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Réflexions sur l'inconscient dans la musique

Thomas Dézsy
juin 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.384

Résumés   

Résumé

Tout d’abord, il s’agit d’une découverte pour moi : le fait qu’il existe une « fenêtre » (temporelle) vers une « musique informelle », c’est-à-dire, comme dans l’écriture automatique, un transfert quasiment direct de l’inconscient vers le conscient. Comprendre, d’abord, comment cela s’est situé historiquement dans la musique.
Ensuite, la question qui ne perdra jamais de son intérêt est la recherche de la forme dans un contenu qui provient de l’inconscient.
Je ne pense pas qu’on puisse arriver à une conclusion définitive sur le sujet, voilà un essai basé sur des faits historiques, qui démontre, en fait, l’impossibilité d’exprimer un inconscient individuel sans que celui-ci se soumette à des conditions formelles pré-existantes.

Abstract

First of all, it’s about a discovery I made: the fact that a (temporal) ‘window’ on musique informelle exists, that is to say, virtually a direct transfer from the unconscious to the conscious – like automatic writing. First, understand how this is historically situated in music. Then, the question (which will never lose its interest) is, finding a form within content stemming from the unconscious. I don’t think there is a definitive conclusion to this subject. Here is an essay based on historic facts that, in fact, demonstrates the impossibility of expressing an individual unconscious not subject to pre-existing formal conditions.

Index   

Texte intégral   

Une idée ne périt jamais.
Arnold Schönberg.

1Les 150 ans de Freud coïncident avec la possibilité de réfléchir sur les mécanismes qui, dans la création musicale, ont signé la modernité. Les réflexions et les pensées qui suivent trouvent leur origine dans la pensée en langue allemande, pour laquelle la discussion sur la musique contemporaine s’articule souvent sur une idéologie sociale, confrontant les traditions bourgeoises ou anti-bourgeoises, sans prendre en compte les réalités de l’ère de la globalisation et toutes migrations qui ont mis un terme à un tel eurocentrisme. Les changements historiques des deux décennies passées ont produit des discours non seulement sur la fin de la modernité, ou même sur « la fin de l’histoire », mais aussi de nombreux mouvements « néo », « rétro » ou « re ». La réévaluation intellectuelle de l’avant-garde amène inévitablement à des questions sur la formalisation et sur la rationalité, et, parallèlement, sur le rôle central de l’irrationnel et de l’inconscient.

2Le mot « inconscient » (en allemand : Das Unbewusste) est parfois confondu avec le mot « sub-conscient » (Das Unterbewusste), abandonné par Freud lui même en faveur du premier. Freud trouva le terme de « sous-monde », si ce n’est celui de « sub-conscient » dans un livre du leader socialiste Ferdinand Lasalle, qui cherchait à faire bouger politiquement le « sous-monde » du prolétariat industriel !1

3Ce mot est aujourd’hui comme un fragment, un lambeau arraché, un de ces signes iconiques qui semblent appartenir à tout le monde.

4Sigmund Freud, né en 1856, appartient à une génération antérieure à celle d’Arnold Schönberg, né en 1874. Malgré cela, les mondes culturels des deux hommes sont presque identiques. Le mot-clé du travail de Freud reste le concept d’« inconscient », associé à une activité « psycho-logique », c’est-à-dire une activité logique de notre « inconscient ».

5Inaccessible à la volonté, en deçà du « pré-conscient », ce complexe reste en nous une grande énigme.

6Freud n’aimait pas la musique, il la connaissait mal. Étant jeune, chéri de ses parents, il imposa à sa sœur d’arrêter la musique, élément perturbant pour ses études. À aucun moment dans sa vie un piano ou quelque autre type d’instrument n’a trouvé place dans son ménage. C’est d’autant plus étonnant quand on connaît le rôle que la collection de fétiches des peuples « primitifs » joua dans la vie de Freud, peuples pour lesquels la musique était primordiale. Frederic Grunfeld2 nous rappelle la rencontre entre Freud et Gustav Mahler en août 1910 à Leiden (nom, qui en allemand, veut dire « souffrances » !). Freud ne connaîtra en tout et pour tout que deux opéras, le Don Giovanni de Mozart et Carmen de Bizet. On sait qu’il n’aimait pas être séduit par des mélodies populaires. Était-il irrité par la force émotionnelle et manipulatrice de la musique, non-verbale, irrationnelle, et parfois difficile à contrôler ? Est-il possible qu’il ait eu certaines « mauvaises expériences » musicales pour la tenir ainsi à l’écart ? Freud ne voyait en Mahler qu’un « Génie » qui n’avait de ce fait aucun problème à assimiler rapidement les idées de la psychanalyse.

Vienne

7La situation de la Vienne « fin-de-siècle » était celle d’une « ville invertie »3. Les multiples conflits sociaux, alimentés par une inimaginable pauvreté, paraissaient occultés par la gloire d’un empire superficiellement en paix depuis des décennies et par l’éclat de l’apparence architecturale. La présence d’un ornementalisme nerveux, presque hystérique, connu à travers les peintures de Klimt, ou à travers les œuvres des « Sécessionistes », est à l’origine d’une « contre-esthétique » soutenue par des architectes comme Loos ou Moser, des artistes comme Schiele ou Schönberg, relayée par les voix de Kraus, Freud, Wittgenstein et bien d’autres encore. Bien entendu, il ne s’agit pas d’un groupe mais d’une proximité intellectuelle, à la recherche de la « vérité consciente ». Schönberg a commencé par mépriser le pathos de Mahler, et ce n’est que plus tard qu’il saura reconnaître ses qualités. Cherchant une vérité, en arrachant le masque éclatant, mais faux, du malade – c’est-à-dire de la société – ce processus mena à une dissociation du « vrai » du trio « le beau, le bon et le vrai ». Le « vrai » était profondément caché dans les personnes, dans la société, inaccessible à la volonté… inconscient. C’était un territoire inconnu et interdit par les mœurs de cette société sous pression morale. En première ligne, la femme était soumise à une tension sexuelle répressive, sans issue, jouant son rôle standardisé de bonne mariée, femme de ménage, mère, difficilement acceptée dans les domaines masculins des sciences, des arts, de la vie professionnelle en général, et bien sûr économiquement dépendante de son mari, et pas seulement sexuellement ou moralement. Il ne lui restait en quelque sorte que deux issues : la mort ou la folie. Voilà le matériau dans lequel Freud puisa ses recherches : les hystéries, les névroses, résultats d’une société au bord de l’implosion. L’opus 17 de Schönberg, Erwartung (un mot qui en allemand rassemble attente et espérance), a toutes les caractéristiques d’un « cas » freudien. Cette interprétation a été tentée par Alexander Carpenter dans sa thèse intitulée Erwartung and the Scene of Psychoanalysis : Interpreting Schönberg’s Monodrama as a Freudian Case Study.4 La découverte de mondes intérieurs incohérents, d’une forme d’« opposition éthique » comme réponse à la pression morale et sociale, menaçait de faire éclater la société entière. L’écrivain autrichien Karl Kraus prévoyait l’apocalypse, l’Holocaust dépassa toute imagination de ce genre.

