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Les logiques musicales du rythme

François Nicolas
juillet 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.338

Résumés   

Résumé

L’article esquisse une logique musicale du rythme à la lumière du tournant géométrique de la pensée qui s’affirme à la charnière des XX° et XXI° siècles.
Il s’agit, ce faisant, de clarifier la contribution propre du rythme musical à trois composantes, hiérarchiquement stratifiées :
la cohésion structurale du monde-Musique ;
la cohérence discursive du morceau de musique ;
la consistance stratégique de l’œuvre musicale.

Abstract

This article outlines a musical logic of rhythm in the light of the geometric turn of thoughtat the turn of the twenty-first century.
The issue is to clarify the specific contribution of musical rhythm to three components, stratified hierarchically as follows:
the structural coherence of the Music-world;
the discursive coherence of the musical piece;
the strategic substance of the musical world.

Index   

Texte intégral   

À Geneviève Mathon et Éric Dufour.

1Entreprenons ici de thématiser les logiques musicales du rythme, i.e. les dimensions proprement logiques des opérations rythmiques en musique.

2« Logique musicale » ne désignera pas ici un ersatz de grammaire d’un supposé « langage musical »1 mais le principe immanent rendant raison des consistances propres à la musique.

3Ces consistances musicales concernent trois niveaux, hiérarchiquement stratifiés. Successivement :

  • La cohésion structurale du monde-Musique (selon sa dualité constitutrice écriture/perception) ;

  • La cohérence discursive de tout morceau de musique (selon sa dualité propre partition/audition) ;

  • La consistance stratégique spécifique à l’œuvre musicale2 (selon la dualité singulière d’un projet – ou intension3 – et d’une écoute à l’œuvre).

4Il s’agit donc d’examiner les consistances logiques dont le rythme musical est porteur, successivement et cumulativement : du point du monde-Musique, du morceau de musique et de l’œuvre musicale. Soit :

  • Comment le rythme participe-t-il en propre à la cohésion structurale du monde-Musique ?

  • Comment le rythme participe-t-il en propre à la cohérence discursive de tout morceau de musique ?

  • Comment le rythme participe-t-il en propre à la consistance stratégique qui singularise chaque œuvre ?

Remarque préliminaire

5On peut éclairer les dimensions logiques dont le rythme musical est porteur en rapprochant la notion de « logique musicale » de celle, apparentée, de « temps musical » : comme on va le voir, le rythme se situe au cœur des opérations musicales qui tricote du temps (au demeurant un temps d’un type tout à fait spécifique : un temps musical qui n’a pas grand-chose à voir ni avec le temps mesuré des chronomètres, ni avec le temps affectif des individus) comme il se situe au cœur des opérations logiques de la musique.

6Posons pour cela le principe suivant : « le temps comme tel n’existe pas ; le temps consiste en des opérations sur des existences »4, principe qui, approprié à la musique, donne ceci : « le temps musical n’existe pas ; le temps musical consiste en un ensemble spécifique d’opérations (musicales) sur des existences (musicales) conduisant à ce que l’œuvre (musicale) tricote son temps »5.

7Plus particulièrement, le temps musical n’existe pas comme temps chronométrique des horloges6, lequel n’est qu’une des existences – un des « paramètres » – à partir desquelles l’œuvre (et donc l’écoute à l’œuvre) tricote du temps musical.

8Dans ce cas, si d’un côté le rythme musical est bien affaire à la fois de logique et de temps (en un sens qu’il va nous revenir de préciser), et si d’un autre côté la logique musicale existe bien (on verra qu’en matière de monde-Musique, la logique musicale existe comme solfège) lors même que le temps musical lui n’existe pas, c’est donc que le rythme occupe en musique une position charnière entre logique (existante) et temps (inexistant), position qu’on présentera ainsi : le rythme participe en propre à la cohésion structurale du monde-Musique, à la cohérence discursive du morceau de musique et à la consistante stratégique de l’œuvre en structurant logiquement un tricotage d’un temps d’ordre spécifiquement musical. On a donc, en musique, ceci :

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9Tel est notre espace de travail.

Les durées au principe du rythme

10Partons de cette évidence : un rythme convoque des durées ; sans durées, pas de rythme concevable.

11Mais une durée musicale – une durée musicalement conçue, ressaisie par la musique – n’est pas une durée ordinaire : ni simple durée chronométrique d’un temps mécanique (celui des horloges), ni durée psychologique d’un temps vécu (celui de l’individu). La musique traite la notion de durée de manière spécifique, et cette manière proprement musicale d’établir en quoi « durer » consiste configure une première dimension logique du rythme musical.

La lettre de durée

12Qu’est-ce que la notion musicale de durée a en propre ?

13C’est de s’écrire à la lettre, selon une lettre musicalement inventée et non pas empruntée à la mathématique, à la physique ou à la langue vernaculaire. En effet, la musique a en propre un solfège des durées qui, loin d’en souligner la fluidité interne (le « flux de conscience » auquel les durées sont censées donner lieu dans la phénoménologie d’obédience husserlienne7), en pointe au contraire la dimension élémentaire au moyen de simples lettres, celles que le musicien apprend dès son plus jeune âge : w, h, q, e, x… et Ó, Œ, ‰, ≈…

14L’écriture musicale (le solfège), cette invention à la fois si singulière (la musique est le seul art à s’être doté d’une écriture qui lui soit propre8) et si décisive (c’est grâce à cette écriture que la musique s’est constituée, bien après son nouage grec à la mathématique et à la philosophie9, en monde autonome : en monde-Musique), structure la réalité sonore selon des principes spécifiques – on peut dire que la logique propre de la note de musique est de compter-pour-un une famille de voisinages (ouverts) acoustiquement centrés (autour d’une « hauteur ») et temporellement mesurés (précisément selon une « durée »)10.

15Remarquons ici le déplacement que ces lettres de durée, propres au solfège musical, opèrent par rapport à l’acoustique et à la perception ordinaires11 : à proprement parler, une durée musicale ne renvoie par elle-même ni à une durée chronométrique (une « noire » par exemple, faute de tempo associé, n’aura aucune réalité temporelle présentable : seul le produit d’une durée et d’un tempo pointera une durée chronomérisable12), ni à une présence acoustique s’il est vrai que le principe musical de la lettre de durée se concentre dans l’écriture d’un silence (q → Œ ) dépourvu de toute « hauteur » (c’est-à-dire de toute fréquence sonore) en sorte qu’aucune réalité phénoménale (acoustique et perceptible) ne découle immédiatement d’une telle lettre musicale de durée (Œ) puisqu’elle n’a ni durée chronométrique, ni sonorité pour la matérialiser acoustiquement.

