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L’environnement sonore recomposant l’espace d’écoute
Localisations et déplacements dans l’œuvre musicale de Sébastien Roux

Frédéric Dufeu et Sébastien Roux
juin 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.304

Résumés   

Résumé

Une large part des créations musicales de Sébastien Roux explore des conditions originales pour l’écoute : déambulations urbaines avec lecteur MP3, installations de papiers peints musicaux, diffusion par casque fermé de certaines de ses compositions sur support ou parfois même d’improvisations en direct, concerts en appartements privés ou encore performances en multidiffusion avec spectateurs allongés et plongés dans le noir. En même temps, la démarche de l’artiste est caractérisée par un abondant recours à l’enregistrement de sons concrets, précisément attachés à des espaces, des objets ou des expériences, ensuite transformés par des traitements électroacoustiques ou simplement montés sous leur forme brute. Ses investigations questionnent ainsi les lieux selon la mise en relation de deux de leurs fonctions : sources de matériaux sonores d’une part, contextes de réception esthétique d’autre part. Les dispositifs qui en résultent peuvent aussi bien introduire dans un espace intime l’écoute de paysages et de carnets de bord acousmatiques qu’inviter l’auditeur à parcourir un trajet dont la réalité physique est amplifiée, déformée ou contredite par la diffusion de la cartographie sonore qui lui est associée. À partir du témoignage de sa démarche d’exploration des paysages sonores et de la présentation de ses œuvres dans lesquelles s’entrecroisent musique, littérature et arts plastiques, cette contribution doit montrer les parcours par lesquels Sébastien Roux s’empare de l’environnement sonore pour recomposer le lieu de son écoute.

Abstract

A significant number of Sébastien Roux’s musical creations aim to explore original listening conditions: urban walks using MP3 players, musical wallpaper installations, diffusion of recorded compositions using closed headphones, and even live improvisations, concerts in private apartments and multicast performances given to an audience lying on the floor in complete darkness. The practice involves the frequent use of concrete sound recordings intimately connected with specific spaces, objects or experiences and transformed using electroacoustic treatments or simply edited in their raw state. Roux’s investigations challenge the concepts of place or location by considering the relation between two of their key functions – i.e. places conceived both as sources of sound materials and as contexts for aesthetic reception. The resulting artistic situations integrate the experience of acousmatic soundscapes and diaries within an intimate place or invite the listener to follow a path involving a physical reality amplified, warped or contradicted by its associated sound map. Based on a first-hand account of Roux’s artistic process involving the exploration of soundscapes and a presentation of his works in which music, literature and visual arts are made to intersect, this paper aims to highlight the means used by Roux to appropriate a sound environment in order to recompose or reconstruct the site of listening.

Index   

Texte intégral   

1Compositeur et artiste sonore né en France en 1977, Sébastien Roux inscrit ses activités musicales au sein de contextes artistiques très diversifiés. Issu du rock et guitariste, il adopte principalement depuis le début des années 2000 une démarche plus générale de création, nourrie aussi bien par les musiques électroacoustiques que par les musiques électroniques actuelles, deux sphères dans lesquelles il est activement engagé. Une large part de ses productions musicales se rapproche d’autres disciplines artistiques : il contribue par exemple à des chorégraphies, des performances audiovisuelles et des ciné-concerts. C’est à l’occasion d’un Hörspiel intitulé Un grand ensemble, composé pour l’édition 2005 du concours biennal d’art radiophonique lancé par La Muse en Circuit, qu’il inaugure l’intégration d’environnements sonores enregistrés à ses créations. Depuis, son vocabulaire musical est caractérisé par un abondant recours aux field recordings1, qui s’ajoutent à ses enregistrements de sons d’origine vocale et instrumentale. En même temps, les activités de l’artiste participent à l’exploration de conditions singulières pour l’écoute, comme sa série Wallpaper Music (depuis 2003) qui conjoint art sonore et design dans une même installation. Tantôt explorant des lieux pour prélever des matériaux sonores, tantôt composant pour des espaces d’écoute précisément déterminés, Sébastien Roux questionne la relation de la musique à sa localisation aussi bien en amont qu’en aval de son activité créatrice. Après une présentation de sa démarche générale d’exploration des environnements sonores, seront exposées celles de ses œuvres par lesquelles il articule le lieu comme réservoir de matériaux musicaux et le lieu comme espace de diffusion.

