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Les concerts de cloches de llorenç barber et la conception postmoderne de l’espace urbain

Ainhoa Kaiero Claver
janvier 2012

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.299

Résumés   

Résumé

Les concerts de cloches de Llorenç Barber, l’un de compositeurs les plus représentatifs de la musique expérimentale en Espagne, constituent une proposition originale sur la relation entre musique, espace public et urbanisme contemporain. Sa proposition est apparentée avec les modalités, également examinées dans cet article, de l’installation et du paysage sonore, lesquelles se basent sur une intervention dans l’espace public. Ces concerts montrent, dans une perspective utopique, certains concepts sociaux et urbains liés à la postmodernité. Par conséquent, cet article examine la relation entre ces concerts et certains modèles (Augé, De Certeau, Lash et Urry) qui décrivent les nouveaux espaces urbains associés à une « société en réseau » (Castells) traversée par les technologies de l’information et de la communication (TIC).

Abstract

The bell concerts composed by Llorenç Barber (one of the most prominent composers of experimental music in Spain) represent an original contribution to the relation between music, public space and contemporary urbanism. Barber’s artistic project is linked to the modalities of art installation and soundscape (also discussed in this article), which involve an intervention in a public space. Barber’s concerts express (from a utopian perspective) key social and urban concepts linked to postmodernism. The paper examines the relation between Barber’s concerts and certain models (Augé, De Certeau, Lash and Urry) that describe the new urban spaces associated with a ‘network society’ (Castells) suffused with information and communication technologies (ICTs).

Index   

Texte intégral   

Introduction

1Les concerts de cloches pour villes de Llorenç Barber constituent l’une des contributions les plus originales effectuées dans les dernières décennies autour de la relation entre musique et espace public. Cette contribution artistique nous sert de base pour entamer une réflexion sur la reconfiguration actuelle des espaces de la ville. Comment s’interroger sur ces espaces urbains à partir de l’élément sonore ?

2L’intérêt de la musique contemporaine pour la dimension spatiale s’est matérialisé de manière très diverse. Certaines de ces voies explorées sont la recherche sur les qualités acoustiques des auditoires, l’inclusion du paramètre spatial comme un autre composant de la musique et la création de pièces dans lesquelles on établit un jeu par rapport à la diffusion des sources sonores, la construction d’espaces à partir de l’art de l’installation avec des sons, et l’analyse et l’intervention dans le paysage sonore des environnements naturels ou urbains.

3Dans les premiers cas mentionnés, nous trouvons une réflexion dont l’intérêt est focalisé sur un concept de spatialité pure et articulé autour de la salle de concert. Avec les installations et les paysages sonores, toutefois, nous entrons dans un concept de spatialité différent. Il ne s’agit pas d’une spatialité pure, vide, mais d’un espace empli de sons situés au-delà des parois de retenue de l’institution musicale. L’image ne cesse de nous ramener à une des expériences emblématiques menée à bien par John Cage, père de la musique expérimentale américaine. Dans sa pièce 4’33’’, le musicien découvrait que cet espace vide qualifié de « silence musical » n’était qu’un espace empli de sons de l’environnement. Cette nouvelle conception de Cage a servi aux futures générations de musiciens expérimentaux qui effectueront un saut définitif de l’espace « réduit au silence » de la musique à l’espace « bruyant » de la sphère publique et sociale. La contribution de Llorenç Barber se situe précisément dans cette ligne qui va de l’attention par la diffusion du son dans les espaces de concert à un intérêt plus global pour l’interaction entre la production sonore et le contexte social étendu dans lequel elle est projetée.

4Barber est probablement le musicien le plus important d’une génération expérimentale de compositeurs espagnols qui ont débuté leur trajectoire à la fin des années 60. Il a sans doute été l’un des compositeurs les plus préoccupés par la diffusion, face au paradigme structurel et formaliste de la musique sérielle, des courants de l’autre côté de l’Atlantique (minimal, indétermination et nouveaux comportements sonores) en Espagne. Tout au long de sa trajectoire, la constance de deux éléments s’impose : la cloche et les principes constructifs de la musique minimale. Le musicien se déclare héritier d’un minimalisme qu’il a adapté à ses intérêtsparticuliers, spécialement l’exploration de la relation entre le son et l’espace. Cet intérêt s’est tourné, en outre, sur un instrument pour lequel il éprouve une grande fascination : la cloche. La trajectoire développée à partir de ces deux éléments nous conduit de la réalisation de récitals de cloches dans des espaces fermés à la création de grands concerts qui se déploient de long en large d’une ville.

5Les concerts de cloches que Llorenç Barber a animé dans des différentes villes du monde (spécialement en Europe et en Amérique Latine) sont l’exemple d’une composition qui s’effectue à partir, et également, pour l’environnement dans lequel nous sommes plongés. En partant d’un examen de l’espaceurbainet des conditions atmosphériques, le musicien développe un concert consistant dans une circulation d’éclatements sonores entre les différents noyaux de cloches. Ces concerts reçoivent le nom de « multifocaux » en vertu de la pluralité et de la dispersion de leurs centres émetteurs et récepteurs.

6Dans les concerts de cloches nous pouvons observer la trace de deux approches. D’une part, une préoccupation pour le devenir du son dans sa diffusion à travers les espaces ouverts ; d’autre part, un intérêt pour la redéfinition de l’espace urbain déclenché grâce à l’intervention de son paysage sonore. C’est certainement ce dernier point dont l’importance est la plus significative et qui aligne sa trajectoire avec celles d’autres manifestations comme le paysage sonore ou l’installation. De fait, le musicien lui-même a manifesté l’influence qu’ont exercées sur lui les idées écologiques de Murray Schafer au moment de formuler ces événements musicaux qui prennent comme base les éléments circonstanciels présents dans un certain environnement.

