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La valeur utopique de la musique chez Ernst Bloch

Jean-Paul Olive
mai 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.247

Index   

Texte intégral   

1. Présence d’Ernst Bloch

1À un moment où le néo-libéralisme, croyant pouvoir ériger la concurrence en loi naturelle, affiche avec une même inconscience sa triste arrogance et ses dramatiques échecs, l’interrogation sur le « Nous », sur ce qui peut s’exprimer en termes de forces collectives, et la recherche de la compréhension des liens entre le « Je », instance individuelle instable, et ce « Nous », retrouvent un caractère d’urgence. Dans les périodes angoissantes que sont les crises économiques et sociales, l’enveloppe idéologique qui présente la société comme une totalité unifiée se craquèle ; dans ses fissures ressurgissent les interrogations sur les éléments sous-jacents et les antagonismes qui constituent la société, sur les rapports de forces susceptibles de devenir des rapports de lutte. Le « Je » superficiel, flatté et hypertrophié pour les besoins du commerce se trouve alors bien seul, bien vide ; c’est une construction bien fragile qu’il s’avère être, dès lors qu’il ne trouve plus guère de « Nous » auquel s’adosser. Sauf à s’enivrer plus encore dans ce qui lui donne l’illusion d’exister pour lui-même et seulement désespérément pour lui-même, la question de ce qui lie ce « Je » au « Nous » redevient une interrogation de premier plan.

2Ce qu’au fond nous nommons un peu simplement « crise de valeurs », avec son cortège inquiétant de régressions et de refuges irrationnels, mais aussi avec d’authentiques recherches, est l’un des symptômes majeurs de cet état de fait. De telles interrogations ne concernent pas seulement ce qui, dans la société, relève du domaine du visible, mais bien sûr aussi ce qui, bien qu’invisible, façonne les rapports entre les hommes, forge les catégories avec lesquelles ils se pensent, prépare même en secret la manière dont ils ressentent ce qui leur parvient. C’est ce que tentera de cerner, dans le sillage de la pensée de Marx, une réelle réflexion s’appuyant sur l’analyse des liens entre l’infrastructure et la superstructure sociales ; car il n’existe entre ces deux dimensions ni une dichotomie complète qui semblerait peu concevable, ni la dépendance mécaniste qu’a pu prôner une théorie du reflet tout aussi peu vraisemblable : il s’agirait plutôt d’un réseau de relations complexes au cœur desquelles se trouvent les catégories de médiation et d’expression. De ce point de vue, l’activité artistique est l’une des plus riches et complexes qui soit dans son rapport à son environnement : pour profondément relié qu’ils soit à la société de laquelle il émerge, l’art n’est cependant en rien réductible à cette dernière, et cela pour au moins deux motifs : le premier, c’est que, en tant que domaine particulier, s’y déploient des pratiques, des techniques et des processus singuliers qu’il est impossible de restreindre à une origine sociale ou à des modèles sociologiques ; le deuxième motif, c’est que l’art comporte un fort potentiel correctif vis-à-vis de la société dans laquelle il voit le jour, un potentiel correctif que l’on pourrait identifier à travers plusieurs dimensions : la capacité de créer les formes qui le distinguent de l’existant, la faculté de libérer le nouveau à partir de l’ancien, la charge utopique qu’il recèle dans la texture même de ses manifestations, les œuvres.

3C’est ici que la pensée d’Ernst Bloch se révèle actuelle et grandement utile, que les outils conceptuels qu’il nous a légués se révèlent essentiels, que le style même dans lequel il nous dit certaines choses demeure fondamental. On pourrait penser, au premier abord, que si les textes d’Ernst Bloch sont aujourd’hui difficiles à lire, c’est parce qu’ils portent l’empreinte de l’époque dans laquelle ils ont été écrits, ou que les références dont l’auteur truffe ses pages sont devenues lointaines pour nous. Ceci est possible, mais il est une raison bien plus probable à cette difficulté qui peut mener à l’incompréhension : c’est que, par sa simple existence, chaque phrase chez Bloch tire à boulets rouges sur le positivisme de la pensée devenu monnaie courante ; chacune de ses propositions, loin de se limiter à de plats constats ou de fabriquer de pauvres raisonnements, plonge loin pour amener à la surface l’expérience historique la plus profonde, le souvenir du passé le plus riche, cherchant ainsi à ouvrir un chemin vers le possible de l’avenir.

