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Rhétorique et psychanalyse : le cas Mahler

Marie-Noëlle Masson
juin 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.206

Résumés   

Résumé

L’essentiel de l’analyse adornienne montre, de manière très convaincante, la nécessité de mesurer la modernité et la vérité de la musique de Mahler à l’aune d’une utilisation régressive d’un matériau obsolescent. Adorno suggère également que « La théorie freudienne de l’entente du ça et du sur-moi contre le moi est comme taillée sur mesure pour Mahler. » On comprend qu’aux trois instances freudiennes du ça, du sur-moi et du moi correspondent respectivement ce que la culture et ses normes repoussent, le sanctuaire de la culture réifiée et isolée sous les apparences d’une « totalité signifiante », et « l’impulsion profonde de la musique de Mahler […] de détruire la superstructure et d’atteindre ce qui se trouve masqué par l’immanence de la culture musicale. » Il y a donc lieu de penser que la mise en œuvre du matériau musical dans la structure d’une « totalité signifiante » constitue la pierre angulaire musicale de ce qui correspond à l’expression de la mise en question du sujet dans les canons de la rhétorique classique. Matériau, forme et expression délimitent le triangle où se jouent plus généralement, la vérité du passage du siècle et, plus singulièrement, la désormais nostalgique déprise des formes rhétoriques anciennes.

Abstract

Most Adornian analysis demonstrates, very convincingly, the need to measure the modernity and truth of Mahler’s music in the light of a regressive use of obsolescent material. Adorno also suggests that “The Freudian theory of the entente of the id and the superego against the ego is made to measure for Mahler.” We understand that the three Freudian instances of id, superego and ego, correspond respectively to what culture and its norms dismiss, to the sanctuary of culture reified and isolated under the appearances of a “signifiant totality”, and to “the profound pulsion of the music of Mahler […] to destroy the superstructure and reach what is masked by the immanence of musical culture.” There is therefore reason to think that the building of musical material into a structure of “signifiant totality” constitutes the musical cornerstone of what corresponds to the issue of questioning the subject in the canons of classical rhetoric. Material, form and expression demarcate a triangle wherein can generally be seen the evidence of the century’s passing and, more particularly, a now nostalgic detachment from ancient forms of rhetoric.

Index   

Texte intégral   

1La question de la relation entre la musique et la psychanalyse sera ici posée par le détour de celle que la musique entretient avec la rhétorique, cela à partir du cas particulier de la musique de Mahler. Dans l’ouvrage incontournable d’Adorno, la « physionomie » mahlérienne, marquée au coin d’une « musique brisée », surgit sur le fond d’une théorie marxiste de la réification. On le sait, l’essentiel de l’analyse adornienne montre, de manière très convaincante, la nécessité de mesurer la modernité et la vérité de la musique de Mahler à l’aune d’une utilisation régressive et métaphorique d’un matériau musical obsolescent. Cependant, Adorno suggère (sous forme lapidaire, une seule fois, et comme furtivement) que « La théorie freudienne de l’entente du ça et du sur-moi contre le moi est comme taillée sur mesure pour Mahler »1. La référence à la psychanalyse n’y est pas développée2 mais l’on comprend, dans les lignes qui suivent, qu’aux trois instances freudiennes du ça, du sur-moi et du moi correspondent respectivement : 1) ce que la culture et ses normes repoussent, le « déchet du monde phénoménal », 2) le sanctuaire de la culture réifiée et isolée sous les apparences d’une « totalité signifiante », 3) « l’impulsion profonde de la musique de Mahler […] de détruire la superstructure et d’atteindre ce qui se trouve masqué par l’immanence de la culture musicale »3. Il y a donc lieu de penser – ce sera l’hypothèse de ce texte –, que, chez Mahler, la mise en œuvre très particulière du matériau sonore dans les formes héritées de la culture musicale, constitue la pierre angulaire d’une remise en question du sujet, un sujet dont la configuration de ses représentations musicales avait été tracée par la rhétorique classique. Matériau, forme et expression du sujet délimitent le triangle où se jouent : 1) plus généralement, la vérité du passage du siècle et, 2) plus singulièrement, la désormais nostalgique déprise des formes rhétoriques anciennes.

