Logo du site de la Revue d'informatique musicale - RFIM - MSH Paris Nord

En lisant, en jouant, en écrivant

Denis Levaillant
janvier 2012

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.349

Résumés   

Résumé

Chacune de ces situations est reliée aux deux autres par une boucle particulière d’espace-temps, en de multiples points, dans un cycle ininterrompu. L’alliance du jeu et de l’écriture est constitutive de notre culture musicale.

Abstract

Each of these situations is linked to the other two through a distinctive space-time loop, spanning multiple points in an unbroken cycle. The fusion of playing and composing is an integral part of our music culture.

Index   

Texte intégral   

1Le sujet de notre rencontre évoque l’existence de deux mondes semblant antinomiques et opposables à l’infini, la « musique contemporaine » et le « jazz » ou encore la « musique improvisée ». Au risque de commencer par un paradoxe, je me situerai moi-même dans un « au-delà » de ces catégories. Toute ma pratique de l’improvisation s’est nourrie à la fois de mes activités d’interprète, ceci depuis que je suis enfant, et de mes activités de compositeur, ceci depuis bientôt trente-cinq ans. Je n’accepte donc pas du toutcette séparation « stylistique », car pour moi le jazz fait partie intégrante de la musique d’aujourd’hui, il en est même une des pièces maîtresses, de même que l’improvisation elle-même fait partie intégrante de la pratique musicale. Une certaine musique « contemporaine » a voulu nier tout cela, ce n’est pas ce qui l’a rendu meilleure pour autant. Je me situe donc dans une démarche résolument « post-contemporaine », et je cherche à développer un art musical d’aujourd’hui pour tous, qui fasse la synthèse de ces pratiques aujourd’hui considérées comme antagoniques.

2Je vais plus loin : l’improvisation n’appartient ni aux jazzmen, ni aux improvisateurs. Elle est un pont entre les cultures du monde, entre le présent et le passé, entre la musique savante et la musique populaire. Surtout, elle n’a pas à être considérée comme un « style » en-soi. L’improvisation n’a pas créé de « langage », je pense que cette idée est trompeuse, comme si nous avions en face de la « musique écrite » une « musique improvisée » qui serait une catégorie esthétique à part.

3Enfin, je voudrais conclure ce préambule légèrement paradoxal par une dernière remarque : tout cela ne date pas d’hier, encore moins des années soixante ! Ce rapport organique du jeu et de l’écrit est la matière même de notre histoire musicale depuis près de dix siècles, et le méconnaître c’est se condamner à l’incohérence. Je citerais volontiers sur ce sujet, à la suite de Derek Bailey, l’excellent musicologue allemand Ernst Ferrand, à qui l’on doit les premiers vrais travaux sur le sujet dans les années trente :

« Dans l’histoire de la musique, cette joie d’improviser en chantant et en jouant transparaît à presque toutes les époques. L’improvisation a toujours entraîné, avec une force considérable, la création de genres nouveaux, et toute étude historique se limitant aux sources pratiques ou théoriques -manuscrites ou imprimées- sans prendre en compte l’improvisation vivante, présente nécessairement une image incomplète, voire même déformée. Il n’existe en effet pratiquement aucun domaine musical qui n’ait été affecté par l’improvisation aucune technique musicale ou aucun style de composition qui n’en découle ou n’ait été profondément influencé par elle. Toute l’histoire de la musique témoigne du désir passionné et universel d’improviser ».1

4Donc, en lisant (j’interprète), en jouant (j’improvise), en écrivant (je compose), je me relie au grand flux du musical. Chacune de ces situations est reliée aux deux autres par une boucle particulière d’espace-temps, en de multiples points, dans un cycle ininterrompu.

En lisant

5L’utopie de l’interprétation reste une sorte d’improvisation simulée.

6Pourtant, la situation de l’interprète lui interdit pratiquement l’improvisation. Voilà un paradoxe assez facilement compréhensible : plus vous êtes près du texte, plus vous êtes exact, plus vous êtes libre, et plus l’auditeur peut croire à une improvisation, une invention dans l’instant. A contrario, moins l’interprète sait improviser, moins il sera fidèle au texte. Il est bien connu que pour se familiariser avec le style d’un compositeur, la meilleure méthode est encore d’improviser soi-même dans son style. L’excellent Ton Koopman m’avait confié en son temps cette habitude qu’il avait prise d’improviser dans le style de Bach chaque fois qu’il préparait un concert, je ne doute pas qu’il continue cette excellente pratique. C’est bien cette génération de musiciens « baroqueux » du début des années soixante-dix qui a réintroduit en force l’art de l’improvisation dans notre pratique musicale de tous les jours, et qui a finalement réussi à entraîner un vaste mouvement dans l’enseignement musical – à côté évidemment du jazz proprement dit.

