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Esteban Buch, Le cas Schönberg. Naissance de l’avant-garde musicale, Paris, Gallimard, 2006, 356 p

Jean-Claude Gallard
mai 2011

Index   

Notes de l'auteur

Note : De plus en plus de travaux relativement récents témoignent d’une volonté affichée de tourner le dos aux courants idéologiques qui ont prévalu à l’approche de l’œuvre de Schönberg tout au long du siècle passé. Les auteurs s’appuient alors volontiers sur des analyses très diversifiées pour renverser les anciennes perspectives, tentés de poser un regard renouvelé sur cette musique, sur sa place dans l’histoire et sur ses possibles enjeux pour le présent. Voir en particulier :

Nous rajouterons à ces éléments de bibliographie très sélective, quelques trop rares manifestations françaises d’une prise de position globale sur le musicien Schönberg et l’ensemble de son œuvre qui réfutent une approche « traditionnelle » fondée sur les opinions influentes du XXe siècle :

1Dans le champ très restreint des études musicologiques de langue française consacrées à Arnold Schönberg, le travail d’Esteban Buch s’annonce a priori comme une contribution d’intérêt dans la mesure où l’image de la réception du compositeur dans son propre milieu, avant la Première Guerre Mondiale, s’est sédimentée autour d’idées très générales et assez peu argumentées. Ces études s’appuient sur une base excessivement restreinte de documents auxquels tous les auteurs ou presque font référence. En se proposant d’étudier de manière détaillée les articles de la presse autrichienne et allemande de 1896 à 1913 consacrés à la musique de Schönberg, Esteban Buch met donc à jour un précieux corpus.

2Au fur et à mesure de l’analyse chronologique des écrits de ces fameux « critiques » musicaux dont le compositeur en viendra rapidement à brocarder l’ignorance et la malhonnêteté, on assiste à la montée du rejet de sa musique tandis que le paysage social et politique dans lequel s’inscrivent la production et la création des œuvres de sa période dite « atonale » prend tout son relief. Les différents niveaux de la critique s’affichent ouvertement, depuis l’évaluation très contrastée de La Nuit Transfigurée, opus 4, jusqu’aux véritables scandales que constituent la plupart des concerts de création de nouvelles œuvres à partir du Deuxième quatuor à cordes, opus 10 jusqu’au point culminant du Skandalkonzert de l’« École de Vienne » du 31 mars 1913. Les premiers reproches sont plutôt d’ordre technique ; ils concernent la forme, les thèmes, l’harmonie ou l’instrumentation. Puis on en vient aux accusations de « dépassement de la tonalité » et très vite au rejet de ce que d’aucuns considèrent tout simplement comme de la non-musique. L’idée du rattachement de Schönberg à la Sécession prend corps ; ses partisans sont assimilés à « une clique à la fois sectaire, opportuniste et snob » ; lui-même est décrit comme « le type du fanatique », voire comme un « fou ». Progressivement la violence se déchaîne autour d’un vocabulaire qui glisse vers le politique. Ses œuvres se voient alors qualifiées d’« attentats » commis par un « anarchiste » ou « un terroriste » qui représenterait alternativement « une menace de dégradation de l’ordre social ou l’image d’un ordre social dégradé ». L’accusation publique de « musique dégénérée » qui sera reprise par les nazis, est déjà présente dans la presse de 1907.

3La violence de la critique dont il est l’objet ne sera pas étrangère à la décision de Schönberg de faire œuvre d’essayiste. Son premier article ouvrira précisément le début d’une rude polémique avec le critique Ludwig Karpath. À l’issue des incidents provoqués lors de la création du Deuxième quatuor à cordes, le compositeur tente de mettre en place un véritable contre discours en faisant publier dans la presse une analyse technique de la pièce. Il revendique désormais lui-même le « dépassement » de l’« ancienne esthétique » ; il tire « pour la première fois une esthétique positive de la rupture ». Le prologue du programme du concert de création des Trois pièces pour piano, opus 11 et du Livre des Jardins suspendus, opus 15 qui aura lieu en janvier 1910, constitue pour Esteban Buch « sa première prise de position avant-gardiste » dans la mesure où Schönberg y situe précisément la place de ces œuvres nouvelles dans l’évolution de son parcours. Les véritables émeutes qui ponctuent le Skandalkonzert de mars 1913 auront un effet totalement désastreux pour la réputation de Schönberg et le groupe qui l’entoure. La caricature en fait une « figure menaçante » qui dirige « non pas une musique déclenchant la violence, mais les scènes de violence elles-mêmes ».

