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« La » New Musicology : une rétrospective en perspective1

Lawrence Kramer
juillet 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.272

Résumés   

Résumé

L’auteur soutient que « l’idée même de la New Musicology est […] vide de sens », et lui préfère l’expression « musicologie critique ». Par « critique », il entend le fait qu’il s’agit d’alimenter le discours musicologique avec du sens : « Il nous faut donc poser la vieille question autrement. À savoir, demander non pas pourquoi la musique nous émeut, mais bien : lorsque la musique nous émeut, par quoi sommes-nous émus ? Qu’est-ce qui est en jeu dans ce que nous éprouvons ? ». Il en vient donc, logiquement, à l’idée d’herméneutique : « À mon sens, la “nouvelle” musicologie critique est une discipline interprétative ; elle découvre des significations culturelles dans les œuvres musicales ». La suite de ce texte montre que le principal obstacle à ce type de musicologie est la notion d’œuvre, du moins telle qu’elle a été héritée à travers la musique dite classique.

Abstract

This paper argues that “there is [...] no such thing as the New Musicology”, and that the phrase “critical musicology” is more apt. The term “critical” is used to emphasize that the issue is to infuse musicological discourse with meaning: “We should therefore ask the old question differently. Not, why does music move us? But: when music moves us, to what are we moved? What is at stake in what we come to feel?”. Kramer is logically led to the idea of hermeneutics: “As I understand it, the ‘new’ critical musicology is an interpretive discipline; it finds cultural meanings in musical works”. The essay goes on to argue that the main obstacle to this kind of musicology is the notion of artwork, at least such as the notion has been inherited from so-called classical music.

Index   

Texte intégral   

1Une recherche de l’expression New Musicology sur Google génère 900 résultats. Comme avec toute recherche sur internet, les résultats ainsi obtenus représentent un mélangede trouvailles en tous genres : bon nombre d’entre eux sont de fait redondants ; d’autres sont absurdes ou simplement obsolètes. D’autres encore peuvent s’avérer plausibles, voire instructifs. Or même les résultats les plus pertinents selimitent à dire que la New Musicology est née aux États-Unis à la fin des années 1980 et au début des années 1990, qu’elle rejette (ou rejeta) le concept d’œuvre d’art autonome, et qu’elle cherche (ou chercha) à appréhender la musique en rapport avec ses contextes et significations culturels.

2C’est à la fois suffisant et très insatisfaisant.

3C’est suffisant dans la mesure où il n’y a jamais eu de courant intellectuel unifié répondant au nom de New Musicology, mais seulement un groupe disparate d’universitaires souscrivant plus ou moins aux orientations générales esquissées ci-dessus, tout en adoptant chacun leur propre interprétation très personnelle de ces mêmes orientations. Si l’orientation générale de la nouvelle musicologie rencontra à l’origine une résistance farouche, on a souvent souligné qu’elle a depuis été intégrée au sein des courants dominants de la pratique musicologique, et ce malgré la persistance de positions dissidentes sous des formes nouvelles. Aujourd’hui, la New Musicology, - – du moins aux États-Unis – c’est la musicologie – du moins aux États-Unis. (D’où l’alternation des temps verbaux ci-dessus). Cette définition demeure toutefois insuffisante. En effet, en 1990, ni le refus de la notion d’autonomie esthétique ni l’intérêt pour le contexte et la signification culturels ne constituaient des thèses réellement nouvelles. L’enjeu n’était pas alors la nouveauté absolue, mais concernait les termes employés pour ré-articuler les positions concernant l’autonomie, le contexte, le sens et l’effet-choc de l’emploi de ces « nouvelles » articulations au sein d’un cadre universitaire établi depuis longtemps où de telles articulations seraient perçues au mieux comme indéfendables et au pire commeabominables.

4Nul ne peut ainsi prétendre parler au nom de la New Musicology, même ceux, comme moi, que l’on a couramment érigés en pionniers de la discipline. (On m’a d’ailleurs attribué, à tort, l’invention du terme). Or n’importe qui peut désormais parler de la musique en des termes que l’on aurait auparavant considéréscomme étanterronés, voireabsurdes ; ceux ainsi disposés peuvent chercher à produire un corpus de recherche qui s’attache à reconsidérer de telles questions en des termes qui permettent de repenser notre conception de la nature et du fonctionnement de la musique. Ce n’est pas là une licence pour un individualisme à l’américaine, mais bien au contraire la reconnaissance de la valeur cognitive de l’œuvre créatrice en sciences humaines – un rôle réellement nouveau pour l’œuvre créatrice conçue comme instrument conceptuel. En effet, comme le remarqua Derrida (à qui je dois cette intuition) lorsqu’il étaya l’importance d’un renouveau des sciences humaines qui viseraient alors à « tout dire », c’est précisément en refusant aux universitaires le droit de disposer d’un concept d’œuvre créatrice que les sciences humaines traditionnelles ont eu tendance à définir et à limiter leur rôle intellectuel2. L’idée même de la New Musicology est donc vide de sens. Il y a bien en revanche une musicologie qui porte (ou porta) ce nom (je préfère pour ma part l’expression musicologie critique) et qui vise justement à tout dire sur la musique, et en particulier ce qui, il n’y a pas si longtemps, aurait été perçu comme ne pouvant et même ne devant pas être dit.