La femme

8La « révolte » de la femme contre cette oppression, dans une société marquée par le culte du génie masculin, était portée par des femmes organisées dans des associations féministes. Leur lutte était une lutte contre l’Histoire elle-même : depuis au moins Aristote, nous trouvons le concept d’une conscience masculine qui perdure jusqu’au vingtième siècle. Hegel reste une exception, mais Schopenhauer évoque l’artiste-homme comme représentant d’une conscience pure, ce qui aura une grande influence sur Wagner. Dans L’œuvre d’art du futur, ce dernier met en avant l’œuvre de génie, organisée rationnellement, quasiment dictée par une raison hyper-consciente, universellement et éternellement valable et comprise. Au centre de ces conceptions, on trouve la figure de Beethoven, transfigurée en incarnation du génie absolu, assumant la mystification romantique du conscient rationnel. Le schéma ainsi établi – tel qu’il se donne à voir de manière exemplaire dans le livre problématique Sexe et caractère du jeune Otto Weininger5 – veut démontrer l’incapacité de la femme à penser rationnellement. Curieusement, ce livre fulgurant – dont l’auteur s’est tiré une balle dans la tête dans la chambre de mort de Beethoven peu après la parution de son ouvrage – rencontrera le soutien de penseurs aussi éminents que Ludwig Wittgenstein ou Karl Kraus, mais aussi celui de Freud lui-même, comme en témoigne une lettre à son ami Wilhelm Fliess6. Les analyses de ce phénomène par la « femme nouvelle » mettaient plutôt en avant une « crise du masculin », ce qui est très clairement démontré dans l’ouvrage de Peri Elizabeth Shamsai, The Case of Beethoven. Aesthetic Ideology and Cultural Politics in Fin-de-siècle Viennese Modernism7. Cette exacerbation des positions se porta aussi sur des préjugés nationaux, comme la diffamation courante de l’effémination de la mode française ou de la musique italienne. Fatale fixation qui, parmi bien d’autres, poussa ces sociétés vers les catastrophes des deux grandes guerres.

9On peut voir dans cette surévaluation du rationnel une « fétichisation » de ce qui concerne les « sciences », pour lesquelles le monde, exploré et mesuré, se dévoile comme système logique, clos et parfait. L’irrationnel, le « non-logique », le sentiment – si éloigné des sciences « exactes », comme on dit en français – sombrent dans une forme de « refoulement » de ces sciences ! L’histoire de la musique a connu également cette tentation de distiller un système cohérent. Heinrich Schenker, Josef Matthias Hauer, Alois Hába et Arnold Schönberg en sont des exemples. Vienne était le principal lieu de ces constructions personnelles à la prétention universelle. Mais c’était aussi le lieu de l’exclu, de l’opprimé, du supprimé, du refoulé, voire même de l’infantile, du féminin et aussi, à l’époque, du juif.8 Cette « présence ignorée » créa un explosif dangereux, qui se manifestait à travers les problèmes psychosomatiques. C’est ce que Freud avait décidé de prendre en charge.9 En faisant de ces problèmes un objet « officiel » des sciences, des universités, de la société, en démontrant que ce ne sont pas seulement les pauvres, les démunis ou les malades qui souffrent de maladies psychiques, il montrait que la face cachée de l’homme s’établit sur une partie de l’âme, de la psyché, largement insaisissable et incontrôlable par l’individu lui-même. L’existence et la description de ce territoire énorme et inconnu attira l’intérêt des arts, qui, après avoir flirté avec le nationalisme, exploité les formes populaires et l’exotisme, cherchaient désespérément de la chair fraiche pour leur cuisines artisanales.

10La notion d’« inconscient » cherche à rétablir un irrationnel dans un monde dominé, à l’image des sciences, par le rationalisme absolu, et donc devenu aliéné à l’humain.

Schönberg

11Partant de l’Opus 11 d’Arnold Schönberg, composé en 1909 à Vienne, on peut se poser la question du rôle de l’inconscient dans une musique que Theodor W. Adorno désignait par le terme de « musique informelle ». Cette expression parle de « l’ouvert » dans la composition, qualité appartenant plutôt à l’improvisation libre. Quel rôle y joue « l’inconscient » ? S’agit-il d’une dialectique entre composition et improvisation ? « S’évader de l’étau », comme Adorno le dit littéralement, vers un « ouvert » musical serait-ce possible on se connectant à son propre inconscient ? Theodor Adorno précise son idée d’une musique informelle : « C’est une musique, comme phénomène, qui s’est libérée de toutes les formules superficielles, extérieures, abstraites ou rigides, mais qui, complètement libre d’obligations hétéronomes et étrangères, ne se constitue pas comme phénomène par des lois extérieures. Une telle libération devrait se soustraire également, sans établir de nouveau l’oppression, des empreintes d’un système interne de ce phénomène. »10 Adorno ajoute : « [une musique] qui refuse, au nom de l’honnêteté, de composer différemment de ce que son instinct spontané lui permettrait, ou qui se révolte contre la contrainte des principes de construction, n’arriverait pas, jusqu’à maintenant, dans l’ouvert, mais répéterait, sans le soupçonner, l’attitude des gens, qui, au temps de l’atonalité libre, se vantaient de ne pas être des snobs, sans pourtant produire un résultat individuel et original, mais du remâché. (...) La tâche stratégique d’une musique informelle serait de sortir de cette « étau ». »11 On devrait ainsi parler d’une « fenêtre » qui s’est ouverte, à cette époque, pour une musique quasiment en contact direct avec l’inconscient, pour des méthodes de création libérées des structures traditionnelles et patriarcales.

