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Musique et rythme

Geneviève Mathon et Éric Dufour
janvier 2012

Index   

La première réponse à l’abîme est le vertige (…). Le rythme est la seconde réponse…1

1Commençons par rappeler certaines définitions du rythme. Déjà Platon écrivait : « le rythme est l’ordre du mouvement » (Les Lois, 665a). On lit aussi dans l’Histoire de la langue musicale de Maurice Emmanuel : « le rythme en musique est l’organisation de la durée »2. Plus récemment, Kofi Agawu, dans l’article « Rythme » de l’Encyclopédie pour le XXIe siècle déclare que le rythme « vient du grec rhutmos et désigne la structure temporelle au sens large ». Le néokantien Paul Natorp, rappelant que le mot grec signifie « couler » (fliessen), souligne que le rythme n’est pas le pur chaos, mais l’organisation (Gestaltung) du chaos, c’est-à-dire un Rythmisierung : ordonnancement du chaos à partir de chaos lui-même, donc ordre intrinsèque au chaos, et qui se reforme en conséquence à chaque instant3.

2Toutes ces définitions – et d’autres, de Emile Benveniste, Henri Maldiney, Henri Meschonnic, etc. – assimilent le rythme au temps4.

3Le rythme demeure une énigme que nombre de textes ont voulu élucider : qu’est-ce que le rythme ? Quel est le rapport entre rythme et temps ? Quel rapport le rythme entretient-il avec les autres paramètres musicaux ? Le musicien a-t-il une approche autre du rythme que le philosophe ? L’approche du rythme varie-t-elle selon qu’on s’intéresse à telle ou telle musique, telle ou telle période, tel ou tel courant esthétique ?

4L’ensemble des travaux réunis dans ce volume a pour intérêt de faire la synthèse, non seulement de l’ensemble des problèmes soulevés par la notion de rythme, mais aussi de faire le point sur les recherches actuelles (musicologiques, philosophiques et plus largement scientifiques).

5Enumérons l’ensemble des questions posées par le rythme.

6Il y a premièrement la question des rapports entre les différents paramètres musicaux, dont on ne peut faire l’économie dans une réflexion sur le rythme, pour autant qu’on ne peut isoler que d’une manière tout abstraite et tout artificielle une des dimensions de la musique qui n’existe que par et pour les autres. Voilà quelque chose qui apparaît dans l’ensemble des articles.

7Il y a deuxièmement le rapport du rythme et du temps, mais il faut ici, conformément aux directions empruntées par nos auteurs, distinguer plusieurs manières d’appréhender le problème.

8 En un certain sens, la question est celle de la logique du rythme, c’est-à-dire de la structure ou forme de pensée dans laquelle le rythme trouve son origine, les lois de son développement et donc les règles qui régissent ses différentes figures. Voilà ce que développe François Nicolas, dans une perspective étonnamment natorpienne, puisqu’il évacue le temps, considéré comme inexistant, au profit d’une organisation logique du rythme qui seule existe, de sorte que l’émergence d’un temps inexistant est comme chez Natorp expliqué à partir d’une dimension plus fondamentale : « le temps musical n’existe pas ; le temps musical consiste en un ensemble spécifique d’opérations (musicales) sur des existences (musicales) conduisant à ce que l’œuvre (musicale) tricote son temps ».

9La question du temps musical n’est pas seulement liée à la question logique – elle est, plus largement, dans une connexion intime avec la question scientifique : voilà quelque chose que nous rappelle Martin Laliberté, qui montre les liens qu’on peut établir entre la sensibilité musicale et les profondes mutations de la physique, après plus de cent ans de découvertes fondamentales en physique relativiste, quantique, supersymétrique, cordiste ou branaire. Si l’article de Philippe Lalitte s’inscrit dans le même sillage, c’est parce qu’il montre comment la pensée rythmique de Varèse, si elle pense le rythme relativement à l’espace et non au temps, en établit toutefois une détermination inspirée par l’astronomie, la géométrie et le simultanéisme.

10Cependant, en un autre sens ou d’un autre point de vue, la question du temps musical est indissociable d’une ontologie du temps et donc du rythme à titre de donnée immédiate du monde, dans son irréductibilité (bergsonienne) à toute quantification et plus largement à toute détermination scientifique du rythme (qu’il s’agisse du modèle logique, mathématique ou physique). C’est la thèse de Barraqué, qui s’inscrit dans le sillage de son maître Messiaen, et que nous présente Laurent Feneyrou.

11 C’est dans cette direction que se situe l’article de Daniel Charles : irréductibilité du temps musical non seulement à toute détermination scientifique, mais aussi, plus largement, à toute rationalisation – dans la mesure où le temps, précisément, n’est pas de la pensée, ne relève pas de la pensée, ce qui n’exclut pourtant pas (et ce texte en est la preuve) que la pensée aille, pour toutefois tenter de le penser, jusqu’à ses propres limites.

12La question de la rationalisation du temps musical fait signe vers un autre problème : celui du rapport entre l’écriture du rythme (précisément à titre de rationalisation du rythme) et l’exécution qui, comme geste et action dans leur dimension concrète, est irréductible à une rationalisation toute abstraite. Cette dimension apparaît déjà implicitement dans l’article de Daniel Charles. Mais elle est l’objet explicite de l’article d’Olivier Cullin, qui montre que la partition a au Moyen-Âge un rôle mineur et que la dimension orale du rythme l’emporte alors sur la dimension écrite. La notation n’est au fond (pour parler encore bergsoniennement) que la spatialisation d’une temporalité qui lui est irréductible et dans laquelle le temps se retire et n’apparaît que comme trace, que comme quelque chose qui doit être redécouvert.

13Il y a enfin une dernière dimension du rythme sur laquelle il nous faut d’autant plus insister qu’elle est souvent négligée, sans doute parce qu’il s’agit d’une dimension qui n’est pas proprement esthétique au sens qu’on accorde en général à ce terme. C’est la dimension politique du rythme.

14Trois articles traitent de ce problème.

15L’article d’Elise Petit montre comment le rythme comme organisation, encadrement du temps, peut être utilisé comme moyen de contrôle, d’asservissement et d’aliénation. L’idée apparaissait déjà chez Platon, et l’utilisation de la musique qu’en fait, dans l’Allemagne des années 30 et 40, le régime national-socialiste en témoigne.

16L’article de Pierre Sauvanet, s’il part certes de la question proprement esthétique de la régularité de la pulsation dans la musique, montre que cette question est inséparable de la question politique de la communication et plus largement des pratiques sociales : si la régularité de la pulsation a certes quitté les musiques savantes contemporaines, mais apparaît très fortement dans toutes les musiques populaires, n’est-ce pas parce qu’elle fonde un pacte social et donc une communauté ?

17Enfin, Philippe Michel, dans son article sur la structure rythmique du jazz et son évolution, s’il se défend certes d’avoir une approche politique dont il estime qu’elle reste à faire, pour autant que son analyse reste interne et proprement musicale donc esthétique (et non pas externe : celles des conditions sociales, culturelles et politiques du jazz), n’en est pas moins « politique » en un sens précis : au sens où elle repère, à l’intérieur de la structure rythmique du jazz, un élément de résistance de la musique noire à l’assimilation servile des normes musicales de la musique coloniale (c’est-à-dire en vérité de la métrique européenne) : de là des figures rythmiques métisses décrites par l’auteur.

18C’est entre différentes pratiques musicales et formes de création auxquelles pourraient être associées celles abordées dans cet ouvrage, les unes pensées, écrites, et inscrites dans des processus temporels (pré)définis, les autres prises « sur le vif », que Kevin Dahan tisse des liens qui trouvent leur expression dans l’articulation rythmique des niveaux d’organisation temporelle.

19Nous dédions cet ouvrage à la mémoire de Daniel Charles (1935-2008) qui n’eut pas le temps de reprendre, comme il le souhaitait, le texte « Le rythme comme expérience du temps » qui ouvre ce présent numéro.

« … l’un des vents vient voir le chaos et lui dit :
“L’état de l’univers est déplorable, que puis-je faire pour l’améliorer ?”
Le chaos continue, tel un oiseau, à voltiger et à sautiller,
sans prêter attention à la question ; il se tait.
Aussi le vent pose-t-il la question une seconde fois ;
celle-ci demeure encore sans réponse.
Comme dans d’autres contes du même genre, il faut la reformuler
une troisième fois. Le chaos, alors, cesse de sautiller, et prononce :
“Vous n’aboutirez qu’à faire empirer les choses” »5.
Geneviève Mathon
Éric Dufour

20.

Notes   

1 . Henri Maldiney, Regard, parole, espace, Paris, Éditions l’Âge d’Homme, 1973 et 1994, pp. 150-151.

2  Voir Olivier Messiaen, qui introduit sa réflexion sur le temps par un rappel de l’étymologie du mot « rythme », Traité de rythme, de couleurs et d’ornithologie, tome 1, Paris, Leduc, 1994, p. 39.

3  Paul Natorp, « Logique générale », traduction de Éric Dufour, Néokantismes et théorie de la connaissance, Paris, Vrin, 2000 ; Philosophische Systematik, F. Meiner, p. 377.

4 . Nous renvoyons le lecteur à notre article « Le rythme musical », in Musique et temps, Les Éditions Cité de la musique, Paris, 2008, pp. 69-89.

5 . John Cage, Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer : le seul problème avec les sons, c’est la musique, La main courante, 1994, p. 14.

Citation   

Geneviève Mathon et Éric Dufour, «Musique et rythme», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et rythme, mis à  jour le : 31/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=322.

Auteur   

Geneviève MathonÉric Dufour