5Pour ma part j’ai voulu chercher à comprendre ce qui tend, en musique, à nous émouvoir.

6Peut-être s’agit-il là de la plus ancienne des questions musicologiques, et la longue et riche tradition de réponses à cette interrogation a eu tendance à s’étendre sur les facteurs responsables des pouvoirs traditionnels de la musique : mobiliser les sens, exalter les sentiments, toucher l’esprit. Au rang des facteurs les plus frappants, on citera la capacité de la musique (y compris la musique vocale) à communiquer sans avoir recours au langage. Depuis la seconde moitié du dix-huitième siècle, cette capacité de la musique constitue une problématique centrale de la pensée musicale à la fois informelle et systématique. Elle constitue le fondement de l’idée selon laquelle l’expressivité de la musique commence là où s’arrête celle du langage. Par ailleurs, elle soutient l’idée très répandue selon laquelle la musique seule est par essence non référentielle, et n’a donc pas de sens dans le sens courant du terme.

7Or ce vide sémantique n’a pas historiquement fonctionné comme le signe d’un manque, ce qui constitue une clé de sa valeur culturelle. Cette absence a eu tendance au contraire à être perçue comme le site d’un manque dans l’ordre du langage, un manque que la musique serait apte à compenser. C’est précisément parce que le langage est si riche (et si ostensiblement riche) de sens qu’il exige sans cesse d’être interprété. Au mieux (mais aussi au pire), le langage retient une part de lui-même de ceux à qui il s’adresse. Or la musique qui nous émeut semble faire exactement l’inverse : elle semble au contraire couler dans nos oreilles ; nous l’absorbons sans hésitation et sans aucune réserve. (La musique qui ne nous émeut pas a l’effet inverse ; elle nous dérange tel un flux de mots qui échappent à notre compréhension). Cette capacité à être (ou du moins à sembler être) appréhendée directement confère à la musique un attrait universel unique au sein du domaine des arts. Nombreux sont ceux à ne jamais lire par plaisir ; nombreux sont ceux qui ne s’intéressent guère au théâtre ou aux arts visuels, mais il n’y a presque personne qui ne soit amateur, voire amoureux, d’un certain type de musique.

8C’est peut-être ainsi que la plupart d’entre nous découvrons la musique que nous aimons : les sons évoquent en nous une obscure résonance, et nous ne sommes alors plus jamais tout-à-fait la même personne. Nous sommes sans doute nombreux à pouvoir affirmer que cette expérience d’initiation musicale remonte à un évènement bien précis dans notre histoire personnelle. Je fis pour ma part une telle expérience au cours de mon adolescence, suite à l’achat par erreur de deux 33 tours de musique classique qu’aucun membre de ma famille n’écouta – à part moi. Beethoven, Schubert et Tchaikovsky passèrent tels des hôtes non invités, mais j’entrepris de les convaincre de bien vouloir rester. Les premières mesures de la Symphonie inachevée de Schubert résonnent encore en moi comme le seuil même où l’énigme cède la place à la découverte.

9Il y a pourtant bien un manque dans ce système culturel. Appelons cela un illogisme : quelque chose qui me dérangeait de plus en plus au fur et à mesure que s’affirmait mon intérêt pour la musique. La profondeur même de notre attachement à ce système indique que sa prémisse fondamentale est nécessairement fausse.

10Si la musique nous permet de ressentir des émotions, c’est qu’elle ne peut pas être non-référentielle. Les sentiments qu’elle suscite proviennent des vicissitudes de la vie, et s’y réfèrent. Les sentiments ont une histoire, à la fois dans la vie des individus et dans celle des générations. Si la musique entretient autre chose qu’un rapport purement accidentel aux sentiments, c’est qu’elle a un rapport à l’histoire des sentiments. Et si tel est le cas, elle fait aussi sens. Ce sens doit faire partie intégrante de ce qui nous émeut en musique. Nous ne pensons autrement que parce que le sens n’est pas exprimé verbalement.

