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Nouvelles sensibilités

Jean-Marc Chouvel
juin 2011

Index   

1L’avant-garde musicale a été traversée, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, de vastes phases de reconstruction et de déconstruction. Ce remue-ménage était sans aucun doute salutaire, dans un contexte marqué par une profonde crise des idées, idées tenues à l’écart avec la même opiniâtreté par des idéologies de tout poil et par le triomphe de la culture consumériste. Cette période a laissé des chefs d’œuvre incontestables, mais aussi quelques traumatismes, le plus manifeste s’exprimant sans doute dans un rapport conflictuel avec la société, et plus précisément avec le public. Si les générations de compositeurs se sont succédées, avec le souci de démarcation bien légitime d’une génération avec la précédente, les générations de public aussi se sont renouvelées, ainsi que les moyens d’accéder à l’art. Le syndrome traumatique, entretenu principalement par une frange conservatrice du milieu musical qui en escompte une forme d’absolution et de justification de sa propre régression, ne repose que sur des préjugés devenus obsolètes.

2La velléité programmatique des artistes impliqués dans l’avant-garde a souvent permis à la critique de catégoriser quelques courants sous des bannières plus ou moins représentatives, sensées cristalliser le concept le plus marquant et organiser les hostilités esthétiques. Il n’y a pas si longtemps que le sérialisme servait de repoussoir au spectralisme, sans rien occulter des antagonismes fondamentaux entre l’expressionnisme allemand et le colorisme français… Ces catégories ont une utilité médiatique évidente. Mais la plus récente d’entre elles date maintenant de plus de trente ans ! Et elle ne recouvre que bien imparfaitement tout ce qui fut l’activité musicale du dernier demi-siècle. L’addition des mentions « post » ou « néo » ne fait que jeter un voile pudique sur l’absence assourdissante d’émergence d’un quelconque mot d’ordre fédérateur ces dernières décennies.

3On peut percevoir dans cet état de fait la marque d’une exacerbation de l’individualisme, correspondant parfaitement à la starification fonctionnelle de la figure de l’artiste dans le système médiatico-culture1. Nombre d’institutions, non contentes de prendre le relai de ce système, en deviennent même les instigatrices. De l’autre côté, on peut aussi concevoir que nombre d’artistes, peu soucieux de faire les frais d’une mode jetable, opèrent une forme de repli érémitique, laissant passer la horde inconsistante formatée par la moulinette à décérébrer pour se concentrer sur le développement d’une expression véritablement personnelle. Il faut attribuer également le constat précédent à une déshérence, voire une capitulation, de la fonction critique, reléguée aux dernières pages des publications quotidiennes, quand elle n’est pas en outre ravalée à la fonction de simple faire-valoir publicitaire.

4Le fait que les artistes ne cherchent plus, en ce début du vingt-et-unième siècle, à brandir des étendards, ne signifie certainement pas qu’ils ont renoncé à toute spécificité. Ce sont ces spécificités que voudrait explorer ce quatrième numéro de Filigrane, entièrement consacré aux acteurs de la création musicale, à leur pensée, à leur parole, et à leur manière de rêver le monde à travers la musique.

5Dans une brillante analyse de la situation musicale de la fin du vingtième siècle, Helmut Lachenmann a relevé la prégnance de la dialectique aspect/affect dans le débat esthétique contemporain. La nécessité du renouvellement de l’aspect dans un contexte de complaisance envers l’affect a été, selon Lachenmann un des moteurs essentiels des recherches d’inouï qui ont prévalu au vingtième siècle1. Mais les compositeurs du vingt et unième siècle ne voient plus très bien pourquoi ils devraient choisir entre aspect et affect ou, si l’on préfère, entre la conquête technique de l’objet et la séduction irrépressible du sujet.

6Une nouvelle approche de la subtilité du musical, qui ne passe pas forcément par la complexité logico-textuelle et qui ne se soumet pas pour autant à la régression archaïque ou à la facilité tonale, peut alors commencer à émerger. C’est ce que voudrait suggérer le titre que nous avons donné à ce numéro de Filigrane : nouvelles sensibilités

7Ce titre pourrait habiller toutes les générations d’artistes, mais il prend aujourd’hui dans le monde musical un relief particulier. La prise de conscience de la position centrale du « sujet sensible » a commencé sans doute à s’affirmer dès les années 1970-80 autour de la question de la perception. L’intégration des données de la perception était l’un des « trous noirs » de la théorie sérielle (même si ce n’est certainement pas un « trou noir » dans les écrits de Schoenberg). Parallèlement, le rapport à l’enregistrement – à travers la loupe grossissante du studio et l’évolution des interfaces techniques – a permis l’exploration d’autres imaginaires, de moins en moins contraints par la matérialité corporelle de l’acoustique instrumentale. Par contrecoup, l’instrumentalité même de la musique, figée par des siècles de normalisation, a elle-même éclaté. La spontanéité, le grain et la qualité du son, de même que la conscience anthropologique des racines du musical, ont été le ferment de nouvelles attitudes créatives. L’absence de conceptualisation « centralisée » de cet état particulier de l’imaginaire compositionnel a pu laisser croire que l’errance post-moderne était le destin d’une génération « perdue » dans l’immense désert de l’infini possible. La richesse des moyens, telle une poudre aux yeux, a pu bien souvent occulter une pauvreté de pensée, et cela d’autant que l’indigence programmatique, élevée au rang de dogme par certains des plus éminents hiérarques de la culture2, régnait d’une manière d’autant plus tapageuse qu’elle n’avait rien à proposer de consistant.

8Mais rien n’oblige l’ordre artistique à mimer servilement l’ordre politique. Ce qui ne peut pas apparaître au grand jour dans le confusionnisme ambiant se construit tranquillement dans l’ombre. Même si l’art d’aujourd’hui s’organise parfois en réseau de résistance, il n’a pas pour autant à se complaire dans d’inutiles poses révolutionnaires. La musique de notre temps cherche sans emphase, à travers l’éclatement de l’esthèse, le chemin d’une poétique. Elle cherche à proposer à un public saturé d’éclectisme la densité d’une expérience profondément sincère.

9Et c’est sans aucun doute ce à quoi s’attachent, parmi beaucoup d’autres3, les créateurs dont nous avons réuni ici quelques textes. Peu importe la typologie de leur discours. L’attachement au « grand » réel, la confiance dans l’intériorité de l’écoute, dans la transmission des « états d’être », l’amour tranquille de l’inconnu, une attention bienveillante aux plus subtiles ressources du sonore, une assurance d’« être là », et une certaine conscience du temps – le leur, le nôtre, celui de l’œuvre – comme substance de l’improbable, voilà autant de caractères dont les déclinaisons, loin de s’exclure, se rejoignent. Nous n’avons pas cherché à créer des thématiques artificielles, mais le lecteur retrouvera au fil des pages des préoccupations communes. Le sens du lieu et de l’espace (Thierry Blondeau, Jean-Luc Hervé, Guiliano d’Angiolini à propos de Richard Long, l’initiateur du land art…), la nécessité de relire l’histoire, ancienne ou récente, politique ou intellectuelle (Nicolàs Varchausky, Gonzalo Macías, Thomas Dézsy, Fabien Levy…), la réappropriation des mystères du sonore (Pascale Criton, Chiyoko Szlavnics, Carlo Carratelli…) ou un simple désir de poésie (Christophe Frionnet…) auraient pu servir de fils rouges. Mais il y a tellement d’autres fils d’autres couleurs…

10Là où le poids de l’histoire pouvait noyer l’imaginaire dans un inventaire de rêves achevés, c’est dans les inépuisables ressources de la sensibilité que se dessinent à l’infini d’autres rêves. Puissent les lignes qui suivent en souffler quelques mots4

Notes   

1  « L’aspect et l’affect », in Programme du Festival d’Automne à Paris, 1993, pp. 11-14.

2  Je pense en particulier aux personnes qui ont eu en main le destin de France Musique au tournant du millénaire.

3  Filigrane souhaite publier régulièrement des numéros consacrés aux artistes du XXIème siècle.

4  La revue tient à remercier profondément tous ceux — musiciens, producteurs et éditeurs — qui ont rendu possible la publication conjointe d’un CD audio.

Citation   

Jean-Marc Chouvel, «Nouvelles sensibilités», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Nouvelles sensibilités, mis à  jour le : 08/12/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=365.

Auteur   

Jean-Marc Chouvel