Le rythme, comme groupe de durées

16Ce niveau premier où la musique saisit et inscrit ce qui pour elle fera durée (sous forme d’un silence musical à l’écart du chronomètre et du son) n’est pas pour autant une abstraction (comme si lui préexistait une réalité sonore qu’il s’agirait alors de « représenter ») : il désigne tout au contraire ce qui va constituer le concret propre de la musique, un concret qui se trouve immédiatement indexable à sa figure rythmique s’il est vrai que de telles lettres de durée permettent d’engager les opérations rythmiques propres à la musique, telle par exemple celle-ci :

17Œ = ≈+‰.

18N’importe quelle figure musicale devient ainsi dotée d’une structure rythmique. Par exemple la mesure purement rythmique présentée dans la figure 1 structure la partie de violon solo (mesure 161) de Terrain de Brian Ferneyhough (figure 2).

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Figure 1. Mesure rythmique structurant la partie de violon solo (mesure 161) de Terrain de Brian Ferneyhough.

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Figure 2. Mesure 161 de la partie de violon solo de Terrain de Brian Ferneyhough.

19On peut dire que la lettre de silence (Œ) occupe ainsi dans le solfège la place que Lacan attribuait au phallus s’il est vrai qu’il s’agit là d’une sorte de « signifiant » (musical) sans « signifié » (phénoménal)13. C’est bien autour de cette lettre « phallique » que prend forme la logique si spécifique de l’écriture musicale : ni représentation symbolique d’une réalité phénoménale (sonore) – l’écriture musicale n’est pas un codage de l’acoustique, comme peut l’être l’écriture informatisée des enregistrements numériques –, ni abstraction mathématique qui effacerait l’apparence phénoménale du son pour mieux se focaliser sur sa structure ontologique14, l’écriture musicale (et donc la constitution musicale du rythme comme groupe de durées) est une création tout à fait spécifique parmi les différents modes d’écriture, et cette création a une portée logique au sens où sa manière singulière d’algébriser les durées va matérialiser ce qui musicalement importe dans la structure « durée »15.

20Ce n’est pas dire ce faisant que pour la musique, la « durée » comme phénomène perceptif, audible, serait sans importance et qu’elle se réduirait à la structure algébrique d’une lettre : la musique bien sûr est faite de flux, d’inflexions, de phrasés, d’intonations, d’expressivité sonore, etc. (l’inscription de tout ceci est l’affaire spécifique des notations musicales plutôt que de l’écriture proprement dite16) qui n’ont a priori nul besoin de la note pour se présenter à l’oreille. Mais la musique, comme espace propre de pratique et de pensée, se structure sur la base de son solfège17 : qu’une telle base ne soit qu’une base et donc pas la totalité de l’édifice ne saurait effacer sa nécessité irréductible.

Rythmer un objet sonore, c’est le musicaliser

21On posera en ce point l’axiome suivant : une chose sonore, un objet acoustique n’est musical que s’il est musicalement inscriptible, s’il est solfégiable (quitte, bien sûr, à devoir pour ce faire amender le solfège, le développer, le compléter en sorte de le doter des nouveaux outils proprement musicaux aptes à inscrire une nouvelle réalité sonore : celle des oiseaux, des bruits de la ville, des sonorités électroniques, etc.). Soit : il n’est de musique que musicalement écrivable (ce qui n’est nullement dire qu’il n’y aurait de musique qu’écrite !). Le monde-Musique s’affirme comme monde par la capacité dont il se dote – via son solfège – non pas d’enfermer la réalité sonore dans son réseau scriptural mais d’inscrire ce qui musicalement compte du sonore en termes de structure c’est-à-dire en termes de partition à nouveau exécutables (et même réinterprétables). Le rythme se situe au cœur même de cette « logique » s’il est vrai que son idéalité proprement musicale (au regard tant du chronomètre que de la nature acoustique du son) ouvre à une très grande généralité : par exemple le motif rythmique suivant {‰‰‰Œ} pourra indexer une réalité sonore qui, selon le tempo adopté, durera 1/10 de seconde comme 10 secondes, et qui pourra être « matérialisée » par l’orchestre de Beethoven (Ve symphonie) aussi bien que par tout autre moyen acoustique. Où l’on voit que rythmer un objet sonore trouvé (par exemple un fichier audio prélevé au hasard dans une base de données) est la première et la plus simple méthode pour le musicaliser c’est-à-dire pour l’intégrer au monde-Musique en le configurant selon une structure musicale, c’est-à-dire inscriptible dans le cadre propre du solfège.

22Au total, le rythme (groupement de durées) constitue donc, bien plus que les groupements (mélodiques, harmoniques…) de hauteurs, la toute première instance d’une conception proprement musicale du matériau sonore, d’une mesure musicale prise de ce qui, des existences phénoménales sonores (acoustiques et perceptives), compte et importe.

23Ceci indique qu’écrire un rythme dans le cadre structuré par le solfège n’est pas une simple opération technique (de transcription) mais constitue une opération logique de structuration du matériau sonore. C’est d’ailleurs très exactement le reproche qu’adressent à cette écriture les tenants d’un rythme « plus souple » et « plus vivant », d’un « corps » enfin délivré de cette algèbre scripturale, les thuriféraires des « flux », des « émotions » et des « expressions » spontanées.

24Dernière indication, qu’on ne peut ici trop développer : la manière dont le rythme préstructure la partition horizontalement rend possible une structuration du morceau de musique comme faisceau d’interprétations18. Ceci suggère – on va y revenir – que cette dimension structurale du rythme relève d’une compréhension géométrique de ce que « logique » veut dire.

25Une fois posée cette base scripturale du rythme musical – cette assise rythmique prise par la musique dans les lettres de durées –, comment le discours musical se déploie-t-il sur une telle base ?

Les opérations rythmiques au principe du discours musical

26Si, en matière d’écriture musicale de « durées », la référence pour la « logique musicale » était plutôt à chercher du côté de la philosophie19, en matière d’opérations rythmiques plus concrètes, on privilégiera des modèles formels empruntés à la mathématique contemporaine, inscrivant ainsi cette exploration musicienne de la logique musicale dans ce que j’aime appeler un « tournant géométrique de la pensée ».

D’un tournant géométrique de la pensée

27En quelques mots :

281. Ce « tournant géométrique » peut être épinglé des noms propres suivants : en mathématiques ceux d’Alexandre Grothendieck (géométrie algébrique) et d’Alain Connes (géométrie non commutative), en logique (mathématisée) celui de Jean-Yves Girard (géométrie de l’interaction), et en philosophie celui déjà mentionné d’Alain Badiou (Logiques des mondes).