7Tout cela fait des concerts de Barber une proposition musicale très attrayante qui unit des intérêts liés à la sonorité, à l’espace, à l’urbanisme et la dimension sociale. Ces axes sont parcourus en suivant un certain utopisme postmoderne sur la reconfiguration de l’espace social et urbain. En effet, les concerts de cloches gardent une relation étroite avec quelques tendances de l’urbanisme contemporain. Des propositions artistiques de ce type (comme les installations sonores, etc.) ont de fait servi, à de nombreuses occasions, de laboratoire d’idées qui a pu postérieurement être transféré et être appliqué dans l’espace public. D’une certaine manière, nous pourrions parler d’une sorte de feed-back entre ces propositions artistiques et l’articulation du territoire urbain : les pratiques de l’art nous aident à réfléchir sur certains éléments et tendances qui sont en train de se consolider dans l’environnement, et cette réflexion peut, à son tour, influencer la construction de ces espaces.

8Dans les pages qui suivent, nous essayerons de développer ce lien entre la proposition musicale de Llorenç Barber et la reformulation actuelle des espaces de la ville. Nous le ferons à travers certains concepts exposés dans les analyses sur les espaces du capitalisme tardif développés par des auteurs comme l’anthropologue Marc Augé, les sociologues Lash et Urry ou Manuel Castells. De cette manière, nous établirons une correspondance entre le développement musical de ces concerts et les manières dans lesquelles circule l’information dans les modèles qui décrivent la société en réseau contemporain (Castells). Nous analyserons postérieurement l’incidence de ces nouveaux modèles opérationnels dans la reconfiguration sonore, symbolique, et, par conséquent, sociale des espaces urbains.

La ville comme articulation spatiale de la société en réseau

Les dispositifs des concerts « multifocaux » et l’interaction réfléchie de la société en réseau

9La tâche créative de Llorenç Barber, comme celle de tout musicien expérimental, se caractérise par l’élaboration de dispositifs suffisamment flexibles pour nous conduire à la rencontre de résultats sonores toujours inhabituels et imprévisibles. Ses concerts de cloches ne sont pas une exception : le musicien se plonge ici dans une « musique d’intempérie », comme il la qualifie, composée en dialogue ouvert avec la ville. Les processus d’écriture, de diffusion sonore et d’écoute sont déterminés par un ensemble de contraintes externes et aléatoires avec lesquels Barber apprend à interagir.

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Figure 1. Barber, Musiques de TH’A’. Un concert plurifocal per a la ciutat de Tàrrega (Tàrrega, Espagne, 2009). Étude de la carte de la ville et de la situation des sources sonores.

10D’abord l’écriture de ses partitions chronométriques se forme à partir d’une étude exhaustive des conditions du terrain (carte de la ville, situation des noyaux sonores, caractéristiques des cloches, etc.), que Barber transfère à la structure musicale de ses concerts de manière semblable comme Cage traduisait les alignements stellaires d’une carte du ciel à une partition1. Deuxièmement, la diffusion sonore par les coins de la ville est en partie canalisée et en partie laissée aux déterminations capricieuses des conditions atmosphériques (vent, humidité, etc.). Finalement, l’écoute des flux sonores est susceptible de s’effectuer depuis différentes perspectives qui élaborent singulièrement sa propre configuration musicale.

11Son intervention dans le paysage urbain se borne, par conséquent, à la construction d’un dispositif de médiation qui permet l’interaction entre de multiples facteurs et agents de la ville, pour lesquels, il montre un respect scrupuleux : il recueille les éléments urbains, accepte la déviation des flux sonores et n’impose pas une écoute déterminée. La création de ce type de dispositifs flexibles ressemble aux modules génériques adoptés dans l’urbanisme contemporain. Ces dispositifs n’imposent pas une conformation déterminée aux flux de la ville, mais permettent simplement leur existence et optimisent leur interaction. De la même manière que Barber réadapte l’écriture de ses partitions chronométriques aux phénomènes « phono-éthologiques »2 appris dans des expériences précédentes, les modules de l’urbanisme sont aussi des modèles qui s’accommodent aux caractéristiques de l’environnement et de leurs flux dans un feed-back continu.

12L’interaction entre les habitants qui se déploie au moment des concerts de cloches multifocaux obéit au modèle « rhizomatique » propre à la « société de l’information »3. Certains auteurs4 indiquent la substitution progressive de la stabilité des vieilles catégories modernes qui articulaient et divisaient l’espace social (dans une dialectique continue entre un niveau plus proche et un autre de caractère plus général : individu, famille, communauté, travail, région, état, ordre universel), par un nouveau paradigme qui assouplit les frontières étant donné l’accroissement de l’échange et de la mobilité des flux facilité par les nouveaux dispositifs de communication multidirectionnels. Les individus agissent ici en tant que nœuds innombrables, qui reçoivent, reproduisent et disséminent des messages, dispersés dans un réseau potentiellement infini dont nous n’arrivons jamais à apercevoir la limite. En suivant Anthony Giddens5, nous pourrions affirmer que l’espace social, loin de constituer un cadre stable, est traversé par une dense trame de narrations individuelles qui se dissolvent et reconstituent continuellement le fruit de son interaction réfléchie.

13En retournant aux concerts qui nous occupent, il convient d’affirmer que les multiples sources sonores et les multiples centres récepteurs (qui sont aussi confondus parfois), constituent les nœuds d’une trame constituée par un réseau urbain de rues et de places, qui sert de conduit pour la circulation des flux d’information sonore. La communication entre cette pluralité de centres indépendants de nombre indéterminé (le modèle est inclusif et on admet toujours l’inscription de nouveaux foyers), comprend un mouvement de réflexion infinie dans laquelle aucun d’eux n’est érigé comme un centre de diffusion original ou de référence.

