Logo du site de la Revue d'informatique musicale - RFIM - MSH Paris Nord

Le tiers-musical

Bruno Messina
mai 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.176

Résumés   

Résumé

Tout ce qui renvoie à une uniformisation de la production musicale dans le cadre de l’offre globalisée du marché représente pour l’ethnomusicologue le risque d’une perte d’ « authenticité » par rapport à la musique « originale » d’une société traditionnelle. Face à l’hydre mondiale, la résistance s’organise dans un repli identitaire et une crispation sur les formes « authentiques » quitte à les reterritorialiser en d’autres lieux de la planète. Mais nous savons, au moins depuis Hegel, que l’esclave comme le maître sont des âmes brisées qui scellent leurs rapports sous le joug de l’interdépendance. N’est-ce pas alors de cette relation apparemment insécable qu’il nous faut désormais sortir ? Être à l’écoute du tiers-musical, c’est parier sur la capacité de tout un chacun à ruser et créer en dehors des mécanismes de domination et offrir à l’oreille la possibilité de découvrir le monde en prenant les chemins buissonniers...

Abstract

For the ethnomusicologist, everything that refers to the uniforming of musical production within the framework of a globalised market offering runs the risk of losing ‘authenticity’ with regard to a traditional society’s ‘original’ music. In the face of this global Hydra, resistance manifests itself in the withdrawal of identity and the reduction to ‘authentic’ forms, even if they are repatriated to other places on the planet. But we know, at least since Hegel, that both the slave and the master have broken spirits, sealing their relationship to each other under the yoke of interdependence. Isn’t it time for us to exit from this seemingly indissoluble relationship? To listen to “third music” means wagering on every artist’s capacity to be cunningly creative outside of the mechanisms of domination and to offer the ear the possibility of discovering the world by side roads…

Index   

Texte intégral   

 « Je m’aperçois d’une chose : au fond ce que j’aime, ce qui me touche, c’est la beauté non reconnue, c’est la faiblesse d’arguments, c’est la modestie.
Ceux qui n’ont pas la parole, c’est à ceux-là que je veux la donner.
Voilà où ma position politique et ma position esthétique se rejoignent ».
Francis Ponge.

1La globalisation, s’il en constate et regrette les effets, n’est par définition pas le domaine d’étude ni un terrain possible pour l’ethnomusicologue. À moins de considérer que le « village global » ait certains des attributs du village local, et de céder ainsi à l’idéologie d’une « communauté planétaire » qui n’existe pas, n’en déplaise aux responsables (du marketing) des instances économiques dominantes. Bien évidemment la globalisation, caractérisée par une accélération phénoménale d’une circulation planétaire des produits, des personnes et de l’information modifie et/ou menace profondément les cultures (et leurs musiques). Mais la globalisation n’en est pas pour autant une culture, au sens anthropologique du terme. « Tout au plus est-elle l’expression et le résultat du règne sans partage d’une culture dominante sur toutes les autres, y compris sur celles des pays riches »1.

2On sait bien au contraire que pour l’ethnomusicologue, attaché à décrire et théoriser (les moqueurs disent thésauriser) les musiques de groupes humains, quelle que soit d’ailleurs la façon d’aborder ces musiques – par le produit sonore (pour ceux qui privilégient l’approche musicologique) ou la situation (pour ceux qui privilégient une approche plus anthropologique) ou encore les deux à la fois –, c’est souvent la singularité d’un groupe et/ou la rareté de la musique qu’il produit comme son caractère inouï pour le chercheur et ceux qui forment son public qui vont caractériser l’objet d’étude – et souvent d’amour.