De la déambulation à l’intégration d’environnements sonores dans les œuvres musicales

2Si Sébastien Roux accorde un soin particulier au pouvoir évocateur et à la qualité sonore de ses enregistrements sur site, le processus même de déambulation associé à la recherche d’environnements sonores occupe une place essentielle dans sa démarche artistique. Pour la genèse de sa pièce Revers Ouest * (2007), il considère la découverte de Nantes et l’imprégnation de ses paysages sonores, par ses marches au hasard à travers la ville, comme aussi importantes que les enregistrements qu’il collecte à cette occasion et qui ont pu constituer la matière première de cette composition. Lorsqu’il prépare Un grand ensemble, le règlement du concours auquel il répond, dont le thème est « Villes Manifestes », stipule un recours à des prises de sons d’environnements urbains. Cette contrainte l’incite à effectuer des enregistrements à Londres, dans des quartiers à l’identité ambiguë, sous l’inspiration de la démarche de Jean Rolin décrite dans Zones (1995)2 et consistant à consigner par écrit ses observations quotidiennes de séjours et déplacements dans différents quartiers de Paris et de la petite couronne. Après le moment de captation et de fixation des environnements sonores, que Sébastien Roux opère avec des microphones stéréophoniques, parfois sans écoute au casque, ou binauraux, intervient un travail de sélection : s’il estime que la marche nécessaire à la collecte peut donner une certaine valeur à ses prises, des investigations jugées fructueuses sur le moment peuvent s’avérer difficilement exploitables au sein d’une composition.

3Les paysages sonores prélevés par Sébastien Roux sont travaillés et intégrés avec des méthodes très variables selon ses œuvres. Présentée au festival Ososphère de Strasbourg en 2006, sa pièce Stereo Rider est constituée de la succession de douze cartes postales sonores durant chacune une minute, exclusivement composées à partir d’enregistrements documentant les vacances de l’artiste à travers l’Europe sur une période de trois années. L’unique recours, dans cette composition, à des paysages sonores, rappelle la musique anecdotique de Luc Ferrari et plus particulièrement son Presque rien n°1 (1970), pour lequel l’impression de réalisme émanant de la diapositive sonore se voit contredite par l’écoute attentive3. Si elles peuvent ponctuellement véhiculer la représentation fidèle d’un paysage sonore, les compositions de Sébastien Roux ne sont généralement pas guidées par la volonté d’un réalisme strict. À partir d’un long enregistrement, l’artiste peut ne sélectionner que les quelques fragments qui retiennent son attention. Souvent, il amplifie les situations prélevées en superposant les enregistrements d’une même source, comme des chuchotements ou le tonnerre de l’orage. Il peut également recourir à des montages par séquences se succédant sans transition, de la même manière que les changements de plans du cinéma. Par ailleurs, la plupart de ses œuvres intègrent les environnements sonores à d’autres sources, d’origine vocale, parlée ou chantée, instrumentale ou électronique. Les field recordings peuvent alors prendre une fonction d’intermède, de respiration à l’intérieur d’un discours musical plus dense.

L’environnement sonore simulé ou réinjecté dans l’espace de diffusion

4De nombreuses œuvres de Sébastien Roux reposant sur des environnements sonores peuvent être écoutées dans des conditions dont seul l’auditeur a la maîtrise : c’est le cas des enregistrements commercialisés de Revers Ouest * ou prolongeant les installations Stereo Rider et Précisions sur les vagues #2. D’autres créations sont installées dans des lieux précisément déterminés, mais ne portent pas d’environnements sonores leur étant spécifiquement attachés : par exemple, la diffusion des cartes postales sonores constituant Stereo Rider à Strasbourg ne renvoie aucunement à cette ville. Inversement, certaines œuvres sont composées à partir d’enregistrements corrélés à leur espace de diffusion : avec sa contribution au projet Invisible Cities, pour lequel chaque artiste participant compose une pièce de cinq minutes associée à une ville particulière, il établit le carnet de bord sonore d’un voyage à Rennes, au sein duquel cohabitent des fragments enregistrés aussi bien lors d’une représentation dans un théâtre que dans les appartements qu’il visite. Le résultat a été diffusé en 2009, avec les quatorze autres pièces du projet, au Bon Accueil, une galerie d’art de la même ville. À cette occasion était également diffusée une autre de ses compositions, intitulée Tentative d’épuisement sonore du Bon Accueil en hommage aux trois jours passés en 1974 par Georges Perec à consigner ses observations de la place Saint-Sulpice4. La pièce est à la fois constituée d’enregistrements amplifiés de micro-événements sonores propres à l’intérieur de la galerie et d’une lecture de relevés de ce que l’environnement extérieur du même lieu lui donnait à entendre lors de sa résidence. Cette association du paysage sonore à l’espace d’écoute est également présente dans deux œuvres importantes de Sébastien Roux : Précisions sur les vagues #2 et Dérive.

