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Gérard Grisey, Écrits ou l’invention de la musique spectrale, édition établie par Guy Lelong avec la collaboration d’Anne-Marie Réby, Paris, Éditions MF, 2008, 375 p.

Guilhem Rosa
mai 2011

Index   

1La musique de Gérard Grisey n’est pas spectrale, ou plus exactement, n’est pas que cela. Lui-même considérait cette étiquette comme fatalement réductrice. Le spectralisme ne s’apparente pas à un système comme le sérialisme ou la tonalité. Plus qu’une série de processus compositionnels, il définit une « attitude face aux sons »1. En mettant à portée du lecteur une grande variété d’écrits du compositeur, Guy Lelong, d’une part, nous offre la possibilité d’appréhender au plus près cette attitude typiquement spectrale et, d’autre part, confirme qu’au même titre que la musique en elle-même, les conférences, cours et écrits théoriques de Grisey ont contribué à l’Invention de la musique spectrale.

2À l’époque où la création musicale n’a jamais produit d’œuvres aussi hétérogènes et riches, mais également méconnues et mésestimées du public, le mouvement spectral s’est particulièrement singularisé sur plusieurs points. Tout d’abord, il a su catalyser les projets de jeunes compositeurs dans un même geste, il a également dynamisé la recherche et la diffusion de musiques contemporaines par l’intermédiaire de l’ensemble l’Itinéraire ; enfin, il a certainement officialisé dans les années 1970 le passage d’une musique d’avant-garde fortement conceptualiste à une musique certes toujours très proche des sciences, mais résolument tournée vers l’appréciation du seul rendu sonore. Le spectralisme est un courant toujours fertile, dynamique et fédérateur. Un ouvrage regroupant les textes d’une figure fondatrice de ce mouvement, Gérard Grisey, est donc le bienvenu.

3Le livre est constitué de six parties classant les textes de Gérard Grisey en fonction de leur forme et de leur contenu. Ces différentes catégories sont : Écrits sur les principes de composition, Écrits sur ses œuvres, Autres écrits et textes de circonstances, Entretiens, Lettres, et Pages de journal. En dehors de l’apport théorique et méthodologique indéniable, la lecture des Écrits nous offre le loisir de découvrir les différents profils de Grisey voyageant au sein de l’intelligentsia musicale des années 1970-80. Au travers d’un couloir romain, nous croisons alors Scelsi, « un faux prophète mais… un prophète quand même ! »2. Dans une brasserie de Darmstadt, un Lachenmann éméché réduit le spectralisme à du simple « manièrisme »3. Ou encore à Paris, nous partageons l’angoisse du jeune Grisey face aux silences profonds de Messiaen, « Dieu-le-père »4.

4La première partie présente par ordre chronologique différents textes de Grisey, dont deux inédits, faisant tous aujourd’hui office de manifestes théoriques les plus développés de sa pensée musicale : « Devenir du son », « À propos de la synthèse instrumentale », « [Réflexion sur le temps] », « La musique : le devenir des sons », « Tempus ex machina – réflexions d’un compositeur sur le temps musical », « Structuration des timbres dans la musique instrumentale », et « Vous avez dit spectral ? ». « La théorie naissant de l’expérience musicale »5, les écrits sur ses principes de composition se complexifient et deviennent plus techniques d’article en article. Les notions clés restent toutefois les mêmes et assurent la cohérence si particulière de son écriture. Ces piliers sont le rôle de la perception, le degré de prévisibilité du discours sonore et la notion de processus. L’ensemble s’élève sur le socle – déjà éprouvé par ses aînés – qu’est l’expérimentation acoustique en studio électronique. « Vous avez dit spectral ? » se singularise par le détachement affiché avec les œuvres passées que Grisey qualifie sans détour de spectrales. Il établit dans cet article un historique du mouvement et catalogue les conséquences de l’aventure spectrale sur la musique contemporaine. Ces textes théoriques sont louables par leur cohérence et un souci de clarté à la limite de la vulgarisation, au sens noble du terme. Nous ressentons dans leur écriture une certaine exaltation due à l’assurance d’avoir inventé un nouveau langage musical majeur, et une envie palpable de faire partager cette découverte.

5La seconde partie s’intitule Écrits sur ses œuvres. Les notes de programmes présentées sont groupées en trois parties : « Avant les Espaces Acoustiques », « La période des Espaces Acoustiques »et « La période des Temps différents ». À travers ces textes relativement courts, d’un à une dizaine de paragraphes, Gérard Grisey dévoile de façon concise les éléments susceptibles de guider l’auditeur dans son écoute. Ceux-ci vont de la simple justification d’un titre à la démonstration mathématique de tel ou tel processus. Hormis quelques pièces où Grisey s’attarde sur une singularité (les textes de Quatre chants pour franchir le seuil ou l’emploi des pulsars du Noir de l’étoile), l’ensemble illustre musicalement, d’une certaine façon, les principales lignes des écrits théoriques du chapitre précèdent. La lecture de ces notices ne peut évidemment pas remplacer une écoute. Grisey écrivit qu’« elles annoncent souvent des tempêtes là où on ne perçoit que quelques gargouillis de tuyaux »6. De plus, considérant le parti-pris des compositeurs spectraux sur l’importance majeure accordée à l’aspect perceptif de leur œuvre face à l’aspect conceptuel, il serait alors contradictoire qu’une œuvre soit vouée à l’incompréhension du fait qu’elle serait insuffisamment expliquée en amont. Enfin, Grisey considérait que « lorsque la musique a vraiment lieu, quelque chose d’irréductible se produit entre les musiciens et les auditeurs. Aucun discours ne rendra jamais compte de ces moments extatiques »7. Une série de courts textes, pour la plupart inédits, constitue la troisième partie divisée en quatre sous-parties : « Questions sur la musique », « Avec l’Itinéraire », « Problèmes d’institution », « Sur trois compositeurs et un peintre ». Griffonnés sur papier ou imprimés sur feuilles volantes, ces petits textes sont pour la plupart le support d’une seule idée ou pensée, prémices d’une idée musicale, d’un processus ou d’un article. Si ces textes ne possèdent pas toujours cette fonction de pense-bête, ils décrivent alors une personne, une rencontre, un moment particulier que Grisey a voulu conserver. Nous découvrons alors le quotidien du compositeur, à travers l’incompréhension d’un chef d’orchestre, l’exaltation d’un interprète, les aléas des répétitions et représentations, les batailles incessantes contre une incompréhension redondante, etc. Lire les commentaires de Grisey sur une œuvre, un individu ou un établissement permet de se rapprocher du compositeur et de le faire descendre de sa supposée tour d’ivoire.

6La quatrième partie rassemble neuf entretiens publiés des revues ou ouvrages spécialisés après 1985 (hormis pour le premier). Nous pouvons alors situer tous ces textes dans une époque où la pensée théorique de Grisey a déjà atteint sa maturité. Ils sont menés par des musicologues tels que Danielle Cohen-Levinas, Guy Lelong, Jean-Pierre Derrien, ou bien s’inscrivent, sans citer l’interlocuteur, dans le cadre d’un festival, de la création d’une pièce ou de la demande de l’éditeur. Comparés aux manifestes théoriques du chapitre premier, ces entretiens ont un impact limité quant à la compréhension des fondements de l’écriture spectrale. Toutefois, certaines interrogations axées autour de l’œuvre et du compositeur nous interpellent : les questions sur la musique de Grisey dans la société, en France ou ailleurs, ses rapports avec les musiciens et le public, son lien avec les figures ou le savoir faire passé et actuel, etc. Au-delà d’une énième explication du terme spectral, l’intérêt de ces entretiens émerge à travers les interrogations visant à ancrer Grisey dans une histoire de la musique commune tout en soulevant des problèmes spécifiques et d’actualités.

7Les deux dernières parties, d’un registre plus intimiste, présentent une série de lettres et de pages choisies du journal de Grisey. La première lettre, adressée à Hugues Dufourt, atteste de la difficulté quant au choix sur le nom de leur mouvement. La correspondance avec Gérard Zinsstag, grand ami de Grisey, met à jour tout un pan émotionnel du compositeur. À travers une écriture plus directe, spontanée, nous découvrons les doutes, les problèmes, mais aussi l’humour et la facétie du personnage. Les lettres suivantes destinées à Jean-Pierre Luminet et Sylvain Cambreling offrent des petits aperçus de (bons) rapports entre compositeur/chef d’orchestre et musicien/scientifique.

8Il est certainement délicat de publier des extraits de journaux intimes sans tomber dans un hors propos à la limite du voyeurisme. Fort heureusement, la sélection de Guy Lelong se limite aux seuls fragments liés à la musique. Nous sommes ainsi touchés par la lecture du jeune adolescent Grisey déjà prêt à vivre son « destin » de compositeur. Nous retrouvons, de plus, nombre de pensées récurrentes dans ces différents extraits balayant toute la vie du compositeur. Elles sont d’une part théoriques : lier l’affect au cérébral, s’intéresser en premier lieu à la forme et à la manipulation du temps ; et possèdent, d’autre part, un aspect émotionnel profond : la souffrance et le soulagement dans la conception d’une œuvre, le travail obsédant et épuisant, les liens multiples et stimulant que la pensée musicale entretient avec le monde extérieur, etc. Enfin, une série de photographies couleurs, dont certaines présentent la classe de composition de Messiaen en 1970-71, closent l’ouvrage.

Notes   

1  « L’aventure spectrale […] n’est pas une technique close mais une attitude » (p. 124).

2  Un bon mot de Michael Levinas, cité par Grisey, p. 193.

3  « Ach, es ist alles decorativ, reiner Manierismus ! », cité par Grisey, p. 197.

4  p. 235.

5  p. 263.

6  p. 237.

7  p. 237.

Citation   

Guilhem Rosa, «Gérard Grisey, Écrits ou l’invention de la musique spectrale, édition établie par Guy Lelong avec la collaboration d’Anne-Marie Réby, Paris, Éditions MF, 2008, 375 p.», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], L'individuel et le collectif dans l'art, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 31/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=266.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Guilhem Rosa

Doctorant, Rirra21, Université Montpellier 3.