292. Ce « tournant géométrique de la pensée », engagé à la charnière des XXe et XXIe siècles, déqualifie le « tournant langagier », engagé au XXe siècle (entre les deux guerres) par Wittgenstein et le Cercle de Vienne, qui soutient que le langage serait le constituant primitif de toute pensée (y compris la mathématique et, a fortiori, la logique) en sorte que prendre mesure de toute pensée devrait se faire du point d’un supposé transcendantal langagier (songeons ici aux dégâts que cette orientation néopositiviste logique a généré en exhaussant une conception langagière de la musique20).

303. Du point spécifique de la logique, ce « tournant géométrique » conduit à refonder la logique, non plus sur le langage, mais sur la géométrie, donc sur la mathématique, renversant ainsi heureusement la dialectique ancestrale logique-mathématiques et la remettant ainsi sur ses pieds mathématiques (la logique ne précède plus la mathématique : c’est elle qui est configurée par la mathématique, singulièrement aujourd’hui par la géométrie telle que mathématiquement recomposée depuis l’après-guerre). Penser la logique non plus comme ossaturation de la mathématique mais comme structuration d’un type spécifique de présentation (discours spécifiquement logique pour Girard, présentation ontique ou mondaine pour Badiou21) se fera ici en prélevant dans la mathématique la plus contemporaine des modèles formels adéquats (algèbre d’opérateurs de la géométrie non-commutative pour Girard, théorie des topos de la géométrie algébrique pour Badiou).

31Pour nous qui entreprenons ici de clarifier notre idée musicienne du rythme sous le signe de la logique musicale selon une hypothèse de contemporanéité d’avec ce tournant géométrique de la pensée, ceci veut dire : prélever dans la mathématique les modèles formels aptes à formaliser les opérations rythmiques contemporaines et à en relever la dimension proprement logique.

32En quel sens entendre ici le mot « géométrie » ?

33Il ne s’agira pas ici de caractériser la géométrie par des « objets » qui lui seraient spécifiques : par exemple comme « science des figures » (là où l’arithmétique serait la science des nombres) ; plus généralement, on ne tiendra pas que la pensée mathématique se spécifierait du point d’objets supposés propres.

34Il ne s’agira pas davantage de caractériser la géométrie comme « science de l’espace »22, ou comme science de la dimension spatiale des objets (là où l’algèbre serait la science de leur dimension temporelle) : pas plus qu’elle n’est constituable par un type d’objets, la géométrie ne se spécifierait d’être constituante d’un type particulier d’objets.

35Géométrie désignera ici un type de point de vue mathématique, une manière spécifique de penser mathématiquement les choses mathématiques.

36Comment caractériser cette manière géométrique de théoriser mathématiquement ?23

37On le fera ici selon trois traits synthétiques.

381. La géométrie attache la pensée mathématique à une théorisation du lieu. Ce faisant, la géométrie est constituante de lieux concrets plutôt que d’espaces abstraits. Le mode propre de constitution d’un lieu se faisant selon la dialectique du local et du global24 – un lieu est une figure de consistance d’une telle dialectique –, la géométrie prendra en charge la figure proprement mathématique de constitution dialectique d’un lieu.

392. Le mode spécifiquement géométrique d’appropriation d’un tel lieu s’attache à sa mesure : la géométrie prend mesure de ses sites (géo-métrie), ce dont la topologie ne se soucie pas ; cette mesure désigne la figure proprement géométrique de la dialectique constituante local/global.

403. Le mode géométrique de penser, loin de s’attacher à la perception, fait confiance (depuis sa fondation euclidienne) à l’axiomatique25 : la géométrie décide résolument sa manière de prendre mesure des lieux sans s’aligner sur l’expérience sensible immédiate.

41Au total, la géométrie s’attache à la constitution dialectique, mesurée et axiomatique des lieux.

42Une des conséquences, empiriquement constatable, de cette manière de concevoir ce que géométrie veut aujourd’hui dire est que dans la mathématique contemporaine, géométrie se décline de préférence conjugué à d’autres caractérisations : géométries algébrique, analytique, projective, différentielle26

43En ce sens, thématiser géométriquement une pensée donnée, c’est dégager sa manière propre de constituer axiomatiquement ses lieux (sa constitution dialectique singulière du local et du global) et les opérations spécifiques par lesquelles elle prend mesure des existences qui, à ses yeux, s’attachent à ces lieux.

44C’est en ce sens qu’une telle orientation géométrique est susceptible d’intéresser le musicien pensif27. La dimension géométrique de la logique musicale va ainsi s’attacher :

  • A la configuration axiomatique, par l’écriture solfégique, d’un lieu spécifique : le monde-Musique ;

  • A la mesure ainsi solfégiquement prise de ce qu’exister dans ce lieu veut dire ;

  • A la constitution dialectique (local/global) de dynamiques d’existence propres à ce lieu : les morceaux de musique comme faisceau des différentes interprétations d’une même partition ;

  • A la constitution dialectique singulière des dynamiques subjectives en musique : les intensions et écoutes à l’œuvre.

Le rythme va s’avérer une composante centrale de ces opérations musicales.

De quelques opérations musicales en matière de motifs rythmiques

45Je partirai pour ce faire d’un certain nombre d’opérations rythmiques élémentaires propres à la musique pour montrer comment leur formalisation selon un point de vue mathématique catégoriel (celui de la théorie des catégories) permet d’en mieux dégager la logique musicale sous-jacente et par là de les systématiser.

46Soit par exemple les deux motifs rythmiques A et B suivants (figure 3), de même durée globale (une ronde) :

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Figure 3. Motifs rythmiques A et B.

47On peut – entre autres opérations :

  1. les augmenter et diminuer (figure 4).

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Figure 4. Augmentation et diminution du motif A.

  1. les rétrograder (figure 5),

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Figure 5. Rétrogradation du motif A.

  1. les prolonger d’une valeur ajoutée (figure 6).

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Figure 6. Motif A prolongé d’une valeur ajoutée.

  1. les « multiplier » l’un par l’autre, soit deux opérations distinctes car la multiplication en question n’est pas commutative (figures 7 et 8).

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Figure 7. Multiplication AB.

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Figure 8. Multiplication BA.

485. les superposer en sorte de regrouper les attaques qu’ils cumulent (A union B : A∪B) ou qu’ils ont en commun (A inter B : AB) (figure 9).

496. examiner la manière dont ils sont susceptibles de former un canon rythmique sans attaques communes (figure 10).

507. etc…

51Certaines de ces opérations sont binaires (elles engagent les deux motifs : la multiplication par exemple), d’autres sont unaires (elles engagent un seul motif : la rétrogradation par exemple).

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Figure 9. Superposition de A et de B (A∪B et AB).

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Figure 10. Formation d’un canon rythmique à partir de A et de B.

52Parmi les opérations unaires, certaines sont involutives (répétées ou dupliquées, elles conduisent à l’identité : la rétrogradation par exemple), d’autres ne le sont pas (l’ajout d’une valeur…)

53Parmi les opérations binaires, certaines sont commutatives (par exemple A∪B = B∪A), d’autres ne le sont pas (AB≠BA).

