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Tobi-ishi1 : un jardin musical à Paris

Jean-Luc Hervé
juin 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.302

Résumés   

Résumé

Le jardin sonore du le 4ème arrondissement de Paris est réalisé par un compositeur travaillant en collaboration avec des paysagistes. Pensé comme une œuvre musicale, ce jardin est construit selon trois principes : continuité entre environnement sonore et musique, réalisation en temps réel par un ordinateur qui actualise toujours différemment des modèles du compositeur, interaction avec les variations atmosphériques et la présence des visiteurs.
Ce projet a été source que de questions nouvelles, telles que la place de la musique dans l'espace public, le temps et l'espace dans un jardin ou la relation avec le pouvoir politique.

Abstract

The sound garden studied in this paper, located in the 4th arrondissement of Paris, is the product of a collaboration between a composer and landscape artists, and was specifically conceived as a musical work. The garden is founded on three key principles: continuity between sound surroundings and music, realization in real time by a computer that invariably produces different actualizations of the models developed by the composer, and creative interactions with atmospheric change and the presence of visitors. The project raises new issues such as the place of music in public spaces, the question of time and space in gardens, and the relation with political power.

Index   

Texte intégral   

Composer un jardin

1Il y a quelques années la mairie du IVe arrondissement de Paris et l’Ircam lancèrent un concours pour la réalisation d’un jardin sonore à Paris, à l’angle du quai de l’Hôtel de Ville et de la rue des Nonnains d’Hyères, dans le quartier historique du Marais. La particularité de cette initiative fût d’ouvrir ce concours au départ à des compositeurs qui conçurent un projet réalisé par la suite avec des paysagistes. Ainsi, le projet musical étant à l’origine du projet paysager, le dessin du jardin, sa topographie, l’agencement de ses différentes parties furent pensés en fonction des idées musicales. Généralement lorsqu’un artiste intervient dans l’espace public, il réalise une œuvre pour un lieu existant, qui prend en compte (ou non) les caractéristiques de ce lieu. Dans une installation in situ l’artiste propose une œuvre à partir d’un site. L’œuvre Les deux plateaux de Daniel Buren par exemple a été pensée en fonction du site du Palais Royal à Paris et dialogue avec les caractéristiques de cette architecture historique. Le jardin sonore du IVe arrondissement est l’inverse d’une œuvre in situ : ce n’est pas l’œuvre qui s’inscrit dans le site, mais le site qui est réalisé à partir de l’œuvre. Pour le compositeur, il s’agissait ainsi de concevoir la musique et le contexte de présentation de cette musique, contexte tout à fait particulier puisqu’il s’agissait d’un jardin public.

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Figure 1. Plan du jardin.

2Mon projet fût retenu et ce fût pour moi l’occasion de poursuivre une réflexion entamée depuis plusieurs années sur la question de la relation entre l’œuvre et son contexte, dès lors que l’on sort de la situation du concert. Une des premières questions était d’envisager comment une œuvre musicale pouvait prendre place dans l’espace public. Il me semble que le son qui sort du haut-parleur dans l’espace public peut prendre trois formes. Le baladeur individuel, la sonorisation de l’espace public et l’intégration du son dans le lieu. Dans le premier cas, le promeneur possède son propre dispositif sonore, dans les deux autres, le dispositif est installé dans l’espace public.