4À qui veut l’approcher, la pensée de Bloch se présente de prime abord comme un paradoxe par le fait qu’elle constitue un système, certes, mais un « système ouvert ». D’une part, cette pensée assume pleinement un certain nombre d’héritages (celui de Hegel et de Marx, bien sûr, mais aussi ce qui nous vient de tout le courant humaniste) ; mais d’autre part, elle se construit dans une perspective qui, loin de trouver sa cohérence dans la clôture, maintient ouvert son mouvement, comme sont pour elle ouvertes les conceptions de l’homme et de la nature. Gérard Raulet signale dès l’introduction de son bel ouvrage sur Bloch que cette caractéristique paradoxale de « système ouvert » suppose une méthode très particulière, centrée autour d’une catégorie si importante pour le philosophe qu’il lui a consacré un immense livre en trois volumes, le principe Espérance : « C’est la méthode qui établit le principe Espérance qui est le principe structurant de l’œuvre blochienne. En d’autres termes : la méthode du principe Espérance et le principe structurant du système blochien sont une seule et même chose. Il s’agit de retrouver la méthode qui permet d’affirmer une « espérance matérialiste et dialectique ». Bloch la nomme « sécularisation dialectique [...] »1. Par cette méthode, le philosophe vise à reconnaître l’immense héritage, tant humaniste que religieux grâce auquel peut se construire une autre rationalité à inventer, qui se distinguerait de la rationalité instrumentale dont fait preuve la science dans sa majorité, une rationalité dont l’enjeu n’est autre que le statut de l’espérance et de sa substance, autant dire pour Bloch, l’humanité.

5Ce premier versant, dans lequel l’homme et son histoire sont directement engagés, s’articule à un second versant qui concerne, lui, la nature et, ainsi que l’indique Raulet, « la pratique dialectique comme imbrication du projet humain et du projet naturel ». Une telle conception ne saurait s’identifier à la domination de la nature par l’homme, que semble trop souvent tenter de réaliser une rationalité instrumentale, mais correspond bien plutôt aux exigences d’une double tâche : « se préoccuper, après la réhabilitation de l’humanisme, de la réhabilitation de la nature dans la perspective de la sécularisation dialectique ; situer l’humanisme réhabilité par rapport à la nature réhabilitée »2. Très tôt chez Bloch s’impose, parfois d’une manière extrêmement imagée, cette préoccupation du rapport de l’homme à la nature ; dans Traces, un recueil datant des années trente, c’est sous une forme apparemment naïve mais éminemment parlante qu’il aborde ce thème, en nous rappelant ce conte traditionnel :

« L’allégorie est saisissante : lorsque Sindbad fait naufrage, il trouve refuge avec quelques compagnons sur une petite île riche, pleine de fruits, de cocotiers, d’oiseaux, de gibier, et dans la forêt une source. Mais dès l’instant où les rescapés se mirent à allumer un feu pour cuire leur gibier, le sol commença de trembler et les arbres à tomber en pièces, car l’île était le corps d’une gigantesque pieuvre. Pendant des siècles, elle avait reposé sur la surface de la mer mais voici que le feu brûlait sur son dos et elle plongea « de sorte que tous les marins se noyèrent dans les eaux tourbillonnantes ». Beaucoup de ces possibilités, conclut Bloch, et bien d’autres, peut-être moins inquiétantes mais tout aussi explosives, se cachent dans la question canularesque de savoir de quoi a l’air la chambre quand on l’a quittée »3.

6En faisant ainsi référence à ce vieux conte, le philosophe nous invite, dès ses premiers écrits, à ne pas considérer la matière naturelle comme une substance inerte ; il ne la dote pas non plus d’une force indépendante telle qu’elle suivrait son propre mouvement selon un trajet déterminé propre. G. Raulet synthétise ainsi la spécificité du projet blochien :

« La solution ne peut être trouvée que dans une dialectique de l’homme et de la nature : mais comme la nature ne nous est accessible qu’à travers le travail de l’homme (à moins d’hypostasier une nature originaire), la réhabilitation de la nature et sa relation dialectique avec l’homme sont un seul et même moment »4.