3Bien que reconnaissant le caractère universel du phénomène musical, et derrière les formes, les déclinaisons et le divers, son unité ontologique, organique, tout ce qui renvoie à une uniformisation de ce phénomène dans le cadre de l’offre globalisée du marché, fût-elle une version nationale ou locale des productions des multinationales du disque, tout ce qui passe par le cyber espace et la télévision et, par conséquent, tout ce qui représente le risque d’une perte d’« authenticité » par rapport à la musique « originale » d’une société traditionnelle sera le plus souvent ignoré ou écarté avec mépris, colère ou désintérêt par l’ethnomusicologue.

4Doit-on pour autant considérer qu’entre l’offre musicale globalisée – le marché de la musique – et proposée à l’ensemble des consommateurs de l’humanité et la pratique musicale singulière d’une société traditionnelle et fermée, il n’existe rien ? Doit-on aussi se contenter en forçant le trait de déplorer le paradoxe selon lequel dans le cadre de la globalisation il semblerait que l’offre des pays riches soit musicalement bien pauvre et que celle des pays pauvres soit musicalement bien riche ? Doit-on encore classer à part la musique occidentale dite savante au nom d’une histoire particulière, progressive, écrite, indépendante des particularismes locaux et insoumise au tyran mondial ? Doit-on au contraire la considérer avec les autres, les musiques d’Extrême-Orient, du Sud-est asiatique et d’Asie occidentale, dites de hautes cultures – comme on nous l’a appris sans intention laudative (nous a-t-on dit) – des sociétés acquisitives, selon le mot de Lévi-Strauss ? Ou encore, désespérant de l’homme et du progrès, et considérant l’éloignement des origines (historiques et/ou géographiques) comme un passage obligé dans la machine à broyer du global, doit-on attendre en pleurant la mort des musiques écrites et orales, et locales de toutes tailles ?

5Sans doute pas, d’autant qu’il y a, je le crois, entre les musiques locales et le global musical, un champ mouvant, ignoré, immense, ensemencé, oublié, arable, illimité, insécable, indécidé, contaminé et irrécupérable que nous oublions d’écouter : le tiers-musical. Irréductible à la globalisation mais libre de se déplacer, contrairement aux particularismes locaux dont on sait qu’ils sont condamnés à résister sur un terrain peu à peu érodé (Bernard Lortat-Jacob ne défend-il pas l’idée selon laquelle dans le cadre des musiques traditionnelles « la perte » est proportionnelle à « l’éloignement » du lieu d’origine ?), le « tiers-musical » vient librement en écho à l’idée de « tiers-instruit » dans l’œuvre de Michel Serres2 et de « tiers paysage » dans celle de Gilles Clément3.

6Pour esquisser d’emblée le cadre de mon propos, et en situer quelques sources, je prendrai aux auteurs cités ces deux définitions. Pour le premier, philosophe :

« Étrange et original, déjà mélangé des gènes de son père et de sa mère, en tiers entre eux, tout enfant n’évolue que par ces nouveaux croisements… »4.

7Et pour le second, paysagiste :

« Fragment indécidé du jardin planétaire, le Tiers paysage est constitué de l’ensemble des lieux délaissés par l’homme. Ces marges assemblent une diversité biologique qui n’est pas à ce jour répertoriée comme richesse »5.

8En guise de globalité, c’est de ce tiers que je voudrais parler.

9Tout d’abord, quelques points me semblent à préciser autour de l’idée de globalité. Ainsi, traiter des musiques – populaires ou savantes, populaires et savantes ou savantes et populaires, qu’importe ! – à partir par exemple de l’Asie, la Méditerranée, l’Insulinde ou l’Occident, voire l’Islam ou le monde chrétien, c’est penser les musiques dans des espaces civilisés et entièrement subordonnés à l’histoire de leurs échanges. Mais ces échanges ne sont certainement pas comparables à ceux induits par la globalisation car ils nécessitent du temps, de la sociabilité, de la communication, l’acceptation de valeurs communes, la possibilité de compromis, une « adaptation culturelle » dans le sens, donné par Radcliffe-Brown, d’un « processus social par lequel un individu acquiert des habitudes et des caractéristiques mentales qui lui permettent d’occuper une place dans la vie sociale et le rendent apte à participer à ses activités »6.