3Emporter sa musique n’est pas un phénomène nouveau. Depuis longtemps la radio fait partie des affaires de pique-nique que l’on pose sur la couverture étalée sur l’herbe d’une clairière, à coté du poulet froid et du thermos. Nous voyons encore des pêcheurs somnolant le long des rivières une petite radio grésillant à leur coté ou bien des grosses radios posées sur la dalle de béton des cités par les danseurs de hip-hop. Avec l’apparition des baladeurs, la miniaturisation de l’appareil permet d’écouter la musique en marchant (ou en courant) et les villes sont traversées par leurs habitants coiffés d’écouteurs ou de casques audio. Écouter sa musique dans les transports en commun, dans la rue, permet de masquer le bruit de la ville généralement reçu comme agressif. Mais nous voyons aussi les promeneurs des parcs équipés ainsi. Au delà de vouloir s’isoler du bruit urbain, il semble qu’il s’agit aussi d’accompagner de musique le regard sur l’espace traversé. C’est le désir de modifier la réalité, d’ajouter une musique qui n’est pas faite pour être écoutée mais qui joue le rôle d’une « bande son » ajoutée à l’environnement, comme pour le transformer en spectacle. Les baladeurs sont aussi aujourd’hui des téléphones, des lecteurs de vidéo, des ordinateurs que l’on emporte avec soi. Ainsi peut-on non seulement écouter de la musique mais regarder des films, répondre à ses e-mails tout en se déplaçant. On parle souvent d’objets « nomades » à leur propos. Ce terme est plutôt un concept marketing, évocation new-age associant dans une réconciliation béate la culture primitive (le bédouin traversant le désert à dos de chameau) et l’homme moderne high-tech. Car il ne s’agit pas de nomadisme ici mais plutôt de son contraire, puisque ces objets permettent de rester entouré de son univers personnel, d’emporter son « chez-soi » partout, un chez-soi virtuel aplati en image, en son qui nous fait oublier là où nous sommes, nous détacher des lieux où l’on passe et ne pas voir ce qui nous entoure. C’est ce que remarque Marc Augé lorsqu’il constate en parlant des conversations sur les téléphones portables que :

« Les rues, les cafés, les métros et les autobus sont aujourd’hui encombrés de fantômes qui s’immiscent sans cesse dans la vie de ceux qu’ils hantent ; ils les tiennent à distance et les empêchent aussi bien de regarder le paysage que de s’intéresser à leurs voisins en chair et en os »2.

4La sonorisation de l’espace public bien que proposant à tous de partager le même environnement sonore veut aussi transformer la réalité. Elle déguise l’espace public avec une musique de fond qui n’est pas faite pour être écoutée mais pour créer une ambiance soi-disant agréable, dans un café, un restaurant ou bien rendre plus accueillant les quais de gare. Il s’agit de créer un espace autonome sans relation avec le lieu existant, une bulle isolée, un espace certes commun mais coupé du monde réel qui, en voulant masquer notre environnement sonore, le sature un peu plus et le rend encore plus inaudible.

5L’intégration du son dans le lieu est le principe que j’ai adopté pour le jardin sonore. À l’opposé du baladeur et de la sonorisation de l’espace public, le but était de retrouver une relation avec ce qui nous entoure. Pour cela le postulat de départ était d’intégrer le dispositif de diffusion et le matériau musical dans l’environnement, postulat facilité par la conception simultanée du jardin et du dispositif. Si certaines installations sonores opposent le dispositif et le lieu qui l’accueille, appuient sur ce contraste en montrant de manière ostensible l’objet haut-parleur pour visualiser son étrangeté, mon orientation était à l’opposé. En cachant tout le dispositif technique et en travaillant avec des matériaux sonores compatibles avec ceux d’un jardin, il pouvait s’établir une ambiguïté entre sons réels et sons musicaux. Dans l’installation que j’ai réalisée pour la carrière du Normandoux3, où des sons évoquant des chants d’oiseaux étaient diffusés sur des haut-parleurs cachés dans la forêt, les visiteurs distinguaient difficilement les vrais oiseaux des sons artificiels. Ils étaient attentifs à tous les sons, qu’ils soient naturels ou artificiels, et, aiguisant leur écoute, l’environnement dans son ensemble devenait musique. C’est le phénomène d’esthétisation des alentours dont parle Véronique Verdier4. L’œuvre ne s’impose pas au lieu qui l’accueille, elle s’intègre à lui, renforce notre sensibilité à l’environnement et en même temps notre relation au lieu où nous sommes.

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Figure 2. Mur d'eau.

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Continuité entre environnement sonore et musique

6La fonction première d’un jardin en ville est d’ouvrir une parenthèse. Le jardin est une pause, un ralentissement du rythme urbain. Il doit nous emmener ailleurs, dans une temporalité différente. C’est à travers l’écoute que le jardin sonore nous conduira vers cet ailleurs. Il établira une transition progressive entre les sons de la ville et les sons du jardin et en même temps, incitera à un renversement de l’écoute. Cette transition sera réalisée en trois étapes.