7Principe Espérance, sécularisation dialectique, héritage actif du religieux et de l’humanisme, reprise critique de l’idéalisme allemand et du marxisme forment ainsi l’armature du projet philosophique d’Ernst Bloch dont les fondements, énoncés en 1917 dès L’esprit de l’utopie, guideront sa pensée jusque dans les écrits tardifs au point que, à la fin d’Experimentum Mundi, le philosophe cite cette réflexion de Marx tirée des Manuscrits de 1844, qu’il n’a cessé, dans un sens, de développer :

« La Société est la consubstantialité achevée de l’homme avec la nature, la véritable résurrection de la nature, la réalisation du naturalisme de l’homme et de l’humanisme de la nature »5.

2. La dimension esthétique et le pré-apparaître

8La spécificité de la dimension esthétique occupe une place centrale dans le « système ouvert » que propose Ernst Bloch : « [...] l’esthétique, indique Gérard Raulet, est non seulement l’un des modes du rapport de l’homme à la nature mais [...] son universel réalisé dans du particulier (selon la définition kantienne) est le mode par excellence du rapport de l’homme à la nature tant que l’histoire demeure inachevée. L’esthétique fournit par conséquent les catégories adéquates d’une relation authentique à la nature et l’extension des catégories esthétiques à la nature constitue chez Bloch l’herméneutique objective-réelle qui est au fondement de la “nouvelle science” »6. En faisant référence à une « herméneutique objective-réelle », Bloch promeut clairement la dimension artistique au statut de connaissance, certes une connaissance qui n’est pas du même ordre que le savoir scientifique, mais qui cependant nous apprend beaucoup, et autrement, sur l’homme et son rapport avec la nature. En plaçant la dimension artistique au centre de ses préoccupations, Bloch nous invite à une interrogation fondamentale sur l’acte même de production, ou, plus précisément encore, à une interrogation sur ce qui est produit, ce qu’il nomme la « figure processuelle ». La figure processuelle est à la fois quelque chose d’arrêté, une cristallisation, mais aussi une réalisation inachevée, fragmentaire dans le sens où elle anticipe une totalité en devenir, utopique. Les œuvres sont des « figures processuelles » – formes devenues, mouvantes, synthétiques et provisoires – que l’herméneutique blochienne se donne pour tâche de lire. Dans Experimentum mundi, le philosophe les qualifie d’images chiffrées, mais selon un sens très particulier qui se distingue de toute esthétique du message :

« Des images qui ne sont pas seulement chiffrées pour l’homme qui les lit, étant en elles-mêmes parfaitement claires et n’ayant nul besoin d’être déchiffrées. Ce sont au contraire des chiffres réels, des formes dans lesquelles l’objet lui-même est en suspens, soit en définitive un être-utopie d’ordre objectif saisi au niveau d’une tentative de réussite »7.

9Ces figures processuelles, évoquées dès L’esprit de l’utopie à travers les concepts d’ornement pour les arts plastiques et d’expression en ce qui concerne la musique, demeureront chez Bloch au centre d’une philosophie de l’art dont l’une des vocations est de proposer un modèle de connaissance différent de celui d’une science positiviste, souvent limité à un raisonnement causal et une rationalité instrumentale.