10Dans ces espaces les échanges ne comprennent pas seulement le commerce des biens matériels mais aussi celui des biens immatériels qui circulent dans le cadre du commerce avec autrui. Ils fonctionnent à l’intérieur de ce que Fernand Braudel nomme des « économies-mondes »7, c’est-à-dire des espaces de flux de monnaie et métaux précieux, d’échanges de biens, de produits et de marchandises dont les limites géographiques ne varient qu’avec une certaine lenteur, acceptant un pôle ou centre (voire deux, le temps nécessaire à ce que l’un installe sa suprématie ou la perde) et différentes zones de manière concentrique. Dans ces espaces circulent aussi, se fécondent et se contaminent, les idées et les langues. Ces langues qui entrent dans l’oreille8.

11Depuis les premières civilisations, ces échanges se font et se défont. Parfois les pays sont si grands ou si puissants que tout se passe à l’intérieur, dans les frontières, entre régions. Ils n’en ont pas moins des villes capitales, des pôles forts et dominants et leurs contraires, communautés et villes dominées, luttant, cherchant, inventant, résistant plus ou moins, se laissant féconder pour ainsi féconder à leur tour, conciliant pour la survie de leur minorité. Esclaves et maîtres scellant leurs rapports sous le joug de l’interdépendance (Hegel).

12Dans les derniers siècles écoulés, ces échanges se font dans les foires de toute l’Europe, ils existent avec des importances diverses selon les moments de l’histoire à Anvers, Francfort ou Lyon (qui dans ses vieux quartiers garde encore la trace architecturale de son goût pour le modèle florentin). Ils sont à la Bourse d’Amsterdam comme dans les cafés londoniens. Les archives des foires de Venise montrent qu’elles n’étaient pas seulement des foires de marchandises mais bien des fêtes, avec leurs musiques et le spectacle des célébrations rituelles, que découvraient des marchands venus de toute l’Europe. Mais ils sont aussi présents en Chine, en Inde ou à Java, dans les cités marchandes le long du Pasisir où se côtoient au XVIe siècle « Parsi, Arabes, Gujrati, Bengali, Malais et autres nations, dont beaucoup étaient maures »9. Ainsi depuis toujours, à d’autres échelles, en d’autres temps, les échanges avaient cours. On pourrait même dire que la prohibition de l’inceste l’atteste.

13Les musiques et les idées circulent dans l’économie-monde et les engendrements sont ainsi permanents. Cependant rien de tel hélas dans cette « économie mondiale » qui impose une langue et un modèle culturel à la globalité du marché, soit le monde pris en son entier. Ce n’est plus dès lors qu’un modèle culturel qui se discute, s’échange et circule dans les négociations (en anglais) de la totalité des acteurs du marché. Dans un monde globalisé, on produit le même à partir du même et ce n’est plus le risque ou la tentation de l’inceste mais la lâcheté d’une endogamie généralisée. Même l’altérité, pensée en termes d’égalité et de quantitatif plutôt que d’équité, n’est plus qu’une apparence qu’on met sur le marché. L’exotisme a toujours fait recette mais les données du problème ont changé. L’angoisse est réelle, le malaise est profond, la confiance en l’homme et en ses progrès est définitivement affectée, l’intuition du gâchis nous travaille, chaque génération serait plus stérile (et ce n’est pas qu’une métaphore) que celle qui l’a précédée. Pour se rassurer le public pressé demande l’artifice de la diversité et ne verrait que la société Tuvotu (prononcer « tout vaut tout ») dans les collections du Musée des Arts Premiers. C’est le risque du « monomulticulturalisme » et de ses papillons épinglés.