4L’étude des archives à laquelle se livre Esteban Buch a le mérite de mettre en lumière dans le détail, la manière dont s’est installé le « cas Schönberg » dans l’imaginaire musical. L’expression apparue lors d’une controverse entre critiques, sous la plume de l’un d’entre eux qui malgré son incompréhension se disait prêt à parier sur l’avenir de cette musique, est devenue une véritable « formule », un « tic de journaliste ». Elle a fait son chemin au fil des évolutions rapides du compositeur qui d’une œuvre à l’autre apportait à ses détracteurs « une incompréhension de retard ». Elle a pris corps sur le terreau des inquiétudes qui se manifestaient alors sur la vie sociale. De ce point de vue, la prise en compte de l’« histoire politique de l’avant garde musicale » revendiquée par l’auteur trouve une certaine justification.

5Pour autant, celui-ci parle très peu de l’expression de ceux qui soutenaient cette musique, arguant que « les admirateurs de l’École de Vienne ont toujours eu beaucoup plus de mal à stabiliser leur discours que ses opposants, à commencer par ces critiques viennois qui pendant de longues années tâchèrent d’attribuer à cette musique un sens », « négatif » bien sûr. Les incompréhensions de ceux qui étaient plutôt favorables mais n’ont pas soutenu telle ou telle pièce sont précisément relevées. On comprend dans la conclusion qu’il s’agit du parti pris de l’« observateur lucide qui sait transformer le symptôme (celui de la critique hostile) en symbole, et la reconnaissance du symbole en discours critique ».

6On est néanmoins frappé par le peu de place que laisse ce livre aux explications et à la parole du compositeur lui-même et à un large pan des études musicologiques au sujet de ses œuvres. Le corpus est pourtant loin d’être restreint sur ce sujet ! L’auteur pourra rétorquer que ce n’est bien sûr pas l’objet de la recherche entreprise. Dans ce cas, il eut été préférable qu’il s’en arrête à l’étude stricte du corpus défini en plaidant pour la prise en compte du contexte et de l’histoire politique de l’avant-garde, ce dont on conviendra volontiers.

7La conclusion va malheureusement au-delà en laissant planer, sous un air de neutralité dans le débat, l’ambiguïté sur la place de Schönberg dans l’histoire de la musique et sur le possible sens de son œuvre. Ainsi est posée la question : de « ce qu’on peut faire de cette musique et de son histoire en ces temps post-métaphysiques que sont les nôtres » ? Pour Esteban Buch, la réponse relèverait de « goûts personnels » et de « processus sociaux que nul n’a le pouvoir de maîtriser : ceux d’un contexte où la musique classique en général, pas seulement le continent toujours problématique de la musique du XXe siècle, semble être dans une position difficile ». Il postule que si l’histoire de « ce qui a parlé » à travers la musique de Schönberg « mérite qu’on s’y arrête » ce n’est pas pour « savoir si l’histoire des évaluations de l’atonalisme permet une nouvelle évaluation qui serait plus juste, ou en tout cas plus nôtre… Cette question-là peut rester en suspens… ». Il s’agirait donc simplement de savoir pourquoi certains ont affirmé ou nié que « Schönberg est grand » au travers d’une histoire strictement politique.

8Si on laisse en suspens l’évaluation de cette musique elle-même, son analyse critique, son sens historique et partant si l’on évacue la prise en compte du nombre considérable de problèmes de composition pris en charge par Schönberg tout au long de sa vie, comment peut-on tout simplement évoquer – sans même qu’il soit question de prendre position – la question de son importance et de sa valeur pour aujourd’hui ? On est alors en droit de s’interroger sur les objectifs du retour à cette histoire politique de l’avant-garde pour la musicologie.