12Schönberg, comme Freud d’ailleurs, ne faisait pas exception à la structure patriarcale. La recherche du nouveau, du renouveau, et les tensions sous-jacentes au tissu social le poussaient sur un chemin comparable à celui de Freud. Pourtant, aucune rencontre personnelle entre Freud et Schönberg n’a été rapportée. Dans la bibliothèque de Schönberg on ne trouve aucun ouvrage de Freud, de même Freud ne parla jamais de Schönberg dans ces écrits. Pourtant le compositeur connaissait le travail du psychanalyste. Salka Viertel, la sœur du « pianiste des Viennois » Eduard Steuermann, parle des rencontres auxquelles Schönberg participa avec grand enthousiasme. Les vives discussions sur la psychanalyse, en proposant des méthodes différentes, donnent une version schönbergienne d’une science psychologique entièrement alternative à celle de Freud.12

13Les étudiants célèbres du compositeur réagissent à leur tour. En 1913, Webern suivit une analyse chez Alfred Adler, qui s’était séparé du cercle de Freud en 1911. Alban Berg conseilla à son épouse Helene une thérapie soit chez Freud soit chez Adler, qu’il connaissait personnellement.

14Dans les écrits de Schönberg, notamment dans la Harmonielehre (1911) et dans Style and Idea, on retrouve, dispersé entre les lignes, un complexe psychologique où figure l’inconscient, appelé aussi « cœur », « inspiration », « vision », « la main », « le nait-avec » et d’autres expressions encore qu’on peut lier à une activité in-consciente dans le travail du compositeur. C’est encore plus clair dans le cas de Schönberg, qui développe une forte dialectique, presque démagogique, entre le travail logique, rationnel et conscient de l’artiste (le vieux schéma du génie-dieu) et un fond inconnu, qui porte encore des noms classiques comme « le cœur ». Bien sûr, le « cœur », dans le sens physiologique actuel, ne joue aucun rôle dans la composition, mais fait allusion à une activité en dehors de tout contrôle rationnel. Le credo de cette veine contre-esthétique était la clarté formelle, l’organisation structurale et la continuité historique.

15Schönberg souligne en plusieurs occasions qu’il existe des moments « incalculables » dans le travail d’un compositeur. C’est le « musikalische Gedanke » – la « pensée musicale » – et « l’idée » qui se trouvent au centre de sa pensée. Dans « Problems of teaching art » (1911), il écrit : « You cannot formulate this kind of consideration of material without psychology, since the material is destined to affect the psyche and only comes to consideration at all through this function. »13 « (...) with his dextertity and adaptability he [the artist] can apply, as an artistic method, something the creative spirit did unconsciously, when it forced from the material the affects that matched a need for expression. »14 « Only a thorough knowledge of the styles makes one conscious of the difference between « mine and thine ». »15 Et dans un autre passage : « My technique and style have not been developed by a conscious procedure.16 »

16La dernière citation date d’une période ultérieure, autour de 1950. Elle porte sur les Opus 11 (trois pièces pour piano) et 12 (deux chants), étapes les plus décisives dans son développement artistique. Sur l’opus 11, les pièces pour piano, Schönberg ajoute : « Nevertheless just psychologically details might open an avenue of approach towards an explanation.17 » « When I compose I forget all theories and I continue only after having freed my mind of them. […] But I am sure that a mind trained in musical logic will not fail even if it is not conscious of everything it does. »18

17Le voisinage de la composition des pièces pour piano avec celui de Erwartung fait comprendre comment « l’inconnu » (Egon Wellesz) joua son rôle. Schönberg disait lui-même : « J’ai dû me confier à ma main. »

18On commence pourtant à pressentir le dilemme, un dilemme classique : celui de la relation réelle entre théorie et pratique. Schönberg, inventeur de solutions pour tous les problèmes, nous explique que le contenu de ce qu’on a appris devient actif dans l’inconscient au moment du travail de composition. Cela semble séduisant comme explication mais demeure pourtant une affirmation purement subjective. « The real creative genius has no difficulty in controlling his feelings mentally. »19

19Si nous nous rappelons que l’inconscient est une partie de nous qui n’est pas accessible à la volonté, l’acte de la composition musicale se montre comme une possibilité d’accéder à ce territoire.

20Dans ce sens, il est vrai, « la pensée musicale » ne peut pas être enseignée, parce que chacun aura un contenu différent de son inconscient, résidence de la pensée musicale. Donc, il s’agit d’une expérience de vie générale, plutôt que d’un savoir musical spécifique.

21Schönberg lui-même parlait d’une « auto-analyse ». Il utilise la même technique que Freud avait utilisé pour écrire son livre sur l’interprétation des rêves dix ans plus tôt : l’introspection. Serait-il nécessaire de comparer ce livre avec la Harmonielehre de Schönberg ? L’auteur, finalement, se confie au lecteur : « Je décide, en composant, uniquement avec mon sentiment, le sens de la forme. Celui-ci me dit ce que je dois écrire, tout autre chose est exclue. Chaque accord que je note obéit à une contrainte ; une pression de mon besoin d’expression, peut-être aussi la pression d’une inflexible mais inconsciente logique dans la construction harmonique. »20

22Un exemple très proche, extrait de Erwartung, démontre le rapport. La « pression » ou « contrainte » – dans le texte original allemand « Zwang » – a tout l’aspect d’une névrose. L’inconscient n’est pas un « iceberg » tranquille, mais plutôt un volcan au bord de l’éruption. Mario Erdheim écrit : « Anzieu, dans son livre L’autoanalyse de Freud et la découverte de la psychanalyse (1975) décrit les moments biographiques de la découverte de l’inconscient. Mais cela est seulement le côté individuel du processus de la découverte ; l’autre est le côté culturel. Nous pourrions nous en rapprocher en pensant que l’inconscient joue un rôle principal dans d’autres secteurs de la culture, comme dans l’art ou la philosophie. Beaucoup des thèmes de la psychanalyse, la pulsion, l’inceste, les ambivalences, la bisexualité, les perversions et notamment les rêves, dominent la peinture et la littérature de l’époque. »21

23Peut-on rajouter à cette liste la musique ? Sans objet dans le monde réel, les contenus de la musique restent vagues et, par rapport au langage et la sémantique littéraire, imprécis.

24Si un compositeur nous confie dans sa production les secrets de son inconscient, nous, les auditeurs, ne les comprendrons pas. La recherche musicologique pourrait avancer des hypothèses, mais l’œuvre musicale reste muette au niveau sémantique. Pour une thérapie dans le style de Freud (qui est un dialogue) cela ne sert à rien. Est-ce que le compositeur trouve accès à son inconscient musical ? Est-ce que le compositeur réussit à transférer des contenus de son inconscient en musique ? Le message du compositeur reste dans le pré-linguistique musical, il ne nous dévoile pas ses secrets. L’action psychologique peut être une force majeure dans la production de la musique sans que son énonciation ne provoque le scandale d’un contenu concret. Quand les modernes ont dissocié le « vrai » du « beau », ils poursuivaient la recherche d’une vérité personnelle. Sans que pour autant les résultats de cette recherche soient compréhensibles en termes musicaux, on entrevoit la collusion des deux concepts de « vérité », celui de Freud et celui de Schönberg.