Processus minimal, interactions réfléchies et diffusion sonore dans l’espace

14Depuis ses premières œuvres minimales, Llorenç Barber nous met face à ce type de processus réfléchis et complexes. La répétition insistante de la musique minimale parvient, comme s’il s’agissait d’un miroir déformant, à diluer l’identité d’un énoncé de base en un ensemble de perceptions changeantes. La réitération extrême par La Monte Young6 d’un seul son nous révèle son manque de caractère central et d’origine, au moment où il se disperse dans un devenir continu de nouvelles perspectives sonores. Cette perception décentrée rompt avec le captage extérieur d’un objet musical, pour nous submerger dans une atmosphère sonore constituée par des impressions infinies qui n’arrivent jamais à circonscrire un horizon délimité. De là à la ambient music et aux installations de sons, où le récepteur peut marcher effectivement dans l’espace et recueillir les différentes approches sonores, il n’y a plus qu’un pas.

15L’expérimentation autour de la diffusion sonore et de l’interaction entre le son et l’espace est une problématique qui apparaît très tôt dans l’œuvre de Barber. Les concerts de chambre rassemblés sous le nom de « linguofarincampanologia » représentent un pas préalable, un essai à petite échelle par rapport à la diffusion de la sonnerie des cloches dans les vastes espaces extérieurs de la ville. Dans ce récital minimal, Baber nous plonge dans l’écoute des fluctuations du magma sonore provoquées par l’interaction entre la cavité résonnante de la cloche et l’appareil résonateur de la bouche et de la gorge. L’interpénétration de ces deux cavités ou corps vides donne lieu à une vertigineuse réflexion de composants harmoniques qui produit un « mirage sonore » où l’on perd toute trace d’une source originale. Comme le formule Llorenç Barber :

« Il s’agit d’une musique vide. La pensée zen a trouvé une image précieuse pour décrire le vide : deux miroirs situés l’un en face de l’autre. Deux miroirs se reflétant et quelque chose, l’éther, qui les entoure et les maintient ensemble (tout est dans tout, ajouterait leonardo). De manière semblable naît et est ma musique : deux cavités ou vides (viande et métal) face à face interagissant, englobés en une vibration commune. Musique, donc, de vacuité double »7.

16Ce magma sonore chaotique se répand à son tour dans l’espace à travers sa diffraction en nouveaux échos et réflexions, après s’être heurté à des parois, coins, plafonds et sols de cette seconde cavité résonnante qui constitue la salle dans laquelle il est projeté.

17Les concerts de villes ne constituent qu’un pas de plus dans ce jeu de réflexions inépuisables qui développe l’information sonore. Dans ceux-ci, Barber dessine un complexe labyrinthe de miroirs qui concerne l’écriture, la diffusion sonore et l’écoute :

L’écriture

18D’abord, chaque clocher répète instamment dans des anneaux prolongés (loops) une même figure rythmique. Deuxièmement, Barber projette grâce à une coordination chronométrique ferrée une série de mouvements macro-structurels qui comprennent toute la ville : les formules rythmiques circulent et sont transportées d’un foyer sonore à un autre et d’un secteur à un autre. Comme l’indique Rubén López Cano8, le musicien conçoit soigneusement différentes trajectoires et jeux spatiaux : des éclatements, plus précisément des trémolos (repiques), qui parcourent en une ou deux minutes toute la ville ; des contrepoints spatiaux où une même information musicale est répétée dans plusieurs zones de manière alternée ; des fugues dans lesquels chaque secteur est successivement incorporé en imitation, en dessinant le long de la ville une trajectoire déterminée ; la double fugue où se produit un déplacement en imitation, tant entre les différents secteurs qu’entre les différents clochers situés à l’intérieur de chacun d’eux. De cette façon, un même énoncé sonore est décentré dans de multiples résonances diffusées par différents points ou nœuds situés en long et en large de la ville.

Diffusion sonore

19Nous avons tout d’abord la constitution particulière du son de la cloche. Il s’agit d’un cluster produit par un affinage imprécis, lequel est du à la présence d’une sous-fondamentale (un double) près de la fondamentale : chacun de ces deux fondamentaux déploie ainsi sa propre colonne indépendante d’harmoniques, qui n’arrivent jamais à moduler, étant donné l’absence de sur-tons communs. Comme nous pouvons le voir, la nature ambiguë de la réflexion se trouve dans le propre noyau sonore de la cloche, qui, étant de nature double – puisqu’elle possède deux tons fondamentaux – manque d’un centre original. Cette sonorité est en outre destinée à être projetée dans le temps et dans l’espace : l’amalgame sonore constitué par les cloches appartenant à un même foyer sonore (« une superposition de cluster sur des clusters » comme Ruben Lopez Cano l’appelle) voyage et se disperse dans la ville à travers un nuage cinétique dont les diverses combinaisons d’harmoniques engendrent des changements constants de densité et de timbre. La perception versatile de cette masse sonore est également déterminée par l’action de l’humidité et du vent, ainsi que par son rebondissement et sa réflexion contre les parois, coins et sols qui servent de tubes résonateurs par lesquels transite le son. L’écho produit est une nouvelle répétition ajoutée à cette accumulation de réflexions infinies dans lesquelles se décompose cette masse sonore dans sa diffusion acoustique. Et ces échos, à leur tour, s’« interpénètrent » et se recombinent à nouveau avec les échos d’autres sources perdues dans la distance.