54On peut alors entreprendre de combiner opérations unaires et binaires : si par exemple une opération unaire génère M’ à partir de M, on peut examiner ce qu’il en est des « multiplications rythmiques » MM’ et M’M ou des superpositions de M et M’ (M∪M’ et MM’).

55On peut surtout entreprendre de les formaliser selon la problématique catégorielle des cônes et cocônes, des produits et coproduits (ou sommes), des limites et colimites28 qui va permettre de mieux dégager la logique (implicite) ici à l’œuvre.

56Indiquons la démarche par un certain nombre d’exemples, allant du plus simple aux plus enchevêtrés, nos diagrammes reliant les objets rythmiques par des flèches devant être ici intuitivement comprises.

Le canon comme « co-cône »

57Le canon forme ce qu’on appelle un co-cône engendré par les deux motifs selon deux « inductions » ∆a et ∆b (figure 11).

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Figure 11. « Co-cône » engendré par les motifs A et B.

La multiplication rythmique comme co-cône non-commutatif

58La multiplication rythmique de deux motifs – équivalente de la multiplication harmonique de deux accords29 – met en œuvre pour sa part deux « co-cônes » différents puisque AB≠BA (figure 12).

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Figure 12. « Co-cônes » engendrés par les multiplications rythmiques AB et BA.

Les intersections/unions de deux motifs rythmiques comme (co)produits

59L’intersection () et l’union (∪) de deux motifs se diagrammatisent selon un cône (à partir de AB) et un cocône (aboutissant à A∪B) où les inductions ∆a et ∆b répondent aux projections ∏a et ∏b (figure 13).

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Figure 13. Cône et cocône engendrés par l’intersection et l’union de A et de B.

60On peut remarquer que ces nouveaux motifs sont respectivement minimaux et maximaux : AB maximise les attaques communes aux deux motifs30 quand A∪B est minimal parmi les motifs inscrivant toutes les attaques de A et de B31, ce qui peut se diagrammatiser (figure 14).

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Figure 14. Diagramme de minimalité et maximalité

61D’un côté, comme AB, (AB)’ engendre A et B par projections mais, comportant moins de durées, il peut également engendrer AB (par « θ ! »32).

62D’un autre côté, (A∪B)’ comporte, comme A∪B, toutes les attaques de A et B mais il en comporte plus33.

Les intersections/unions rythmiques d’un diagramme de rétrogradation

63On peut maintenant appliquer les opérations binaires d’intersection et d’union au couple obtenu par une opération unaire sur A, par exemple au couple {A, A rétrogradé}.

64On obtient le diagramme (figure 15), constitué d’un cône (de sommet AA rétrogradé) et d’un cocône (de sommet A∪A rétrogradé) :

65On peut d’abord remarquer que, chacun de leur côté, cône et cocône commutent : on a, par exemple, ∏1 = r°∏2 et ∏2 = r°∏1.

66Plus encore, les deux (co)cônes constituent des (co)limites du diagramme {A↔A rétrogradé}34.

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Figure 15. Diagramme constitué d’un cône (de sommet AA rétrogradé) et d’un cocône (de sommet A∪A rétrogradé).

Les intersections/unions d’un diagramme de dimension/augmentation

67On peut faire de même à partir cette fois des opérations unaires (inverses l’une de l’autre) de diminution et d’augmentation (figure 16).

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Figure 16. Diagramme avec AA diminué et A∪A diminué

68À nouveau, cône et cocône commutent (∏2 = d°∏1 et ∏1 = a°∏2) et constituent tous deux des (co)limites du diagramme {A↔A diminué}.

Les intersections/unions rythmiques d’un diagramme de valeurs ajoutées

69Enchevêtrons un peu plus avant nos opérations rythmiques, et combinons les opérations d’intersection/union à l’opération de valeur ajoutée. On obtient le diagramme présenté dans la figure 17.

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Figure 17. Diagramme obtenu par la combinaison des opérations d’intersection/union de l’opération de valeur ajoutée.

70Qui s’avère commutatif35 car,

71(AB)+valeur ajoutée = (A+valeur ajoutée) (B+valeur ajoutée)

72Et de même pour l’union (∪).

Non-commutativité de la rétrogradation et de la valeur ajoutée

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Figure 18. Non-commutativité de la rétrogradation et de la valeur ajoutée.

73À l’inverse, on peut relever que rétrogradation et « valeur ajoutée » ne commutent pas (figure 18).

74En effet, A rétrogradé puis augmenté d’une valeur ajoutée diffère de A augmenté d’une valeur ajoutée puis rétrogradé.

Au total…

75Au total, les différentes combinaisons de nos opérations d’augmentation/diminution, de rétrogradation et de valeur ajoutée ont les propriétés détaillées dans le tableau 1.

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Tableau 1. Propriétés des différentes combinaisons.

76Augmentation et diminution commutent avec rétrogradation et valeur ajoutée tandis que rétrogradation et valeur ajoutée ne commutent pas entre elles.

77Arrêtons-là notre exploration des opérations rythmiques propres à la discursivité musicale.

78On pourrait les prolonger de bien des manières, en particulier en examinant le réseau des opérations rythmiques à l’œuvre dans les modulations métriques (ou modulations de tempo)36.

79J’espère avoir ainsi dégagé leur dimension proprement logique, c’est-à-dire l’existence de principes sous-jacents, à l’œuvre dans le réseau dense et enchevêtré des opérations musicales sur le rythme. Ainsi ces opérations sur des groupes de durées – opérations autorisées fondamentalement par l’existence du solfège (ces opérations ne sauraient se passer de l’écriture) – ne relèvent pas de simples « techniques » : elles composent un espace d’interférences-interactions-interdépendances entre motifs rythmiques qui se révèle doté d’une consistance propre, autant dire d’une « logique » que j’appelle logique discursive du rythme musical.

80Cette logique discursive, ouverte par la logique structurale de l’écriture, va constituer la base matérielle pour le troisième niveau de notre stratification logique : la logique stratégique propre à l’œuvre musicale.

La contribution du rythme à la logique stratégique des œuvres musicales

81Parler, à propos de l’œuvre musicale, de logique stratégique est une manière de souligner la dimension proprement subjective de cette strate logique : il n’y a en effet de stratégie (de projet, de dessein, ou d’intension) que d’un sujet. Les dimensions logiques précédentes – celles de l’écriture et du discours – ne présupposaient pas l’exercice d’une telle subjectivité. Par contre, le niveau de l’œuvre musicale – ce type particulier de morceau de musique, qui se distingue de la simple pièce à mesure de ce qu’il oriente son discours selon une visée propre – convoque une figure musicale de la subjectivité dont il faut maintenant exhausser la logique propre.

82Cette subjectivité à l’œuvre qui agit la musique de l’intérieur n’est pas à proprement parler celle du musicien (que ce soit celle du compositeur, de l’interprète ou de l’auditeur) mais bien celle de l’œuvre ; cette subjectivité musicale (plutôt que musicienne) n’est donc pas celle d’un individu ni d’un groupe : elle n’est nullement une sorte de transposition en musique d’une subjectivité qui lui préexisterait. L’œuvre est sujet de la musique selon un type de sujet tout à fait spécifique à la musique, qui n’est ni un sujet parlant, ni un sujet grammatical, ni un sujet sexué, ni un sujet conscient ou connaissant, ni un sujet social ou politique, ni un sujet de la perception ou de l’audition… Ainsi la logique stratégique de l’œuvre va relever de principes de consistante tout à fait spécifiques, procédant non seulement des particularités du monde-Musique mais également de la singularité de cet « acteur » musical qu’est l’œuvre.

83Il n’est évidemment pas possible de dégager « une » logique stratégique qui serait commune à tous ces acteurs musicaux : comme tout sujet, chaque œuvre constitue par elle-même une singularité. L’examen de la dimension stratégique de la logique musicale relèvera donc nécessairement d’un principe monographique.

84Nous introduirons ici à cette dimension en comparant deux types de stratégie rythmique, respectivement à l’œuvre dans Night Fantasies (d’Elliott Carter) et dans Kurze Schatten II (de Brian Ferneyhough).

Night Fantasies (Elliott Carter)37

85Night Fantasies (composée en 1980) peut être vue comme mettant en œuvre une sorte de rêverie musicale, de traversée somnambulique d’un site régulièrement quadrillé par la combinaison d’un striage horizontal global et isochrone (selon deux trains d’impulsion ne coïncidant qu’en début et en fin d’œuvre) et d’un treillis vertical (par série de vastes accords verticaux tous intervalles).

86Le projet « poétique » de l’œuvre est de parcourir ce territoire globalement préformé selon la loi propre d’une subjectivation rêveuse, basculant d’un « caractère » l’autre au fil de ce qu’on peut appeler, à la suite de Freud38, des condensations et déplacements.

87La mobilité constitutive de cette subjectivité musicale rêveuse et fantasmagorique (qui se réfère directement au fantastique schumanien) est diagrammatisable selon la figure (figure 19) que j’appelle « crux » (par référence lointaine et par révérence à l’opération de croisement entre évolutions transverses que Ralph Kirkpatrick relève au cœur des sonates de Domenico Scarlatti39).

88Le principe du geste ainsi figuré (voir plus loin pour sa première réalisation rythmique dans Night Fantasies) est le suivant : la situation musicale est composée de deux flux aux évolutions contraires qui, partant de positions opposées, se rapprochent, puis se rencontrent, enfin s’inversent avant, brusquement, de retrouver leur écart primitif pour le creuser.

89Dans Night Fantasies, cette figure diagrammatique s’incarne dans des évolutions rythmiques40.

90On la rencontre une première fois mes.15-16 où elle prend forme dans les motifs rythmiques des deux mains du pianiste. À ce niveau – qu’on dira local –, la crux correspond à un geste rythmique qui se trouve immédiatement perceptible comme geste fluide et qui s’avère susceptible d’orienter l’écoute de l’œuvre à grande échelle41.

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Figure 19. « Crux ».

91Point remarquable : cette crux rythmique, une fois localement identifiée, peut être retrouvée dans la même œuvre à d’autres échelles supérieures : d’une part à l’échelle de modulations métriques (donc de rapports entre tempi différents), d’autre part, à l’échelle encore supérieure d’une vaste alternance entre allures (rapides et lentes).

92Au total, cette fluidité d’un contraste rythmique entre deux voix (niveau local), deux tempi (niveau régional) ou deux types d’allure (niveau global) constitue le principe même du discours musical soutenu par Night Fantasies.

93Présentons rapidement ces trois niveaux.

Localement, un contraste entre deux voix

94La figure 20 montre les mesures 15-16 de Night Fantasies telles que nous pouvons les voir sur la partition.

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Figure 20. Mesures 15-16 de Night Fantasies.

95Réécrivons tout ceci en sorte de dégager la structure rythmique du geste en question (figure 21).

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Figure 21. Réécriture rythmique des mesures 15-16 de Night Fantasies.

96Les « tempi » propres aux différentes impulsions (noire, croches,… à la main droite / croches en triolet… à la main gauche) connaissent alors les évolutions représentées dans la figure 22.

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Figure 22. Évolution des « tempi » d’impulsion dans les mesures 15-16 de Night Fantasies.

97Le « lissage » de ces évolutions dégage le diagramme de la « crux » (figure 23).

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Figure 23. « Crux » rythmique des mesures 15-16 de Night Fantasies.

Régionalement, un contraste entre deux tempi

98Examinons maintenant la modulation métrique (ou modulation de tempo) dans les mesures 140-142 de Night Fantasies (figure 24).

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Figure 24. Mesures 140-142 de Night Fantasies.

99On analysera l’opération « modulation métrique » selon le lexique42 explicité dans le tableau 2.

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Tableau 2. Lexique utilisé dans l’opération « modulation métrique ».

100Le plus simple est alors de partir du tempo noté dans la partition c’est-à-dire de T (ex. mes. 142 : noire = 94,5). L’examen du mètre affiché indique p (ici 4, puisque la mesure à 4/4 est composée de 4 noires) ce qui permet de déduire M = T/p (ici la ronde = 94,5/4 = 23,625). L’examen des motifs rythmiques dégage r (ici 5 en début de mesure correspondant au quintolet de doubles croches) ce qui permet de déduire I = T*r (ici 94,5*5 = 472,5). On a donc :

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Tableau 3. Caractéristiques rythmiques de la mesure 142 de Night Fantasies.

101Le principe de la modulation métrique va être d’opérer un saut discontinu de tempo en faisant pivoter ce feuilletage du tempo autour d’une valeur commune aux deux tempi successifs43.

102Dans notre exemple – et la partition prend bien soin de l’expliciter –, le pivotement se fait autour des valeurs entourées dans la figure 25.

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Figure 25. Mise en évidence des valeurs autour desquelles se fait le pivotement dans les mesures 140-142 de Night Fantasies.

103Soit les valeurs suivantes pour p et r (tableau 4).

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Tableau 4. Valeurs transformées dans les modulations des mesures 141 puis 142 de Night Fantasies.

104On résumera alors la double modulation par le tableau 5, qui souligne les valeurs autour desquelles pivotent successivement nos deux modulations :

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Tableau 4. Récapitulation des deux modulations, mesures 141 puis 142 de Night Fantasies.

105On voit que la première modulation (140/141) pivote autour de trois tempi restant stables : celui de la mesure (27) et ceux des deux impulsions alors exprimées (270 et 378). La seconde modulation (141/142) procède en gardant stable le tempo des impulsions (472,5).

106Le point remarquable est que la figuration de cette double modulation par la courbe des valeurs successives de p et r reproduit la « crux » (figure 26).

107Cette modulation (comme d’autres, par exemple mes. 369-371) peut ainsi être vue comme amplifiant le geste rythmique (mes. 15-16) qui, très tôt, propulse Night Fantasies et en fixe le principe d’écoute.

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Figure 26. « Crux » due à la figuration de la double modulation dans les mesures 140-142 de Night Fantasies.

Globalement, un contraste entre deux allures

108À une échelle encore supérieure, cette dynamique « fluide », affirmée une première fois (mes. 15-16) au niveau local du croisement/décroisement de deux flux rythmiques, et se retrouvant ensuite au niveau immédiatement supérieur de la modulation métrique (mes. 140-142, 369-371), va se retrouver cette fois dans l’alternance des allures rapides et lentes.

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Tableau 5. Alternance des allures dans les mesures 188-327 de Night Fantasies.

109Si l’on compare en effet sur les mesures 188 à 327 les durées respectives des deux sortes d’allures (rapide et lente) qui contrastent et alternent le discours rythmique44, on obtient le tableau 5 dont le graphe fait à nouveau clairement apparaître la logique de « crux », cette fois à échelle quasi-globale de l’œuvre (figure 26).

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Figure 26. « Crux » dans les mesures 140-142 de Night Fantasies.

Au total

110Au total, qu’est-ce donc à dire ?

1111. La « crux » formalise une « fluidité » rythmique qui repose sur le rapport contrasté de deux flux rythmiques évoluant de manières opposées l’un à l’autre.

1122. Cette crux opère dans la dimension polyrythmique du discours musical tant à un niveau local (geste) que régional (modulation métrique) et pour finir global (alternance des allures) de Night Fantasies.

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Figure 27. Extrait (page 6) de Kurze Schatten II de Brian Ferneyhough.

1133. Ce « principe » au total constitue la signature subjective singulière de cette œuvre : le projet musical de traverser un site fortement préstructuré selon la loi propre d’une subjectivation rêveuse, basculant d’un « caractère » l’autre45.

114À ces titres, on posera que la « crux » formalise la fonction stratégique (ou subjectivement logique) des opérations rythmiques dans Night Fantasies.

Kurze Schatten II (Brian Ferneyhough)

115Dans les œuvres de Brian Ferneyhough, la stratégie rythmique (non moins complexe) va se présenter de manière toute différente. Choisissons pour cela une œuvre pour guitare solo de Brian Ferneyhough – Kurze Schatten II (1983-1989) – faite de six pièces relativement brèves.

Un extremum de l’écriture…

116On se trouve immédiatement face à une complexité extrême (figure 27). Il semble bien qu’exécuter cette page (la 6e de 24) s’avère impossible pour un interprète.

117Concentrons-nous par exemple sur la dernière mesure de cet exemple : la mesure délimite 33 quadruples croches (dans un tempo où la croche vaut 36 et donc la quadruple 288). La mesure au total vaut donc une blanche + une quadruple. Il y faut simultanément :

  • Partager les quatre premières croches en 7 (7 :4)46 en sorte de n’en jouer que la 6e,

  • Partager la mesure (de 33 quadruples) en quatre en sorte d’attaquer la 2e,

  • Partager la mesure en cinq valeurs en sorte d’en attaquer la 3e,

  • Se livrer à des calculs supplémentaires encore plus détaillés si l’on veut respecter les silences écrits.

118Si l’on vise une exactitude parfaite de la partition, l’entreprise s’avère humainement impossible. On sait d’ailleurs que le compositeur mise sur la tension qu’une telle impossibilité impose à l’exécutant pour susciter des interprétations à la fois intenses et renouvelées.

… restant cependant interprétable

119La très intéressante thèse de Jean-Pascal Change (La complexité de la musique de Brian Ferneyhough. Étude philologique et esthétique47) va nous mettre sur la piste de la manière dont les interprètes arrivent à s’arranger d’une telle complexité.

120Son entretien avec Caroline Delume nous délivre le principe mis en œuvre par la guitariste : « Le travail rythmique s’organise par le calcul de nouveaux tempi pour chacune des mesures, lesquelles sont alors aisément maîtrisables »48.

121Le travail consiste d’abord à retranscrire les rythmes en remplaçant la variété des n-olets par une variété de tempi. Ainsi, dans l’exemple suivant les 8 :7 dans une mesure 7/32 au tempo croche = 52 sont directement transcrits comme triples croches dans une mesure 2/8 au tempo croche = 6049 (figure 28).

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Figure 28. Partition éditée (e = 52) et transcription (e = 60, x = 120) des mesures 69-70 du mouvement 6 de Kurze Schatten II Brian Ferneyhough.

122Quand la proportion fait intervenir un nombre impair au numérateur (ex. 13 :8), la transcription élargit la mesure de quelque valeur ajoutée (notée dans la figure 29 par un petit triangle).

123Comme le remarque alors C. Delume et comme l’exemple ci-dessus le montre bien, « le travail de mémorisation est facilité par l’écriture de figures qui, pour la plupart, se décomposent naturellement en groupes de deux ou trois attaques »50.

124Dans un second temps, l’interprète travaille sur des tempi par mesures (les tempi qu’on a précédemment notés M dans l’examen des modulations métriques) en sorte de se défaire d’un sentiment de pulsation, temps par temps. On aura ainsi, dans nos deux exemples un tempo successivement de 29,7151 (mes.69-70) et de 1352 (mes.26-27).

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Figure 29. Partition éditée (e = 52) et transcription (x = 169) des mesures 26-27 du mouvement 6 de Kurze Schatten II Brian Ferneyhough.

125Dans un troisième temps, l’interprète peut alors retravailler l’ensemble au tempo stable noté dans la partition.

L’enjeu musical de « la figure »

126Quel est l’enjeu proprement musical de ce travail rythmique ? De quelle stratégie musicale relève-t-il ?

127Ceci touche à ce que Brian Ferneyhough appelle une dialectique geste/figure et que je thématiserai ainsi : le geste désigne chez lui l’équivalent d’une vague dont l’énergie intérieure reste implicite au regard extérieur tant qu’elle ne rencontre pas d’obstacle. Lorsqu’une telle vague se fracasse contre une falaise et s’y disperse en une gerbe éclaboussante d’écumes, son énergie – son intensité propre – s’y révèle au point même où elle se résout en se dispersant.

128Ce moment où éclate le feu d’artifices, révélant et résolvant l’intension au principe du geste, est celui de ce que Ferneyhough appelle « la figure ».