L’art comme expression des folies ?

25C’est ce que postulait Adorno. Et c’est la source d’un autre dilemme : celui de faire comprendre aux auditeurs, aux « autres ». Comme le dit Adorno, dans les opus 17 et 18, le compositeur est revenu à des « structures de surface fermées et des formes de reprise »

26Cela correspond à une marche en arrière vers des aspects communicatifs standardisés, à l’abandon des formes ouvertes qui semblent plus aptes à reproduire les contenus d’un inconscient.

27Existe-t-il un contenu musical non-verbal, sans aucune forme, dans l’inconscient, avant que ce dernier se manifeste ? Pour Schönberg, le contact avec son propre inconscient dans la composition est immuablement inscrit dans l’activité artistique.

28« Composer est une sorte d’improvisation ralentie. Souvent, on n’arrive pas à écrire assez vite pour marcher au même pas que le flux des pensées. »22 « La récompense d’une improvisation se trouve plutôt dans son immédiateté et sa vivacité que dans son élaboration. Bien sûr que la différence entre la composition composée et la composition improvisée est, dans le tempo de la production, une affaire relative. Dans des circonstances favorables, une improvisation peut avoir une exécution soignée comme une composition travaillée. En général, elle suivra plutôt son thème plus avec la fantaisie et le sentiment qu’avec des possibilités intellectuelles. »23

29Chez Freud, la pression dans ou de l’inconscient crée une souffrance. La libération de cette souffrance devrait rendre le sujet heureux. Mais, comme le dit Freud lui-même, « l’intention que l’homme soit heureux n’est pas prévue dans le plan de la création. »24 Le problème de l’inconscient dans la musique se trouve dans le fait que nous soupçonnons là un contenu exclusivement négatif, nourri par des malheurs, des crimes et par l’horreur. Exploités par un centenaire d’histoire littéraire, cinématographique et artistique en général, devenus même folklore urbain populaire, des clichés de ce genre se sont formés. En réalité Freud ne voulait pas nous divertir avec ses écrits mais aider des gens malades à guérir.

30L’application du mot « inconscient » pour la musique risque d’introduire exactement ce type de connotation dans le discours.

31La musique « moderne » évoque presque immédiatement une impression de « psychiquement problématique ». L’utilisation de musiques « modernes », éventuellement atonales, pour des scènes d’horreurs ou de suspens est récurrente jusqu’à aujourd’hui. Difficile de répondre à la question de « qui a formaté qui » : est-ce que cette musique évoque en nous des interprétations connotant des événements traumatiques, dignes d’être refoulés, comme s’il s’agissait du contenu d’un modèle inconscient, ou est ce que leur utilisation stéréotypée pour des scènes d’horreur et de suspens a donné cette signification à la musique ? À mon avis, la première hypothèse est la bonne. L’exemple de l’œuvre de Schönberg Erwartung – une pièce explicitement a-logique, inexplicable – permet plusieurs interprétations, mais elles tournent toutes autour du phénomène de l’inconscient.

32Il faut aussi constater, par rapport aux musiques qui l’ont précédée, une extrême laideur dans cette musique, évoquant la tristesse ou la maladie. Une forme d’idéologie de la « nouvelle musique », en cherchant à expliquer les dissonances comme consonances éloignées, en relativisant le sens esthétique en fait instable et culturellement fluctuant, aboutissait à de nouvelles oppressions dans la musique, se substituant aux anciennes. Contemporaine du travail de Freud sur l’inconscient, la musique des modernes viennois perd également la périodicité métrique ; le « développement continu » crée une sorte de « flow of consciousness », flux de conscience, ressemblant à quelqu’un parlant avec lui-même. Cette tendance introspective de la musique porte en elle l’aliénation de l’individu.

33En disant qu’il n’était pas révolutionnaire, Schönberg cherchait à se rattacher à la tradition ; il se voyait dans le continuum historique. Cette fameuse ligne droite des traditions se termine avec lui. L’achèvement de cette aventure était la découverte du travail avec le négatif : la laideur, le refus, le refoulé et tout ce qu’on cherche à cacher pour conserver une apparence personnelle ou sociale « propre ». Les artistes ont fait la conquête d’une complétude du vocabulaire de l’expression humaine.

34Il faut étudier le rôle de l’inconscient. L’acte psycho-logique, en connectant l’artisanat avec l’art, connecte le rationnel avec l’intuitif. Le rationnel est un système complexe, énorme, constitué de hiérarchies, de bases logiques, de variantes, ou d’invariables. Mais l’inconscient n’a ni dimension, ni spécification, ni forme... Ce que nous apprenons d’un inconscient individuel c’est déjà une communication, une mise en forme.

Flux temporel

35L’improvisation n’est-elle pas un moyen d’expression plus adapté à capter le « flux des sentiments » ? On est confronté ici à un autre problème pour entrer en contact avec l’inconscient : celui de la temporalité. La structure temporelle se rapporte à la forme d’une expression, et en particulier elle se rapporte à une fin, à une conclusion. La composition a pour principal objet de rendre la fin résultat d’un commencement ; elle en fait quasiment le « passage du destin », et elle transfère son objet par « métaphore », pour rendre compte des obligations formelles et des capacités de réception, des habitudes et des rituels de la consommation musicale dans la société. La « vivacité » de l’improvisation est la chair chaude, attendant d’être transformée en métaphore sonore, d’un contenu venant d’une expérience de vie conservée dans l’inconscient du musicien. Le dilemme est le suivant : faut-il garder la chair crue ou la cuisiner ?

36Ce qui nous fascine dans un « art du temps » comme la musique c’est l’acte lui-même : comment créer une temporalité sur la base d’un savoir qui est une chose statique ? Comment se développe une pièce, comment fonctionne sa dramaturgie ?

37La structure est intemporelle. L’acte d’une exécution musicale change (re-change) la structure en processus. Mais, ne nous trompons pas : ce n’est pas l’acte de création d’une « œuvre ouverte » ! L’ouvert s’affiche comme promesse des retrouvailles, des trésors encore cachés, des aventures assurées. Où trouvons-nous ? Où re-trouvons nous ? Dans le brouillard, les déserts sans chemins – terrain inconnu aux autres – il n’y a plus de rencontre. Les individus, parfois auto-proclamés génies, parfois talents extraordinaires qui se perdent dans un labyrinthe de vieux schémas, sont portés par une image de fata-morgana au sein d’une culture musicale contemporaine dite « vivante ».