7À Paris, le contexte sonore est principalement le bruit de la circulation. À l’extérieur du jardin, dans la rue, nous n’écoutons pas les bruits qui sont vécus généralement comme des agressions sonores, nous cherchons plutôt à nous protéger les oreilles. Notre écoute est fermée. La première étape nous fera passer du bruit de la rue à un bruit naturel, celui d’un mur d’eau placé à l’entrée du jardin. L’eau nous fait oublier l’agression sonore de la ville et l’écoute sans être encore attentive devient plus perméable, moins fermée à l’environnement, plus détendue. En pénétrant un peu plus dans le jardin, nous entendrons les premiers sons diffusés par les haut-parleurs. Il s’agira dans cette seconde étape d’une matière sonore en mouvement avec peu d’émergences formelles que le visiteur écoutera d’une manière flottante au gré de sa déambulation. L’étrangeté de certains sons, leurs déplacements sur les haut-parleurs cachés de la vue attire la curiosité du promeneur et éveillent un peu plus son écoute. Cette étape pourra s’entendre dans trois zones du jardin explorant chacune une dimension spatiale particulière : la ligne, la surface horizontale et la surface verticale5.

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Figure 3. Bassin.

8Le mouvement des sons en extérieur est une dimension musicale essentielle. Dans une salle de concert, la spatialisation de la musique est tributaire des contraintes architecturales alors que la musique électroacoustique diffusée en extérieur offre de grandes possibilités de spatialisation. Il est possible en effet de placer des haut-parleurs où bon nous semble, sur des surfaces, dans des volumes que le compositeur peut imaginer sans contraintes. L’auditeur-promeneur peut arpenter la surface, évaluer du regard la topographie du lieu et de ce fait, sa sensibilité aux mouvements des sons est accrue. Enfin la dernière étape, au fond du jardin est celle de l’écoute la plus attentive. Dans l’endroit le plus silencieux se trouvent des zones assises, trois alcôves propices à une écoute musicale. Les sons s’organisent dans des formes plus construites pour atteindre par moments une plus grande complexité. Le promeneur peut s’assoir et devenir un auditeur. Cet agencement du jardin est complété au centre par le bassin qui est un endroit particulier, un miroir en miniature du jardin sonore dans son ensemble6.

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Figure 4. Broderie du bassin.

9Depuis l’entrée du jardin, le visiteur a fait un parcours qui l’a mené des sons de l’environnement réel à un environnement naturel, puis composé. Il a effectué un renversement de l’écoute : d’abord fermée, sourde aux bruits de la rue, elle se laisse ensuite envahir par le bruit de l’eau. Puis attentive, curieuse aux évènements sonores du jardin, elle devient en fin de parcours, lorsque l’on entend des séquences sonores plus développées, une écoute musicale. Ce changement de comportement dans l’écoute nous le faisons aussi dans la nature lorsque nous essayons de reconnaître les chants d’oiseaux. Je me souviens avoir fait une sortie ornithologique à la tombée du jours, où le groupe que nous formions au départ, bruyant, discutant entre nous, est peu à peu devenu silencieux et attentif pour écouter les chants d’oiseaux. J’ai senti l’attitude des participants s’inverser. Au début inattentifs à ce qui les entourait, concernés seulement par leur voisin de promenade, leur attention s’est inversée, s’est ouverte ; l’oreille s’est mise à l’affût, attentive à l’environnement. Le jardin sonore reproduira ce comportement qui est celui d’apprendre à écouter, d’être sensible à ce qui nous entoure.