2La perspective d’une lecture psychanalytique de l’œuvre de Mahler est séduisante et certains ont tenté de rechercher, tout particulièrement dans les Kindertotenlieder, les motivations profondes qui conduisirent le compositeur à mettre en musique les textes de Friedrich Rückert4. Néanmoins, quels que soient l’intérêt de ces analyses et les éclairages précis qu’elles apportent sur la personnalité de Mahler, il ne s’agira pas ici de les prolonger en recherchant la coïncidence des schémas freudiens ou lacaniens avec les choix esthétiques et musicaux de Mahler. Plutôt qu’analyser sur un mode psychanalytique le rapport qu’entretient le compositeur avec ses œuvres, on se demandera ce que ses œuvres révèlent d’une conception de l’art et d’une conception du sujet à une époque où la psychanalyse se constitue en appareil théorique. Or, interroger la psychanalyse à partir de l’œuvre, plutôt que l’inverse, c’est poser l’hypothèse que l’œuvre peut nous apprendre quelque chose de la psyché, qu’elle peut être le lieu d’un investissement de la dynamique subjective interne de l’auditeur. En témoigne, comme le rappelle Jean-Michel Vives, la déclaration de Freud à propos de la tragédie de Sophocle :

« Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe et s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité, il frémit suivant toute la mesure du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel »5.

3C’est en ce sens que l’on questionnera les Kindertotenlieder et que l’on y cherchera la matrice d’un transfert potentiel, l’« espace où se joue, diffractée sur l’ensemble [de ses constituants], notre inconsciente condition »6.

Crise de genres

4Les Kindertotenlieder occupent une place particulière dans la production de Mahler. Composé en deux temps, entre 1901 et 19047 (figure 1), le cycle marque un moment de transformation profonde de l’esthétique mahlérienne en réévaluant les termes dans lesquels l’héritage romantique avait défini les oppositions musique/langage, voix/instrument, lied/symphonie, depuis le début du XIXe siècle.

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Figure 1.

5Adorno indique, de manière radicale, que « Toute l’œuvre de Mahler, à partir de la Quatrième symphonie, subit l’influence souterraine des Kindertotenlieder »8. Ce cycle de lieder institue une forme de modernité en ce qu’il réalise « la symbiose mahlérienne du lied et de la symphonie » où s’estompe la délimitation des deux genres, et dont on trouve trace dans son écriture symphonique postérieure. La mise en présence de ces deux genres recourt à deux « matériaux régressifs », deux données historiquement transmises par tradition. Pour l’une, la symphonie, il s’agit de la forme emblématique du système tonal, le parangon des configurations discursives de la musique occidentale, progressivement mise en place à partir de la rhétorique baroque : théorie des figures de discours, articulations formelles de l’« élocution », mise en scène codée du sujet à partir d’une cartographie de l’ethos et du pathos, et surtout, projection dans un espace orthogonal des fonctions respectives du « langage musical », l’horizontal pour les figures de discours (contenu figural, thèmes, motifs et autres mélodies) et le vertical pour leur articulation syntaxique (entités harmoniques). Pour l’autre, le lied, il s’agit de l’héritage singulier du premier romantisme allemand : expression du moi intime dans la connivence des mots et des sons, aphorisme poético-musical, genre fragmentaire d’où est exclu le développement rhétorique et où, étroitement combinés, se condensent le sens des mots et la signification musicale, et s’aiguise l’expression lyrique du sujet. Les Kindertotenlieder mettent ainsi face à face deux entités qui s’excluent, les deux formes « réifiées » de la symphonie et du lied.

6Au plan formel, ces deux formes ont des caractéristiques incompatibles : d’un côté, le genre du lied impose son organisation fragmentaire à l’ensemble du cycle (juxtaposition des textes) et la mise en œuvre du principe de répétition à l’intérieur de chacun des lieder (répétition juxtaposée des strophes), de l’autre, celui de la symphonie demande une construction discursive, un parcours temporel progressif puis récursif déployé tout au long des développements et de la récapitulation du matériau. L’articulation de ces deux formes, ou plutôt leur surimpression ou leur repliement l’une sur l’autre peuvent être figurés selon le schéma caractéristique du premier lied ci-dessous (figure 2) où les rectangles successifs indiquent la juxtaposition des strophes poétiques et musicales et le « crescendo/decrescendo », la progression orchestrale qui les enveloppe.

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Figure 2. Kindertotenlieder, schéma formel du premier lied

7Un schéma semblable, au plan de la macroforme, montre que la juxtaposition des cinq lieder intègre une forme symphonique dont la dynamique culmine dans la première partie du cinquième lied suivie d’une récapitulation terminale qui résout l’opposition rém/RéM dans la dernière partie du même lied (figure 3).