38Fonctionner, cela devrait dire : j’atteins mon but artistique. Donc le processus musical d’une composition n’est pas vraiment un processus « en devenir », mais une dimension, la dimension temporelle d’une structure : sa forme. Même les musiques ou les danses populaires sont des structures de multiplication de modèles, d’éléments simples à additionner, parfois, ad infinitum, à continuer... Dans la musique savante, classique, pure, il est plus difficile de parler d’un but, d’un climax, d’un moment du changement, que dans un texte qui a le monde, la vie humaine, comme modèle. La musique n’a pas de modèle dans le monde, mais, en lisant des analyses de grandes œuvres, on a l’impression que ces musiques sont construites selon l’observation des grands drames. On leur attribue un signifiant qui reste une attribution culturelle, une connotation, basée sur un savoir-connecter ou un savoir-associer. Nous fonctionnons par comparaison des choses.

39Nous devons nous interroger sur ce qu’est « l’inconscient » pour la création musicale. A-t-il (elle ?) une forme ? Est-ce une structure ou un processus ? Cet inconscient est une construction mentale, mais comme le système nerveux il est lui-même matrice et structure, induit par le processus d’une pensée individuelle : en pensant d’une certaine manière on crée les « chemins nerveux » pour une telle pensée. Les structures se créent-elles dans un processus de répétition ?

40Par exemple : la pièce numéro IX pour piano de Karlheinz Stockhausen, composée en 1954 consiste en une série de six « structures » qui se suivent, parfois se combinent. Très connue pour son début périodique constitué d’un accord à quatre voix répété 142 fois, puis 87 fois, selon la série de Fibonacci, il s’établit ce que le pianiste et théoricien Herbert Henk appelle un « système de référence ». Est-ce que cette exposition est déjà un « système » ? Si un système consiste en plusieurs « structures », en voyant la forme composée, on voit que la dernière de ces « structures » est utilisée pour la fin de la pièce. Ce n’est qu’à ce moment, quand toutes les structures sont passées, qu’on connaît la pièce, qui pourrait être une grande exposition, la présentation d’un « matériau musical ».

41Malgré la grande maîtrise des aspects techniques, structurels, dans la composition depuis 1909, le résultat ne sonne ni moins raisonnable ni moins rationnel que ce qui est désiré par les créateurs. Le topos de l’art vient d’un contact direct avec l’inconscient lui-même, ou si l’on préfère avec une « force mouvante » – en allemand treibende Kraft, un terme où nous trouvons le mot « Trieb » (la pulsion) – avec un instinct qui nous pousse à entreprendre certaines actions sans y réfléchir à l’avance. Historiquement, nous savons aujourd’hui – comme dans un roman de « science fiction » – que la modernité n’était pas le début d’un futur utopique, expression collective d’une société cohérente « modernisée », mais plutôt une réaction à la barbarie des dictatures monstrueuses incorporant le progrès technique pour les arts. Cette rationalisation totale de la musique trouve sans doute son apogée dans le cas de la formalisation musicale que nous voyons « à merveille » dans les logiciels « d’aide à la composition ». Dans ces « automates pour la composition musicale » proprement dits, la notion abstraite de matériau musical est devenue presque une réalité physique : étendus sur un espace virtuel de possibilités, les sons peuvent être manipulés dans tout les sens.

Est-ce que la composition, la « création musicale », sont une manipulation des sons ?

42La réalité d’une formalisation musicale excessive, on peut la lire quantitativement dans la présence commerciale du format « pop song », qui marginalise tout autre forme, crée une structure quasiment absolue pour la définition de la musique d’aujourd’hui. Le « song » consiste en une voix qui porte un texte, un accompagnement répétitif, et une durée inférieure à sept minutes. Une fois cette structure établie, même les sons sont orientés vers une gamme de clichés pour lesquels l’expression « archétypiques » ne serait pas erronée. Pourtant, le matériau musical reste toujours présent, dans la potentialité des instruments. Même si les nouveaux instruments sont plus « intelligents », a-t-on affaire au même processus ou est-ce que le musicien créateur, le compositeur d’aujourd’hui doit se contenter d’être un simple manipulateur des sons existants ? Sommes-nous plus proche d’une force créatrice personnelle, individuelle, comme les publicités de ces logiciels et appareils tendent à nous le communiquer en suggérant qu’ils sont exclusivement fondés sur l’idée d’un art comme expression immédiate de « nous-même » ? Psychanalytiquement très vagues, tous ces logiciels et appareils, avec leur publicité, se réfèrent à une individualité « encore-cachée » en nous, que seulement ces techniques peuvent dévoiler, peuvent faire accéder à la réalité. Ici, dans le monde du statu quo technique musical, rationnel et irrationnel ont pris une tout autre couleur et une tout autre signification que dans l’écriture musicale traditionnelle.

43Un autre terme s’introduit : l’intuition. Où le Trieb (pulsion), forme d’instinct, nous pousse, en nous forçant littéralement à agir, l’intuition semble une version édulcorée, comme la perception d’un parfum qui nous indiquerait la marche à suivre. Les deux façons de penser – intuition et instinct – semblent être de simples degrés de conscience de la pensée.

44Parler de « système » réveille les vastes connotations de ce mot. Entre autres que le système sécurise le fonctionnement d’un organisme, des groupes d’organismes, des processus. Un système évoque la présence d’un flux temporel, un aspect temporel. Parler du « fonctionnement » – ou plutôt d’une œuvre qui « fonctionne » – revient dans les conversations de jugement artistique. « Ça fonctionne » évite de parler des catégories esthétiques comme le beau, le bon ou le vrai. Ce « Ça fonctionne » dit-il que ça fonctionne en soi-même, ou que l’œuvre arrive à capter l’attention de son public ? Une œuvre, une composition, est-elle un système, ou a-t-elle un système ? La fameuse « méthode », dans la folie de Hamlet, est-ce cela ? Il s’agit d’un ordre. Encore le problème linguistique : en allemand, c’est « die Ordnung », cela veut dire « bon ordre », « rangement », sans aucune implication d’un « ordre » de commandement ! En parlant deux langues en parallèle, le réseau des significations sémantiques fait surgir ce terrain vague de la pensée humaine, ou l’inconscient et le conscient se touchent, un irrationnel saisissant le rationnel, culturellement établi dans une certaine région géographique.

45Voilà un autre problème qu’il nous faut considérer : la culture européenne se différencie dans des régions, mais nous posons la pensée sur un fond universel, humain. La publicité des machines de création musicale – comme nous l’avons déjà décrit – nous présente l’idée d’une expression « vraiment individuelle », en vendant une marchandise tout à fait globalement.