10Ce modèle de connaissance autre, Bloch le construit avec la conviction que les œuvres, l’activité artistique, sont les manifestations objectives d’une conscience ouverte sur l’avenir, une conscience utopique dont les œuvres sont des symboles réels, c’est-à-dire éminemment matériels. Pour cette raison, l’une des catégories centrales est ici celle de « pré-apparaître » (Vorschein), c’est-à-dire ce qui, dans les œuvres, recèle une dimension de « pas-encore-conscient » ou, au niveau objectif, ce que Bloch nomme un « pas-encore-devenu » et qui demeure en elles comme un excédent utopique, un excédent que le présent reçoit en offrande des œuvres du passé. La caractéristique principale de ce « pré-apparaître » est l’altération (Verfremdung) ; selon Gert Ueding, l’altération concerne avant tout les « formes d’organisation spécifiquement esthétiques telles qu’elles apparaissent déjà dans les productions d’une imagination sauvage, dont les désirs et les formes oniriques surgissent des reflets lointains et altérants [...] »8. Ces désirs cachés, souvent refoulés par la société, trouvent leur manifestation dans le domaine artistique, manifestation au sujet de laquelle il importe d’exprimer deux remarques. La première, c’est que, pour Bloch, comme ce fut le cas pour les expressionnistes de L’almanach du Blaue Reiter, ce n’est pas seulement dans le « grand art » que l’on trouve une telle dimension, mais tout autant dans l’art populaire, les contes, la foire et les romans de colportage. Bloch indique même que, dans une certaine mesure, quelque chose de disparu – « des catégories décisives que l’être formé par la culture bourgeoise a depuis longtemps perdues » – émerge à nouveau, ou perdure, dans ces manifestations populaires, un vouloir-être, ou, comme le dit Bloch, « ce qui manque à la vie, comme un bonheur haut en couleur ». Pour autant, il ne faudrait pas faire dire à Bloch ce qu’il n’a jamais dit : tout n’est pourtant pas d’une égale profondeur à ses yeux, et la distance critique demeure pour lui essentielle à l’évaluation des productions. Dans Experimentum mundi, peut-être parce qu’il savait à quel point l’enjeu était de taille, il précise ce point au sujet du « pré-apparaître » présent dans l’art : « Est beau ce qui plaît mais cette définition ne suffit pas. Le kitsch ne peut-il pas justement rallier à lui tous les suffrages ? Et ce n’est pas sans raison que tout enjolivement est lié au camouflage et au mensonge. Ce qui se borne à plaire a seulement supprimé l’aiguillon du déplaisir qui s’attache au Beau, aussi parfait soit-il »9. La deuxième observation, essentielle pour éviter tout malentendu, est en quelque sorte complémentaire de la première : ce n’est pas le contenu – en tant que « message » – qui est pour Bloch porteur de ce « pré-apparaître », mais bien la texture de ce contenu, son organisation particulière qui en fait une œuvre singulière. Dans ce sens, on peut dire que comme chez Adorno (Théorie esthétique), comme chez Marcuse (La dimension esthétique), forme, texture et contenu sont indissociablement liés dans l’œuvre d’art.

11Néanmoins, par rapport à ces deux penseurs, la dimension du « pré-apparaître », chez Bloch, possède un caractère particulier ; elle semble s’ancrer dans ce que celui-ci appelle le rêve diurne, activité du sujet libéré du principe de réalité, dont le vagabondage imaginaire ne connaît plus de limites. Bloch ne voit pas dans le rêve diurne seulement une fuite devant la réalité et la dure nécessité, mais aussi une forme d’expérimentation qui, pour flottante qu’elle semble être, ramène vers le Moi les désirs projetés ayant traversé une forme limitée d’objectivité. Lorsque le philosophe associe aux rêves diurnes des qualités comme le « voyage en liberté », la « permanence de l’ego », l’« amélioration du monde » et le « voyage aux limites », c’est bien qu’il identifie une conscience anticipante déjà engagée dans un tel processus ; aussi, Gert Ueding a-t-il raison de faire observer qu’il y a clairement chez Bloch une proximité, voire une continuité entre l’activité onirique et la sphère esthétique : « Depuis les petits rêves diurnes, relevés au début du Principe espérance à propos des contes et de la littérature de colportage, jusqu’à l’œuvre d’art achevée, l’activité artistique se révèle toujours être une sorte de travail du rêve, mais en un autre sens que celui décrit par Freud. Elle ne cache pas la pensée du rêve, exacerbée en tant qu’image du désir ; elle lui donne une forme aussi précise que possible, frappante, qui ne dissimule ni la vérité ni soi-même dans une fiction de vérité, mais qui se révèle dans tout son éclat comme Vor-schein »10.

12Une telle conception du Vor-schein est lourde de conséquences ; elle transforme de fond en comble la relation existant entre apparence et vérité en tenant compte, certes, de l’héritage hegelien (l’apparence elle-même « essentielle » pour l’essence, la vérité qui nécessite de paraître, d’apparaître), mais en prolongeant cet héritage : « Dans la mesure où l’art en tant qu’apparence et pré-apparaître est à même de refléter le processus du monde et de l’histoire comme il anticipe sous forme d’esquisse le totum de son but, dans la mesure où par la signification de ses chiffres et de ses symboles il vise toujours un au-delà de lui-même, il a pour la réalité sociale valeur d’incitation »11. C’est d’ailleurs à ce titre que Bloch a été, dès le début, un défenseur de l’art moderne – l’art de la modernité « bourgeoise » – dans la mesure où il avait compris que, de manière radicale, celui-ci renonçait à une harmonie apparente, superficielle et conventionnelle, au bénéfice du fragment à travers lequel il laissait entrevoir une dimension utopique : autrement que chez Adorno, le Vor-schein comme fragment trouve une place de premier choix dans une pensée où une réalité dynamique, ouverte sur un avenir et sur l’utopie, visant une totalité non préexistante et non atteinte, est elle-même fragmentaire.

