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Comment la musique contemporaine nourrit mes improvisations

Stephan Oliva
janvier 2012

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.351

Résumés   

Résumé

Stephan Oliva a choisi des « moments » où une musique contemporaine a vraiment interféré dans ses choix d’arrangements de certains morceaux. De Charles Ives à György Ligeti ou Giacinto Scelsi, le pianiste évoque les rapports particuliers entre certaines écoutes de musique contemporaine et le déclenchement d’idées particulières dans l’agencement des composantes musicales de diverses pièces de jazz. Partant d’hommages à Bill Evans (Jade Visions) et à Lennie Tristano (Sept Variations Sur Lennie Tristano), il en vient finalement à sa musique pour le film Loulou de George W. Pabst.

Abstract

Stephan Oliva selects “moments” where contemporary music has genuinely impacted his musical arrangements. Citing composers such as Charles Ives, György Ligeti and Giacinto Scelsi, the pianist evokes particular rapports between modes of listening to contemporary music and the way specific ideas take shape in the interplay of various jazz pieces. He starts out by paying homage to Bill Evans (Jade Visions) and Lennie Tristano (Sept Variations Sur Lennie Tristano), all the way to music he composed for George W. Pabst’s film Loulou.

Index   

Notes de la rédaction

Conférence transcrite par Anne Claire Pfeiffer.

Texte intégral   

1Je me contenterai simplement de donner quelques exemples personnels de moments où une musique contemporaine a vraiment interféré dans mon choix d’arrangements de tel ou tel morceau.

2Dans un premier exemple pour montrer ces influences, j’aimerais revenir à un contexte jazzistique à propos d’un disque que j’av ais enregistré en trio en hommage à Bill Evans, Jade Visions. J’étais parti d’un raisonnement tout simple ; je me disais que Bill Evans1 s’était laissé imprégner lui-même par la musique classique jusqu’à Ravel et Debussy. Je me disais aussi que si on voulait lui rendre hommage en 1996-1997, il fallait remettre en question les sources d’influence en général, d’où la question suivante : que ferait un Bill Evans aujourd’hui, en 1996 ? Il est certain qu’il aurait d’autres sources d’inspiration, et qu’on resterait dans l’esprit de sa démarche en les imaginant. Et donc, par une sorte de coïncidence, j’ai écouté une pièce de Charles Ives, qui m’a donné l’idée de la superposition des thèmes. C’est précisément ce que j’ai voulu intégrer dans une pièce où il y avait différents éléments pensés d’abord comme une suite.

3Inspiré directement par Charles Ives, j’avais donc eu l’idée de superposer certains thèmes de la suite. Avec François Merville et Bruno Chevillon, nous avions alors trois thèmes à jouer. Le premier était une version de « Spartacus » que jouait souvent Bill Evans.

Exemple 1 (page suivante) : Bill Evans, Spartacus extrait de ma partition originale, utilisée pour enregistrer l’arrangement figurant sur Jade Visions.

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4Le second thème ressemblant beaucoup au premier et que jouait également Bill Evans s’appelle « Emily ».

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Exemple 2 : « Emily » (extrait du thème transcrit par Bruno Chevillon)

5Comme toile de fond, je pensais à un climat très fort qui est donné par une sorte de séquence harmonique en accords de quartes que jouait Bill Evans en mouvement contraire et qui s’intitule « New York City’s No Lark » (voir le bas de l’exemple 1)

6Nous avons donc travaillé sur la superposition de ces différentes musiques et, évidemment, le contexte harmonique a beaucoup changé. En développant la musique de cette façon-là, la superposition aboutissait à un solo de contrebasse qui exposait finalement le thème d’« Emily ». À l’écoute de « Spartacus Love Theme, N.Y.C’s No Lark », on constate que la source d’inspiration n’est plus le jazz lui-même, mais qu’elle reste tout de même en phase avec lui.

7Bill Evans avait lui-même fait des recherches sur la musique de jazz « atonale », comme par exemple dans sa pièce « Twelve Tone Tune Two » qui est basée sur une série.