L’écoute

20La pluralité de foyers de réception ajoute une dernière dispersion dans ce décentrage progressif d’une même figure sonore. Barber considère la possibilité de trois stratégies générales auditives9 : une« audition statique » depuis des balcons ou des croisements de rues ; « une audition panoramique » effectuée depuis des collines, montagnes ou miradors panoramiques postés hors du casque urbain ; et une « audition péripatétique » dans laquelle le public déambule dans les rues de la ville en faisant attention aux échos et aux rebonds. Chaque perspective individuelle agit en outre comme un nouveau centre de réflexion qui réélabore son propre dessin sonore. Les perspectives déployées le long de la ville sont infinies, sans qu’existe toutefois un point de vue général qui puisse les synthétiser et toutes les comprendre. La perception d’une écoute est également dynamique et fluctuante, grâce au constant va-et-vient des flux sonores et grâce à la propre mobilité du promeneur qui pratique un nomadisme auditif.

21De cette façon, nous pouvons observer à travers les processus d’écriture, de diffusion et d’écoute décrits précédemment, la manière par laquelle un même message sonore est déconstruit dans un faisceau de traces dispersées, grâce à sa propagation dans un réseau potentiellement infini de nœuds qui le reçoivent et le réfléchissent. Cet interminable processus réfléchissant produit, à son tour, de nouvelles combinaisons et de nouvelles significations en transformation constante. Le processus dont Barber nous fait devenir les participants, reflète très bien la manière dont circulent les flux d’information chez les modèles qui décrivent la société en réseau contemporain.

La ville comme non-lieux

Les lieux de l’urbe contemporaine

22L’anthropologue Marc Augé10 établit une séparation nette entre ce qu’il vient à désigner comme « lieux anthropologiques » et les « non-lieux » qui chaque fois prolifèrent en plus grand nombre au sein de ce que lui-même qualifie de « sur-modernité ». Les lieux sont ces territoires concrètement symbolisés par une syntaxe sociale délimitée et stable, au sein de laquelle, chaque individu occupe sa position. La géographie économique, sociale, politique et religieuse du groupe se reflète clairement dans la délimitation et l’articulation symbolique du territoire à travers l’établissement de ses frontières, la structuration de ses villages ou de ses villes, la disposition de l’habitat ou les règles établies par la résidence. Le dispositif spatial exprime ainsi clairement le discours social dans lequel tout membre se reconnaît, en permettant de penser simultanément l’identité et la relation : l’identité partagée par le groupe, l’identité particulière d’un groupe ou d’un individu par rapport aux autres et l’identité singulière d’un groupe ou d’un individu non semblable à aucun autre. Les lieux anthropologiques nécessitent, finalement, une stabilité et une permanence dont la mémoire historique donne témoignage. Les trois caractéristiques définitoires qui les caractérisent peuvent, par conséquent, être résumées en être identitaires, relationnels et historiques.

23Face à eux, nous trouvons les non-lieux, ces espaces génériques et non symbolisés destinés au transit plus qu’à la permanence (métro, aéroport, grands hôtels, etc.). Il s’agit d’espaces marqués par de nombreuses inscriptions (lignes, dessins, textes ou sons) qui peuvent constamment être variées en altérant complètement l’articulation du lieu, pour s’adapter d’une manière flexible aux flux qu’ils canalisent. Ils pourraient, en outre, être comparés avec ces « hyperespaces » décris par Fredric Jameson11, où nous sommes emportés d’un lieu à un autre dans une succession continue de nouvelles perspectives qui ne nous permettent à aucun moment de délimiter une totalité spatiale.

Les non-lieux de la musique

24La musique, aussi, est liée dans ses définitions aux espaces (espace harmonique, mouvements mélodiques, etc.), comme nous le rappelle Llorenç Barber12, et peut être conceptualisée comme topos ou lieu délimité par une série de répertoires indexicaux reconnaissables, bien qu’ils soient « intra-textuels » ou relatifs à des modèles musicaux intériorisés (formules modales, syntaxe tonale ou, sur un plan plus abstrait et hypothétique, les figures sérielles) ou bien « peri-textuels » ou rapportés à tous les usages et coutumes qui entourent la musique comme acte social institué13. Certaines musiques répétitives se caractérisent précisément par l’absence de ce type de références territoriales et par nous lancer dans une écoute imprédictible. À travers elle, chaque point nous attire comme une stimulation autonome (puisque la répétition empêche l’établissement d’une continuité musicale) et, à son tour, agit comme un tremplin qui nous projette sur le reste des perceptions sonores, de sorte qu’elle produit une structure « rhizomatique », toujours ouverte à de nouvelles perspectives, où le déplacement constant de points de vue ne nous permet pas de délimiter un lieu dans lequel nous orienter, ni nous reconnaître. Comme l’affirmait Cage, dans ce type de musique expérimentale, on ne sait jamais où l’on est.

25On pourrait affirmer que la musique de Cage est précisément celle qui établit le paradigme des non-lieux en déplaçant l’attention des sons présents et actuels au silence ou l’espace vide « entre » les sons qui les sépare et qui les contient. Cage conçoit ainsi l’espace vide et non symbolisé comme condition première et indispensable pour l’émergence de toute inscription sonore (sans exclusions, puisque nous ne partons pas d’un lieu préalablement délimité). Dans cet espace, s’inscriront initialement les sons musicaux intentionnels (c’est le cas de Music of Changes14) et par la suite s’incorporeront également les sons non intentionnels provenant de l’environnement. La pièce 4’33’’ constitue, de notre point de vue, une œuvre paradigmatique à ce sujet. En effet, elle est conçue comme un container temporaire ou comme un espace compris, face à la notion plus concrète de « lieu », dans son acception plus abstraite et générique de longueur ou de distance entre deux points (dans ce cas chronométriques) : un vide parcouru par de multiples événements sonores circonstanciels qui créent des configurations constamment renouvelées.