129L’enjeu musical du travail rythmique indiqué plus haut tient à cette conception stratégique d’un discours musical mu vers l’avant par une énergie sous-jacente qui vient irrégulièrement – cette irrégularité est précisément l’affaire inventive de chaque nouvel interprète – délivrer pour l’écoute la figure d’une intension musicale.

Au total…

130Au total, nos deux œuvres ont en commun la précomposition d’un espace quadrillé tant verticalement qu’horizontalement – c’est à ce niveau que la préfiguration rythmique intervient –, l’enjeu de l’œuvre tenant alors à la manière dont un discours musical saura le traverser en soutenant d’un bout à l’autre son intension propre : celle que j’ai diagrammatisée comme crux dans Night Fantasies, celle (moins aisément schématisable) de la figure dans Kurze Schatten II. Dans les deux cas, le travail rythmique (complexe, stratifié) ossature de manière décisive (quoique non unique53) cette dimension stratégique du discours que j’appelle logique subjective à l’œuvre.

131Un rythme à la lettre, un rythme au discours, un rythme à l’œuvre : ces trois dimensions enchevêtrées du rythme musical participent de l’interaction musicale entre cohésion structurale, cohérence discursive et consistance stratégique, et toutes trois relèvent d’une conception géométrique de la logique : géométrie (algébrique) des faisceaux pour la première dimension, géométrie (catégorielle) pour la seconde, géométrie aussi (occupation/traversée subjective d’un lieu musicalement précomposé dans nos deux exemples54) pour la troisième.

132Au total, si « logique » désigne une interaction dialectique du phénoméno-logique et de l’onto-logique, si « logique musicale » désigne une interaction dialectique de l’oreille et de l’œil, de l’écoute et de l’écrit, de l’audition et de la partition, de la perception et de la lettre, alors c’est bien logiquement (et donc aujourd’hui géométriquement et non plus linguistiquement ou sémiologiquement) qu’il nous faut comprendre la contribution du rythme au tricotage d’un temps spécifiquement musical.

Notes   

1  La musique est une pensée, mais nullement pour autant un langage (le langage n’est pas le constituant de toute pensée).

2  On distingue ce faisant, parmi les morceaux de musique, les simples pièces des œuvres (d’art) : morceaux = {pièces+œuvres}.

3  De l’anglais instress (catégorie mise en avant par le poète Gerard Manley Hopkins).

4  Voir, exemplairement, le travail du philosophe Albert Lautman à partir des mathématiques, singulièrement son chapitre sur Le problème du temps dans Symétrie et dissymétrie en mathématiques et en physique (Albert Lautman, Les mathématiques, les idées et le réel physique, Paris, Vrin, 2006, 315 p.).

5  Voir mon article, il y a plus de vingt ans : « Visages du temps : Rythme, Timbre et Forme », in Entretemps n° 1, 1986.

6  Ce qui au demeurant suffirait à qualifier de non-musicale la dualité, musicalement insigne, de l’hors-temps et de l’en-temps…

7  Faut-il rappeler la pluralité philosophique des phénoménologies, au moins depuis Hegel ? Mon intellectualité musicale propre se déploie à l’ombre de la phénoménologie d’Alain Badiou (Logiques des mondes, Paris, Seuil, 2006, 630 p.), non de celle d’Edmund Husserl.

8 De même que la mathématique est la seule science à s’être dotée d’une écriture qui lui soit propre…

9 Voir les études d’Arpad Szabo (Les débuts des mathématiques grecques, traduction de Michel Federspiel, Paris, Vrin, 1977, 403 p. ; L’aube des mathématiques grecques, traduction de Michel Federspiel, Paris, Vrin, 2000, 367 p.).

10 C’est ce qui renvoie la structure algébrique mise en œuvre par le solfège à une algèbre de Heyting (algèbre d’ouverts d’une topologie) plutôt qu’à une algèbre de Boole (algèbre des parties d’un ensemble). Ce point est de grande importance si l’on veut dégager en mathématiques les bons modèles formels pour la musique…

11  Ce déplacement est thématisé comme abstraction par ceux qui reprochent à l’écriture musicale de ne pas s’aligner sur la réalité acoustique et perceptive et qui prônent de simples notations musicales, à leur yeux plus « vivantes » car renvoyant mieux à l’expérience acoustique immédiate (voir par exemple Gérard Grisey qui concevait la partition comme une carte, subordonnée au territoire sonore).

12  Durée musicale  tempo ⇒ durée chronométrisable.

13  Attention : j’emploie ici les mots « signifiant » et « signifié » de manière métaphorique (en faisant donc « comme si » la musique signifiait). La musique ne procède pas plus d’une sémiologie qu’elle ne procède d’un langage : ni de manière exogène (comme si la musique « signifiait » par exemple des émotions), ni de manière endogène (comme si la note « signifiait » un son).

14  Remarquons à ce titre l’échec de toutes les tentatives pour réduire la lettre de musique (la note) à une lettre arithmétique, en l’occurrence à un chiffre (voir Rousseau, mais également Schoenberg…). Il ne s’agit pas là d’échec contingent (engageant une amélioration du chiffrement proposé) : il en va de l’essence même de l’écriture musicale (le « chiffrage » musical ne vaut pas chiffrement arithmétique). Remarquons que cette proximité disjonctive des écritures musicale et mathématique est au principe des raisonances de pensée entre musique et mathématiques…

15  Logique est donc pris ici au sens de ce qui configure un dispositif d’évaluation. Plus techniquement dit, « logique » désigne ici le transcendantal d’un monde au sens où Badiou en déploie le concept philosophique dans Logiques des mondes, op. cit.

16  Une partition musicale est un entrelacs hétérogène d’écriture proprement dite (notes = hauteurs  durées) et de notations (intensités, instruments, agogique…).

17  Et comme le Traité des objets musicaux l’a très honnêtement dégagé (Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966, pp. 487-488 et pp. 579-580), on ne transite pas de l’objet sonore à l’objet musical faute d’un solfège qui leur serait commun…

18  Au sens mathématique du terme… On trouvera des développements sur ce point dans le cadre des échanges Mamuphi 2008-2009 (séminaire Ens-Ircam), en particulier à l’adresse suivante : http://www.entretemps.asso.fr/ Nicolas/2008/Faisceaux.htm.

19  En l’occurrence l’antiphilosophie de Lacan et la philosophie de « la grande Logique » chez Badiou, op. cit.

20  Cette orientation de pensée s’est retrouvée au XXe siècle aussi bien du côté d’une certaine idée musicienne de la musique (ou intellectualité musicale) – celle, par exemple, de Boulez – que du côté d’une certaine musicologie (anglo-saxonne et/ou française) privilégiant (sans en être forcément consciente) une orientation (néo-)positiviste…

21  Pour Badiou, la logique traite spécifiquement de la phénoménalité, non de l’ontologie (cette dernière est la tâche propre de la mathématique).