Musique sans cesse changeante et toujours reconnaissable

10Pour être sensible à notre environnement sonore encore faut-il que celui-ci suscite notre curiosité. Une installation sonore où nous entendrions toujours la même chose deviendrait vite inintéressante et laisserait retomber notre écoute dans la passivité. C’est ce qui ce passe dans les lieux publics sonorisés avec des sons enregistrés. Les ambiances sonores naturelles du grand escalator du forum des Halles à Paris, cris de mouettes, de singes et autres, provoquent notre surprise la première fois que nous les entendons. Mais après plusieurs passages, une fois que nous connaissons tous les sons, leur succession, une fois que nous avons compris qu’ils étaient fixés, ces sons se pétrifient et nous ne prêtons attention à eux que d’une manière distraite. À l’opposé, une génération totalement aléatoire de son, si elle permet de varier continuellement le matériau sonore, interdit par définition toute construction musicale. Il est impossible par cette méthode de façonner des formes et de proposer à l’auditeur une écoute détaillée. Il ne peut reconnaître aucune forme, aucun objet musical (geste, phrase). Son écoute ne peut dépasser le niveau de la globalité. Je voulais que la musique du jardin sonore soit à la fois écrite, c’est-à-dire clairement structurée, organisée pour qu’elle puisse être reconnaissable7, mais en même temps non fixée, acceptant de grandes variations dans cette organisation, pour qu’elle garde la magie de l’instant. Pour résoudre cette contradiction, le principe a été celui d’une génération en temps réel de la musique par l’ordinateur selon des modèles formels préétablis. L’ordinateur construit continuellement des séquences sonores selon des principes définis. Mais cette génération en temps réel de la musique autorise une grande latitude dans la réalisation, autrement dit l’ordinateur devient une sorte d’interprète – un interprète avec une grande liberté – d’une partition constituée de règles de synthèse, de transformation, d’assemblage, et d’évolution des sons. L’ordinateur actualise en permanence et différemment des modèles définis par le compositeur, modèles à plusieurs échelles du matériau musical, allant du geste d’une durée de quelques centièmes de secondes à l’évolution d’une section sur plusieurs minutes. Ce paradigme propose une alternative aux deux tendances opposées d’une musique fixée ou d’une musique aléatoire : c’est parce que la musique électroacoustique est réalisée en temps réel qu’elle autorise constance et variabilité à la fois, qu’elle permet d’entendre toujours différemment la même chose.

11Dans le jardin sonore où l’auditeur est un promeneur, se pose la question de la durée des formes musicales. Lorsqu’il va au concert, l’auditeur est préparé à cet événement. Il sait qu’il écoutera un programme constitué d’une ou plusieurs pièces du début à la fin. Il restera attentif durant chaque œuvre attendant la fin pour applaudir. La durée de l’écoute est imposée par le compositeur qui choisit la temporalité nécessaire à son projet musical. Dans un jardin, ouvert à tout moment au public, il est impossible d’imposer quoi que ce soit8. C’est le visiteur qui décide. Il impose sa propre temporalité à l’œuvre en choisissant le moment et la durée de son écoute et généralement l’auditeur-promeneur ne reste en place que quelques instants. Il ne peut entendre des constructions formelles sur des longues durées. La musique diffusée dans l’espace public, oblige le compositeur à imaginer des formes dans des durées brèves voire très brèves. Une échelle de durée s’impose naturellement d’elle-même, celle du chant d’oiseau. En effet, les chants d’oiseaux peuvent être extrêmement structurés sur des durées très courtes. De plus, le modèle du chant d’oiseau permettra une intégration plus grande de la musique à l’environnement sonore naturel du jardin. Ainsi, gestes, phrases courtes, seront les structures musicales principales sur lesquels se fondera la construction formelle. Mais comment concevoir des constructions sur des durées plus longues que l’auditeur-promeneur ne pourra entendre dans sa totalité.

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12La forme sera alors perçue à travers la dialectique formelle : la manière dont le compositeur conduit le matériau sonore. C’est d’ailleurs à la façon dont le compositeur fait avancer son matériau dans le temps qu’on reconnaît le mieux son style. On reconnaît la manière dont il enchaîne les idées (de manière continue ou avec des surprises, comment il les répète…), la vitesse du discours, la longueur des développements. Il doit exister aussi une logique temporelle à grande échelle pour que le jardin sonore soit perçu comme une seule entité dans sa continuité. Dans la salle de concert qui est un endroit fermé, isolé de l’extérieur, nous sommes à l’abri du temps, du temps qu’il fait (la météo) mais aussi du temps-temporalité. Le jardin est lui un lieu extérieur, exposé aux intempéries mais aussi à la temporalité cosmique, la course du soleil dans le ciel. À grande échelle (la journée, la saison) la forme de l’œuvre épousera celle du temps atmosphérique. Les sons que l’on entend naturellement dans un jardin suivent d’ailleurs cette logique. Les chants d’oiseaux sont différents en été ou en hiver, et selon l’heure de la journée. Nous n’entendons le bourdonnement des insectes qu’à partir du printemps lorsque qu’il y a des fleurs à butiner dans le jardin et le tournoiement des martinets criant dans le ciel qu’au début de l’été. Ainsi la logique des formes sera-t-elle différente selon l’échelle de temps considérée. Alors que pour les durées courtes, les formes seront celles du compositeur, plus les durées seront longues plus les formes suivront celles du temps cosmique. À petite échelle le temps sera celui de l’œuvre musicale à grande échelle celui du lieu. De cette manière s’établira une transition entre œuvre et environnement sur le plan de la temporalité, la musique prenant son autonomie par rapport au temps cosmique dans les formes courtes.

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13La musique sera sensible aux variations météorologiques. Par l’intermédiaire d’une station météo placée dans le jardin et transmettant les informations sur le temps qu’il fait à l’ordinateur (luminosité, humidité, vitesse du vent etc…), celui-ci « interprétera » les modèles formels dont j’ai parlé plus haut en fonction de ces données. Imaginons la même musique, même types de gestes, même structure de phrase, même évolution, avec des sons harmoniques un jour de soleil et bruités un jour nuageux. Une autre propriété du dispositif aura comme modèle le comportement des habitants du jardin, les oiseaux en particulier qui sont sensibles à la présence des visiteurs. Lorsque ces derniers sont trop bruyants, les oiseaux s’arrêtent de chanter ou bien s’envolent quelque fois en poussant un cri de panique. La musique se comportera de la même manière ; le jardin sonore sera « craintif ». Grâce à différents types de capteurs (micros, infrarouges…), la musique réagira au comportement des visiteurs dans le jardin. Si les visiteurs sont trop bruyants, inattentifs, agités, la musique s’arrêtera et reprendra une fois le calme revenu. Cette propriété du dispositif permettra de donner une qualité particulière au jardin et le fait que le dispositif de diffusion soit caché renforcera cette qualité en donnant la sensation d’être dans un environnement naturel. La musique ne s’imposera pas au visiteur, ce qui me semble une condition incontournable à la diffusion d’une musique dans l’espace public. Si le visiteur ne désire pas écouter, la musique doit s’effacer. Mais ce principe du jardin craintif est aussi une invitation à l’écoute. La brusque disparition du son pourra surprendre le promeneur, l’inviter à faire silence et écouter, réapprendre à être sensible à son environnement. En même temps, cette capacité de réagir à la présence des visiteurs donnera au jardin sonore un caractère presque vivant, biologique. Les éléments du jardin sembleront animés d’une présence magique comme le sont les pierres, arbres, fontaines dans la tradition japonaise. Présence que l’on peut sentir si l’on y prête attention, à travers tous les petits sons que l’on entend dans un jardin (bruissements des feuilles, bourdonnements d’insectes…).

De la barbarie douce

14Pour le compositeur que je suis, habitué aux salles de concert, un projet dans l’espace public est l’occasion d’envisager sous un autre angle des questions récurrentes en musique telles que celles du temps, de l’espace, du matériau et de l’écoute. C’est aussi l’expérience d’une relation avec le politique. Si le projet est soutenu par la mairie du IVe arrondissement et l’IRCAM avec une grande énergie, il n’en est pas de même de certains responsables politiques de la mairie centrale puisqu’aujourd’hui la réalisation du jardin sonore après plusieurs années de travail avec les paysagistes est suspendue. La composante de la majorité municipale la plus opposée au projet semble être les Verts. Ce qui pourrait paraître paradoxal puisque la création d’un jardin à Paris paraît correspondre avec le projet écologiste. Il n’en est rien car pour l’écologie politique augmenter la surface des pelouses est préférable à la réalisation d’un jardin ; le quantitatif est préféré au qualitatif. Or à la différence d’une banale pelouse, un jardin, qu’il soit sonore ou non, est avant tout une œuvre de l’esprit. Et c’est pour cela que, même modeste, il propose un voyage dont les chemins sont multiples. Il est bien plus qu’un espace vert. C’est d’ailleurs en l’opposant à l’espace qu’Anne Cauquelin définit le jardin9. Car si « l’espace est une abstraction […] anonyme, coupé de ses liens avec l’individu et son histoire », le jardin « a partie liée avec le lieu, sa profondeur et sa mémoire. Il accueille la dimension du temps ».

Notes   

1  Le titre de ce projet, Tobi ishi, est le nom d’un type de pas que l’on rencontre dans les jardins traditionnels japonais. Il évoque la conception de l’itinéraire à l’œuvre dans ces jardins qui a de grandes similitudes avec l’organisation de la trajectoire temporelle en musique. Le projet s’inspire librement de la conception du jardin au Japon. Les dessins reproduits dans cet article ont été réalisés par l’agence de paysagistes Arpentère avec qui je réalise ce projet.