46Quels niveaux existent dans notre inconscient, lieux des traumas ou des expériences de vie individuelles et personnelles refoulés ? Comment puiser en lui, et verser dans une structure globalement valable ? Existe-t-il un « compartiment » pour les archétypes dans ces espaces voilés de notre inconscient ?

47Et, finalement, le but. Quel but ? L’expression individuelle comme but ? Le paradoxe résolu : l’individuel reconnaissable dans le sur-individuel ?

48Et si nous projetions une construction comme celle du « moi, sur-moi et ça » dans la création musicale ? Le sur-moi d’un compositeur, ce serait alors d’une certaine manière les « obligations » du compositeur envers la tradition de la pensée : la connaissance des prédécesseurs. Le « ça » serait l’aspect « commercial » : le rapport avec les formats existants, la spéculation des compositeurs vis-à-vis de la réalisation de leurs compositions ou de leurs conceptions, l’impact et les conséquences de ces actions sur leur carrière etc... Réfléchir – et donc la réflexion – seront « l’autre côté » de l’agir, entre les deux, bien sûr, dans une position plutôt coincée, le « moi » individuel. Il se saisit des savoirs, ceux des prédécesseurs, comme ceux qui concernent les conséquences pour une carrière, leur force et la force d’un contrôle, un « ordre » dans le sens français : rangement et commandement.

49Quand j’ai introduit dans les lignes qui précèdent le mot « ordre », j’avais l’intention de montrer que l’acte conscient de la composition semble être une « mise-en-ordre » des éléments puisant dans un inconscient en désordre. La liberté formelle de la modernité, qui s’est débarrassée des obligations formelles de la communication, avait ainsi provoqué cet embarras, où le désordre démontrerait la vérité d’un contenu artistique, sans se soumettre à l’oppression du système culturel. Mais nous savons aujourd’hui que cette libération de l’oppression est trop sélective pour être appelée une libération culturelle générale. Une telle libération n’existe pas. Pure chimère. On comprend que l’acte même de la composition est fondé sur des actes inconscients – et c’est ici que l’improvisation n’arrive pas construire la culture dans le sens d’un progrès, qu’un tel progrès culturel est très ralenti. Donc les relations entre matériau musical, mise en ordre, expression formelle jouant avec des modèles connus, sont extrêmement complexes. La formalisation, et les capacités des premiers ordinateurs, après la guerre, dans les années cinquante, avaient déterminé la pensée sur la création artistique. Le degré encore moyen de complexité provoqua alors l’adaptation de la création musicale au même niveau. En fait, la musique dite savante, la musique nouvelle, actuelle, de nos jours etc. avait et doit encore se libérer d’une pensée fondée sur le niveau technique des années après-guerre ! Les changements entre-temps dans le social, la globalisation, la perte de la diversité culturelle posent d’autres questions. Ils ont changé les notions que Freud a désignées, dans une société complètement différente de la notre, cent ans après. La conception même d’un inconscient, diffusée de manière globale depuis sa circonscription initiale, semble nécessiter des changements. L’oppression de la société a changé. La libération des « Tabous » se confronte aujourd’hui à une bataille acharnée pour une oppression culturelle à l’ancienne ! Ces visées réactionnaires contrecarrent tout ce que nous trouvons « en nous » comme instincts, besoins, possibilités pour des structures sociales spécifiques.

50Ou si l’on veut, dans le terme « la musique », prévaut le sens pratique d’un moment extraordinaire dans la vie collective : lutte, deuil, joie, représentation du pouvoir. Dans une telle situation, la conception de « l’art pour l’art » n’existe plus. Ou du moins il s’est transformé en « l’art de vendre l’art ».

Fonctionner

51Le mot « fonctionner » est le centre de tout parler technique. Profondément antiartistique, le but d’une machine est son propre fonctionnement, car même le résultat – une éventuelle production de quelque chose – est secondaire, car il s’agit dans la plupart des machines d’une simple adaptation des modèles de base, pour certaines fins spécifiques. La machine « mécanique » n’est plus le début d’une nouvelle ère, mais le prédécesseur de l’ordinateur, de la machine « virtuelle ». Il semble que même pour les spécialistes, ce qui se passe dans les éléments de calcul et de mémoire d’un ordinateur reste parfois inexplicable. (Remarquons d’ailleurs la présence du mot « ordre » dans « ordinateur » – rangement et commandement). Avec les modèles de la pensée humaine, les études sur l’intelligence artificielle et les logiques dites « fuzzy » il s’agit d’un rapprochement de l’artificiel humain au proprement humain. Le fonctionnement d’un ordinateur peut être parfois « irrationnel » ou plutôt stupide. C’est parce qu’il exécute un programme sur un deuxième degré de réalité. Ce cas ressemble au fonctionnement d’une blague, tel que Freud le décrit dans son livre sur les mots d’esprit. L’homme comique, qui ressemble à un fou, se présente à nous par un manque de conscience du contexte dans lequel il agit. Il lui manque l’imagination des conséquences réelles de ses actes, ou ses concepts fonctionnent seulement dans son imagination. L’art du vingtième siècle qui abandonne et refuse les traditions de « création du sens », notamment celles développées dans le dadaïsme, se prête à la réalisation des concepts a-logiques. Les productions des machines mal programmées, les machines « mal » utilisées et les machines fabriquées à des fins de dysfonctionnements ont désormais leur histoire et une place unique dans les arts. La musique comme héritière de l’esprit de sérieux – Frank Zappa demande justement : « Does Humor Belong To Music ? » (L’humour appartient-il à la musique ?) – se heurte à sa propre capacité manipulatrice des humeurs (sic !) et des émotions. Le soi-disant « pathos », et la capacité de la musique savante, hautement différenciée à la fin du XIXème siècle européen, est l’achèvement le plus subtil de cet art d’influencer nos émotions les plus subtiles.

52Dans quel but ? Déjà, on parle des neurones qui dans le cerveau contrôlent l’effet miroir : notre capacité, habitude ou tendance à imiter, réfléchir (comme dans « réflexion ») ce que nous voyons. Nous pourrions proposer un pareil fonctionnement pour l’oreille. Comme si notre perception produisait un écho individuel de ce que nous percevons.

53Les effets émotionnels de la musique moderne et contemporaine sur un public sans expérience spécifique dans l’écoute des musiques contemporaines sont souvent de type « bande sonore d’un film d’horreur ». Cette connotation fatale masque, chez un auditeur « normal », tout autre raisonnement sur les intentions du compositeur. Les acquis de la musique moderne sont exploités par l’industrie du film, impriment un code sémantique sur le prétendu « matériel musical » neutre, moderne. Le genre « horreur » joue avec des peurs « archétypales », évoque des rites anciens, irrationnels, nous touche directement dans le champ du hors-rationnel, du hors-conscient.