22  La mathématique pense des espaces variés et non pas « l’espace » ; elle ne définit d’ailleurs pas ce qu’elle entend généralement par « espace » et préfère spécifier les différents espaces concrets qu’elle dégage : espaces hyperboliques ou différentiels, espaces de Banach ou de Hilbert, etc…

23  Pour une présentation synthétique de la mathématique contemporaine, on se reportera au passionnant livre de Sanders Mac Lane, Mathematics : Form and Function, New York, Springer-Verlag, 1986, 476 p.). Par exemple : « Since we have described Mathematics as a network, we must specify more the nodes of that network – the various special “subjects” into which Mathematics is (or may be) divided. It will turn out that this notion of a subject – a branch of Mathematics – is both useful and elusive » (Ibid. p. 422).

24  Qu’il convient, bien sûr, de clairement distinguer de la dialectique particulier/général (ou parties/tout), la dialectique du local et du global s’articulant de manière privilégiée à la dialectique singulier/universel (l’universel se donne dans une singularité locale, par exemple dans une « action restreinte »).

25  « Geometry is not a science of actual space but an axiom-based study of space-like configurations ; historically the axioms for geometry are the very model of what an axiomatic approach can be » (Ibid., p. 424).

26  « Any answer to our question “What is geometry ?” must inevitably mix geometry with other sources of Mathematics » (Ibid., p. 257).

27  Celui de l’intellectualité musicale, du « dire la musique », de la projection dans la langue du musicien d’une pensée musicale radicalement non langagière

28  Sans trop nous étendre ici sur les détails techniques, indiquons qu’en théorie des catégories,

29  Voir la multiplication d’accords chez Boulez, qui transfère dans l’écriture musicale l’opération sonore des mixtures de l’orgue symphonique.

30  La mathématique parle de « plus grand inférieur » (pgi).

31  La mathématique parle de « plus petit supérieur » (pps).

32  Les catégoriciens notent d’un point d’exclamation l’unicité d’une flèche, ici θ « ! »

33  On a là ce que la théorie des catégories appelle un produit (notre «  ») et une somme (ou coproduit : notre « ∪ ») de deux objets qui constituent la limite et la colimite du diagramme {A, B} : tout autre motif que AB qui se relie (par projection ∏a’ et ∏b’) à la fois à A et B – dans l’exemple le motif (AB)’ – se relie alors d’une manière unique (par θ !) à AB de telle manière que le diagramme commute c’est-à-dire que l’on ait à la fois ∏a’ =∏a° θ et ∏b’ =∏b° θ.

34  Il est facile de comprendre pourquoi {A∪A rétrogradé} et {AA rétrogradé} constituent nécessairement des rythmes non-rétrogradables (au sens de Messiaen).

35  Si l’on adopte la règle suivante : la valeur ajoutée est la moitié de la durée du tactus. Ici l’augmentation transforme le mètre 4/4 en 4/2 et donc transforme la valeur à ajouter d’une croche en une noire.

36  Je l’ai esquissé il y a longtemps dans un article de la revue Entretemps : « Le feuilleté du tempo », in Entretemps n° 9, décembre 1990.

37  Pour plus de détail, se reporter à ma communication (à paraître) au colloque « Elliott Carter » sous la direction de Max Noubel, Ircam, décembre 2008.

38  Voir chez lui « le travail du rêve »…

39  Ralph Kirkpatrick, Domenico Scarlatti, traduction de Dennis Collins, Paris, Lattès, 1982, pp. 280-281).

40  Quand celle de Kirkpatrick chez Scarlatti (au demeurant de forme toute différente) concerne les hauteurs : croisement d’une évolution (I↔V) tonale et d’une évolution thématique (θ1↔θ2)…

41  J’appelle « moment-faveur » un tel moment. Je soutiens que l’écoute musicale de Night Fantasies prend son essor dans ce moment très précis de l’œuvre.

42  Voir François Nicolas, « Le feuilleté du tempo », op. cit.

43  Tout de même qu’une modulation tonale, si elle n’est pas brusque, procède du basculement de deux fonctions harmoniques autour d’un même accord-pivôt…

44  Voir sur ce point Max Noubel, Elliott Carter ou le temps fertile, Genève, Contrechamps, 2000, 319 p.

45  Ce basculement peut être métaphorisé de deux manières : comme alternance de condensations et déplacements (voir le travail du rêve selon Freud), ou comme alternance d’écrasements et d’éclatements entre évolutions transverses (voir ici le travail mathématique des singularités selon Hironaka).

46  Pour une raison qui m’échappe, et comme pour compliquer encore l’écriture (s’il en était besoin…), la partition indique d’une noire entre parenthèses qu’il faut compter les durées comme doubles de leur valeur écrite !

47  Thèse (Nice - Sophia Antipolis) soutenue le 6 décembre 2008.

48  Ibid., p. 140.

49  Le principe général est de transformer un rythme du type x :y dans un mètre Y/Z au tempo T en un rythme ordinaire dans un mètre X/Z au nouveau tempo T’ =T*x/y.

50  Ibid., p. 142.

51  52*4/7

52  52/4

53  Le travail harmonico-mélodique, le travail de phrasé et de timbre… jouent des rôles non moins importants en matière d’intension à l’œuvre.

54  Rappelons que chaque œuvre est stratégiquement singulière. Cette problématique de la « traversée », commune aux deux œuvres ici retenues, ne saurait donc constituer un modèle général.

Citation   

François Nicolas, «Les logiques musicales du rythme», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et rythme, mis à  jour le : 05/07/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=338.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  François Nicolas

François Nicolas (www.entretemps.asso.fr), ancien élève de l’École Polytechnique, titulaire d’un DEA de philosophie, étudie l’orgue avec Albert Alain, le piano avec Carlos Roque-Alsina et l’écriture musicale avec Michel Philippot. Après avoir pratiqué quelque temps la scène du jazz comme pianiste, il se tourne vers la musique contemporaine. Toutes ses œuvres (une trentaine d’opus, tant pour solistes que pour l’orchestre) sont éditées chez Jobert. Il travaille actuellement à un vaste projet compositionnel sur Mai 68 : Égalité ‘68 (symphonie, cantate, madrigal et opéra). François Nicolas associe la composition à une réflexion théorique sur la musique. Il est chercheur associé à l’École normale supérieure (Ulm) et à l’Ircam où il anime le séminaire mamuphi sur les rapports mathématiques-musique-philosophie, le séminaire Entretemps sur la composition contemporaine et les Samedis d’Entretemps autour de livres consacrés à la musique. Il rédige actuellement un vaste ouvrage sur Le monde-Musique et prépare un livre sur Parsifal.