce fut le cas avec la Philosophie d’Adorno en son temps, dans le vif de la pensée musicale actuelle : non pour établir ou lui donner des priorités, ou pour lancer des excommunications, mais pour vérifier presque quotidiennement une praxis compositionnelle qui ne doit jamais oublier la responsabilité et le sens de son existence même et de son faire » (p. 246).

12Ces Écrits de Manzoni contiennent des réflexions riches et denses sur de nombreux sujets : sur des compositeurs (Wagner, Malher, Schönberg, Webern, Ives, Varèse, Stockhausen, Maderna, Nono, etc.), sur Adorno, sur l’opéra et le théâtre musical, sur les relations musique-cinéma, sur musique et littérature, pour n’en citer que certains.

Notes   

1  Certains pourraient se demander : comment est-il possible de combiner Xenakis, qu’on associe si souvent à la prise de conscience, à la formalisation, etc. avec Scelsi ? Un élément important de réponse est contenu dans un des extraits que j’ai donnés du texte « Son et musique » : « penser la musique en termes d’énergie » ; en effet, « énergie » était l’un des mots-clefs de Xenakis (peut-être le plus important). Par ailleurs, la pensée de Xenakis n’est pas dénuée d’une certaine forme de mysticisme (cf. certains de ses textes du début des années 1960, où il parle par exemple d’« extase »). Enfin, on peut – à l’inverse – s’intéresser à la musique de Scelsi et même à ses écrits sans prendre à la lettre ses « messages ».

2  L’index du CD (p. 302-303) est défectueux. Je le corrige : a) « piste 02 » à partir de « (10 min 01) intervention de J-LC » est en réalité la piste 3 ; b) en conséquence, « piste 03 » est la piste 4 ; c) « piste 03 » : le dernier élément mentionné est en réalité la piste 5 ; d) en conséquence, « piste 04 » est la piste 6 ; e) décaler en conséquence les autres pistes.

Citation   

Makis Solomos, «Giacinto Scelsi, Les anges sont ailleurs…, textes inédits recueillis et commentés par Sharon Kanach, Arles, Actes Sud, 303 p. (+ CD).
Giacomo Manzoni, Écrits, textes réunis, traduits et annotés par Laurent Feneyrou, Paris, Basalte, 2006.», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Nouvelles sensibilités, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 09/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=391.

Auteur   

Makis Solomos