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Exemple 3 : Bill Evans, « Twelve Tone Tune Two », huit premières mesures.

8Les mêmes notes sont reproduites ici en trois phrases de façon dodécaphonique. Dans notre vers ion de ce thème nous essayons également d’improviser de façon atonale avant d’utiliser la grille très modulante de Bill Evans, en accords majeurs qui s’enchaînent en tous sens.

9Plus tard, quand j’ai donné des concerts en trio avec Bruno Chevillon et le batteur Paul Motian (trio où l’on jouait surtout de la musique de Paul Motian), on a pu entendre dans sa musique beaucoup d’éléments qui semblent inspirés de la musique contemporaine, mais qui en fait ne le sont pas ; Paul Motian nous confirmait que ça lui était venu comme ça. Par exemple dans ce beau thème, étonnant, « The Sun flower », qu’il avait joué et enregistré précédemment dans un trio avec Jean-François Jenny-Clark et Charles Brackeen au saxophone :

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Exemple 4 : Paul Motian, « The Sunflower », partition écrite par moi-même.

10Je trouve vraiment intéressant dans cette musique le fait qu’elle présente tous les aspects d’une musique do décaphonique ou pour le moins atonale, presque construite sur une série.

11En fait il s’agit d’une musique instinctive, et lorsque avec Bruno nous fîmes écouter à Paul Mo tian certaines pièces de musique contemporaine, on lui a dit par exemple qu’on voulait faire une version inspirée de ce que nous avait évoqué une pièce de Ligeti. Je pense notamment à une l’Etude XV « White on white » pour piano (1995) qui spatialise les notes dans l’espace – il me semble d’ailleurs que c’est une gamme de do majeur qui est utilisée et en rend la perception tout autre.

12Pour en revenir à « The Sunflower », nous avons traité cette musique de façon un peu similaire, ce qui a d’ailleurs beaucoup plu à Paul Motian. Dans cette version, c’est moi qui, cette fois, joue les notes exactes du thème mais complètement spatialisées. Encore une fois, notre but n’est pas de réaliser un exercice de style -ce ne serait pas intéressant- mais de créer un nouvel espace musical. Lorsque je m’inspire de la musique contemporaine dans un contexte jazzistique, cet énorme apport d’ouverture, de couleur et d’espace qu’elle nous apporte nous conduit à une façon totalement différente de régénérer l’espace musical et les couleurs sonores, paramètres qui restent parfois un peu confinés lorsque l’on pratique un seul et même type d’improvisations de jazz. On a donc vraiment l’impression d’ouvrir et d’explorer cet espace et, avec un batteur comme Paul Motian qui est un véritable coloriste, cela crée un terrain très intéressant.

13Dans le disque en sextet en hommage à Lennie Tristano, nous avions traité le thème April avec une introduction nommée « Avant April », très inspirée de certains climats qui, pour nous, proviennent de la musique contemporaine. François Raulin avait écrit beaucoup de petits éléments du thème, de façon disparate, comme s’il les destinait à un petit ensemble de musique contemporaine avec une direction. Le but était de créer un effet de surprise et une ouverture d’esprit avant d’exposer le thème plus « jazzistique » :

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Exemple 5 : « Avant April », arrangement de François Raulin d’après « April » de Lennie Tristano. Tous les instruments sont notés en ut.

14Nous avons ensuite simplement modifié le thème sous forme de valse, tout en restant proche du texte, mais avec un arrangement très différent au niveau de la ligne de basse et des harmonies.

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Exemple 6 : « April »

15Il faut noter, que dans tous ces exemples, intervient aussi un mélange systématique entre l’écrit et l’improvisé. Dans « Avant April », Marc Ducret réalise une improvisation àpartir2 du texte écrit. En écoutant un extrait musical de chaque exemple, on se rend compte que les choses ne sont pas complètement figées sur le papier.