7On peut souligner que ce mouvement n’est pas suffisamment ample, et regretter que l’improvisation ne soit toujours pas considérée comme une pratique fondamentale, au même titre que le solfège. Si nous pouvions acquérir en France la belle liberté de l’école hongroise, je pense que nous aurions de bien meilleurs musiciens sur le marché ; savez-vous en effet qu’au Conservatoire de Budapest (quelle filiation, quand on y songe : Liszt, Bartók, Kurtág…) les élèves pianistes sont incités à improviser dès le plus jeune âge car les pédagogues ont tout simplement constaté qu’ainsi leur technique s’améliorait beaucoup plus aisément que s’ils passaient le même temps à faire des exercices scolaires ?

8Mieux vous improvisez, mieux vous interprétez : je ne vous citerai que Friedrich Gulda ou Michel Portal, qui dans Mozart atteignent souvent le pur ; grands improvisateurs, ils guettent l’inconnu. Ainsi, l’improvisation permet d’intégrer organiquement le rythme, le chant, la couleur, au-delà des styles et des époques. Elle permet de savoir pertinemment est le premier temps…

En jouant

9Souvent celui qui est « hostile » à l’improvisation (la plupart du temps il s’agit d’un compositeur « contemporain ») l’oppose à l’écriture frontalement, comme s’il s’agissait de choisir entre deux techniques celle qui serait la plus « efficace ». Erreur fatale ! Nous ne sommes pas dans le même espace-temps. Composer dans l’instant revient à soutenir une conversation, et nul n’a jamais songé à comparer les mérites respectifs de l’écrit et de l’oral ! Mais voilà que surgit un nouveau paradoxe : en écoutant certaines improvisations ne pourrait-on pas penser que cela était écrit avant ? Je me souviens d’avoir un matin de 1986 enregistré au studio Davout un duo totalement improvisé, sans aucune concertation préalable, avec Barre Phillips, morceau de musique spontanée qui sonne encore au jourd’hui à mes oreilles comme une découverte, comme si nous étions en train de jouer une œuvre existante, et pourtant nous étions en train de l’inventer.

10Alors laissez-moi vous signaler encore un paradoxe, et non des moindres : contrairement à ce que l’on pense trop souvent, l’improvisation n’est pas une liberté. C’est une discipline, qui convoque dans l’instant de multiples savoirs accumulés.

11Quand j’ai créé mon concerto pour piano Écho de Narcisse à Amiens avec l’Orchestre de Picardie, je ne savais pas que j’allais improviser. C’était la création, donc j’étais au plus près du texte et de la justesse d’expression, sans doute plus que jamais, et pourtant, au beau milieu de ma cadence, je me suis échappé et j’ai comme réécrit cette cadence, qui est entièrement écrite, j’y insiste. J’ai laissé l’instant décider, du phrasé, des notes, des accents. Mais le résultat est totalement intégré dans l’œuvre, voilà ce qui m’étonnera toujours avec l’improvisation, car elle permet de toucher au non-dit, à l’imaginaire, elle fait sauter des verrous, et le musical y gagne en profondeur et en acuité.

En écrivant

12Examinons à présent ce sujet aigu du côté du compositeur. Je suis frappé d’une chose : la musique « contemporaine », du moins celle que l’on s’est habitué à nommer de cette manière, cette musique moderniste « officielle » s’est éloignée depuis des années de ce que l’on pourrait nommer l’organon, ce réseau de savoirs instrumentaux qui font la couleur d’une époque, toute cette mémoire collective des gestes instrumentaux bien sonnants.

13En s’éloignant de cet organon volon tairement, en décidant d’écrire de plus en plus injouable, en privilégiant des « modes de jeux » de plus en plus biscornus, en convoquant des sons de plus en plus bruités, elle perd petit à petit son aura d’écriture et se retrouve à sonner comme une mauvaise improvisation ! Encore un paradoxe, et celui-ci est de taille, avouez-le ! Alors que cette alliance de l’écrit et du jeu est constitutive de notre musique, je le répète, un certain courant, dominant pour l’instant, s’est ingénié à la briser. Quel gâchis ! Trouvez-vous raisonnable que les meilleurs solistes consacrent leur vie à émettre des sons éructés, saturés, détimbrés, sous prétexte de « faire moderne » ?

14Je suis pour ma part attaché à une tradition de la composition qui construit l’alliance plutôt qu’elle ne la brise. Je crois au savoir des musiciens, je suis à l’écoute, perpétuellement, de nouvelles techniques, de nouveaux phrasés, de nouveaux timbres, mais jamais contre l’instrument. Mon expérience d’improvisateur y est certainement pour quelque chose, car pianiste, je ne saurais ou blier que je le suis quand j’écris de la musique qui doit être jouée par d’autres !