8Néanmoins, si l’analyse distingue aisément ces deux formes, il n’en est rien à l’écoute qui ne peut se situer que dans l’entre-deux des genres. Les procédés d’écriture mahlériens sont tels qu’ils parviennent à articuler les deux structures en estompant leurs contours, et l’oreille oscille de l’un à l’autre dans ce qu’on pourrait appeler une sorte d’« écoute flottante » en forçant un peu le propos d’Adorno à révéler le vocable freudien qui y est suggéré : « Le flou et le distinct ne sont jamais donnés comme définitifs, mais restent tous les deux flottants »9.

À l’écoute de Rückert.

9La scène musicale est ainsi définie où se donnent à entendre les textes de Rückert. On a vu que la mise en musique de ces textes s’est faite en deux temps, d’abord trois textes (1901) puis deux textes (1904) qui ont été articulés de manière à former un cycle c’est-à-dire, non pas un simple recueil de lieder juxtaposés, mais une composition en un ensemble construit. L’insertion des deux textes de 1904, très précisément en position 2 et 5 du cycle (figure 1) montre à l’évidence que, pour Mahler, l’élaboration de l’ensemble n’a rien eu de fortuit. En témoigne aussi sa demande explicite, dans la partition originale, que le cycle soit entendu comme un tout indivisible lors de son exécution10. L’ensemble du parcours poétique revêt ainsi une configuration singulière : sorte de boucle qui, de part et d’autre d’un parcours d’anamnèse, relie la dernière strophe du cinquième poème11 au texte qui ouvre le cycle (figure 3 : L1 et L5/4). Ainsi, à l’injonction consolatrice et métaphysique du premier poème, où d’emblée est donnée la position critique du sujet dans l’apostrophe performative de soi à soi (« Du musst nicht die Nacht in dir verschränken » : « Tu ne dois pas enfouir cette nuit en toi »),

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10correspond l’idéale sérénité retrouvée de la quatrième strophe du dernier poème où, par contraste, s’impose la mise à distance des enfants – et, par là même, l’objectivation de la douleur – dans les formes d’un énoncé constatif (« Sie ruhen » « Ils reposent ») :

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11En outre, ce texte apaise, en les réconciliant (« Ils reposent à l’abri de la tempête », « protégés par la main de Dieu »), les oppositions fortes qui structuraient, de manière univoque, l’ensemble du premier texte (le soleil/la nuit, la joie du monde/le malheur solitaire, le monde/la tente, la lumière éternelle/la lampe éteinte, l’univers/l’individu).

12Les quatre autres poèmes (c’est-à-dire les poèmes 2, 3, 4, et les trois premières strophes du cinquième) se distinguent en ce qu’ils tracent, entre les poèmes extrêmes, et donc au centre de cette arche définie par les métaphores de l’universelle consolation et de l’éternité, le parcours narratif d’une anamnèse. Ce parcours amènera progressivement à la conscience un souvenir enfoui : au plan littéral, ce souvenir est le moment du drame, celui où les enfants ont disparu et, au plan figuré, le lieu d’une « Scène primitive ».

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Figure 3.

13On notera que ce mouvement textuel est comme généré par le premier poème : d’une manière éminemment romantique, le cycle commence au point du jour, dans cet entre-deux qui clôt la nuit et ramène la lumière, moment éphémère où se frôlent les contraires, où la disparition de l’un engendre la naissance de l’autre, moment fragile de l’expérience de la séparation dont les images poétiques dessinent l’essentielle brisure du sujet. C’est donc dans cette béance et à la suite de l’injonction initiale (« Du musst nicht die Nacht in dir verschränken ») que s’initie la recherche inchoative d’une réconciliation du moi à travers le chemin régressif de la remémoration, démarche régressive qui, on le sait, deviendra un trait essentiel de la psychanalyse.

14À l’orée de ce parcourt, le texte numéro 2 introduit l’Autre à travers un dialogue avec les enfants :

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15C’est ici le premier surgissement du réel, mais un réel où, comme dans un « processus d’écroulement psychotique », « le familier ne se laisse plus appréhender dans la tranquille quiétude de l’habitude »12. Ce réel étrange émerge d’un topos onirique : les enfants apparaissent précisément dans le souvenir de leurs regards (reflets de l’âme ?), par le truchement d’un dialogue muet, une interlocution par le regard qui instaure la présence d’un je et d’un tu oniriques (le rêve n’est qu’espace et images, il n’est jamais sonore), un sujet dual qui tente, en vain, de se faire reconnaître dans le regard de l’Autre. Mais, c’est aussi le moment initial de la « résistance au réel » : car si tous les termes du trauma originaire sont donnés (« Daß sich der Strahl bereits zur Heimat schick » : « La lumière de ce regard s’en retournait déjà »), et si les symptômes sont perceptibles, le réel est irrecevable, car en ce temps là, je n’ai pas pu voir, ou plutôt « je ne pouvais/voulais pas savoir » (« Doch ahnt’ ich nicht »).

16Les deux textes suivants plongent de façon plus précise encore dans la remémoration : pour le troisième lied, dialogue encore, souvenir de plaisir dans l’image vivace de l’enfant, et dans l’intimité de la chambre parentale, lumière vacillante de la chandelle,

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17et, pour le texte suivant, souvenir paradoxalement inquiet et lumineux du départ des enfants, prétérition (« Sie sind uns nur vorausgegangen » : « Ils sont seulement partis en avance sur nous »), et connaissance intuitive de la déchirure (« Und werden nicht wieder nach Haus gelangen ! » : « Et ils ne reviendront plus à la maison ! »), une nouvelle fois rapidement refoulée (« Wir holen sie ein auf jenen Höh’n » : « nous les rejoindrons sur ces hauteurs ») :

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18Le quatrième lied est alors le lieu crucial de la « répétition » où se rejoue la Scène primitive de la déchirure : rien de plus que l’expression abrupte de la révolte, de la douleur violente et « tempétueuse » à travers une syntaxe heurtée, répétitive et elliptique.

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19C’est là que le cycle atteint son acmé de violence dramatique, tant au plan poétique que musical : l’orchestre y est au maximum de son effectif, la voix ne quitte son quasi récitatif obsédant que par de brusques et déchirants sauts de tessiture, le tremblement chromatique des graves trilles descendants émerge d’un athématisme presque total, et surtout, le retour de la tonalité initiale de rém accentue l’effet saisissant de rappel du moment prémonitoire de cette « poussée » violente, entendu dès le premier lied13. Il est suivi, on le sait, par la berceuse terminale, et par le retour au calme et à l’intemporalité initiale dans une sorte de « perlaboration » cathartique.

Temporalité : entre mythe et narration

20Tout ensemble, les constructions poétique et musicale concourent à créer une forme particulière qui participe d’un temps quasi mythique. En effet, comme dans le mythe, l’une et l’autre sont des totalités closes : clôture poétique dans le cercle tracé par le champ sémantique de l’intemporalité des poèmes extrêmes du cycle et clôture musicale coïncidente dans la mise en œuvre initiale et terminale d’une même orchestration limpide, de la récurrence d’un même tempo lent, des mêmes tonalités (rém/RÉM) et des sonorités éthérées des glockenspiel et célesta. La grande forme de l’œuvre semble s’adosser sur le fond d’une intemporalité profonde et archétypale. Cependant, le principe de répétition des strophes et des textes est transporté dans une autre dimension temporelle : « De l’atemporalité du même qui se répète, Mahler fait surgir le temps historique »14 car si le mythe est une totalité intemporelle, il ne peut se percevoir qu’à travers les formes différentes dans lesquelles il s’incarne en se temporalisant. C’est la raison pour laquelle il appartient en propre à :

« la totalité du mythe [d’être] nécessairement déployée. Elle est toujours instaurée, perdue et restaurée ; et cette restauration est toujours dangereuse et douloureuse. Voilà pourquoi le mythe est toujours un récit »15.

21On l’a vu, la forme mahlérienne intègre la dimension narrative en la déployant au cœur même d’une forme circulaire. Or, cette temporalité narrativisée ne doit plus rien à la forme dramatique. La flèche du temps n’y est plus univoque, le lien de succession des événements poétiques et musicaux n’y est plus de causalité, de développement ou de nécessité formelle, la structure rhétorique y perd sa force en se désagrégeant. Le matériau symphonique s’y donne à contre-emploi, privé qu’il est des structures formelles qui l’ont historiquement fondé et justifié. Il s’éprouve comme présence dynamique, plastique et sonore, et non plus comme puissance discursive. Dans les paradoxes de cette double temporalité, le temps est sondé en profondeur et s’y joue la question de la présence/absence de soi à soi. L’œuvre propose, de manière langagière et sonore, une représentation critique de la permanence et des intermittences de la conscience et de l’essentielle brisure du sujet. Or, le recours aux catégories du mythe, n’y est pas incident. Pierre-Henry Frangne a précisément montré comment le recours au mythe dans l’art symbolique de la fin du XIXe siècle est l’un des symptômes de la représentation critique du sujet : « Le recours au mythe en littérature […] en peinture […] en philosophie […] » et j’ajouterai en musique,

« permet ainsi de contester le cogito humaniste et les présupposés traditionnels du concept de sujet pensant librement et volontairement. Le recours à la pensée mythique s’effectue dans des pensées où l’homme est moins un être pensant, qu’un être pensé, englobé dans des significations dont il n’est pas le maître »16.