16Je pourrais citer beaucoup d’autres cas, mais j’ajouterai uniquement que j’ai aussi fait un ciné-concert sur le très beau film de George W. Pabst intitulé Loulou et j’ai eu l’idée suivante : pourquoi ne pas s’inspirer de l’opéra Lulu de Berg puisque il s’agit de la même histoire. J’ai d’ailleurs été étonné que, dans les musiques accompagnant ce film, qui est un chef-d’œuvre du cinéma muet, personne ne parle jamais des allusions à la musique de Berg, qui, pourtant, porte remarquablement l’histoire dans le champ de l’opéra. Donc j’ai fait un grand mélange, en puisant aussi dans mes racines de jazz, en associant au personnage de Loulou, joué par Louise Brooks, de la musique de Bix Beiderbecke, exact contemporain du film qui aurait fort bien pu y figurer (mort tragiquement à 28 ans). J’ai donc essayé de combiner des éléments qui correspondaient à une réalité et des éléments de l’opéra de Berg considérés uniquement comme source d’inspiration mais jamais joués textuellement. Ceci représente toutefois une approche supplémentaire de l’inspiration que peut offrir la musique contemporaine (voir l’extrait du DVD Loulou, la mort du docteur Schöen).

17J’ai donc donné des exemples, mais dans ma démarche personnelle évidemment, je Ne compartimente rien. La musique de n’importe quel style ou n’importe quelle époque se mélange pour moi inconsciemment suivant les besoins artistiques. Mais il est vrai que l’un des paradoxes de la musique contemporaine quand on l’aborde de façon jazzistique, est qu’au lieu d’être une musique complexe et difficile pour un musicien de jazz, elle devient au contraire une source d’inspiration facile et ouverte, dans le sens où elle propose immédiatement des climats forts et des couleurs spécifiques assez faciles à reproduire par le biais de l’improvisation. Par contre, pour ne citer qu’un exemple dans le jazz, je dirai que le be-bop est une musique plus « fermée », avec ses codes bien précis et son langage articulé dans une pulsation et dans un espace bien codifié, que je trouve bien sûr également fantastique. Ce n’est pas un jugement de valeur.

18La musique contemporaine est donc une source d’inspiration complètement ouverte qui est tout de même associée pour moi à un paradoxe : lorsqu’un interprète va jouer ces répertoires à partir des partitions, il n’y a plus du tout la même facilité parce qu’il entre alors dans des problèmes d’interprétation et de lecture qui en font peut-être la musique la plus difficile qui soit ; aussi longtemps qu’il s’agit d’une improvisation, cela reste facile pour nous, parce qu’on a en nous toute une géographie de musiques qu’on porte et qu’on peut développer à bon escient dans un espace contemporain improvisé. Mais si, inversement, on fait interpréter cette musique par quelqu’un, c’est alors quelque chose de très difficile. Je pense donc que par l’improvisation, on trouve du premier coup le geste et la juste interprétation. Il est, par ailleurs, également très difficile -voire impossible- de rejouer une improvisation. En général, lorsqu’on a fait une improvisation qui sonne vraiment bien, il faut absolument chercher autre chose la fois suivante, au risque sinon de reproduire quelque chose de fade, dont toute vie a disparu.

Bibliographie   

« Spartacus Love Theme » et « N.Y.C’s No Lark T.T.T.T » : extrait du CD de Stéphan Oliva, Bruno Chevillon et François Merville : Jade Visions (Univ ersal Music), I996.

« The Sunflower », extrait du disque de Stéphan Oliva, Bruno Chevillon et Paul Motian : Intérieur Nuit (Night

Bird Music), 2001.

« Avant April », CD Stephan Oliva-François Raulin, Sept Variations Sur Lennie Tristano, Sketch, 2002. DVD Loulou (Carlotta films), 2 004.