11Il nous faut donc poser la vieille question autrement. À savoir demander non pas pourquoi la musique nous émeut, mais bien : lorsque la musique nous émeut, par quoi sommes-nous émus ? Qu’est-ce qui est en jeu dans ce que nous éprouvons ? Et qui devenons-nous, quelle image avons-nous de notre propre subjectivité lorsque la musique s’adresse à nous ? Quel genre de personne éprouve de telles expériences, de cette manière et d’aucune autre ? Quelle conception de la personne est mise en jeu par la musique en question ? Que cela signifie-t-il d’être une personne émue par la musique, et par cette musique en particulier ? Quel est le facteur responsable de notre réaction, et envers quoi notre réaction est-elle responsable ?

12J’ai commencé à soulever ces questions vers la fin des années 1980, à une époque où un certain nombre d’autres chercheurs s’engageaient dans la même voie, quoiqu’en des termes qui leur étaient propres. La controverse qui en résulta provient en partie de la franche dépendance de ces interrogations sur ce que l’on concevait alors comme des formes difficiles de théorie critique, que la discipline s’est toutefois depuis mise à parler « couramment et sans aucune timidité, comme s’il s’agissait de sa langue natale »3. Le tournant vers ce vocabulaire fut résolument œcuménique et ouvert, visant davantage à incorporer les méthodes traditionnelles qu’à les discréditer.

13Or cette incorporation est inévitablement herméneutique. À mon sens, la « nouvelle » musicologie critique est une discipline interprétative ; elle découvre des significations culturelles dans les œuvres musicales. Les questions et les procédés de la musicologie critique diffèrent de ceux de l’ethnomusicologie, même si elle ressemble à une variété délicate d’ethnographie interne à la culture musicale occidentale. Elle privilégie une alternance de principe entre l’absorption dans la musique et une distance critique vis-à-vis de celle-ci ; cette distance rend possible le processus d’interprétation que l’absorption incite et entrave simultanément. Ces deux attitudes n’entretiennent aucun rapport prescrit, et n’entretiennent d’ailleurs que très rarement un rapport simple. Leur interactionrapproche la musique du langage dans le sens où la musique construite par la musicologie critique comme objet de compréhension exige d’être appréhendée par l’interprétation. Cette même musique conserve toutefois ses pouvoirs traditionnels, sans aucune exception ; il se peut que l’interprétation complique la musique, mais elle n’a ni la volonté ni les moyens de l’abroger.

14Il ne s’agit donc pas d’une identité non-problématique, ni ne doit-elle l’être. Même si l’on met de côté les points de vue traditionnels qui tendent à priver la musique de tout véritable sens, le sens lui-même n’est pas au-delà de tout soupçon. Cela fait partie de sa nature, est présent à tout moment, mais c’est une qualité qui semble revêtir une importance toute particulière à l’heure actuelle, à une époque où le sens est aussi facile à fabriquer qu’une image photoshopée. Bien trop souvent, en raison des possibilités toujours changeantes de son usage politique et technologique, le sens semble aujourd’hui bien moins le produit d’une recherche de vérité qu’une protection d’intérêts, d’idéologies ou de dogmes particuliers. Le sens est façonné à ces fins soit cyniquement, soit (pire encore) naïvement. Dans un tel climat, la meilleure voie à suivre en musique peut ainsi sembler être le contraire de la voie herméneutique. Pourquoi en effet ne pas prendre avantage de l’immunité traditionnelle de la musique au sens et s’en servir comme rempart face àla duperie et à la mauvaise foi ?

15Après tout, pourquoi pas ? D’une certaine façon, ce recours peut sembler éminemment justifié. C’est peut-être surtout le cas de la musique classique, le domaine particulier de mes propres travaux. En principe, la musique classique résiste et échappe à l’attention intense qu’elle exige de ses auditeurs. Dans certains cas, le refus de sens constitue un refus de coercition. Mais il ne fait aucun sens – littéralement un refus de sens, une abdication du devoir de faire sens – d’ouvrir nos oreilles si c’est pour fermer nos yeux. Le sens peut être corrompu, mais il n’en est pas pour autant corrompu. Le sens peut être invérifiable, mais il n’est pas alors faux. Le sens peut être suspendu dans certaines circonstances, mais il n’est pas alors dispensable. Dans le long terme, il s’agit là purement d’un article de foi ; mais dans le long terme, il faudra bien compter sur le sens. Et c’est un principe qui est tout aussi irréfutable en musique que dans tout autre domaine.

16C’est peut-être d’autant plus irréfutable que nous n’avons plus la capacité de parler avec confiance d’une activité que l’on nommerait musique. La technologie récemment développée dans le domaine de la reproduction de son (à la fois digitale et autre) résiste à toute objectivation ou frontière distincte. Lorsqu’on entend une musique dans une gare bondée où se mêlent maints voix et bruits, lorsque la vibration et les bruits de circulation enveloppent les sons transmis par un espace minuscule mais toutefois perceptible entre les oreilles d’un conducteur équipé d’un iPod, qu’est ce qui relève alors du champ musical, et inversement qu’est-ce qui n’en relève pas ? Pour aller un peu plus loin, cette évolution purement technologique peut être excédée par une évolution sociale et culturelle dont elle n’est qu’un symptôme mineur. J’ai abordé plus haut la New Musicology en posant la question de savoir si la musique nous émeut. Mais on pourrait tout aussi bien demander, avec Anthony Gritten, si « la musique continue à nous émouvoir à la suite de guerres, de famine, de terrorisme, de l’économie digitale, de la main d’œuvre migrante globale, et de tout le reste, le bien et le moins bien ? »4

17Par pure coïncidence, il se trouve que je lisais ces remarques de Gritten un ou deux jours avant de lire un article dans le New York Times consacré à un projet d’art collaboratif qui consistait à distribuer trente pianos dans divers sites londoniens ; ces pianos portaient tous une inscription tirée d’Alice aux Pays des Merveilles : « Jouez-moi, je suis à vous »5. Et c’est précisément ce que firent les passants ; jeunes et moins jeunes, le public se pressa sur les pianos et joua de tout, de Chopin à Van Halen. Alors oui, il semble bien que la musique nous émeut en dépit de tout, tout comme elle le fit à des époques peut-être encore plus troublées que la nôtre. Mais dire cela ne répond en rien aux questions qui se dissimulent derrière le si initial : la musique doit-elle nous émouvoir, et par quoi devons-nous être ainsi émus ? Que peut-elle ou doit-elle faire d’autre ? La musicologie se doit d’être attentive à ces questions, qui ne relèvent pas de ses traditions modernes antérieures – ce qui nous ramène à la question du sens.

18Compter avecle sens musical peut impliquer tout un ensemble de problèmes, par ailleurs étroitement liés, de composition, de performance, de réception, et de reproduction. Dans le long terme, et parfois même dans le court terme, cela donne lieu toutefois à une rencontre avec l’œuvre musicale. On sait tous à quel point il est difficile de dire ce qu’est précisément une « œuvre » de musique, dans la mesure où la catégorie elle-même est historiquement située, et donc variable. Ici j’emploie le terme dans un sens très large pour renvoyer à la forme itérable et relativement stable à travers laquelle une action musicale particulière se réalise et s’identifie.

19Contrairement à son équivalent littéraire, l’œuvre musicale ne dispose d’aucune famille reconnue de tropes pour la représenter. L’équivalent le plus proche est la figure défraîchie du chef d’œuvre, qui incarne en réalité une conception artisanale assez éloignée de la pratique musicale réelle (à l’exception du Nuremberg de Wagner). Le trope littéraire centrale est le monument, une métaphore d’origine classique illustrée par le tribut de Milton à Shakespeare : « What needs my Shakespeare for his honour’d Bones / The labour of an age in piléd Stones ? […] Thou in our wonder and astonishment / Hast built thyself a live-long Monument »6. C’est ainsi que l’œuvre fixe la mémoire et lui confère une autorité ; mais elle le fait, comme le suggère le sonnet de Milton, en des termes qui défont la qualité mortuaire du monument ; les mots de l’œuvre confèrent une vie à la mémoire sous la forme de l’émerveillement et de l’étonnement. Le monument qu’est Shakespeare est immatériel dans le sens où les mots eux-mêmes sont immatériels.

20L’effet d’un « monument vivant et éternel » est encore plus marqué en musique, une simple vibration dans l’air, en particulier lorsque la musique est conçue comme un objet de réalisation et d’interprétation dont chaque performance réanime les sons encodés dans la partition. La musique classique en particulier cherche (ou du moins a historiquement cherché) à être perçue de cette façon, et les propos que je tiens à dire ici renvoient principalement à ce type de musique, qui recherche non seulement un mode décisif d’incarnation dans une partition mais exige aussi que la partition soit reproduite à la fois avec un niveau élevé d’exactitude et avec un degré marqué de variabilité. Mes remarques ne visent ni à inclure ni à exclure la question de savoir comment d’autres types de musique traitent la question de la monumentalité – qui est, à n’en pas douter, une question tout-à-fait pertinente pour la New Musicology. La situation est bien entendu encore plus complexe dans le cas de la musique « classique » moderne, qui supposedes partitionsaléatoires, ouvertes ou électroniques.

21L’œuvre musicale est en quelque sorte un modèle de mémoire vivante, dont chaque performance réanime une performance antérieure et postule sa réanimation potentielle dans des performances futures. L’absence de tropes permettant cela est peut-être aussi révélatrice d’une abondance de tropes. L’œuvre littéraire incite ou conjure la mémoire, tandis que l’œuvre musicale l’incarne. L’œuvre littéraire est une médiation ; elle ne peut se passer de tropes. C’est bien pourquoi Milton invoque un monument pour nier que Shakespeare ait besoin d’un monument. L’œuvre musicale est, ou du moins semble être, la substance même de ce qui ailleurs exige une médiation. Tout trope autre que l’œuvre elle-même est ainsi superflu.

22Que ce soit par voie sémantique (par le langage) ou par voie expressive (par la performance), l’interprétation d’une telle œuvre soulève deux questions théoriques majeures. Il y a tout d’abord la question du statut de l’œuvre comme objet idéal, une chose définie mais non moins immatérielle qui demeure insaisissable même lorsqu’elle est pleinement présente. Que comprenons-nous lorsque nous comprenons une œuvre musicale ? Qu’est ce qui nous interpelle dans cette « chose » purement imaginaire et qu’interpellons-nous en elle ? Deuxièmement, il y a la question du statut de l’interprétation comme cognition, et plus particulièrement comme cognition musicale. Dans quel sens les mots (l’instrument essentiel de l’interprétation) sont-ils à même de traduire des significations articulées par les formes non-verbales et vraisemblablement non-référentielles de la musique ? Dans quel sens l’agencement de la performance peut-il acquérir une valeur cognitive comparable à celle des mots ? Ou oblitère-t-elle toute valeur de ce type ? Dans ce cas, comment pouvons-nous « comprendre » ce que nous entendons ?

23La question de la cognition implique plusieurs problèmes distincts, et soulève en particulier la question de la forme et la question du contenu ou du fond. Lorsque nous comprenons (ou pensons comprendre) la musique que nous entendons, sur quelles qualités musicales avons-nous tendance à fonder nos affirmations, et à partir de quoi en extrapolons-nous des significations ? Par ailleurs, lorsque nous prêtons des mots à la musique, quels genres de propos devrions-nous lui demander de tenir ?

24Les défis lancés au concept d’œuvre musicale – actuellement la principale ligne de résistance à la New Musicology – impliquent généralement une insistance toute particulière sur une de ces questions. Le statut de l’œuvre est mise en doute lorsque le soupçon porte sur sa forme en apparence figée et donc autoritaire, derrière laquelle se cachent les versions différentes et écartées, les collaborations et rédactions éditoriales, et autres caprices de transmission et de reproduction. Il se peut que le résultat de cette dissimulation soit l’attribution d’une autorité fallacieuse à la fixité elle-même. La question des moyens interprétatifs est soulevée dans des critiques qui traitent la notion d’œuvre telle une entité abstraite isolée de la richesse des multiples performances ou même de l’ambiguïté inhérente à toute partition. Voilà une fixité fallacieuse sous une forme nouvelle, une des nombreuses faces trompeuses de la réification. (Mais qui trompe qui ? Il se peut que la critique impose les masques qu’elle-même arrache ; peut-être oublie-t-elle, ou est incapabledereconnaître, que la performance peut être perçue comme une réduction inégale de la riche potentialité inscrite dans l’œuvre, et les ambiguïtés de la partition prises comme une invitation ouverte à interpréter de façons très audibles. Mais nous digressons). La question du contenu ressort dans des critiques qui conçoivent l’œuvre musicale comme un méchanisme destiné à accumuler et à distribuer le capital culturel, de sorte que tout sens putatif n’est qu’une concession idéologique.

25Or aucun de ces défis n’est réellement nouveau. On retrouve des éléments de toutes ces critiques dans « De l’œuvre au texte » de Roland Barthes7. Barthes y dénonce l’idée de l’œuvre comme forme figée, morte, consommable et mesurableà la différence du texte, ou Texte, conçu comme processus changeant, vivant, non-mesurable et qui ne peut être possédé. L’œuvre tue ; le Texte donne la vie. Or même Barthes recule devant l’intoxication post-structuraliste de cette idée, qu’il présente comme un instrument de libération. Le Texte barthésien constitue à la fois le cri de ralliement d’un anti-autoritarisme radical et un précurseur, un avant-coureur dans le processus de sécularisation qui était alors sur le point de s’affirmer comme la tendance dominante au sein de la culture européenne dans son ensemble ; son effet nous rappelle le rapport que fit Walter Benjamin quarante ans auparavant entre le surréalisme d’une part et l’intoxication provoquée par la drogue et la haine du Christianisme d’autre part ; et il précède le tournant impulsé par des penseurs tels que Derrida, Zizek, Badiou et Agamben vers des textes religieux précisément au point de non-retour dans le processus européen de sécularisation. Le Texte est éblouissant, mais l’éblouissement est presque synonyme de vertige ; il exige donc un autre mouvement – un mouvement en arrière.

26La critique de Barthes contient ainsi le principe de son propre échec ; elle recule à la limite de son extrémité. Quelque peu confusément, et sans doute lui-même indifférent à la confusion, Barthes reconnaît que, malgré sa classification d’écrits divers en catégories, une telle classification est en réalité impossible. Le statut de l’œuvre et du Texte est au final déterminé non pas par ce qui est écrit mais par la façon dont ils sont lus. Cet aveu nous permet (s’il ne permet pas à Barthes) de concevoir l’œuvre suivant des lignes sinueuses qui n’exigent de fixité ni de la part de la forme ni de la part du sens. C’est ainsi que l’œuvre devient fluide. Le trope intimidant de la monumentalité cède progressivement la place à l’œuvre conçue comme une entité faite et non fabriquée, une forme concentrée de l’activité nécessairement inachevée de la mémoire culturelle animante dont elle retire du sens.

27Ainsi comprise, l’œuvre apparaît non pas comme un objet fictif, mais bien comme le point de référence relativement stable d’un système de répétition, de transmission, de distribution, d’adaptation et de commentaire. L’œuvre n’est dans ce sens pas dégradée mais bien au contraire améliorée par les diverses indéterminations de l’édition, de la performance, de la notation et de la version. Pour adapter les termes de Barthes, on dira qu’une telle œuvre n’existe que parce qu’elle est textualisée, sans toutefois être vaporisée en un brouillard de textualité pure. Elle n’existe que parce qu’elle est reproduite et débattue, traitée comme référent d’un nom. Ce traitement est ce qui permet à l’œuvre d’attirer des significations qui font « partie de la circulation générale des pratiques et évaluations régulées ; elles font partie, en somme, de la production et de la reproduction continues de la culture ». C’est du moins ainsi que le processus fut décrit dans le premier chapitre de mon ouvrage Music as Cultural Practice, paru en 1990 et généralement considéré comme un des textes fondateurs de la New Musicology.

28Cette description nous ramène directement aux problèmes cognitifs de l’interprétation, qui, rappelons-le, soulèvent à la fois des questions de moyens et des questions de contenu, même si toutes ces questions entretiennent des rapports étroits.

29Considérons tout d’abord les moyens de l’interprétation. L’interprétation exige de s’engager au sein du fameux cercle herméneutique, principe qui postule qu’il n’existe aucune compréhension qui ne dépende d’une compréhension antérieure, et que toute véritable compréhension ne peut se contenter de reproduire une compréhension antérieure. Il n’existe aucun critère explicite à cette fin, mais seulement des formules attitudinales telle que l’injonction de Hans-Georg Gadamer de mettre la compréhension antérieure « à risque »8. Il est bien entendu permis d’invoquer des directives familières et certes indispensables telle que la crédibilité vis-à-vis de la source, c’est-à-dire le pouvoir de l’interprétation de cultiver un intérêt marqué à la fois pour le détail et pour le contexte, mais ce que cela signifie varie tellement que toute généralisation s’avère de fait impossible. On ne peut s’empêcher d’invoquer des critères attitudinaux même si dans un sens ce ne sont en rien des critères. Et il se peut que les attitudes les plus efficaces soit celles dont l’expression invite ouvertement à l’interprétation en elle-même : par exemple, que cela signifie-t-il de mettre à risque une compréhension antérieure dont on n’est sans doute que partiellement conscient ?

30Une des injonctions que je m’efforce de suivre est de laisser l’interprétation faire face à l’œuvre tel un personnage face à une personne, c’est-à-dire tel un masque ou un rôle dans lequel on se retrouve et on s’excède. Cette analogie contient implicitement les revendications de l’histoire (les personnes et les personnages sont ici soumis aux mêmes contraintes) et la revendication de la connaissance (un des enjeux de tout personnage est le problème de la reconnaissance). Cette dernière est particulièrement controversée ; pour ses critiques, l’interprétation apparaît soit comme un simple jeu de pouvoir, soit comme une expression aveugle d’un investissement idéologique, ou alors comme une poésie de second ordre qui serait au mieux suggestive et au pire capricieuse. J’ai déjà traité de ces détails dans bon nombre d’écrits ; soulignons ici que la connaissance transmise par des œuvres culturelles en tous genres ne peut être saisie que parce qu’elle fait l’objet d’une interprétation. Pour reprendre les termes de Wittgenstein, l’interprétation est partie intégrante du jeu de langage de la production culturelle. L’interprétation ne contribue pas à la connaissance des œuvres culturelles, ni ne l’entrave. L’interprétation est cette connaissance.