Le land art, les installations et les concerts de cloches : la redéfinition perpétuelle des espaces

26La pratique de l’installation et du land art dans l’art contemporain obéit au même type de prémisses. Dans le cas du land art de nombreuses œuvres partent du désert, c’est-à-dire de l’immensité d’un espace vide et non symbolisé, afin de dessiner en lui un paysage en établissant un cadre, un horizon et un point de vue15. Toutefois, les inscriptions que ces œuvres établissent n’arrivent pas vraiment à délimiter un lieu, mais produisent plutôt une prolifération de points de vue qui n’épuisent jamais l’incommensurabilité de l’espace désert. Cet espace indéterminé ressemble à la notion de continuum qui est sous-jacente dans beaucoup d’œuvres de Duchamp : il s’agit d’une quatrième dimension infinie qui admet toujours de nouvelles coupures ou des inscriptions qui définissent une nouvelle perspective, dans un processus interminable qui ne parvient jamais à établir une limite définitive16.

27Dans le cas des installations effectuées dans un lieu délimité (soit d’un bâtiment ou d’une ville), l’intervention s’oriente vers une déconstruction de cet environnement en tant que forme fermée dotée d’une géométrie établie et d’un discours défini par une pratique sociale. Le but de l’intervention est précisément de produire des fissures ou des vides qui ouvrent cet espace préalablement délimité à la possibilité d’établir des nouvelles inscriptions et des nouvelles définitions de lieu. L’installation de signalisations inhabituelles à travers le placement ou le ré-emplacement d’obstacles visuels, de jeux de lumières, de couleurs ou de signaux sonores, nous révèle de nouvelles perspectives et des formes totalement surprenantes de cet environnement. La stabilité et la permanence du terrain est alors révélée comme illusoire et nous confronte à la possibilité de reconfigurer continuellement cet espace vide avec de nouvelles perspectives qui ouvrent des définitions de lieu toujours renouvelées. Nous passons ainsi d’un territoire symboliquement établi, à un espace indéterminé dans lequel se succèdent des lieux qui agissent comme écrans ou corps constamment ré-codifiés, grâce à cette ré-articulation des inscriptions.

28Les concerts de cloches ne font que transférer cette logique à l’échelle plus étendue de l’espace urbain. La ville est montrée en principe comme lieu circonscrit par un croquis de rues, de places, etc., délimité et conditionné par une distribution établie de fonctions sociales. Les concerts de Barber désemplissent ce lieu concrètement symbolisé, en considérant la ville comme un récipient résonnant vide dans lequel s’inscrivent et par lequel transitent des réflexions sonores infinies17. La ville est ainsi divisée par de multiples cases vides (rues, places, avenues, etc.) qui fonctionnent aussi comme n’importe quelle autre installation sonore. Ces installations consistent précisément dans l’établissement de signaux sonores qui impriment une certaine orientation dans l’espace vide dans lequel ceux-ci s’insèrent.

29Comme le souligne Roland Barthes18, le son est un des éléments primordiaux au moment de définir et d’articuler un territoire où l’on se reconnaît. Les installations sonores nous démontrent précisément la contingence de ces constructions territoriales, dès le moment où elles nous confrontent avec la possibilité de remodeler interminablement les lieux à travers la manipulation des signifiants sonores qui les définissent. L’idée est semblable à celle développée dans 4’33’’, quand Cage nous présente un espace temporaire vide susceptible d’être continuellement reconfiguré par les signifiants sonores qui le traversent. De la même façon, dans un concert de cloches, les compartiments vides (rues, places, etc.) de la ville sont constamment redéfinis par les flux sonores qui y transitent. Un auditeur situé dans une place peut saisir à un instant précis la configuration du lieu créée par une certaine combinaison de flux sonores, orientation qui est rapidement détournée par l’entrée d’un autre flux qui réorganise à nouveau complètement la scène.

30Comme nous l’avons dit, le dispositif inventé par Barber part de la réflexion interminable du même énoncé qui se disperse en long et en large de la ville. L’éclairage de paysages sonores éphémères qui émergent et s’évanouissent dans un processus de réinscription continue est le fruit de cette interaction réfléchissante, potentiellement infinie, entre des traces et des échos sans origine. Barber fait allusion dans ses écrits à un éclairage des espaces de la ville à travers des configurations momentanées de lieu rehaussées dans toute son intensité plastique, presque tangible. Le topos ou lieu est considéré ainsi en tant qu’épiderme concret, susceptible d’être remodelé grâce à un jeu réfléchissant infatigable entre des signifiants sonores :

« Toute une topographie qui nous est illuminée de manière sonore, c’est-à-dire, qui prend corps, qui nous est rendue tangible, grâceà lasonneriedescloches.unecomposition dans laquelle il est déterminant de donner corps acoustique au “espace-urbain-ouvert-récepteur”… »19

La ville comme espace virtuel

Virtualité : espaces frontaliers et pratique de lieux

31À un moment de son argumentation, Marc Augé20 introduit les réflexions sur l’espace de Michel De Certeau afin de dépasser l’opposition initiale entre le lieu et le non-lieu. Dans son livre L’Invention du quotidien21, De Certeau établit la distinction suivante entre « lieu » et « espace » : le premier est conçu en tant qu’ordre selon lequel les éléments sont distribués dans des relations de coexistence, c’est-à-dire en tant que configuration instantanée de positions dotées d’une stabilité, qui nous permet de penser tant les relations que l’identité qui unit ces éléments dans cet espace partagé ; l’« espace », par contre, est qualifié de « lieu pratiqué » et se contemple comme un croisement de mobiles ou de passagers qui animent et transforment la rue géométrique définie par l’urbanisme.