3. L’héritage, la non-contemporanéité, le montage

13La problématique de l’héritage, capitale dans la pensée blochienne, est directement liée aux catégories que nous avons tenté de présenter précédemment. Cette problématique, Bloch la recueille certes en droite ligne de Hegel et de Marx : de Hegel, chez qui les philosophies passées sont prises en compte en tant que développement inachevé de l’esprit, incorporées dans le mouvement systématique et l’unité de l’histoire ; de Marx, qui défait la soi-disant unité de l’esprit universel, qui brise la continuité de l’histoire dont il montre qu’elle avance par bonds, mais chez qui la superstructure ne suit pas mécaniquement les changements économiques et sociaux.

14Bloch poursuit et transforme la pensée marxiste dans la mesure où – c’est une conséquence directe de ce qui a été développé dans les deux parties précédentes – les fruits du passé ne sont pas seulement susceptibles d’être hérités dans le présent ; ils sont d’autant plus importants qu’ils recèlent un futur non encore accompli. Ainsi la question de l’héritage intéresse-t-elle Bloch non seulement au titre de la dimension du passé et du présent, mais aussi, peut-être surtout, au titre de l’avenir. L’excédent utopique, au sens le plus divers qui soit, voilà, selon Bloch, ce que devrait être le véritable héritage dynamique qui suppose, pour qu’il devienne réellement profitable – Uwe Opolka le souligne à juste titre -, un travail de production de la part de celui qui le reçoit : « C’est uniquement dans l’optique d’une séparation de la teneur utopique qu’il s’avère justifié de s’occuper du passé. L’héritage culturel se situe très loin de l’historisme, de la philologie ou de l’académisme. Il désigne bien plutôt un processus éminemment pratique de production qui ne cesse de tendre vers son but et de contribuer à le réaliser : établir un monde futur qui soit humain. Le point de départ est le présent, le matériau est transmis par le passé, le but gît dans l’avenir »12. Aussi, comme l’indique Bloch dans Le principe Espérance, hériter est-il une tâche éminemment active ; il s’agit de séparer les choses, notamment de débrouiller ce qui tient de l’idéologie, d’opérer une véritable décomposition des œuvres pour que, dans leur fragmentation libératrice vis-à-vis d’une fausse clôture, elles nous livrent ce ferment d’anticipation qu’elles détiennent. Encore faut-il ajouter, afin de ne pas trahir Bloch, que cette fragmentation n’est en aucune sorte une destruction, qu’elle n’est pas non plus réductible à un relativisme facile qui tend à se résorber dans une esthétique confortable de la seule réception.

15Bloch nous a livré un exemple pratique remarquable de cette méthode dans un ouvrage écrit en 1935, Héritage de ce temps, qui traite de l’état de la culture en Allemagne (et plus largement aussi en Europe) au moment de l’ascension du national-socialisme. Plus qu’une simple coupe transversale dans l’époque, c’est une véritable sonde sensible que plonge le philosophe dans la production de cette période, une sonde à l’écoute des vibrations de la culture et de l’art. Les thèmes et objets abordés sont si nombreux qu’on ne saurait ici esquisser une synthèse du livre, ils sont si divers – de l’homme de la rue aux dernières productions de l’avant-garde – qu’on ne peut résumer l’ensemble. Cependant, à travers l’évocation de deux catégories – la non-contemporanéité et le montage, il semble possible de rendre compte de la démarche dialectique incroyablement riche et fructueuse ici déployée.