9Le changement des conditions historiques pour parler de cette musique n’élimine pas pour autant la question de son sens, à moins que l’on considère que tout soit d’égale valeur dans l’histoire de la musique. Notre situation présente, à l’écart des contextes partisans qui ont prévalu à la réception de l’œuvre de Schönberg tout au long du XXe siècle, constitue précisément un atout pour se livrer enfin à son appréhension de manière globale et distanciée. Les approches parcellaires qui, dans les passions du moment, ont isolé les différentes périodes de production du compositeur ont finalement contribué à jeter le doute sur la validité et la pertinence de chacune. La suspicion, même si elle n’est pas toujours explicite, est souvent sous-jacente à la présentation de l’itinéraire Schönbergien. Schönberg l’« atonal », le « révolutionnaire », l’« inventeur de la musique dodécaphonique », le « réactionnaire » inconsistant de la dernière période coupable du retour à la tonalité… sont autant de dépouilles dont il est urgent de se débarrasser pour tenter de renouveler une approche de l’œuvre qui comporterait un minimum de garanties scientifiques.

10Le regard élargi et attentif sur tout ce qui constitue l’ensemble de la production du compositeur, est aujourd’hui le seul qui soit à même de nous éclairer sur le possible sens de cette musique. Il nous montre l’attitude résolue d’un compositeur qui est déterminé, quelles qu’en soient les conséquences, à poursuivre jusqu’au bout la recherche de nouvelles solutions aux problèmes compositionnels auxquels il s’affronte. Son itinéraire passe notamment par la confrontation épique avec le puissant concept de tonalité avec lequel il va constamment se mesurer dans la théorie et l’écriture, par la mise au point d’une technique du geste qui libère l’écriture contrapuntique de ses attaches harmoniques, par le dépassement de la primauté des hauteurs, le renouvellement du traitement des formes, la conception d’une sonorité différente dans une orchestration renouvelée, la recherche de nouveaux rapports entre texte et musique, de nouveaux traitements de la voix… On découvre une écriture adossée à une pensée exigeante, qui s’appuie sur un haut niveau de réflexion autour de l’Idée musicale. Un Schönberg qui tire la musique vers l’avenir et qui laisse à ses successeurs un nombre imposant de pièces considérées comme des « laboratoires » d’expériences uniques qui changeront définitivement le cours de l’histoire de la musique. Et qui la tire en même temps vers l’arrière, celle des grands maîtres d’un passé dont il dit avoir tout appris, dans le sillon de laquelle il entend inscrire ses découvertes et laisser des traces. La construction du futur est alors envisagée sans rupture radicale avec le passé, pour que la musique n’oublie pas de quoi elle parle. De là se dégage une position critique du compositeur à l’égard d’une certaine modernité qui pratique le dilettantisme en se glissant avec délectation dans les modes passagères et dont le laisser-aller esthétique se conjugue volontiers avec la recherche d’un public.

11On pourra alors entrevoir l’image d’un artiste qui, dans un contexte social tragique lié à ses origines et à la condition de générations qui ont dû faire face physiquement et moralement aux deux plus grands conflits de tous les temps, a néanmoins tenu le cap. Celui d’un engagement utopique mais exigeant quant au sens de son art dans une époque dévastatrice. Il se pourrait alors que l’image de ce musicien échappe enfin à tout rattachement définitif à une quelconque étiquette, cette tendance récursive de sa perception tout au long du XXe siècle. Et que sa musique sans cesse en mouvement et en recherche d’expression ne puisse plus s’enfermer dans des systèmes clos.

12Dans cette perspective, l’étude du « cas Schönberg » ne peut que se circonscrire à celle des conditions historiques de l’apparition de ce vocable dans un contexte donné. La simple reprise, aujourd’hui, de cette expression surannée comme titre d’un livre consacré au compositeur, ne s’annonçait pas d’emblée comme allant dans le sens de l’étude distanciée qu’on pourrait attendre avec le recul et les conditions historiques qui sont aujourd’hui les nôtres. Les commentaires qu’y ajoute l’auteur contribuent au maintien de la recherche musicologique sur la musique de Schönberg, dans des limites partielles qui n’ont plus aucune justification. Pour intéressant qu’il soit en tant que recherche historique sur un corpus méconnu, le livre d’Esteban Buch pourrait bien constituer une incitation à replonger dans le parti pris. Alors qu’il se propose de « servir à mieux entendre comment, autour de la musique d’Arnold Schönberg, l’histoire n’en a jamais fini de gronder », ce livre risque fort d’alimenter lui-même les « grondements » autour de cette musique.

Bibliographie   

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Citation   

Jean-Claude Gallard, «Esteban Buch, Le cas Schönberg. Naissance de l’avant-garde musicale, Paris, Gallimard, 2006, 356 p», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Musique et globalisation, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 30/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=185.

Auteur   

Jean-Claude Gallard