Notes   

1  « Jade Visions » (Universal Music)

2  Voir les « références discographiques » en fin d’article.

Citation   

Stephan Oliva, «Comment la musique contemporaine nourrit mes improvisations», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Jazz, musiques improvisées et écritures contemporaines, mis à  jour le : 26/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=351.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Stephan Oliva

Stéphan Oliva, pianiste, se fait remarquer dès le début des années 90 par son travail en trio autour de ses compositions. Avec Claude Tchamitchian (cb) et Jean-Pierre Jullian (bat), il enregistre « Novembre » sur OWL Records et obtient le Django d’or « Espoir de l’année 92 ». Il participe (en 1997) à la collection « Jazz’n (e) motion » qui réunit des improvisations en piano solo sur des musiques de films. En parallèle, il propose des conférences illustrées au piano sur Bernard Herrmann, compositeur de musique de film (Hitchcock, Welles, Scorsese…). En duo avec le pianiste François Raulin, ils explorent la musique du grand pianiste américain Lennie Tristano en un dialogue libre et ludique. Elargi à sept voix, cela aboutira à la création puis au disque « Sept Variations sur Lennie Tristano », avec le duo de pianos et Lauren t Dehors (clar), Christophe Monniot (s), Marc Ducret (g), Paul Rodgers et Bruno Chevillon (cb). Depuis 1997, il se produit avec le batteur américain Paul Motian et Bruno Chevillon. Un trio qui célèbre les compositions de Paul Motian. Deux disques seront enregistrés : « Fantasm » et « Intérieur nuit ». En 2001, c’est en quartet qu’il revient à ses propres compositions, avec Matthieu Donarier (sax), Guillaume Séguron (cb) et Jean-Pierre Jullian (bat). (Tournée en Finlande et Estonie 2002). En 2003, le quartet devient Quintet avec Matthieu Donarier, et Jean-Marc Foltz (clar), Bruno Chevillon (cb) et Nicolas Larmignat (bat). (« Itinéraire imaginaire ») Depuis 2003, il se produit aussi en trio avec la chanteuse Linda Sharrock et Claude Tchamitchian (cb). En duo avec la chanteuse Susanne Abbuehl, ils revisitent leurs standards préférés. En 2004, il participe avec Jean-Marc Foltz (cl) (avec qui on peut l’entendre également en duo) et Bruno Chevillon (cb) au projet « Soffio di Scelsi ». Au cinéma, il est l’auteur et l’interprète de la musique du film de Jacques Maillot, « Froid comme l’été » (Prix Italia). Il compose et improvise en direct à l’écran sur les films muets « Loulou » de Georges W. Pabst et « Crainquebille » de Jacques Feyder. En 2005, il enregistre en solo et se produit avec « Coïncidences », un projet inspiré par l’œuvre littéraire et cinématographique de Paul Auster. En juin 2005, le Festival Bleu sur Scène l’invite pour une carte blanche au théâtre du Châtelet où il se produit en duos avec Susanne Abbuehl, Jean-Marc Foltz et le batteur Joey Baron. Il joue en trio avec le guitariste Rémi Charmasson et Claude Tchamitchian (cb). En 2006, création avec François Raulin du quintette « Echoes of Spring », relecture moderne des pionniers du « Harlem piano stride » (Willie Th e Lion Smith, James P. Johnson, Fats Waller…) avec Stephan Oliva et François Raulin (piano, compositions, arrangements), Laurent Dehors (cl.), Christophe Monniot (sax.), Sébastien Boisseau (cb.). En « sideman », il participe aux orchestres : « Le grand Lousadzac », « l’Acoustic Lousadzac » de Claude Tchamitchian, « Aghia Triada », « Opus Incertum » de J.P. Jullian, le projet de Pierre Michel sur le jazz et la musique classique contemporaine, et ponctu ellement à « l’Orja » de Bernard Struber. http://www.stephanoliva.com/
Discographie indicative : Fantasm - Trio avec Paul Motian (d) et Bruno Chevillon (b)- BMG / RCA VICTOR- 2000. Itineraire imaginaire, Quintet avec Matthieu Donarier (s), Jean-marc Foltz (cl), Bruno Chevillon (cb) , Nicolas Larmignat (d), SKETCH dist Harmonia Mundi, 2004. Ghosts of Bernard Herrmann, ILLUSIONS dist en ligne, 2007.