16On ne peut le dire mieux que Bloch lui-même, « Tous ne sont pas présents dans le même temps présent. Ils n’y sont qu’extérieurement, parce qu’on peut les voir aujourd’hui. Mais ce n’est pas pour cela qu’ils vivent en même temps que les autres »13. De ce constat découle la catégorie de non-contemporanéité, ou la prise en compte de résurgences archaïques, de temps « arrêtés » dans les mentalités, auxquels le philosophe, plutôt que de les ignorer, s’efforce de réfléchir quant à leurs incidences. Il décompte ainsi une certaine frange de la jeunesse, une bonne part de la paysannerie, mais aussi nombre de gens de la classe moyenne dont les valeurs sont celles d’un temps passé ; Bloch décrit précisément ces phénomènes, soupesant leur importance en tant que forces sociales, distinguant la part subjective de la place objective occupée par cette dimension dans la société. Plus que tout, Bloch décèle dans ces forces – à condition que le regard se porte de manière oblique et qu’on les observe dialectiquement – une forme, certes non épanouie mais néanmoins réelle, de résistance à l’économie marchande du capitalisme ; ces forces – dont on peut penser qu’elles sont aujourd’hui décuplées par le phénomène de mondialisation -, le philosophe soutient qu’elles ont encore à parler dans le présent si nous savons les interroger :

« Et une dialectique plurispatiale apparaît surtout dans la dialectisation de contenus encore “irrationnels” ; ce sont, dans leur élément positif conservé de façon critique, les “nébuleuses” des contradictions non-contemporaines »14.

17De manière comparable, le phénomène du montage est analysé par Bloch comme une des pratiques les plus révélatrices de ce début du vingtième siècle occidental ; il l’interprète comme la dissociation, la déliaison profonde de la façade sociale et idéologique qui laisse apercevoir, dans ses lézardes inquiétantes et bizarres, les morceaux encore et toujours parlants des constructions traditionnelles : « Dans le montage culturel et technique au contraire la cohésion de l’ancienne surface est détruite et une nouvelle cohérence est constituée. Cette cohérence nouvelle ne peut être constituée que parce que l’ancienne ne cesse d’apparaître toujours plus apparente, fragile, comme une simple cohérence de surface »15. Comme pour la non-contemporanéité, Bloch ne se contente pas ici d’établir un diagnostic statique et qui serait de prime abord négatif ; en distinguant un montage immédiat, simple effet de fragmentation qui divertit tout en inquiétant un peu, d’un montage à un niveau supérieur, qu’il observe dans les avant-gardes de l’époque, le philosophe met en place une réflexion dynamique sur un phénomène culturel bien plus ample et riche. Qui plus est, en réfléchissant ce phénomène de manière « médiate », Bloch analyse le processus du montage comme éminemment symptomatique de l’état de la société par le fait qu’il brise la fausse totalité apparente, la fait littéralement exploser ; les fragments qui en résultent, par l’énergie qu’ils contiennent et par les agencements que l’artiste propose, reconstituent un ensemble ouvert qui questionne la perception, l’inquiète, mettant en crise l’identité provoquée. Dans toute la dernière partie d’Héritage de ce temps, ce phénomène est observé en profondeur et avec beaucoup de finesse ; Bloch, contrairement aux positions plus dogmatiques d’autres penseurs engagés de l’époque, y prend la défense de l’expressionnisme et du surréalisme car, à travers eux, dit-il, c’est la fantasmagorie bourgeoise, reine du dix-neuvième siècle, qui se craquèle ; ses étranges morceaux, devenus plus étranges encore lorsqu’ils sont privés du ciment de la totalité, se livrent alors pour ce qu’ils sont, les hiéroglyphes d’une époque. Pour autant, là encore, il ne faut pas mal interpréter les idées du philosophe, ces fragments ne sont pas sauvés pour eux-mêmes, comme s’ils s’auto-suffisaient car, pour Ernst Bloch, la question de la totalité n’est pas abandonnée, et il ne faut pas l’abandonner en tant que question : « La désagrégation actuelle de la cohérence en surface rend particulièrement sensible à ce genre de choses. Certes, le but recherché n’est pas l’abdication de l’universel, puis de la totalité et enfin de l’un. Si la totalité n’est pas la vérité, il ne s’agit pas seulement de la totalité fermée de façon trop complète, mais bien aussi de la totalité maintenue ouverte, de cette totalité qui fait entrer par le bas et par devant des éléments jusqu’à maintenant peu privilégiés par le concept, de cette totalité qui, avec une véritable noblesse, ne prend pas des airs de grande dame devant ce qui est » marginal », comme Hegel lui-même parfois. Un pluralisme compris de cette façon est alors justement exigence de l’unité, mais c’est seulement en rendant celle-ci difficile à réaliser qu’elle peut ne pas être convenue. La totalité de cette unité n’est donc pas le vrai qui englobe déjà tout, mais uniquement le vrai encore à venir »16.

4. Musique et franchissement

18« Quelque chose manque, et c’est ce manque que le son tout au moins exprime clairement »17. Rien, peut-être, n’éclaire aussi simplement que cette phrase la place qu’occupe la musique dans l’ensemble de la pensée d’Ernst Bloch, une place si importante que la moitié de L’esprit de l’utopie lui est consacrée, et que le philosophe reviendra à elle – moins longuement mais sans changer la teneur de ce qu’il a à en dire – dans les ouvrages plus tardifs que sont Le principe espérance et Experimentum Mundi. Le propos de notre texte sur Bloch n’est pas de présenter et débattre les idées du philosophe sur la musique (l’espace d’un article n’y suffirait pas), mais, afin d’en rendre possible et d’en encourager la lecture, d’insérer la dimension de la musique dans l’ensemble de la réflexion blochienne pour qu’elle apparaisse comme ce qu’elle est véritablement. Faute de cela, il devient difficile, voire impossible, de comprendre de quoi il est réellement question car ce à quoi s’attache Bloch, c’est à définir ce que, peut-être faute de mieux, il nous faut appeler le « geste musical » dans l’intégralité de ses dimensions, partant de ce qui s’ensemence très tôt – « Comment nous entendons-nous au début ? En chantonnant sans fin et en dansant. [...] »18 – , jusqu’à ce qui n’est pas encore advenu – « Ainsi la musique tout entière se situe-t-elle aux frontières de l’humanité, mais à ces frontières où l’humanité est en train de prendre forme, avec un langage nouveau et l’aura d’appel qui cerne l’intensité visée et touchée, le Monde-Nous. C’est précisément l’ordre contenu dans l’expression musicale qui signifie un chez-soi, un cristal, mais faits de liberté future, un astre, mais conçu comme une terre nouvelle »19.

19L’une des dimensions de la musique qui fascine le plus Bloch, et dans laquelle s’enracine son attachement à elle, est ce qu’il appelle son « éclatante jeunesse » : par elle, le son nouveau s’impose comme expression ; d’elle découle aussi le fait que, dans les musiques du passé, persiste – et pour longtemps – quelque chose qui nous touche de cette fraîcheur vivante. Plus encore, le nouveau, catégorie essentielle aux yeux de Bloch, habite et travaille la musique, tant du point de vue du détail de sa texture (la variation, à son plus petit degré) qu’au niveau de son histoire : « Si donc le son nouveau est en soi le meilleur, ce n’est certes pas en raison de son visage glabre, ni d’une surprise charmée, simplement avide de nouveauté, mais parce que le temps, le temps nouveau qui se déploie, le temps de l’avent pris comme concept, a besoin du musicien et l’aime »20. C’est bien, du reste, en raison de cette relation que la musique entretient avec le temps que, de l’avis de Bloch, elle n’offre pour l’instant qu’un visage non abouti ; qu’elle soit, en tant que processus humain, inachevée, c’est bien là, pour le philosophe, l’un des éléments de sa dimension utopique. Expression d’un humain en devenir, elle est en tant que langage destinée à accompagner son mouvement : « Aussi grande soit-elle, la musique existante donne l’impression de sortir d’une gorge encore en train de se former, une gorge à tout le moins à mi-chemin dans la constitution d’une prononciation conforme à cette poiesis a se qu’elle ressent comme sienne, qui est encore indéterminée et qui va bien au-delà de toute poésie verbale »21.

20Ce « geste temporel », présent à tous les niveaux, constitue véritablement ce qui fonde la complicité la plus profonde entre la musique et la philosophie de Bloch. C’est cette même conviction que partagera Adorno, plus jeune que Bloch, qui fut fortement marqué par L’esprit de l’utopie, et l’on peut même penser que c’est chez Bloch que cette intuition d’une relation indissoluble entre musique et temporalité ouverte, quoique directionnelle, a vu d’abord le jour, comme signe d’une familiarité énigmatique entre musique et liberté. Il y a, pour Adorno comme pour Bloch, une résistance spécifique, voire une révolte, de la musique contre la mort, cette anti-utopie que la musique connaît pourtant justement fort bien. Dans Le principe espérance, Bloch identifie cette résistance dans l’acte même qui constitue la musique : « La tension sonore passe donc ainsi du niveau physique au niveau psychique, et la propriété la plus spécifique de la mélodie : le fait que chacun de ses sons laisse déjà pressentir acoustiquement le suivant, se fonde dans la qualité anticipante de l’homme, et dès lors dans l’expression qui, en premier lieu, est celle de l’Humain. Sans doute y aurait-il de la musique même s’il n’y avait pas d’oreilles pour la percevoir, mais il n’y en aurait certainement pas sans les musiciens qui sont à l’origine du mouvement sonore et de son énergie psychique, de son énergie faustienne »22.