14Pour appréhender la question de la musique, ce n’est je crois ni dans le global, ni dans l’immobilité d’une société donnée qu’il nous faut seulement regarder. Il est sans doute un peu facile d’opposer le local au global comme un problème d’art contre un problème de diffusion seulement. Peut-être que nous nous sommes trompés en donnant tant d’importance à Grégoire (le pape de nos manuels d’histoire) et qu’il faut désormais contester chaque point de départ. L’histoire de la diffusion ne commence pas avec la globalisation. Choisir alors non pas d’opposer ou simplement comparer les différentes productions musicales de l’humanité, mais les entendre à partir de l’histoire des échanges d’une zone géographique, où la musique, les instruments, les musiciens et leurs techniques ont pu se déplacer, se vendre ou s’échanger comme des objets précieux pour copier, communiquer, dépasser ou rivaliser avec le pôle rayonnant. Il ne s’agira plus alors de les nommer par des appellations discutables comme musiques de haute culture, qui d’ailleurs prend trop peu en compte la question des échanges à l’intérieur de la culture entre le populaire et le savant et/ou l’oralité et l’écriture, mais tout simplement de les situer dans les flux des économies-mondes, des musiques-mondes en somme.

15Musique-monde peut-être que celle des jeux de gongs bulbés sur cadre de l’Asie du Sud-est, présente dans le royaume de Siam (Thaïlande aujourd’hui) et l’empire de Mojopahit (Java, au cœur des échanges de ce que Denys Lombard a nommé la « Méditerranée asiatique ») comme sur toutes les zones d’influence et d’échanges de ces deux civilisations, et déclinant leurs formes, leurs échelles, leurs timbres, leurs rythmes ou leur rapport au temps sous d’autres formes, d’autres instruments, se diluant dans les confins d’une autre musique-monde. Musique-monde peut-être que celle de l’Europe occidentale, musique ancienne, classique, romantique, moderne ou postmoderne, changeant de pôle, d’école, de capitale au gré des échanges, des guerres et de l’influence des royaumes qui la formaient, pour se diluer dans l’ensemble des terres que l’Europe a tenté de s’annexer.

16Ainsi, je souhaiterais distinguer les musiques ethniques, vernaculaires, que nous connaissons et savons étudier (donc des musiques produites pour et par un groupe) et qui forment l’immense et divers fond des musiques traditionnelles du monde (musiques maternelles, ridées, faites de ces plis familiers qu’on reconnait les yeux fermés) ; des musiques-mondes, vernaculaires-véhiculaires, qui pourraient les contenir et les dépasseraient à la fois, puisque non réductibles à une forme seule, un genre ou des traits propres, mais imaginables dans une somme d’éléments communs, ressemblances et constantes, en considérant que l’auteur, quand il existe en tant que « singularité artiste » (pour reprendre le mot de Deleuze-Guattari), produit son œuvre close (et ses plis singuliers) à l’intérieur d’une économie-monde qui saura la diluer et/ou la dépasser ; et enfin d’une « musique mondiale », véhiculaire (dépliée), musique de masse – produite en masse et pour les masses – dont l’intérêt du produit musical est bien vite épuisé une fois mises à jour les quelques formules appliquées et imposées à l’ensemble de l’humanité selon la méthode discutable mais efficace du gavage industriel des oies.

17C’est bien le principal danger de cette globalisation : un problème de composition plutôt que de diffusion. En effet, dans les produits de la « musique mondiale », on assiste à un formatage, une redéfinition pure et simple du contenu musical par les acteurs du marché, en premier lieu le producteur, en fonction du public ciblé. Plus il est planétaire, plus il faudra enlever au produit ses plis et ses aspérités et mettre la musique aux fers (à repasser). Ainsi, nous prévenait Roland Barthes :

« La forme bâtarde de la culture de masse est la répétition honteuse : on répète les contenus, les schèmes idéologiques, le gommage des contradictions, mais on varie les formes superficielles : toujours des livres, des émissions, des films nouveaux, des faits divers, mais toujours dans le même sens »10.