2  Marc Augé, Éloge de la bicyclette, Paris, Éditions Payot, 2008, p. 36.

3  Pour avoir des informations sur cet aspect de mon travail on peut consulter mon site internet http://www.jeanlucherve.com/.

4  Voir son article dans cette même revue.

5  Les haut-parleurs sont disposés de part et d’autre dans l’allée couverte. Promeneur et sons se déplacent sur une ligne droite. Dans la broderie sonore, les hauts parleurs sont disposés sur toute la surface, enfoncés dans le sol et recouverts d’une lentille métallique qui les cache et permet, en gardant l’eau de pluie, la formation de petites mares à la surface du sol. Les sons se déplacent à la surface du sol au pied des promeneurs, formant un tapis sonore en mouvement. Ce dispositif permet aussi une diffusion indirecte du son qui accentue encore la sensation de tapis sonore. Sur un grand pignon recouvert de végétation est disposé un réseau de haut-parleurs qui constitue le mur aux oiseaux. Le visiteur placé devant ce mur écoutera les sons se déplacer sur une surface verticale devant lui comme si des oiseaux cachés dans la végétation dialoguaient entre-eux.

6  Les haut-parleurs placés sous la margelle du bassin diffusent vers la surface et donnent l’impression que les sons proviennent de l’eau. Lorsque le promeneur assis au bord du bassin penche sa tête pour écouter les mouvements des sons, il oublie la rumeur lointaine de la ville. Le son entendu de près, à côté de soi, dans un lieu extérieur, est très localisé et attire notre attention qui se concentre sur l’endroit d’où provient le son. La présence du lieu est renforcée.

7  Les œuvres électroacoustiques sont grandement tributaires de la technique de l’époque de leur création. Des pièces qui faisaient entendre un matériau sonore très séduisant lors de leur création semblent avoir perdu de leur couleur et de leur intérêt musical quelques années plus tard. Celles qui résistent le mieux au temps sont celles qui malgré une qualité technique qui peut paraître obsolète, possèdent une organisation très précise et très détaillée, qui signe en même temps le style du compositeur. Poème électronique de Varèse, ou Gesang der Jünglinge de Stockhausen font partie des quelques pièces électroacoustiques qui gardent une éternelle actualité grâce à leur construction rigoureuse et malgré la patine d’un son d’une autre époque.

8  Il sera prévu néanmoins des rendez-vous dans le jardin, en relation avec des évènements sonores réguliers et prévisibles de l’environnement. Par exemple, le premier mercredi du mois à midi, lorsque l’on entend les sirènes, le jardin sur la totalité de sa surface fera entendre une séquence musicale dialoguant avec ce son. Ce moment pourra devenir un rendez-vous pour des spectateurs venant dans le jardin spécialement pour écouter cet événement chaque mois. Il y aura dans ce cas une temporalité d’écoute proche d’une œuvre en concert.

9  Anne Cauquelin, Petit traité du jardin ordinaire, Paris, éditions Payot et rivages, 2005, p. 100 et 106.

Citation   

Jean-Luc Hervé, «Tobi-ishi1 : un jardin musical à Paris», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et lieu, mis à  jour le : 01/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=302.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Jean-Luc Hervé

Né en 1960, Jean-Luc Hervé fait ses études au Conservatoire Supérieur de Musique de Paris avec Gérard Grisey. Il y obtient un premier prix de composition. Sa thèse de doctorat d’esthétique ainsi qu’une recherche menée à l’IRCAM seront l’occasion d’une réflexion théorique sur son travail de compositeur et sa résidence à la Villa Kujoyama de Kyoto marquera un tournant décisif dans son œuvre. Sa pièce pour orchestre Ciels a obtenu le prix Goffredo Petrassi en 1997. En 2003, il est invité en résidence à Berlin par le DAAD. Ses deux disques monographiques ont reçu le coup de cœur de l’académie Charles Cros. Il fonde en 2004 avec Thierry Blondeau et Oliver Schneller l’initiative Biotop(e). Il est actuellement professeur de composition au conservatoire à rayonnement régional de Boulogne-Billancourt et est édité aux éditions Suvini-Zerboni Milan.