Parole et musique : l’écoute duelle

22Ainsi, dans cette « figuration critique » d’un sujet problématique, la forme poético musicale des Kindertotenlieder articule, à des fins métaphoriques, deux instances d’expression convenues, le langage et la musique. Cependant, Mahler en redéfinit tout autrement leurs traditionnelles articulations. Il établit ce que Mathieu Schneider appelle très justement une « interrelation » entre la musique et le texte, un « libre jeu entre deux signifiants sans lien causal et rationnel qui produit le sens de l’œuvre »17. Cependant, le lien n’est pas simplement celui de la musique au texte et inversement. La présence simultanée du lied et du matériau symphonique impose une démultiplication des fonctions musicale et langagière en quatre plans – 1) le texte poétique, 2) le texte chanté, 3) le chant accompagné et 4) le plan symphonique – que Mahler maintient paradoxalement à distance les uns des autres tout en les maintenant en interrelation. Il tisse ainsi une trame d’écoute mouvante, chacun des plans s’y faisant tour à tour reconnaître dans son opposition aux autres.

23On peut recenser les transformations de ces différents plans qui conduisent à un total dévoiement du lied. D’abord, dans le couple texte/texte chanté et contrairement à la tradition du lied, le chant s’affranchit presque totalement des contraintes prosodiques du texte au profit de configurations qui n’appartiennent pas en propre à la voix chantée18 mais qui participent à l’élaboration mélodique de l’ensemble de la texture, une « anti-déclamation » et une « élaboration » clairement revendiquées par Mahler19 :

« Ah ! […] Peindre avec des sons, tout le monde est capable de cela… Mais je ne demande pas à un lied de gazouiller, lorsque paraît un oiseau, ni de gronder dans la basse lorsque souffle le vent ! Je demande : thème, développement du thème, élaboration thématique, chant et non pas dé-cla-ma-tion ! »20

24De fait, l’ensemble du complexe mélodique du cycle (voix et orchestre) dérive d’une variation infime et infinie des dessins mélodiques, tous plus ou moins apparentés sans qu’il soit aisé de distinguer le détail de leurs migrations avec précision.

25Dans le couple traditionnel voix chantée/instance instrumentale, l’orchestre est mis pour le piano. Ce « déplacement » métonymique (Verschiebung ?) est remarquable : l’orchestre y change de costume, il se « débarrasse du poids de ses draperies »21, pour revêtir un habit de chambre et figure, au sens rhétorique du terme, le « lyrisme subjectif que le piano était déjà devenu en son temps »22 tout en l’amputant de ses capacités à exprimer directement l’intimité du moi. Inversement, l’espressivo23 naturellement dévolu à la voix dans la musique vocale est systématiquement pris en charge par les mélodies orchestrales. Les indications de la partition sont, à ce titre, très instructives : l’opposition successive ou simultanée des termes ausdrücklos/sehr ausdrücksvoll recoupe systématiquement l’opposition voix/orchestre. Face à son Autre instrumental, l’instance vocale est expression introvertie de l’intime, elle apparaît comme « sans voix », comme la figure d’un sujet dépossédé de lui-même embarqué dans la trame violente et passionnée de l’orchestre dont la présence vigoureuse figure l’expression des tensions sous-jacentes de ce qui ne peut être directement exprimé. Ce qui est donc dissocié dans le sujet du lied, ce sont, le texte, la configuration mélodique et l’espressivo du discours poétique. En retour, ce qui rend ambiguë la présence de l’orchestre, c’est son impuissance à manifester sa propre cohérence formelle et discursive, tout investi qu’il est de l’expression des affects.

26Ainsi, la juxtaposition des composantes, l’identification approximative des figures changeantes, la déréalisation des figures vocales dans leur transposition à l’orchestre, la suppression de la perspective tonale, l’espace monotonal des lieder où la succession des figures s’accompagne de l’à-plat des couleurs de l’orchestre, tout concourt à la représentation d’un sujet décentré. De là, ce repliement « narcissique » de l’œuvre sur elle-même, où le chant se mire dans l’orchestre tout autant que l’orchestre se transforme dans les plis du chant, autrement dit, et pour demeurer dans le champ du sonore, de là cette écoute duelle et « intersubjective ». Le jeu complexe de ces « comportements locutoires » transférés prend ainsi en charge la figure en creux du non-dit, le complexe enseveli de l’inconscient.