21On ne saurait, on le voit, se situer plus loin de l’idéologie du divertissement qui frappe aujourd’hui une grande partie de la production musicale ; pour Bloch, l’expression humaine est indissociable de la musique et, à ce titre, le développement de la musique occidentale, à travers ses multiples dimensions, est celui d’un langage qui se cherche à travers l’histoire. Temporalité musicale et temporalité socio-historique, pour complexes qu’en soient les liens, ne sont pas étrangères l’une à l’autre. Mais rien de mécanique ne régit leurs relations, ni un ordre chronologique qui en définirait a priori les étapes, ni la loi du grand nombre et de la statistique qui est souvent la loi de la manipulation, ni des mécanismes douteux qui réduiraient la musique à un reflet inerte. La musique dont nous parle Bloch est décidément bien autre chose. Ce qui s’y exprime, bien que socialement conditionné, appartient aux yeux d’Ernst Bloch à la dimension du pré-apparaître, de ce qui, avec une intensité difficile à égaler, nous rend sensible, bien qu’encore seulement comme apparition, la présence toute proche, palpable, enveloppante d’un Nous pourtant absent, mais en construction.

Notes   

1  Gérard Raulet, Humanisation de la nature, naturalisation de l’homme, E. Bloch ou le projet d’une autre rationalité, Klincksieck, 1982, p. 12.

2  Idem, p. 15.

3  Ernst Bloch, Traces, Gallimard, 1968, p. 182.

4  G. Raulet, op. cit., p. 15.

5  Ernst Bloch, Experimentum mundi, Payot, 1989.

6  G. Raulet, op. cit., p. 14.

7  E. Bloch, Experimentum mundi, op. cit., p. 210.

8  G. Ueding, « L’art comme utopie, remarques sur l’esthétique du pré-apparaître chez Ernst Bloch » , in Utopie, marxisme selon E. Bloch, Payot, 1976, p. 69.

9  E. Bloch, Experimentum mundi, op. cit., p. 188.

10  G. Ueding, op. cit., p. 71.

11  Idem, p. 75.

12  Uwe Opolka, Héritage et réalisme, Ernst Bloch dans le débat sur l’expressionnisme, in Utopie, marxisme selon E. Bloch, Payot, 1976, p. 83.

13  E. Bloch, Héritage de ce temps, Payot, 1977, p. 95.

14  Idem, p. 116.

15  Ibid., p. 205.

16  Ibid., p. 365.

17  E. Bloch, Le principe espérance II, NRF Gallimard, 1991, p. 176.

18  E. Bloch, L’esprit de l’utopie, op. cit., p. 52.

19  E. Bloch, Le principe espérance II, op. cit., p. 229.

20  E. Bloch, L’esprit de l’utopie, op. cit., p. 64.

21  E. Bloch, Experimentum Mundi, op. cit., p. 197.

22  E. Bloch, Le principe espérance II, op. cit., p. 179.

Citation   

Jean-Paul Olive, «La valeur utopique de la musique chez Ernst Bloch», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, L'individuel et le collectif dans l'art, mis à  jour le : 30/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=247.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Jean-Paul Olive

Jean Paul Olive est professeur au département de musicologie de l’université Paris 8 où il enseigne l’analyse et l’esthétique musicales. Il a écrit un ouvrage sur l’œuvre d’Alban Berg (Le tissage et le sens), un essai sur le montage en musique 0Musique et montage, Essai sur le matériau musical au début du XXe siècle) et, plus récemment, un ouvrage sur Adorno, la théorie critique et la musique 0Un son désenchanté). Il dirige actuellement l’école doctorale « Esthétique, sciences et technologies des arts » de l’université Paris 8.