5Écrit par Marie Darrieussecq en 1999, le texte Précisions sur les vagues5 est une description poétique minutieuse de différents phénomènes marins, publié en tant qu’annexe à son troisième roman, Le mal de mer6. Sur une proposition de Célia Houdart, l’installation Précisions sur les vagues #2, présentée une première fois en 2008 au Festival d’Avignon, met en scène la lecture du texte par Valérie Dréville, intégrée à une composition de Sébastien Roux fixée sur support, dont la diffusion selon quinze courtes séquences agencées aléatoirement se fait dans un espace d’écoute spécialement construit pour l’occasion. Ce dispositif, conçu par Olivier Vadrot, diffuse en plus de la bande sonore l’évocation lumineuse de l’océan et de ses mouvements. Pour la création musicale, Sébastien Roux s’est imposé la contrainte de ne recourir à aucun enregistrement directement issu de l’océan. En plus de la voix parlée, il prend ses sources dans des sons de flûte, de saxophone et de violoncelle aux modes de jeu bruités ou de quelques field recordings non extraits de paysages marins, mais se rapportant à la thématique du texte : pour simuler le mouvement des flots, il emploie ainsi l’enregistrement de marées humaines, captées dans des centres commerciaux puis superposées pour en amplifier l’aspect massif. Par de nombreux traitements électroacoustiques et un montage très précis, il simule un environnement sonore par l’imitation des flux et des reflux de l’océan ou de paysages de bord de mer, dialoguant généralement avec le texte, ou, sur trois séquences faisant office d’intermède, constituant un tableau musicalement autonome. Dans un espace entièrement artificiel, le spectateur peut s’immerger parmi les impressions tant visuelles, littérales que sonores des phénomènes marins répertoriés par Darrieussecq.

6Pour le festival bordelais Evento 2009, Sébastien Roux propose par son projet Dérive un parcours avec baladeur mp3 dans le centre de la capitale girondine. Six miniatures de quelques minutes, chacune destinée à être écoutée dans un lieu particulier, sont composées par l’artiste à partir d’enregistrements prélevés dans la ville et de textes écrits par Célia Houdart, lus par Agnès Pontier et Laurent Poitrenaux. À l’intérieur d’un périmètre restreint et imposé, Houdart et Roux ont commencé leurs repérages en consignant respectivement sur papier et par prises de son leurs observations. Contrairement à la démarche adoptée par Janet Cardiff pour ses propres marches audio7, dont les environnements sonores sont rigoureusement issus du même espace que celui dans lequel se trouve l’auditeur, Sébastien Roux refuse l’idée d’une correspondance trop rigide entre lieux de prélèvement et lieux de diffusion. Un décalage entre l’espace de prise de notes ou de sons et l’espace de restitution est presque systématiquement appliqué. La deuxième séquence, devant être écoutée dans l’église Notre-Dame du Rosaire, contient une voix lisant un texte provenant des observations notées dans le jardin de la mairie, correspondant au quatrième lieu du parcours. Inversement, des sons de pas de visiteurs traînant sur les dalles de pierre de cette même église sont introduits dans la cinquième séquence, à écouter sur l’esplanade Charles-de-Gaulle. L’unique exception à ce principe se trouve dans la première séquence, diffusée dans la Galerie Bordelaise, qui contient l’enregistrement fragmenté et passé à l’envers du paysage correspondant. Cette séquence contient également l’unique occurrence d’un texte mentionnant un magasin de chaussures se trouvant effectivement sur les lieux. À travers la dérive dans Bordeaux, le baladeur peut diffuser la mention d’une ruine antique devant des barres d’immeubles des années 1970 ou l’évocation d’une scène de mariage d’un tableau de Brueghel au pied de la fontaine factice d’une agora de centre commercial. Les matériaux réinjectés sans égard pour une description linéaire et fidèle des espaces visités déploient ainsi un vaste réseau de résonances entre les six lieux d’écoute, leur réalité tangible et les ambiguïtés véhiculées par l’audioguide.