Rhétorique et crise du sujet

27On comprend donc qu’à travers les configurations musicales de l’œuvre mahlérien, il ne s’agit plus de reconduire un classique partage des rôles entre l’objectif et le subjectif où il y aurait, d’un côté, le langage et son contenu rationnel et objectif, et de l’autre, le plan instrumental qui fournirait « le contre-récit subjectif de la voix »24. Si c’était le cas, la musique serait une « supra rhétorique » intégrant et mêlant l’une à l’autre, de manière positive et sommative, la force persuasive de la rhétorique musicale et la distinction cognitive du langage. Mahler se place au-delà de l’esthétique romantique de l’expression du moi profond et de la vérité la plus haute : l’instrument n’est pas « l’interprétation subjective de ce que la voix […] perçoit objectivement » et si « le lied et la symphonie » concourent à « rendre sensible » une quelconque « intériorité du sujet »25, il s’agit là d’une intériorité singulière26. Ce n’est plus le moi profond et intime des romantiques, c’est une intériorité béante, celle d’un sujet problématique, tel que le post romantisme ou l’entrée en scène de la post-modernité l’ont perçu :

« La perte de l’unité et de l’identité du peuple autrichien marquera la perte individuelle de la souveraineté du Moi. L’entrée de la société viennoise dans la modernité a été marquée par un effondrement et le Moi semble y avoir été broyé au passage »27.

28Dans le tournant du siècle viennois, la conjonction paradoxale voix/orchestre figure donc ce qui désormais échappe désespérément à l’expression : un sujet inassignable, totalement décentré, tout à la fois partout et nulle part. Ce sujet ne peut apparaître ni dans l’énonciation textuelle de la voix, dépossédée par le plan instrumental de son espressivo, et donc de sa capacité performative28, ni dans les configurations orchestrales puisqu’à rebours, l’expression extrême qui semble animer l’orchestre est comme tenue à distance critique par la narration inexpressive de la voix qui le désigne comme simulacre d’elle-même. Si le moi est indicible, qu’advient-il des cadres généraux du discours musical légué par la tradition ? En musique comme en littérature et comme dans toute l’expression artistique de cette époque,

« La poétique et la rhétorique entrent en crise lorsqu’on qu’on s’aperçoit qu’il y a de l’innommable, et que là sans doute réside l’essentiel : ainsi de l’innommable de la mort, qui frappe d’inanité toute prétention à informer le discours et fait de toute écriture de la mort une mort de l’écriture ; ainsi de cet autre innommable qu’est l’inconscient, qui inscrit au cœur de l’être une part d’ombre irréductible au langage, et ruine ainsi toute prétention à l’ordonnancement. À mesure que la représentation que l’on se fait du sujet se place sous le signe de l’irrationnel, on voit s’effondrer les codes qui donnaient l’illusion d’une cohérence du monde comme les grands genres littéraires, et ces pans entiers de la rhétorique, comme l’argumentatio qui avait partie liée avec la parole discursive »29.

29Ainsi, sur les ruines de l’ancienne rhétorique, Mahler construit-il une autre forme de rhétorique, non plus celle des grandes structures globales, mais de la variation infinie, des émergences soudaines du détail, « de ces ordonnancements du minuscule que sont les figures devenues soudain les ultimes vestiges du sens dans un univers en déconstruction »30. De même, ce qui se joue à travers le dévoiement des genres, c’est la mise en scène de l’obsolescence de l’écriture : les déplacements (Verschiebung) croisés des structures de la rhétorique discursive et des contenus de la vocalité romantique construisent la prosopopée d’un sujet absent. On comprend donc que le « ton » de la musique de Mahler soit profondément imprégné d’étrangeté et d’« inauthenticité »31, et que cette sonorité tienne le je à distance de la parole qu’il profère, d’où surgit le simulacre du sujet, l’ombre portée de sa vacuité. Mahler parle donc une langue maternelle dévoyée et c’est probablement ce qui fait dire à Adorno que « tout [y] est écrit entre guillemets » et que, toujours, « la musique [y] dit “Il était une fois” »32.

Conclusion : allégorie de la solitude et de la désolation

30Si, selon le mot de Lacan, « l’inconscient est structuré comme un langage », on peut légitimement penser que le « langage » de la musique, parce qu’essentiellement privé de sens, est probablement le lieu propice où peut s’ordonner une rhétorique du manque à être et se figurer, dans une superbe métaphore (Verdichtung ?), ce « qui porte absence et présence, plaisir et déplaisir »33. On a dit que ce qui est perceptible, à l’écoute des Kindertotenlieder, par-delà leur contenu littéral, c’est moins la représentation de l’émotion vive provoquée par la mort des enfants que le deuil du sujet, l’angoisse saisissante face à l’espace laissé vacant entre soi et soi. La Berceuse finale, tout en consolant, accuse la bizarrerie douloureuse de l’introspection qui vient de s’accomplir. Au terme de cette autoanalyse, la musique conduit à l’« extériorisation de l’intime » par un pouvoir comparable à celui de la psychanalyse : « celui d’être un moyen de défense contre la paranoïa, d’apaiser la violence du narcissique »34. Car, là où la pensée psychanalytique accuse la dissociation du moi et le « malaise » dans le rapport de l’homme au monde, la musique, tout en construisant la figuration de ce malaise, instaure le chemin d’une adhésion au monde et d’une réconciliation du sujet avec lui-même. Et c’est probablement en ce point précis qu’il est possible de penser ce que la psychanalyse pourrait apprendre de la musique.

Notes   

1  Theodor Adorno, Mahler, Une physionomie musicale, Paris, Éditions de minuit, 1976, p. 63.

2  On trouvera dans l’étude de Nicole Gabriel (« Adorno et la psychanalyse : le monde à l’envers », in Franz Kaltenbeck (éd.), Transferts littéraires, Savoirs et clinique n° 6, Ramonville, Érès, 2005/1, p. 161-168) une intéressante analyse de l’intérêt porté par Adorno aux théories de Freud qu’il qualifiait de « désensorceleur de l’inconscient ».

3  Theodor W. Adorno, op. cit., p. 63.

4  La thèse de Theodor Reik, notamment, explique que la lecture de ces textes, écrits peu après la mort de deux des enfants du poète, aurait ébranlé, chez Mahler et à son insu, le souvenir douloureux et refoulé de la mort de deux de ses frères (dont l’un, Ernst, auquel Mahler était particulièrement attaché, porte le même prénom que l’un des enfants de Rückert). Ainsi les poèmes de Rückert seraient le lieu de rencontre de deux endeuillés, et fourniraient la matrice d’un double transfert : à travers leur mise en scène musicale, Mahler rejouerait la scène douloureuse de la perte des enfants, investissant le rôle de son père, ce père dont, enfant, il fut témoin du profond chagrin. Il investirait aussi le rôle des enfants morts, objets de l’amour immense et douloureux du père, ceux que la mort a jalousement placés hors d’atteinte. Cf. Theodor Reik, Variations psychanalytiques sur un thème de Gustav Mahler, Paris, Éditions Denoël, 1972 (The Haunting melody, New York, Farrar, Stauss & young, 1953).

5  Edmund Freud, « Lettre à Fliess du 15 octobre 1897 », citée par Jean-Michel Vives, « Éditorial », in Dominique Bertrand, Jean Charmoille, Alain Didier-Weill, Jean-Michel Vives (éd.), Théâtre et psychanalyse, Insistance n° 2, Ramonville, Érès, 2006, p. 9.

6  Idem.

7  Pour le détail des conditions de création, cf. Henry-Louis Delagrange, Mahler, Paris, Fayard, 1983, vol. 2, p. 1140.

8  Theodor W. Adorno, op. cit., p. 221.

9  Theodor W. Adorno, op. cit., p. 40, je souligne.

10  « Ces cinq morceaux forment une entité indivisible. Il est donc de rigueur d’éviter toute interruption accidentelle pendant leur exécution, en réprimant même les applaudissements » (Gustav Mahler, « Préface », Kindertotenlieder, Wien-London, Universal edition n° 252, s.d.).

11  La dernière strophe de ce poème est isolée du reste et figure quasiment comme un « sixième » lied. La source en est la combinaison de deux textes de Rückert que Mahler agence à sa façon (cf. Henry-Louis Delagrange, op. cit., vol. 2, p. 1148.

12  René Desgroseillers, « Vienne 1880-1938, Des dieux vacants », disponible via http://pages.globetrotter.net/desgros/vienne/intro.html, consulté le 15 mai 2007 (René Desgroseillers, Membre de la Société Psychanalytique de Montréal et de l’Association Psychanalytique Internationale, présente, dans cette étude, une analyse de l’art et de la société viennoise d’un point de vue psychanalytique).

13  Cf. figure 1 : le point culminant du crescendo de la forme orchestrale, dans le premier lied (chiffre 8 de la partition), est amené dans la continuité de la troisième strophe, par l’entrée des violons 1 (chiffre 7). Ce premier paroxysme préfigure, dans le ton désolé du premier lied, le violent aboutissement de l’anamnèse dont il est question ici.