31Deuxièmement, il y a le contenu de l’interprétation. Toute interprétation exige de nous que nous allions au-delà de ce qui est apparent. Cela est surtout vrai en musique, où le contenu (quel qu’il soit) est notoirement sous-déterminé. J’ai soutenu ailleurs que cela fait de l’interprétation musicale un paradigme pour l’interprétation en général9. Cette idée peut être mise en rapport avecla singularité qui est tellement marquée en musique et apparemment si résistante à toute interprétation. Cette singularité demeure un aspect fondamental de l’expérience musicale, mais cette expérience n’est ni définie ni déterminée par la singularité, même si la tentation de souscrire à cette thèse peut sembler irrésistible.

32Pour Emmanuel Levinas, qui aborde cette question dans le domaine de l’éthique, la responsabilité de ressentir et de comprendre surgit dans l’exigence que je me dois de répondre et de réagir à une interpellation (et donc d’en être responsable) qui parvient jusqu’à moi d’une autre personne, l’Autre dans un sens positif et non stigmatisé10. Je manque à mon devoir de répondre à cet appel si je ne fais que le répéter. C’est seulement en me risquant àavancer une réponse qui implique à la fois ma personne et l’appel au sein du cercle herméneutique que je rends pleinement justice au rapport humain recherché dans la rencontre. L’effort de la réponse et de la responsabilité exige parfois de pousser jusqu’aux limites (et même au-delà) de l’exposition, de la description et de la paraphrase (il ne fait aucun doute que toutes sont nécessaires) et d’insister sur la valeur cognitive mais également expressive de l’écriture évocatrice ou métaphorique. Afin de tenir compte de l’appel qui parvient jusqu’à moi, afin de le permettre de « m’atteindre » dans tous les sens du terme, il se peut que j’aie besoin de plus d’un langage pour structurer une réponse.

33Lévinas s’intéresse à la souffrance humaine, et les enjeux de la responsabilité qu’il décrit sont bien plus importants que tout enjeu produit par nos rencontres avec des œuvres musicales – tant que ces rencontres ont lieu dans des sociétés ouvertes où l’immersion esthétique ne peut jamais constituer un crime politique. Mais après tout, les œuvres sont bien composées par des individus, et notre réaction, notre capacité de réponse, compte bien pour quelque chose en termes humains. Le même rapport que Lévinas trouve entre l’éthique et la cognition se retrouve donc, quoique moins urgemment, dans la rencontre avec une œuvre musicale ou autre. Dans ce sens, l’œuvre est un théâtre de réaction, un théâtre qui s’avère peut-être indispensable dans toute culture digne de ce nom.

34Pour moi, ce qui caractérise la New Musicology (même si, répétons-le, il serait souhaitable que le terme disparaisse), c’est la conviction que les significations de la culture et la valeur de l’héritage doivent constamment être évaluées et développées à travers des rencontresréfléchies, et en particulier des rencontres réfléchies écrites, avec ses produits spécifiques. Autrement dit, la culture vit à travers la critique, dans un sens humain aussi large que l’on puisse imaginer. Poursuivre l’œuvre critique, et ce quel que soit le destin de ses manifestations spécifiques, c’est aider à soutenir la sphère publique dont nous dépendons pour assurer la liberté intellectuelle et valoriser l’honnêteté intellectuelle. C’est une des raisons pour lesquelles la musicologie doit se définir non pas par la façon dont elle vient à la musique mais par la façon dont elle la dépasse.

35Ici on note souvent une hésitation entre deux approches du caractère historique de l’œuvre musicale. D’un côté, on note un sens historique fondé sur la continuité thématique et la cohérence narrative ; d’un autre, un sens historique attentif à la contingence et à la disjonction. Cette distinction n’est bien entendu pas absolue, ni ne doit-elle l’être. Cette hésitation est justement tout l’enjeu de cette question ; elle ne peut ni ne doit cesser. En effet elle ne peut ni ne doit cesser si l’on souhaite que la compréhension historique et la compréhension critique puissent développer un rapport productif, un rapport qui ne soit ni aveugle à la compréhension historique ni susceptible d’entraver la compréhension critique. La nature exacte de cette relation est nécessairement pragmatique et ad hoc ; elle ne peut être rendue systématique, et surtout elle ne peut permettre à aucun des deux termes de devenir lefléau de l’autre.