18À l’arrivée, le véhiculaire (un triste maquillage sur un produit lissé) est imposé en lieu et place du vernaculaire. La matrice est substituée à la mère et on ne laisse plus de place au tiers.

19Si le temps historique et l’espace géographique ont été brièvement abordés, il n’en est rien encore du temps et de l’espace du produit musical. Or, quelle que soit la société, quand on parle de musique c’est généralement le rapport au temps qu’il faut interroger : temps lisse ou temps strié, temps cyclique ou temps linéaire, temps objectif ou temps subjectif ou encore « temps immuable » comme le notait Denys Lombard à propos du monde javanais. Le présent musical n’est sans doute jamais le présent de nos montres :

« C’est un présent en vague sur un flot, non en point sur une ligne, c’est un temps qui creuse et qui s’élargit ou se ramifie, qui enveloppe et qui sépare, qui met ou qui se met en boucle, qui s’étire ou se contracte, etc »11.

20Dans l’offre globalisée du marché de la musique, dans quel temps sommes-nous si ce n’est le présent de nos montres ? Si nous considérons, à l’inverse d’une opinion fort répandue qui prend la partie pour le tout, que la globalisation n’est pas l’ensemble des connaissances mises à la portée de l’ensemble de l’humanité mais l’ensemble de l’humanité mise à la portée d’un marché, qu’entendrons-nous ? La même chanson formatée (c’était un succès du chanteur portoricain Ricky Martin) dans le taxi qui menait à Roissy, dans le hall d’embarquement de l’aéroport de Roissy, dans le hall de transit de l’aéroport de Francfort, puis celui de Singapour, puis celui de Jakarta, puis celui de Yogyakarta, puis dans le taxi qui menait à Sleman, et à l’arrivée dans la maison de Mas Bayu. Enfin, quelques jours plus tard, sur un poste transistor à piles (l’électricité était incertaine en ce lieu) dans la maison du chef d’un petit village sur la montagne de Kulon Progo, à Java Centre.

21Réduites à la pulsation isochrone martelée, trois ou quatre minutes de notes déroulées, détimbrées, sons repassés, interchangeables à souhait, sans empreinte et sans grain particulier, clonés pourrait-on dire aussi désormais, qui strient le temps comme scient les arbres les machines à faire des rondins. Ce n’est donc plus un temps strié mais un temps stérilisé, flot continu et régulièrement découpé, aussi précis que celui du travail à la chaîne, temps de l’aliénation, chronomètre, minutes à rentabiliser, plus régulier encore que les barres d’un code barre, temps réel plutôt que musique, tic-tac collé à nos oreilles comme masquaient les corps les habits rayés portés dans les pénitenciers. Négation de l’écoute, de l’échange, de l’espace, de la pensée, du rêve, des temporalités variées de l’histoire et de l’altérité ; temps carcéral s’il en est, déni de liberté : temps-uniforme.

22Où sont passés les temps intermédiaires ? Comment entendre le divers si le fond et la forme sont désormais globalisés et que le véhiculaire se confond avec le familier ?

23Dans « Kafka, pour une littérature mineure », Deleuze-Guattari ont pensé :

« Tant qu’il y a forme, il y a encore reterritorialisation, même dans la musique. L’art de Joséphine au contraire consiste en ceci que, ne sachant pas plus chanter que les autres souris, et sifflant plutôt moins bien, elle opère peut-être une déterritorialisation du “sifflement traditionnel”, et le libère “des chaînes de l’existence quotidienne” »12.

24Ainsi Kafka l’avait senti. La machine globale pourrait faire de l’humanité moins qu’un immense essaim de grillons, sifflant l’uniforme-chanson. De ces grillons synthétiques, produits en Asie et vendus par des Africains dans les couloirs des métropolitains. Ironie de l’histoire, presque un siècle de musiciens d’Occident à discuter de la forme, de sortir de la forme, d’inventer d’autres formes, de dépasser la forme, analyser les autres formes, s’amouracher des ethno-formes, les commenter, les comparer, mesurer et juger, et laisser, impuissants, s’installer l’uniforme.