32Marc Augé nous prévient de ne pas confondre cette animation avec le sens mobilisé par des parcours et des discours à l’intérieur de l’horizon délimité d’un lieu anthropologique. L’espace est plutôt conçu en tant que pratique de lieux (au pluriel) dans laquelle on établit une transformation continue des espaces dans des lieux, et une dissolution de ceux-ci dans les espaces, au moyen de l’action. Cette transition constante crée un récit ou une narration qui traverse des lieux multiples, en produisant un excès de vues qui empêche toute composition territoriale unitaire. Il est intéressant, par conséquent, de la définir comme un espace « entre » des lieux : face au caractère clair, positionnel et stable du lieu, cet espace frontalier traversé par de multiples vecteurs directionnels se montre ambigu, conflictuel et performatif.

33Cette différence établie entre lieu et espace par Michel De Certeau nous conduit ensuite à une nouvelle dichotomie entre ce qui est « actuel » et ce qui est « virtuel ». En suivant Pierre Levy22, nous pourrions définir ce qui est « actuel » comme quelque-chosede concret, de consommé et doté de forme (ce qui a « lieu ») ; et ce qui est « virtuel » comme la tendance à l’actualité, c’est-à-dire, comme un élan illimité pouvant différer et devenir toujours autre. Toute réalité peut alors être considérée comme étant actuel et virtuel en même temps. Comme le signale Cage par rapport à l’univers sonore, chaque son possède une présence actuelle en tant qu’être centré sur lui-même et, à son tour, une existence virtuelle en tant que trace sonore qui contient potentiellement tout le reste des sons23. Cet état synchrone d’interpénétration totale qui conduit à l’indétermination musicale, ne devrait pas être confondu avec l’espace possible dessiné par l’univers sériel. L’œuvre ouverte du sérialisme établit une dichotomie entre la réalité et le possible, lequel, bien qu’il n’ait pas été effectué, possède la même structure déterminée et fermée de l’actuel.

34Ce qui est virtuel, au contraire, n’est pas un lieu délimité parallèle qui existe hors des corps, mais plutôt ce que les corps impliquent. Comme le dit Levy : « le virtuel vient à être l’ensemble problématique, le nœud de tendances ou de forces qui accompagne une situation, un événement, un objet ou n’importe quelle entité qui réclame un processus de résolution : l’actualisation »24. Le concept du virtuel correspondrait, par conséquent, à la notion d’espace comme pratique de lieux de Michel De Certeau. L’espace représente cette dimension virtuelle incommensurable où se croisent et combattent les différentes forces, tendances ou points de vue afin d’être imposés et actualisés dans un lieu. Cet interstice ou « entre » perspectives conflictuel et performatif nous conduit continuellement d’un lieu actuel à un autre.

L’horizon d’un paysage sonore comme espace frontalier

35Et cet interstice frontalier entre des territoires n’est que l’horizon d’un paysage sonore. Nous avons déjà indiqué précédemment que tout paysage nécessite pour sa définition l’établissement d’un point de vue, d’un cadre et d’un horizon. Cet horizon, toutefois, ne reste pas fixe et stable, mais il se déplace dans un différer constant. L’horizon centre et délimite, d’un côté, un territoire actuel, en établissant une séparation nette entre l’intérieur et l’extérieur, entre ce qui est présent et ce qui est absent, entre ce qui est visible et ce qui est invisible ; d’un autre côté, cet interstice en même temps qu’il sépare, connecte aussi notre point de vue actuel avec le reste des points de vue absents. C’est ainsi que l’horizon devient mobile devant le regard du promeneur, qui voit comment la frontière recule toujours en décentrant le paysage qu’elle avait délimité comme objet. Le paysage nous projette virtuellement dans un continuel différer de perspectives successives qui n’arrivent jamais à révéler une limite définitive.

36L’artiste Robert Smithson expose cette conscience de l’horizon, qu’il définit comme « fermeture dans l’ouverture », dans ses interventions dans le paysage visuel :

« En sortant de Mérida par la route 261, nous observons l’horizon indifférent. Avec une espèce d’apathie, il reste dans le sol, en dévorant tout ce qui semble être quelque chose. Nous continuons à traverser l’horizon, mais il demeure à distance. Dans cette ligne dans laquelle le ciel se trouve avec la terre, les objets cessent d’exister. Comme la voiture se trouvait toujours sur un certain résidu d’horizon, elle semblait attrapée dans une ligne, dans une ligne sans rien de linéaire »25.

37L’écoute d’un concert multifocal de Llorenç Barber nous plonge dans une pareille expérience. Selon Ruben Lopez Cano26, les multiples auditeurs se trouvent confrontés à une perception discontinue pleine de lacunes et de vides. C’est une écoute au bord ou dans la limite de l’inaudible qui nous force à entendre en poursuivant à travers le tracé urbain des échos faibles et des traces sonores, dans une succession inépuisable de perspectives derrière laquelle nous n’arrivons jamais à découvrir l’origine d’une source première. La seule chose qu’un auditeur saisi, ce sont les traits qui affleurent en tant que points de vue dispersés d’un puzzle, toujours incomplet, autour d’une absence centrale de plénitude sonore.

38Un point d’écoute perçoit un horizon qui établit une frontière mobile entre ce qui est audible et inaudible, dans la mesure où il représente une ligne à travers laquelle glissent constamment de nouveaux flux sonores qui empêchent que l’on ferme notre perspective de lieu. Cet horizon agit comme espace de transition entre l’intérieur et le dehors, en reliant notre centre d’écoute avec d’autres centres sonores extérieurs, comme s’il s’agissait d’une fente qui ouvre notre perspective isolée actuelle et nous projette dans un espace virtuel, performatif et conflictuel, où se trouvent et inter-sectionnent tous les vecteurs qui participent à cet événement : des flâneurs, des flux sonores, des éclatements de vent, etc.

39Un concert de cloches pourrait parfaitement être défini, en ce sens, comme une mise en pratique de lieux. Barber transcende ainsi l’apparence de stabilité et de clôture du tracé urbain actuel, pour nous montrer cette même réalité dans son état virtuel de potentialité infinie. Tout comme dans le I Ching employé par Cage dans ses compositions, celui-ci représente un état d’interpénétration synchrone entre des multiples facteurs, forces ou tendances en lutte (les « naumaquias » de Llorenç Baber montrent une excellente métaphore de ces batailles sonores), qui donne comme résultat l’actualisation hasardeuse et imprévisible de certains lieux éphémères dans une oscillation continue d’émergence et de dissolution. Cette narration qui tisse, en suivant De Certeau, une perméabilité constante entre le lieu et l’espace, entre l’actuel et le virtuel, le son et le silence, l’audible et l’inaudible, sert à nous montrer la ville en tant que trajectoire temporaire, comme processus ou pratique qui traverse des lieux multiples. Face à la vision traditionnelle de la ville (et de l’œuvre) en tant qu’objet ou carte délimitée et établie, Barber nous présente sa condition ontologiquement temporaire et performative.

Conclusion

40Les concerts de cloches de Llorenç Barber projettent une dissolution de la géométrie établie de la ville et, conséquemment, de l’articulation de l’espace social qui l’accompagne. L’intervention sonore des espaces publics conçue par Barber essaie d’opérer une déconstruction du régime urbain associé aux catégories sociales et spatiales de la modernité. Sa contribution garde, par conséquent, une relation étroite avec les nouvelles catégories spatiales postmodernes qui surgissent liées aux formes d’interaction sociale favorisées par les réseaux de transport et de communication.

41Des sociologues comme Manuel Castells ont insisté sur l’émergence contemporaine de nouvelles formes d’interaction et d’organisation sociale « en réseau » véhiculées tant à travers les technologies d’information et de communication (TIC), qu’à travers les infrastructures du transport. Les interactions dynamiques et multidirectionnelles de la « société en réseau » contribuent à démanteler les vieilles catégories modernes qui divisaient l’espace social et se concrétisaient dans la disposition de notre espace urbain. Des auteurs comme Marc Augé, Michel De Certeau ou Lash et Urry ont analysé l’apparition progressive de nouveaux espaces liés aux vicissitudes d’un capitalisme tardif promu par ces réseaux de communication. Bien que, d’un côté, les nouvelles catégories spatiales se superposent aux anciens territoires, d’un autre côté, elles provoquent également une érosion et une transformation progressive de ces lieux préalablement sédimentés.

42La proposition musicale de Llorenç Barber montre précisément cette reconversion de la ville moderne. Sa vision utopique d’un nouvel espace urbain et social postmoderne se matérialise à travers une intervention et une ré-articulation du paysage sonore. La ville projetée par Barber est conçue ainsi en tant que dispositif de médiation qui permet une circulation de flux d’information sonore, entre des nœuds dispersés, dans un processus réfléchi et interminable. L’espace urbain apparaît alors comme un non lieux ou un espace indéterminé qui est constamment reconfiguré à travers la manipulation de ses signifiants sonores. Les concerts de cloches projettent aussi le tracé urbain comme un espace virtuel où se croisent une multitude de trajectoires individuelles dont l’interaction produit une actualisation sonore, éphémère et imprévisible de lieux.

43L’approche de restructuration spatiale imaginée par Barber se conçoit, évidemment, dans une perspective utopique. Sa proposition pourrait être comprise comme un laboratoire de réflexion depuis lequel on pourrait imaginer de nouvelles configurations urbaines situées au-delà de l’ordre spatial moderne. L’application effective de certaines de ces conceptions artistiques dans l’espace urbain contemporain a donné, toutefois, comme résultat une perspective ambivalente sur ces dernières. D’une part, des propositions comme celles de Barber continuent à manifester un potentiel subversif et utopique par rapport à l’ordre disciplinaire contenu dans le régime spatial moderne. D’autre part, l’apparition d’une nouvelle gestion spatiale postmoderne liée aux dynamiques d’un capitalisme chaque fois plus désorganisé, révèle, comme le montrent les analyses de nombreux auteurs (Marc Augé, Paul Virilio, David Harvey, etc.), de nouvelles faces moins « gentilles » sur la ré-articulation de ces espaces urbains. Les nouvelles propositions artistiques touchent, à l’heure actuelle, la nécessité d’établir une nouvelle relation critique qui pose des alternatives subversives non seulement contre les espaces disciplinaires modernes, mais aussi contre la colonisation urbaine plus actuelle du capitalisme tardif.

Notes   

1  Dans Atlas Eclipticalis de 1961, Cage recueille les événements sonores à partir d’une carte des étoiles. Il annote les alignements stellaires, puis il dispose un pentagramme sur ces points, afin de pouvoir les traduire musicalement en déterminant les hauteurs (Cf. James Pritchett, The Music of John Cage,Cambridge, Cambridge University Press, 1993).

2  Comme l’indique Ruben Lopez Cano, la phono-éthologie se réfère à l’étude du comportement du son dans les espaces ouverts. Voir Rubén López Cano, Música plurifocal : Conciertos de ciudades de Llorenç Barber, México,JGH editores, 1997, p. 15.

3  Cf. Manuel Castells, La era de la información, vol. 1 : La sociedad red, Madrid, Alianza, 2000.

4  Cf. Scott Lash & John Urry, Economies of Signs & Space, London/Thousand Oak/New Delhi, SAGE Publications, 1994.

5  Anthony Giddens, Modernity and Self-identity,Cambridge, Polito, 1991.

6  Sa pièce X for Henry Flynt de 1960, par exemple, prescrit un cluster qui est répété uniformément, régulièrement et pendant une longue période.

7  Llorenç Barber, « una música pneumática : la linguofarincampanología », in La ciudad y sus ecos ; Escritos I,Madrid,Gramáticas del Agua. 1996, disponible via http://www.cult.gva.es//gcv/agua/agua.htm. Sur la pensée de Llorenç Barber, on pourra consulter Llorenç Barber, « El sentir iluminador de los afueras, o sobre los conciertos de campanas », in O Roma nobilis. Concierto de campanas para cien iglesias de la ciudad de Roma (28 juin 1999), Valencia, 1999 ; Llorenç Barber, « Música española de los años setenta », in Los Setenta. Una década multicolor (exhibition du 7 juin au 15 juillet 2001), Santander, Fundación Marcelino Botín, 2001.

8  Rubén López Cano, Música plurifocal : Conciertos de ciudades de Llorenç Barber, op. cit., pp. 55-99.

9  Ibid., p. 16.

10  Marc Augé, Non lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, París, Seuil, 1992.

11  Fredric Jameson, Teoría de la postmodernidad, Madrid, Trotta, 2001, pp. 57-64.

12  Cf. Llorenç Barber, « música, analogía y espacio (o sobre campanas et ciudades) », op. cit.

13  Cf. Rubén López Cano, « El compositor in fábula, el receptor confuso y el músicoverdadero. O breves apuntes para una guía de usuario de la Música Plurifocal deLlorenç Barber », O Roma nobilis. Concierto de campanas para cien iglesias de la ciudad de Roma (Roma, 28 juin 1999), Valencia, Generalitat Valenciana, 1999, disponible via http://www.geocities.com/lopezcano/Compositor.html.

14  Même si dans cette œuvre la continuité entre les sons est dictée par le I Ching, les sons qui s’inscrivent au sein de l’espace vide proviennent de l’imagination créatrice de John Cage. Il s’agit donc de sons qui ont été intentionnellement crées.

15  Cf. Gilles Tiberghien, « Horizons », in Javier Maderuelo (éd.), Arte público : naturaleza y ciudad, Lanzarote (Teguise), Fondation César Manrique, 2001, pp. 125-150.

16  Cf. Craig Adcock, « Marcel Duchamp’s gap music : operations in the space between art and noise »,dansDouglas Kahn & Gregory Whitehead (eds), Radio Imagination. Sound, Radio and the Avant-garde, Cambridge Massachusetts, The Mit Press, 1992, pp. 105-139.

17  Barber transforme ainsi la ville dans « un grand récipient résonnant, habitée par “dondones” et retentissements » (Llorenç Barber, « campanas : música y libertad », op. cit.).

18  Roland Barthes, The responsability of Form, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1991, p. 246.

19  Llorenç Barber, « música, analogía y espacio (o sobre campanas et ciudades) », op. cit.

20  Marc Augé, op. cit., pp. 102-109.

21  Michel De Certeau, L’Invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, París, Gallimard, 1990.

22  Pierre Levy, ¿Qué es lo virtual ?, Barcelona, Paidós, 1999.

23  On pourrait ainsi renvoyer les concepts de l’« actuel » et du « virtuel » aux notions de « non-obstruction » et d’« interpénétration » que Cage utilise à propos de l’univers sonore : « Il (Suzuki) a parlé ensuite de deux qualités : non-obstruction et interpénétration. Cette non-obstruction consiste à voir que dans la totalité de l’espace chaque chose et chaque être est au centre et qu’en autre chacun étant au centre est le plus honoré de tous. L’interpénétration signifie que chacun de ces êtres les plus honorés rayonne dans toutes les directions, pénètre chacun des autres et est pénétré par eux quels que soient le temps et l’espace. Si bien que lorsque l’on dit qu’il n’y a ni cause ni effet, on entend par là qu’il y a une infinité incalculable de causes et d’effets, qu’en fait toute chose contenue dans la totalité de l’espace et du temps se rattache à toutes les autres choses dans la totalité de l’espace et du temps » (John Cage, Silence. Discours et écrits, traduction de Monique Fong, París, Denöel, 1970, p 20).

24  Cité par Jesú Carrillo, Arte en la red, Madrid, Cátedra, 2004, pp. 15-51, disponible via http://www.desacuerdos.org.

25  Cité par Gilles Tiberghien, op. cit., p. 139.

26  Rubén López Cano, « El compositor in fábula, el receptor confuso y el músicoverdadero. O breves apuntes para una guía de usuario de la Música Plurifocal deLlorenç Barber », op. cit.

Citation   

Ainhoa Kaiero Claver, «Les concerts de cloches de llorenç barber et la conception postmoderne de l’espace urbain», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et lieu, mis à  jour le : 25/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=299.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Ainhoa Kaiero Claver

Ainhoa Kaiero Claver est musicologue et docteur de l’Université Autonome de Barcelone. Son domaine de recherche se situe dans la réflexion autour de l’esthétique postmoderne et son rapport avec la société et la culture contemporaine. Liée à l’Université Autonome de Barcelone, elle est en train de mener à bien au sein du CRAL (EHESS, Paris) une recherche postdoctorale sur les stratégies narratives postmodernes dans l’œuvre musicale et artistique de Laurie Anderson.