L’inconscient dans tout cela ?

54L’inconscient comme grand mystère ? Sans être capable de définir de quoi il s’agit « réellement » : une mémoire ? un rêve ? une fantaisie ? etc. en tout cas sans physique, il apparaît comme une force insaisissable qui pourrait prendre le contrôle de nos actes et de notre corps nous liant directement à la notion du divin ou du diabolique – du monstrueux – un être étranger en nous, un moi déformé, vaguement connecté avec l’identité que nous avons créée de nous même. L’observation freudienne, qui ne nous ne laisse pas maîtres dans notre propre foyer, fait apparaître le pressentiment, que cela vaut aussi pour la création artistique. On connaît des artistes qui disent ne pas savoir pourquoi la société considère leurs œuvres comme « géniales », ou ne pas savoir pourquoi leurs œuvres se différencient tellement des œuvres des autres artistes moins vénérés ou estimés. En fait, l’histoire du « génie » – reprenons l’exemple de Beethoven du XIXème siècle jusqu’à nos jours – n’est pas une transformation d’un homme artiste/compositeur en dieu, mais elle fait quasiment apparaître cette construction de surhumain dans l’humain en liaison avec l’inconscient. En donnant, dans la représentation iconographique, à Beethoven, les attributs du « titanique », du surhumain – quasi-divin, l’arrière-plan de l’inconscient de Beethoven obtient une forme réelle, accompagnée par les légendes et le statut de « sacro-saint », intouchable par la critique. Nous pouvons voir, dans le cas hallucinant du 250ième anniversaire de Mozart, que notre société cherche à tout prix à le rendre humain, ce qui veut dire qu’il ne l’est plus depuis longtemps. Même si aujourd’hui l’image de Beethoven n’est plus auréolée par le silence quasi-religieux qui l’entourait autrefois dans la musicologie, la théorie, la critique musicale etc. le compositeur n’est que très rarement sujet à une critique directe, et il reste un fait aussi indiscutable que la plus grande montagne du monde, une montagne sur laquelle des générations d’interprètes peuvent se mesurer. On ne serait pas pris au sérieux en critiquant les compositions de Beethoven. Il est devenu humainement intouchable. Cet intouchable semble faire cause commune avec cet autre intouchable qu’est l’inconscient pour chacun d’entre nous. La façon selon laquelle nous prenons nos décisions pour composer, « ranger en ordre » nos œuvres, s’appuie sur des intuitions, des instincts peut-être : sur l’inconscient. Tout œuvre serait alors fondée sur quelque chose de profondément inconnu par nous-mêmes, touchant à des frontières secrètes, à des territoires qui ne nous appartiennent en rien. C’est un constat étrange, alors que nous vivons en Europe, dans une société tellement soucieuse de propriété, où la possession matérielle, issue du consumérisme effrayant de notre système de vie commune, conduit à l’accélération à tout prix de la marchandisation et à des lois extrêmement sévères sur la protection des biens – comme si quelque chose de définitif existait dans les propriétés matérielles, comme si nous nous projetions nous-mêmes dans ces objets qui nous appartiennent. Dans ce contexte, arriver à accepter que nos œuvres intellectuelles et artistiques ne nous n’appartiennent pas semble trop inquiétant.

55Mais en nous demandant ce qu’est vraiment « l’inconscient » nous ne trouverons aucune réponse cohérente. Ce que nous pourrons constater, c’est l’énergie qui sort de cet inconscient. Le « Trieb » (pulsion) comme énergie principale de la « psyché » (souffle) ou « anima » chez les anciens, fait que des actes inexplicables, irrationnels se trouvent reflétés dans l’histoire des arts depuis la nuit des temps. Acte et ré-action dans l’art, le « rendre réelle la réflexion » dans l’œuvre artistique forment un couple. L’équilibre s’impose, le besoin de « travail mental » pour exécuter les actes cruels d’un « autre » (« je est un autre ») est culture. L’acte irrationnel irréversible, imposé par les « story-tellers » comme indispensable, se retrouve dans l’œuvre artistique intégré dans une matrice rationnelle, une structure construite rationnellement. Quand Wittgenstein disait que la « forme est une possibilité de la structure », il parlait du côté rationnel de la création, laissant non-dit l’acte qui a besoin d’énergie, de motivation, d’instinct, d’intuition. L’improvisation est l’opposé de la construction. Le besoin de faire, le flux d’énergie dans l’acte individuel, doit se baser sur la structure supra-individuelle. La structure doit être comprise comme matrice, résidu de base, squelette ou bien « essence » de toutes les œuvres des prédécesseurs : la culture est une accumulation par tradition et réduction. Les formes musicales en sont les exemples les plus évidents. Et il faut ajouter que les structures ne sont que des constructions humaines collectives qui peuvent être dépassées et disparaître. Ce ne sont pas des lois de nature.

56Donc le conscient n’est rien d’autre qu’une sorte de « catalyseur » entre le contenu individuel de l’énergie émergente (« psyché ») et adaptation aux matrices et structures préexistantes supra-individuelles, perçues comme « invariantes » dans la société.

57La différentiation des modes de pensée, ou, si l’on veut, la description des dysfonctionnements du cerveau... donnait la possibilité d’une spécialisation dans la création artistique : rationalisation (« sériels », « formalistes », « constructivistes »), irrationalité (« improvisation totale », « dada », « abstraction »), structuralisme (« minimalisme » musical, « anti-biographical music »). Ce que la musique avait toujours réuni se trouve ici extrait, isolé, spécialisé, voir “aliéné”. La discussion sur la question « à qui appartient l’art ? » a été évacuée par la « démocratisation » de l’art où le gouvernement paye pour que tous puissent participer et « consommer » l’art. Que ce schème ne fonctionne pas vraiment est un autre problème. La démocratisation est une chose quantitative et anti-élitiste. La musique comme principale source de stimulation émotionnelle dans notre vie appartient en fait « à tous » – et donc sera produit/composé par/pour tous. Avant la spécialisation de la musique européenne entre environ 1850 et 1950 (la période 1950-2000 était plus une conséquence ou une prolongation qu’une révolution ou une série d’innovations) on ne voit pas l’écrasante inondation du monde par la musique pop d’origine américaine. Dans un sens limité, la musique pop continuait à réunir, plutôt de manière primaire, les aspects du rationnel (mélodies et rythmes faciles à capter, incitant au mouvement physique etc.), de l’irrationnel (les sentiments universels dans les textes, les sentiments évoqués par des sons choisis, s’appuyant sur les clichés culturels) et structurel (groupes métriques par quatre (carrures), formes à répétition, ABA, alternance des solos et des “chorus” etc.) En clair, ce que les comités culturels des communistes au début du XXème siècle voulaient imposer aux compositeurs comme Schostakowitsch, Prokofiew, Lutoslawski et tous les autres encore, la musique « pop » l’a fait par sa « nature ». Cette observation permet de voir jusqu’à quel degré la société musicale européenne s’est permis de spécialiser « la musique » en « musique savante », une musique où on peut encore constater un regain d’influence (ou une « libération ») des forces et contenus de l’« inconscient ».