25Mais c’est à la souris Joséphine13 que je voulais finalement venir. Chercher à sortir des limites musicarcérales dans lesquelles nous confine la globalisation, c’est bien déterritorialiser le sifflet pour fuir celui de l’État policier, qui entend gérer la vie publique et l’espace mental de l’individu. La puissance globalitaire est bien plus aboutie que celle de l’État totalitaire d’un Mussolini, parce qu’elle n’offre pas de prise ni de cou pour la pendaison. Elle englobe, échange, digère et met au pas toutes sortes d’états, de matières, de formes et de pensées.

26Pour renverser ce pouvoir-là, c’est d’abord le renversement de l’oreille qu’il faudrait opérer. Entendre le sifflement de Joséphine, et déterritorialiser l’ensemble des sifflets. S’occuper des musiques mineures, c’est sans doute autre chose que de se contenter de valeurs et reconnaître le visage du fils dans celui de sa mère. C’est laisser se faire et accepter d’entendre l’improbable fado qu’un Portugais chantait à une Javanaise (le langgam kroncong né au temps des Indes Orientales). C’est aussi reconnaître le tiers-musical, cette zone incertaine où le sonore naturel/environnemental et le sonore humain (sons des marchands – cris, cloches, bols, verres, planches claquées – voix d’hommes, de femmes et d’enfants – rires, pleurs, vents de contestation, mots tendres, jeux, bribes de conversations, langues râpeuses ou douces dans les oreilles et les bouches… – chant du muezzin, sifflets de berger et de la souris Joséphine, plaintes échappées des violons, sonnettes de bicyclette, mendiants musiciens des rues, souterrains et marchés, pieds dans les flaques, sonorités de transistors mêlées à celles des télés, musique de basse cour et de gamelan apportées par le vent…) deviennentle musical.

27Car « si l’on cesse de regarder le paysage comme l’objet d’une industrieon découvre subitement – est-ce un oubli du cartographe, une négligence du politique ? – une quantité d’espaces indécis, dépourvus de fonction sur lesquels il est difficile de porter un nom. Cet ensemble n’appartient ni au territoire de l’ombreni à celui de la lumière »14

28Avoir alors la conviction que c’est hors du système de contraintes, en abordant le sonore comme Francis Ponge aborde les choses15 et Gilles Clément les lieux délaissés, que demeure notre liberté. Laisser aller l’oreille au gré des chemins buissonniers, des croisements, entendre par les trous, les fentes, les fissures, derrière et dans les murs, avancer à l’ouïe sur les sentiers des rizières et rhizomes, écouter chaque espace oublié, jusqu’à trouver ce « tout où rien ne se crée ni ne se perd » pressenti par les présocratiques.

29C’est ici et là, dans ces espaces indéfinis, déterritorialisés, qu’il nous faut laisser nos oreilles errer. Faire émerger la question du tiers, refuser la dualité, c’est déjà approcher l’ontologie du musical. Aujourd’hui plus qu’hier cela est nécessaire. En d’autres termes, et quelle que soit la solidité du modèle d’opposition binaire ou du couple conceptuel donné – musique/silence, musique/bruit, musicien/auditeur, ordre/désordre, conflit/règle, nature/culture, sens/système, sens/sensation, terre/monde, cycle/ligne, objet/sujet, etc. –, ce sont à chaque fois la porosité de la démarcation et la zone de « contact »16 (Giorgio Colli) qui doivent être entendues et nous intéresser. Parce que non pensées, non prévues ; inestimables donc. Nous pourrons alors écouter ce que Gérard Granel nomme le « Tacite » : cette « différence silencieuse qui fructifie en tout perçu »17.