36Un des aspects fondamentaux de ce processus concerne la place et le rôle de la subjectivité, dont l’histoire de la musique est une part essentielle. Comme avec l’histoire, une ambiguïté systématique se rattache à la conception de la subjectivité mobilisée ici, à la fois en rapport avec la musique et avec ceux qui, en la comprenant, la soumettent nécessairement à une interprétation. La subjectivité tend initialement ou phénoménologiquement à se présenter comme un agencement personnel, comme quelque chose dans la personne qui agit. Mais elle peut aussi se présenter elle-même, peut-être plus authentiquement, comme une forme d’action, et plus particulièrement comme une forme d’action communicationnelle sous des formes récurrentes, relativement stables mais historiquement limitées. Ainsi conçue, la subjectivité ressemble fortement à l’œuvre musicale avec laquelle elle s’engage dans une interpellation mutuelle. Le sujet se trouve ainsi refléchi et indexé mais aussi modifié, dans l’objet idéal, même si la congruence entre les deux n’est jamais complète ou sans heurts.

37Quel que soit le nom qu’on lui attribue, le discours musicologique qui demeure attentif aux questions de contexte et de sujet, de sens et des difficultés de sens, d’œuvre et de performance, est voué dans l’idéal à devenir de plus en plus réflexif, à la fois dans les détails et dans les aspects plus généraux, de sa propre performativité. Il doit se montrer de plus en plus candide sur ses propres conditions de possibilité, mais également peu disposé, et ce pour les mêmes raisons (des raisons par ailleursuniverselles, si tant est qu’elles existent), à abandonner leur prétention de crédibilité : non pas une prétention à la vérité, qui à ce niveau d’analyse n’a aucune forme singulière, mais quelque chose d’encore plus animant et d’encore plus révélateur : un discours fidèle des éléments que l’on est susceptible d’entendre dans l’appel de la musique auquel nous cherchons responsablement, quoiqu’irrésistiblement, à répondre.

Notes   

1  Certains passages de cet article sont extraits de l’introduction à son livre Critical Musicology and the Responsibility of Response, Aldershot, Ashgate, 2007. Traduction française : Robert Reay-Jones.

2  Jacques Derrida, L’Université sans condition, Paris, Galilée, 2001.

3  James Currie, « Music After All », Journal of the American Musicological Society n° 62 (2009), p. 148 (nous traduisons).

4  Compte-rendu de mon ouvrage Critical Musicology and the Responsibility of Response, British Journal of Aesthetics 49 (2009), 309 (nous traduisons).

5  « All Around London, an Invitation to Make Music », The New York Times, Saturday 11 July 2009, C1.

6  « On Shakespeare », Milton, Paradise Regained, The Minor Poems, and Samson Agonistes, ed. Merritt Y. Hughes, (New York, Odyssey Press, 1937), 177.

7  Roland Barthes, « De l’œuvre au texte », Revue d’esthétique n° 3, 1971, pp. 225-32.

8  Hans-Georg Gadamer, Truth and Method (1960), 2nd revised edition (1975), trans. Joel Weisheimer and Donald G. Marshall (New York, Continuum, 1996), 265-271 (nous traduisons).

9  Lawrence Kramer, Musical Meaning : Toward a Critical History, Berkeley, University of California Press, 2001, pp. 145-172.

10  Emmanuel Levinas, « Le moi et la totalité », Revue de Métaphysique et de Morale n° 59 (1954), pp. 353-373.

Citation   

Lawrence Kramer, «« La » New Musicology : une rétrospective en perspective1», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, New Musicology. Perspectives critiques, mis à  jour le : 06/07/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=272.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Lawrence Kramer

Lawrence Kramerestl’auteur de Why Classical Music Still Matters (2007), Critical Musicology and the Responsibility of Response: Selected Essays (2006), Opera and Modern Culture: Wagner and Strauss (2004), Musical Meaning: Toward a Critical History (2001), Franz Schubert: Sexuality, Subjectivity, Song (1998), After the Lovedeath: Sexual Violence and the Making of Culture (1997), Classical Music and Postmodern Knowledge (1995), Music as Cultural Practice: 1800-1900 (1990), et Music and Poetry: The Nineteenth Century and After (1984). Il édite la revue 19th-Century Music et il a dirigé Walt Whitman and Modern Music (2000), et (avec Richard Leppert et Daniel Goldmark), Beyond the Soundtrack: Representing Music in Cinema (2007).