58Remarquons une fois de plus que chaque individu a un/son « inconscient » qui lui est propre. Cette conditio sine qua non semble paradoxale vis-à-vis de l’importance que nous donnons à cet inconscient pour démarquer notre individualité ! C’est une excroissance de quelque chose en nous que nous avons tous. À cause de son insaisissabilité, cet inconscient était gonflé au maximum et proposé comme témoin de notre liberté devant l’oppression culturelle. C’est un paradoxe constant que de voir pousser ces « fleurs du mal » dans les arts des pays « développés et industrialisés », alors que les arts manifestent ainsi la liberté face à l’oppression culturelle, mais sont financés et supportés par les états comme porteurs et représentants de leur culture même. Le message est que nous vivons dans une culture qui n’est pas opprimante, qui serait une culture pour tous. Ce qui est faux parce que c’est tout bonnement impossible.

59Ce dilemme continue à nous hanter. Il nous faut accepter l’idée que « l’art pour l’art » n’était possible que dans une période donnée qui n’est pas plus qu’une fenêtre dans l’histoire de l’art occidental.

60Peut-être pourrait-on ajouter pour conclure que nos sociétés commencent définitivement et irréversiblement à se mélanger. L’idée de la pureté génétique ou culturelle a touché à son inimaginable tentative d’impossible réalisation dans l’holocauste nazi. Les guerres « de religion » qui ravagent certaines régions instables de la planète ne viennent d’aucune folie raciste, mais trouvent leur origine dans l’ancienne folie de l’irrationnel religieux, et ce sont, dans le sens le plus large, des guerres culturelles. Dans ce mélange des cultures, races, sociétés que les moyens de communication et le transport de masse imposent et favorisent, existeront des groupes qui se retrouveront dans des niches musicales pour « rationalistes », « irrationalistes », « structuralistes » ou d’autres encore. La découverte, la définition et l’exploration du « territoire » de l’inconscient n’a pas donné la clé universelle à une domination culturelle du monde ; la libération de l’oppression culturelle, cause des hystéries et des cas de folie, n’est pas une voie universelle pour le bonheur humain. Nous devrons dire adieu à l’idée d’une culture cohérente, qui se vante d’un côté d’être libre et pour tous, et de l’autre côté, un côté réel, d’être extrêmement spécialisée et inaccessible pour la plupart de la population. Notre musique sera une musique de spécialistes, témoin du génie humain, mais sans propension à l’universalité. C’est ça que la découverte de l’inconscient dans la musique nous a enseigné.

61Partant de considérations historiques sur l’époque de Freud et de Schönberg, nous avons développé la notion d’improvisation dans la musique et celle de « flux » des sentiments. Des questions se posent. Les interprétations appellent d’autres questions. Ces questions évoquent d’autres interprétations. Freud savait que la psychanalyse serait loin d’être une science exacte. En cela, ne montre-t-elle pas une affinité certaine avec la musique ? Dans la psychanalyse et dans la musique, complexité et universalité ne se rejoignent-elles pas ?

62On pourrait dire que la découverte, ou bien la définition de l’inconscient, a ouvert la porte à l’acceptation de l’erreur humaine, l’acceptation du a-logique et du non-sens. Car dans la réflexion rationnelle reste le doute profond que toute logique pourrait être fondée sur une erreur.

Notes   

1 Hans-Martin Lohmann, Sigmund Freud zur Einführung, Junius, Hamburg, 2002, pp. 87.

2  Frederic Grunfeld, Prophets without Honour, Kodansha America, New York, 1979, p. 39-43.

3  Allan Janik et Stephen Toulmin, Wittgenstein’s Vienna, Ivan R. Dee, New Brunswick, 1996 (2001), p. 18.

4 Diss. Univ. Toronto, 2004.

5  Otto Weininger, Geschlecht und Charakter, Braumüller, Wien, 1903.

6 Sigmund Freud, Briefe an W. Fliess 1887-1904, éd. J.M. Masson, Frankfurt/Main, 1986, p. 508-516.

7  Diss. Columbia University, May 1997.

8  Cf. Hans-Martin Lohmann, Sigmund Freud, Junius, Hamburg, 2002, p. 8.

9  Sigmund Freud, Das Ich und das Es, Metapsychologische Schriften, Fischer, Frankfurt am Main, 1992

10  Theodor W. Adorno Gesammelte Schriften Band 16 : Musikalische Schriften I-III, III Finale, Suhrkamp, Frankfurt am Main, vol. 16, p. 496.

11  idem, p. 500

12 Cf. Joan Allen Smith, Schoenberg and His Circle, Schirmer Books, New York, 1986, p. 4.

13  Arnold Schoenberg, « problems of teaching art », in Style and Idea, Philosophical Library, New York, 1950, page 316.

14  Id. p. 365.

15  Id. p. 377.

16  Id. p. 110.

17 Arnold Schoenberg, « mon évolution », in Style and Idea, op.cit., page 87.

18  Id. p. 91.

19  Id. p. 75.

20  Arnold Schoenberg, Harmonielehre, Universal-Edition, Wien, 1911, p. 466.

21  Mario Erdheim, Die gesellschaftliche Produktion von Unbewußtheit, Suhrkamp, Frankfurt am Main 1982, p.

22  Arnold Schoenberg, Stil und Gedanke, Fischer, Frankfurt am Main, 1991, p. 101.

23  Arnold Schoenberg, Die formbildenden Tendenzen der Harmonie, trad. allemande par Erwin Stein, Schott, Mainz, 1957, p. 171.

24  Sigmund Freud, Gesammelte Werke, Fischer, Frankfurt am Main, 1947 etc., vol. XIV, p. 434.

Citation   

Thomas Dézsy, «Réflexions sur l'inconscient dans la musique», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Nouvelles sensibilités, mis à  jour le : 08/12/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=384.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Thomas Dézsy

Thomas Dézsy, Vienne (Autriche), est compositeur et auteur. Il dirige le groupe de théâtre musical « ZOON » à Vienne. Il est également assistant au département IATG (Théorie musicale) à l’Université de Musique de Vienne.