30Lorsque je défends l’idée de considérer les « sons des marchands ambulants »18 comme le gamelan – et je cite Ponge, « le coquillage » comme « le temple d’Angkor »19 – sans doute ne suis-je pas encore assez désintéressé et induis-je une comparaison. Mais la globalisation fait son miel de mes comparaisons et de mes intérêts. Donc, il me faut être plus précis, plus juste, plus exigeant et penser que « considère le petit comme le grand »20 ne veut pas dire « considère le petit autant que le grand » mais « considère le petit comme étant le grand », ou plutôt, plus exactement, « considère le petit comme le grand ».

31Dans une autre traduction du Tao-tö king il est dit : « magnifie le minime »21. Car en effet « une valorisation excessive du culturel aboutit à ne s’intéresser qu’au degré ultime qui semble conférer à la composition musicale une autonomie sans égale parmi les autres systèmes de signes »22. Mais ultime de quoi ? De l’élaboration ? N’est-ce pas encore participer à une hiérarchisation des valeurs que de considérer ce degré ultime ? N’est-ce pas nourrir la machine à globaliser que ne cesser de lui offrir des valeurs ? Ne sont-ce pas des valeurs, plus encore que des produits désormais, que la globalisation fait tourner, sans fin mais affamée car tout cela ne nourrit pas, tout au long des cours de ses bourses à Paris, Londres, New York et Tokyo ?

32Il n’y a donc pas que de la « musique mondiale » dont il faut se garder mais des valeurs musicales en général. Pour ne pas mourir affamé, dévaloriser le culturel, déterritorialiser les sifflets, décomposer le composé, décroiser le croisé mais laisser faire les croisements sans modifier les gènes de leurs engendrements.

33Pour ne pas mourir affamé, accepter ce laisser-aller.

34Être à l’écoute, c’est aussi « être sujet à l’écoute », c’est se mettre en position pathologique de pouvoir tout entendre23. Mais sans doute faudrait-il encore plus et mieux que ça, comme n’être plus sujet à rien et devenir oreille. Oreille clandestine, dans les bateaux d’immigrés, à la frontière, dans les bouteilles à la mer, sous les pavés, dans chaque espace oublié ou inconsidéré.

35Être à l’écoute du tiers-musical, de la musique de la non-musique, et effectuer un « retour aux choses mêmes », selon le mot d’ordre d’Husserl.

36La musique n’est qu’une apparence, une forme humainement donnée au phénomène musical. L’apparence ne dit rien de l’essence. À Java comme ailleurs, commencer par entendre derrière les apparences. À Java comme ailleurs, de l’ouïe, dans le non-sens retrouver tout le sens.

37Par ce tiers-musical non exclu je choisis d’échapper aux créateurs de valeurs, aux adorateurs du conforme – parce qu’« il y a une raison morale à rejeter l’idée que l’art ne se définit jamais que par des œuvres en bonnes et dues forme »24 – aux rempailleurs d’identités comme aux sirènes uniformes d’un océan d’informations.

« Pratique le non-agir,
exécute le non-faire,
goûte le sans-saveur,
considère le petit comme le grand
et le peu comme beaucoup »,
dit le Tao25, me donnant ainsi la méthode.

38Pauvre Darwin, à les entendre, encore un peu et nous retournerions au stade de poissons (que les dauphins ne sont).

Notes   

1  Anne Paschetta, Mondialisation, productions artistiques et altérité, mémoire de DESS sous la direction de François Girard, Université Paris III/Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 4.

2  Michel Serres, Le Tiers-Instruit, Paris, Gallimard, 1991.

3  Gilles Clément, Manifeste pour le Tiers paysage, Paris, Jean-Michel Place, 2004.

4  Op. cit., pp. 86-87.

5  Op. cit., p. 9 et suivantes.

6  A.R. Radcliffe-Brown, Structure et fonction dans la société primitive, traduction de Françoise Stoullig-Marin, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 311.