15J’ai d’ailleurs remarqué que plus je plonge dans l’improvisation libre, plus mon écriture en retour se précise : voilà une boucle d’espace-temps passionnante à explorer, et je ne citerai qu’un exemple, ces Douze mouvements que j’ai composés pour le piano en 1980, parallèlement à l’écriture de mon livre sur l’Improvisation. Depuis je les ai jouées assez souvent, mais jamais exactement de la même manière. On dit que c’est le propre du jazzman de ne jamais jouer deux fois le même thème de la même manière. Mais ici il s’agit de bien plus qu’un thème : une forme, un développement, un discours. Je me suis résolu il y a peu à les éditer définitivement ; je sais que l’improvisation a en quelque sorte percolé comme dirait Michel Serres, que cette oeuvre s’est densifiée au cours du temps et que toutes les interprétations que j’en ai faites se sont accumulées en couches successives, jusqu ’à se fondre en un palimpseste que le compositeur aujourd’hui doit révéler définitivement.

16Ce phénomène n’est pas pour moi limité au piano ; c’est également ainsi que je travaille avec les solistes pour lesquels j’écris, j’accumule, je densifie, j’expérimente et ensuite je découpe, je construis. Easy/Uneasy, que j’ai écrit pour Jean-Marc Foltz, est ainsi né de mon souvenir de la clarinette basse de Dolphy, de mes souvenirs de quelques concerts en compagnie de Portal, de mon imaginaire de l’organon de cet instrument assez peu connu, et ensuite Jean-Marc m’a offert cette sonorité magnifique, qui m’a aidé à concrétiser le phrasé et les couleurs. Comment voulez-vous composer autrement qu’en dialoguant avec les musiciens ? Pourquoi faudrait-il abandonner la magnifique alliance inventée par Monteverdi, Bach , Haydn, Mozart, Liszt, Debussy, Ravel, et j’en passe !

17D’où vient donc cette impression de vide laissée par la plupart des « écritures contemporaines », sinon de cette rupture avec le geste et le phrasé ? Mais il y a plus, je crois, et plus caché.

18Je crois en effet que le plus grand danger que court cette musique soi-disant « savante » est de se couper de ses racines populaires. Là, je le sais, je ne suis pas dans le discours officiel, je ne suis pas dans la pensée unique, mais je crois profondément à ce danger. Je voudrais en donner un seul exemple, très simple. Je prends le saxophone. Si je regarde attentivement ce que l’on nomme les « nouveaux modes de jeu » prétendument inventés par la musique « contemporaine », je m’aperçois assez vite qu’ils viennent en réalité tous ou presque de la pratique des jazzmen, donc de l’improvisation, de l’expérimentation dans les musiques populaires : glissés de lèvres, nommés flip en jazz (mais aussi, le bend, le shake, le vibrato, le Smear, le rip, le fall off…toutes techniques que vous pouvez entendre dans les sections de saxophones des big bands dès la fin des années vingt, par exemple chez Duke Ellington dans sa période jungle) ; sons détimbrés, subtone en jazz (même remarque, cette technique est très utile pour obtenir un son de section fondu, surtout dans le grave) ; growl, évidemment issu du jazz (comme par exemple dans les improvisations d’Eddie « Lock jaw » Davis) ; flattements, ou « faux doigtés » en jazz ; jusqu’au « souffle continu » qui vient lui des musiques populaires d’Orient. Ne resteraient comme « nouvelles techniques » que celles qui consistent à souffler sur le bocal, sans le bec, mais on peut se demander si c’est vraiment intéressant ! On peut difficilement en ce cas d’espèce laisser croire que la musique « contemporaine » a tout inventé dans les années soixante-dix, un nouveau langage, de nouvelles techniques, un nouveau monde sonore, etc. Vous me direz que le saxophone est un exemple particulier, puisqu’il est malgré tout l’instrument roi du jazz. Mais que faites-vous de la clarinette, la clarinette basse, la trompette, le trombone, la contrebasse, les percussions, bref, tous ces instruments qui ont tout au long du siècle évolué aux rythmes des musiques populaires ? Oublier cette source, c’est se condamner à mourir.

19Oui, mais me direz-vous, les cordes, quand même ? Et bien faites la même recherche sur le violon, mais cette fois du côté de la musique tzigane, et dites-moi honnêtement si vous trouvez quoi que ce soit qui n’aie déjà été expérimenté par un tzigane ou un autre !