Du paysage sonore à la recomposition du lieu d’écoute

7Par son double intérêt pour la dimension spatiale de la musique, Sébastien Roux compose des œuvres tissant des relations multiples aux lieux qu’il parcourt pour leur potentiel sonore ou qu’il investit pour la diffusion. Pour celles de ses créations qui articulent un dispositif d’écoute singulier à la composition d’un environnement sonore qui lui est lié, la perception de l’espace de réception est amplifiée, déformée ou contredite par la musique elle-même. Notre présentation de cette démarche dans sa généralité doit appeler des recherches avancées sur les œuvres concernées, dont l’examen peut s’appuyer tant sur les essais historiques de classification d’objets sonores de Schaeffer8 ou de Murray Schafer9 que sur une confrontation aux expériences d’autres artistes introduisant des enregistrements sur site dans des pratiques pluridisciplinaires. Depuis l’exploration de paysages jusqu’à la présentation de leur recomposition dans des lieux qui leur donnent un écho supplémentaire, les activités musicales de Sébastien Roux ouvrent de nombreuses perspectives pour l’étude d’une expérience quotidienne de l’environnement sonore déplacée vers l’imaginaire des spectateurs.

Notes   

1  Les field recordings peuvent être définis de manière très générale comme des enregistrements sur site, par opposition aux enregistrements réalisés dans les murs du studio.

2  Jean Rolin, Zones, Paris, Gallimard, 1995.

3  Voir Daniel Teruggi, « Les Presque rien de Luc Ferrari », dans Évelyne Gayou (éd.), Luc Ferrari, Paris, Ina, collection Portraits Polychromes n° 1, 2007, p. 38.

4  Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Paris, Christian Bourgois, 1975.

5  Marie Darrieussecq, Précisions sur les vagues, Paris, P.O.L, 2008.

6  Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999.

7  Voir Janet Cardiff, « Interview par Rahma Khazam », Art Press 2 n° 15, L’art des sons, novembre 2009, pp 63-71.

8  Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux. Essai interdisciplines, Paris, Seuil, collection Pierres vives, 1966.

9  Raymond Murray Schafer, The Tuning of the World, New York, Alfred Knopf, 1977 (édition consultée : Le paysage sonore, traduction française par Sylvette Gleize, Paris, Jean-Claude Lattès, 1979).

Citation   

Frédéric Dufeu et Sébastien Roux, «L’environnement sonore recomposant l’espace d’écoute», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et lieu, mis à  jour le : 01/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=304.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Frédéric Dufeu

Frédéric Dufeu est doctorant en musique et musicologie au laboratoire Musique et Image : Analyse et Création de l’Université Rennes 2, où il termine une thèse intitulée Mémoires artificielles et outils de création musicale, sous la direction d’Antoine Bonnet. Ses travaux de recherche sont principalement consacrés à l’emploi des lutheries numériques dans les musiques écrites et improvisées. En tant que responsable du studio électroacoustique de l’Université Rennes 2 et moniteur en informatique musicale, il participe à l’encadrement des projets artistiques pluridisciplinaires des étudiants du Master Arts et Technologies Numériques. Développeur d’environnements informatiques destinés au jeu instrumental, il inscrit essentiellement ses activités musicales dans l’improvisation libre et la performance vidéo-son.

Quelques mots à propos de :  Sébastien Roux

Né en 1977, Sébastien Roux vient à la musique comme guitariste dans divers groupes de rock avant d’entamer une carrière de compositeur de musique électronique qu’il déploie selon divers horizons : disques (en solo ou en collaboration avec Greg Davis, Vincent Epplay), concerts de musique acousmatique, improvisation (avec Kim Myhr, David Fenech), performances audiovisuelles (avec Kurt D’Haeseleer), musique pour la danse (il a collaboré avec Lionel Hoche, DD Dorvillier, Sylvain Prunenec), art radiophonique (il est lauréat du concours d’art radiophonique de La Muse en Circuit), ciné-concerts (Nanouk l’Esquimau avec Vincent Epplay), installations sonores (Wallpaper Music en collaboration avec les Cocktail Designers et Précisions sur les Vagues, en collaboration avec Célia Houdart et Olivier Vadrot), parcours sonores en binôme avec Célia Houdart, design sonore (il travaille actuellement sur l’environnement sonore d’un collège situé dans le Territoire de Belfort)… Sébastien Roux a travaillé comme assistant musical, à l’Ircam avec les compositeurs Gérard Pesson et Georges Aperghis et pour Morton Subotnick dans le cadre de la reprise du spectacle d’Anna Halprin Parades and Changes.