14  Theodor W. Adorno, op. cit., p. 118.

15  Pierre-Henry Frangne, La philosophie symboliste de l’art (1860-1905), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 110.

16  Ibid., p. 111.

17  Mathieu Schneider, Destins croisés. Du rapport entre musique et littérature dans les œuvres symphoniques de Gustav Mahler et Richard Strauss, Waldkirch, Éditons Gorz, 2005, p. 489.

18  Ceci pour préciser que la migration mélodique de la voix aux instruments n’a rien à voir avec de quelconques effets d’imitation ou d’écho dans la partie instrumentale mais relève d’une autonomie de la dimension mélodique par rapport à la prosodie.

19  On peut considérer que Schumann est l’initiateur de cette technique. Mais peut-être Schumann est-il un précurseur dans l’exploration musicale des profondeurs du sujet.

20  Ernst Decsey, « Stunden mit Mahler », in Die Musik, Jarh. X, n° 21, p. 143, cité par Henry-Louis Delagrange, op. cit., vol. 2, p. 702.

21  « L’orchestre se débarrasse du poids de la draperie orchestrale, comme son harmonie le fait souvent de celui du choral à quatre parties déguisées ; les meilleurs exemples en sont les Kindertotenlieder ou certains lieder d’après Rückert, prototypes de l’orchestre de chambre à venir » (Theodor W. Adorno, op. cit., p. 179).

22  Ibid., p. 118.

23  Le terme d’« espressivo » est ici emprunté à Mahler par quoi il désigne « la forme reçue sous laquelle on tolère la protestation de l’expression contre l’exclusive dont elle est frappée » dans son affrontement avec les éléments « rationnels » du système musical (Gustav Mahler, op. cit., pp. 38-39).

24  Mathieu Schneider, op. cit., p. 522 : « Lied et symphonie partagent en effet cette faculté de rendre sensible par la musique l’intériorité du sujet, s’exprimant essentiellement à travers ces représentations imaginaires qui peuplent le langage mahlérien » (je souligne).

25  Ibid., p. 508.

26  Dans sa belle analyse de Capriccio de Strauss, Marcel Schneider indique qu’Adorno s’est demandé si, dans les rapports texte-musique, le conflit ou l’assujettissement dans un sens ou dans l’autre, étaient ceux du conscient et de l’inconscient ? » et répond en disant que « ce ne serait qu’une approximation grossière » (Marcel Schneider, « Prima la musica ? », in À la musique. Xs rencontre psychanalytiques d’Aix-en-Provence, Paris, Société des Belles Lettres, 1991, p. 29).

27  René Desgroseillers, op. cit.

28  Concernant l’« illocution performative » de la voix dans la musique vocale, cf. Marie-Noëlle Masson, « Introduction : la musique, la langue, la voix », in Bruno Bossis, Marie-Noëlle Masson, Jean-Paul Olive (éd.), Le modèle vocal, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007.

29  Jacques Poirier, « Crise des genres, invention du sujet et retour de la rhétorique », in Jean Gayon, Jacques Poirier, Jean Claude Gens(éd.), La rhétorique : enjeux de ses résurgences, Bruxelles, éditions Ousia, 1998, p. 123.

30  Idem.

31  « C’est précisément dans cet élément d’inauthenticité[l’authenticité étant le simulacre du sujet, son fantôme, son faux semblant,] qui démasque le mensonge de l’authentique que Mahler trouve sa vérité » (Theodor W. Adorno, op. cit., p. 55).

32  Ibid., p. 44.

33  « Figure porte absence et présence, plaisir et déplaisir – Chiffre a double sens : Un clair et où il est dit que le sens est caché »

34  Theodor W. Adorno, op. cit., p. 44.

Citation   

Marie-Noëlle Masson, «Rhétorique et psychanalyse : le cas Mahler», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et inconscient, mis à  jour le : 16/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=206.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Marie-Noëlle Masson

Professeur agrégée et docteur en musicologie, Marie-Noëlle Masson est maître de conférences en analyse et sémiologie musicales au département de musique de l’Université Rennes 2. Au sein de cette université, elle a créé le laboratroire Musique, image, analyse et création et l'a dirigé jusqu'en 2005. Elle est membre du comité éditorial de la revue Musurgia et vice-présidente de la Société française d’analyse musicale. Marie-Noëlle Masson a notamment co-dirigé la publication, aux Presses universitaires de Rennes, de Musiques et images au cinéma (2003) et Le modèle vocal (2007).