20Plutôt que de bannir ces origines, de les repousser, la musique dite « savante » de notre époque devrait renouer avec sa tradition réelle, qui est celle de l’alliance. Cette tradition a été coupée au début des années cinquante, brutalement. Il est grand temps d’y revenir, ardemment.

21J’aimerais à ce propos vous parler d’une œuvre très intéressante pour notre sujet, la Troisième Sonate pour violon d’Enesco. Écrite « dans le caractère populaire roumain », elle est une belle réussite de ce « folklore imaginaire » qu’un certain nombre de compositeurs du XXe siècle ont recherché. Enesco s’est évertué à noter le plus précisément possible le phrasé tzigane, et je pense que cet exemple donne une bonne idée de ce que l’écriture est capable de produire quand elle est guidée par un vrai souci de clarté et de performance instrumentale. J’aimerais citer le témoignage de Yehudi Menuhin qui a enregistré cette œuvre avec sa sœur :

« Il n’y a pas d’œuvre au monde qui soit mieux notée. C’est une sonate au sens classique du terme, solidement bâtie, mais l’élément, la chair en est tzigane. Pour peu qu’ils suivent les indications données, n’importe quels violoniste et pianiste peuvent la jouer comme s’ils étaient tziganes. Qui pourrait écouter un tzigane et noter noir sur blanc ce qui se passe ? Personne, et pourtant, Enesco l’a fait. Il a réussi à analyser l’esprit tzigane comme un ordinateur, mais avec une im agination et une netteté incroyables ».

img-1.jpg

22Je me reconnais totalement dans cette quête de la plus grande précision de notation pour un résultat le plus libéré possible : n’est-ce pas la source de l’alliance ? Je milite aujourd’hui ouvertement pour une renaissance de cette alliance ; que la musique « savante » renoue avec ses racines populaires, et vous verrez que la question du « public » ne se posera plus du tout de la même manière !

23Pour ma part, en lisant, en jouant, en écrivant, je reste dans ces boucles d’espace-temps fertile, au cœur du musical.

Notes   

1  Ernst Ferrand, L’improvisation durant neuf siècles de musique occidentale, cité par Derek Bailey, L’improvisation : Sa natu re et sa pratique dans la musique, Paris, Ed. Outre Mesure, 1999, p. 12.

Citation   

Denis Levaillant, «En lisant, en jouant, en écrivant», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Jazz, musiques improvisées et écritures contemporaines, mis à  jour le : 26/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=349.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Denis Levaillant

Denis Levaillant, compositeur et pianiste français (né à Paris en 1952), aborde la musique par l’étude du piano classique pour lequel il témoigne de dons précoces. Sa formation de compositeur se fait essentiellement en autodidacte, à travers un parcours aussi passionnant que peu orthodoxe.D’abord connu d’un large public comme un interprète et un improvisateur de haut niveau (son livre L’Improvisation musicale, publié en 1980, est devenu une référence sur le sujet), il s’est lancé dans l’aventure du spectacle vivant, signant la musique de plus de 40 créations en collaboration avec de nombreux chorégraphes (Dominique Bagouet, Brigitte Lefèvre, Bouvier/Obadia, Dominique Petit, Caroline Marcadé) et metteurs en scène de théâtre (notamment Alain Françon), tout en s’initiant aux traitements numériques à l’INA-GRM, se passionnant pour la création radiophonique et participant à de nombreuses réformes impulsées par Maurice Fleuret. Certains de ses spectacles ont eu un rayonnement important, comme son premier spectacle Piano Check-Up, sa première production lyrique, Deux Pièces à Louer, avec Michel Hermon (1983), ou encore Les Passagers du Delta, avec les musiciens de jazz américains Barre Phillips et Barry Altschul (1986), et Piano Circus (1993) avec le magicien Abdul Alafrez. Depuis 1973 il développe un catalogue varié, marqué par la recherche d’une expression dramatique ouverte à la synthèse des langages. Il a abordé tous les genres : opéra (O.P.A Mia, créé au Festival d’Avignon en 1990 dans une mise en scène d’André Engel et des décors d’Enki Bilal), ballet (La Petite danseuse , commande de l’Opéra de Paris 2003, repris en 2005), théâtre musical (le mélodrame Un Petit rien-du-tout créé en 2006 au Théâtre du Rond Point), orchestre, concertos, chœurs, formations de chambres, instruments solistes (notamment pour son instrument, le piano, Onze Mouvements , Etudes africaines), électronique (Piano Transit, Elektrospacepiano, Drama Symphony). Il fut pensionnaire de la Villa Medicis en 1983 et a obtenu le Prix Italia (prix international) en 1988. http://www.denislevaillan t.net/