7  Cf. Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris,Arthaud, 1985.

8  Daniel Charles, « Barthes, ou la langue dans l’oreille », in La fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 139.

9  Tomé Pires cité par Denys Lombard, Le carrefour javanais, Essai d’histoire globale, vol. II, Les réseaux asiatiques, Paris, EHESS, 1990, p. 44.

10  Cité par Ignacio Ramonet, Propagandes silencieuses, Paris,Gallimard/Folio actuel, 2000, p. 12.

11  Jean-Luc Nancy, À l’écoute, Paris, Éditions Galilée, 2002, p. 32.

12  Gilles Deleuze, Félix Guattari, op. cit., p. 12.

13  Franz Kafka, La cantatrice Joséphine ou le Peuple des souris, in La colonie pénitentiaire et autres récits, traduction d’Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1948. On peut noter que dans une traduction plus récente de cette fable parue en 1990 chez Gallimard, Claude David désigne le chant de Joséphine par le mot « couinement » là où Vialatte traduisait par « sifflement ».

14  Gilles Clément, op. cit., p. 12.

15  Francis Ponge, Le parti pris des choses, Paris,NRF, Poésie/Gallimard, 1942.

16  Giorgio Colli, Philosophie du contact, cahiers posthumes II, traduction de Patrizia Farazzi, Éditions de l’éclat, 2000.

17  Cité par Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 41.

18  Bruno Messina, Sons des marchands ambulants de Java Central, mémoire de DEA sous la direction de François Picard, Université Paris IV-Sorbonne, 2001, p. 88 et suivantes.

19  Francis Ponge, « Notes pour un coquillage », in op. cit., p. 74.

20  Lao-Tseu, Tao-tö king, trad. Liou Kia-hway, Paris, Gallimard, 1967, LXIII.

21  Laozi, Daode jing, 63, voir Lao-tseu, Tao-tö king, ou Lao-tzeu, La Voie et sa vertu, Tao-tê-king, traduction de François Houang et Pierre Leyris, Paris, Le Seuil, « Points Sagesses », 1979, p. 145. (Merci à François Picard pour cette autre traduction et ses informations)

22  François-Bernard Mâche, « Universalité des modèles sonores », in Musique, Mythe, Nature ou les dauphins d’Arion, Paris, Klincksieck, 1983, p. 25 [À propos de notre sujet, il faut se souvenir que la zoomusicologie de François-Bernard Mâche et le Traité des objets sonores, essai interdisciplines de Pierre Schaeffer (Paris,Seuil/ORTF, 1966) offrent diversement et singulièrement de beaux et utiles outils pour commencer une métanoïa de l’oreille].

23  Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 25 et suivantes.

24  Daniel Charles, « Musique et an-archie », in op. cit., p. 262.

25  Op. cit. (Dans une communication personnelle de novembre 2006, François Picard me propose sa propre traduction que je veux citer en entier (un vers de plus que dans l’extrait que j’ai choisi) et en complément :

Citation   

Bruno Messina, «Le tiers-musical», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et globalisation, mis à  jour le : 27/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=176.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Bruno Messina

Bruno Messina est né en 1971 à Nice. À l’issue d’études musicales classiques (CNR de Nice, CNSM de Paris), il étudie successivement le jazz (CNSM de Paris), le gamelan javanais (PPPG Kesenian, Yogyakarta) puis commence une formation doctorale en ethnomusicologie sous la direction de François Picard (Université Paris IV-Sorbonne). Lauréat du Prix Villa Médicis hors-les-murs en 1992,il tente de mener conjointement une activité de musicien, de chercheur, d’enseignant et de directeur artistique. Depuis 2004, il est directeur artistique de la Maison de la Musique (scène conventionnée) à Nanterre et professeur d’ethnomusicologie au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris.