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Le jazz en tunisie :
Enjeux esthétiques du métissage et de la globalisation

Mohamed-Ali Kammoun
mai 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.172

Résumés   

Résumé

Dans cette contribution, nous abordons les enjeux esthétiques du métissage et de la globalisation, à travers l’exemple du jazz en Tunisie. La notion de « jazz » comme pratique en perpétuel croisement, renvoie dans notre cas à parler d’un art musical arabe contemporain. Nous nous intéressons ici à mettre la lumière sur cette approche de consonance encore inhabituelle. Notre objectif consiste ainsi en premier lieu à illustrer comment le jazz s’est développé en Tunisie, nous mettrons une emphase particulière sur sa transmutation « arabisante » et sur son essor mondialisant. Nous nous pencherons ensuite sur les caractéristiques analytiques des processus de métissage émergents ; nous discuterons de la parenté entre le jazz et la musique tunisienne et nous présenterons une lecture autour de l’œuvre d’Anouar Brahem. Des données statistiques ont été utilisées, provenant d’une enquête que nous avons réalisée auprès de jeunes musiciens tunisiens en février 2006.

Abstract

In this contribution we examine the aesthetic hazards of métissage and globalisation through the example of jazz in Tunisia. The notion of ‘jazz’ as a practice in a state of perpetual cross-over brings us in this case to speak of contemporary musical Arabian art. We are interested here in shedding light on this still unusual approach to consonance. Our aim is, thus, first of all to illustrate how jazz has developed in Tunisia, paying particular attention to its ‘Arabising’ transmutation and its global expansion. We then tackle the analytic characteristics of emerging processes of métissage; we will discuss the relationship between jazz and Tunisian music, and we will present a reading of Anouar Brahem’s œuvre. Our study draws on statistics from a survey conducted in February 2006 among young Tunisian musicians.

Index   

Notes de l'auteur

Remerciements : je tiens à remercier tous les musiciens et chercheurs qui m’ont aidé à réaliser ce travail, notamment mon professeur et encadrant monsieur Jean-Marc Chouvel. Je remercie également Mondher Ayari pour ses précieuses remarques.

Texte intégral   

1La tradition musicale arabe subit aujourd’hui des influences culturelles multiples. Alors que beaucoup de musiciens et musicologues parlent du déclin de cet art, après une période prospère de la chanson arabe (début XXe siècle-fin 1970) et une prolifération des genres pop, de nouvelles tendances instrumentales émergent et rayonnent à l’échelle internationale. Ce phénomène semble évoluer en connivence avec un processus transculturel, lié à l’occidentalisation et à d’autres modes d’acculturation : turque, indien, andalou, etc. En Tunisie, l’ouverture sur les cultures extra-traditionnelles, en général, et sur la culture occidentale, en particulier, prend à la fin du XXe siècle des proportions importantes. Outre la prédominance de la variété internationale dans ce pays, l’influence de quelques genres improvisés, notamment le jazz, permet de développer de nouveaux modes d’expression musicale. L’influence du jazz dans le Maghreb, datant des années 1960, se fait de plus en plus ressentir et s’accompagne d’un phénomène de métissage fort révélateur. La musique tunisienne, au contact de la culture afro-américaine ne serait-elle pas en train d’en récupérer les traits au risque de perdre sa propre identité ?

2Quelles sont donc les réalités culturelles et esthétiques de l’implantation du jazz en Tunisie ? Comment une telle influence aurait pu émerger et quelles en sont les manifestations ? Est-il possible d’imaginer une évolution de l’art musical tunisien à travers le jazz ?

3Après avoir dressé un panorama historique de l’influence du jazz en Tunisie, nous nous pencherons sur les caractéristiques analytiques des processus de métissage émergents. Notre analyse s’appuiera sur les résultats d’une enquête de terrain (exhaustive) réalisée sur les classes de maîtrise des ISM tunisiens1 (n = 68).

4La première difficulté de la stylistique musicale au XXe siècle est probablement sa terminologie. Le terme « musique tunisienne » désignera, ici, tous les genres musicaux traditionnels (classique, populaire) et modernes (improvisés, « écrits »2, métissés, variété, etc.) pratiqués en Tunisie ou d’influence tunisienne. Le « jazz » est un terme générique désignant tout ce qui se rattache à la tradition afro-américaine, du style New Orleans à aujourd’hui. Il y a possiblement une ambiguïté terminologique entre « musique tunisienne » et « jazz », due à une éventuelle interférence d’influences, à l’aspect récent et complexe de leur métissage et au manque de recherches « définissant » leur croisement. Nous soulèverons cette confusion en introduisant le terme de « nouvelles tendances » qui évoque les pratiques musicales improvisées et métissées, oscillant entre jazz et musique tunisienne.

Des premiers jalons posés par la globalisation au foisonnement de nouvelles tendances de métissage : analyse historique

5Le jazz exerce son influence sur le paysage musical tunisien depuis les années 1960. L’émergence de tendances de jazz tunisiennes est la conséquence de l’interaction des trois facteurs suivants : la globalisation de la musique, se manifestant par la révolution des échanges d’information musicale dans le monde ; la réceptivité et productivité culturelle qu’est l’acceptation du jazz par le milieu musical tunisien et les efforts autochtones dans le domaine culturel ; et l’essor de l’intérêt pour la créativité transculturelle, favorisé par l’expansion d’un phénomène international de métissage musical.

6Nous analysons, tout au long de cette partie, des aspects favorisant le développement du phénomène de métissage entre jazz et musique tunisienne, et nous structurons notre étude en trois périodes. La première s’étend des années 1960 à la fin des années 1970, la seconde s’arrête au milieu des années 1990 et la troisième arrive jusqu’à aujourd’hui (2006).

Première période : 1960-1970, réceptivité et productivité culturelles, premiers effets de la globalisation

7Quelques années après l’Indépendance, un premier engouement envers le jazz voit le jour en Tunisie. Il durera jusqu’à la fin des années 1970. Les premiers signes de la globalisation commençaient déjà à apparaître dans le pays par la circulation d’idées politiques réformistes (mouvements jeunes, nouvelle gauche) et culturelles (essor du cinéma, de la musique et des médias). La référence du gouvernement bourguibien au modèle culturel et social européen a, en effet, favorisé la concrétisation de plusieurs « jeunes » projets. En 1962, de jeunes musiciens tunisiens, amateurs de jazz3, créent le « Jazz Club de Tunisie »4. Cet organisme lance en 1963 le premier Festival International de Jazz à Carthage5, premier festival de jazz en Afrique. Le 2 septembre 1963, le New York Herald Tribune relate l’événement en des termes flatteurs : « Le jazz parti d’Afrique, retourne à ses origines, retentit pour la première fois dans les ruines romaines ».

8Quelques années après, un autre festival naît à Tabarka (1972) permettant de découvrir d’autres artistes comme Manu Dibango, Keith Jarrett6, Dizzy Gillespie, etc. La presse française spécialisée souligne la qualité des artistes contactés par les festivals tunisiens7. De son côté, le public se déplaçait en grand nombre pour assister aux concerts de Lionel Hampton, Miles Davis et Louis Armstrong. La présence de ces « vedettes » montre l’existence d’une remarquable dynamique culturelle mais aussi, d’une importance de l’investissement étatique8. Ce que confirme cet extrait de presse :

« Un public jeune, chaleureux réceptif, tassé au c‘ûde à c‘ûde sur les gradins de l’amphithéâtre antique. Hampton […] fit reprendre en cœur quelques onomatopées célèbres. Sept mille personnes au comble de la joie […] après sept ans d’existence, le bilan du festival de jazz à Carthage est positif. Aucun pays africain n’a encore atteint une telle maturité musicale et un tel engouement. Cela n’est pas sans rappeler l’époque des années 1950 en France »9.

9Les artistes américains, présents dans les années 1960-1970 en Tunisie, parcouraient le monde entier. Ils étaient les « ambassadeurs » d’une nouvelle école afro-américaine, fière de son modèle culturel, et défiant son homologue européen. L’Europe même était à cette époque sous l’influence du jazz et de ses « visées expansionnistes » : incidence esthétique, culturelle et commerciale. En 1969 est né ECM : Editions of Contemporary Music, un label allemand ouvert sur le jazz et plus tard sur les musiques du monde.

10En conséquence à cette « globalisation » de la culture américaine et à une société ouverte et « réceptive » naissent de premières expériences de métissage en Tunisie. En 1965, l’Ibn Jazz Quartet (orchestre du Jazz Club de Tunisie) lance à Tunis une expérience inédite approchant le jazz et le stambâli, culte maraboutique et musique de transe thérapeutique tunisienne, d’origine africaine sub-saharienne. Cette approche n’étant pas été développée ni enregistrée, est tombée dans les oubliettes de l’histoire. Vers le milieu des années 1960, les adeptes du free jazz se focalisaient sur l’Afrique. Dans leur quête de nouvelles sonorités « exotiques », certains comme John Surnam et Jean-Luc Ponty auditionnaient en Tunisie des artistes traditionnels tels que Jalloul Osman, Moktar Slama et Hattab Jouini. Cependant, confrontés au fort caractère arabo-oriental de la musique locale, ces musiciens ne tardent pas à se rendre compte que la Tunisie était, sans nul doute, l’un des pays les moins « bronzés » d’Afrique noire. En 1969, est sorti le disque vinyle Noon in Tunisia – une véritable preuve de métissage entre jazz et musique tunisienne – signé par le pianiste suisse Georges Gruntz, assisté par le maître tunisien Salah El Mahdi10. Le produit est issu d’une série discographique nommée : Jazz meet the World, une des premières références explicites à une globalisation musicale. Il traduit, malgré la notoriété de ses protagonistes, une superficialité esthétique, due à la méconnaissance réciproque des langages musicaux « jazz » et « tunisien »11, malgré trois ans d’expérimentation du projet (à écouter Maghreb Suite, un live enregistré en 197112). L’appropriation de la musique noire américaine par les musiciens tunisiens traditionnels, semble encore, dans les années 1960-1970, peu évidente. L’inverse ne l’est pas moins. Bien que le courant du jazz modal marquait les années 1960, c’est surtout grâce à son syncrétisme avec la modalité européenne moderne (Debussy, Bartók, Messiaen), qu’il s’est le plus développé (usage des échelles diatoniques dites « modes grecs », ainsi que de quelques autres)13. Il s’agit, notamment, d’une modalité harmonique, plutôt monodique mais assez divergente de la modalité orientale (cf. disque de Miles Davis, Milestones, 1958).

Deuxième période : 1980-milieu des années 1990, uniformisation culturelle et tentatives de métissage

11Suite à cet engouement, où la convergence culturelle avait pleinement sa place, la Tunisie a connu une période de creux de la vague, du début des années 1980 au milieu des années 1990. Marquée par la montée du purisme traditionnel et la « somnolence » des politiques culturelles, plusieurs musiciens autochtones, fervents du jazz et des univers créatifs contemporains, quittent le pays à recherche de nouvelles conditions artistiques (Anouar Brahem, Dhafer Youssef, Mamdouh Bahri, etc.). La « fuite » des artistes d’origine extra-arabe (juifs, italiens, maltais, français) affecte de son côté la diversité culturelle dans les grandes villes. Cette époque connaît tout de même l’émergence d’aspects musicaux et transmusicaux révélateurs.

12La chanson arabe se normalise au format « standard » du nouveau marché global et sa durée décroît considérablement ; elle passe d’environ une heure (chanson d’Oum Kalthoum) à près de dix fois moindre (chanson de Georges Wasouf). La nouvelle variété d’influence libano-égyptienne, commençant ainsi à dominer, devient l’art de danse de prédilection des sociétés arabes modernes. Ses acteurs inventifs proposent perpétuellement un soin particulier à la mélodie et une systématique monotone et réduite au niveau du rythme : récurrence de structures rythmiques binaires s’apparentant du weda, du nisf-weda ou du maqsûm. Parallèlement, la variété occidentale prend une ampleur considérable dans le pays. Le commerce actif des cassettes initie musiciens et chanteurs à ces nouvelles productions. Ainsi émergent des orchestres « occidentaux » autochtones qui animent les soirées publiques et le marché des cassettes lui-même. L’évolution du tourisme de masse favorise progressivement l’éclosion de petites formations « occidentales ». Les praticiens des quatre disciplines suivantes : guitare, clavier, batterie et basse électrique, dont les plus débutants, profitent de cette aubaine financière. Ils sont également recrutés dans des formations « orientales » qui introduisent des synthétiseurs comme le Yamaha PSR 64. Cet instrument fige la notion d’échelle à quart de tons (notes préprogrammés) en standardisant toute la subtilité des musiques orientales pratiquées antérieurement. L’ensemble de ce système favorise l’intérêt des jeunes tunisiens pour l’apprentissage de la musique occidentale. Il a permis de former plusieurs musiciens polyvalents. Les orchestres s’orientalisent et s’occidentalisent selon le cadre, l’occasion et le public, au point qu’il devient parfois difficile de distinguer parmi les musiciens ceux qui sont spécialistes de musique arabe ou de musique occidentale. Le jazzman et compositeur tunisien Mamdouh Bahri14 témoigne de cette situation : « J’avais un répertoire allant du blues au reggae en passant par les musiques traditionnelles arabes […] il fallait pouvoir aborder toutes sortes de musiques »15.

13Les orchestres « occidentaux » connus des années 1980 (Carthago, African Soul Band) étaient installés surtout à Sousse, capitale touristique du pays. Ils étaient majoritairement formés de jazzmen baignant très jeunes dans la culture du jazz (années 1960-1970). Influencés par les courants de leur époque (rock, variété…), certains de ces orchestres avaient un penchant particulier pour les mélanges musicaux. Alech (Rome, 1976) et Carthago (Paris, 1987), sont deux disques de mélange entre chanson locale et musiques occidentales (jazz, rock, reggae, variété). Les protagonistes de ce type de métissage joueront plus tard un rôle important dans le développement du secteur jazz en Tunisie. Le musicien compositeur Fawzi Chekili est considéré comme une figure majeure de la fusion « jazz – musique tunisienne ». Outre son rôle de pédagogue – il a initié beaucoup de musiciens de pratique arabe et occidentale à ses tendances – son disque Taqasîm (1994)16 marquera l’histoire du jazz « tunisien ». Toutefois, les œuvres de Chekili sont quasiment toutes produites par lui-même et leur distribution est limitée au marché « culturel » local. Cette situation, qui demeure d’actualité, concerne toute une communauté de musiciens professionnels de pratique occidentale. Malgré leur grande masse – reflet d’une forte occidentalisation –, leur recrutement par des labels occidentaux est très rare et leur contribution à la production phonographique nationale est minime. Dans le monde arabe, d’une manière générale, seule une partie de ces musiciens, initiée à la musique « orientale », ou porteuse d’étiquette « arabisante », suscite l’intérêt des sociétés de production musicale. En Tunisie, la seule véritable source financière et régulière pour un guitariste professionnel demeure l’animation touristique, et dans un moindre degré l’enseignement, comme le prouve ce témoignage en 2000 de Chekili :

« Je me produis sur des scènes internationales de jazz, je donne des cours privés, j’enregistre en studio, je produis des disques de jazz […] mais je joue aussi du piano au Hilton de Tunis, six fois par semaine je touche 50 Dinars [38.46 euros] par soirée, c’est ma véritable source financière »17.

14Parallèlement à cette perte de vitesse dans la vie culturelle, émerge dans les années 1980 la world music. Ce concept multiculturel et commercial rallie en particulier les musiciens traditionnels du monde. Des artistes arabes émigrant en Occident se faisaient progressivement programmer dans les circuits culturels d’Europe et des États-Unis. Parmi eux, on retrouve une majorité formée de joueurs de ‘ûd innovants et passionnés par la culture musicale occidentale, comme Mounir Béchir, Nasir Chamma, Mohamed Zinelabidine, etc. Le ‘ûd qui était longtemps limité au rôle d’accompagnement devient un instrument transfrontalier pour solistes. En 1985, le ‘ûdiste compositeur tunisien Anouar Brahem présente à Carthage un spectacle nommé Liqua 85 (rencontre 85) où il réunit musiciens tunisiens, turques et jazzmen français. Une année après, le libanais Rabih Abou-Khalil (‘ûdiste-compositeur) sort chez Enja Records, Between Dusk and Dawn, un disque de fusion entre jazz et musique arabe. Les rencontres entre jazzmen célèbres et musiciens arabes « traditionnels » se multiplieront surtout dans la deuxième période (du milieu des années 1990 à aujourd’hui). En 1991, Brahem signe un contrat historique chez ECM. Cette collaboration annonce non seulement une réussite commerciale, vraisemblablement inégalée dans l’histoire de la musique tunisienne, mais aussi un pacte officiel entre la musique arabe et l’univers du jazz. En 1995, cet artiste déclare :

« Le jazz est la seule musique qui s’apparente à la musique maghrébine : on improvise, on se rencontre dans les clubs, les cafés, on joue ensemble. Le statut du musicien de jazz est le statut d’un musicien traditionnel : il n’appartient pas à l’establishment, il est toujours en quête »18.

15On déduit de cette deuxième période l’émergence d’une nouvelle génération de musiciens influencés par la période « jazzistique » florissante des années 1960-1970. Les joueurs de ‘ûd développent un courant moderne de métissage, bénéficiant du soutien du marché de jazz occidental. Les pratiques tunisiennes du jazz semblent s’articuler autour de deux pôles, le premier est occidental et le second est arabe. Ces deux pôles s’interfèrent de manière complexe, en raison de multiples facteurs socioculturelles et économiques.

Troisième période : milieu des années 1990 à aujourd’hui, mondialisation, engouement, créativité transmusicale

16Une nouvelle étape culturelle émerge en Tunisie vers le milieu des années 1990. En avril 1995 est née l’Organisation Mondiale du Commerce à Marrakech (OMC). Cet accord a élargi les échanges commerciaux tuniso-européens. La commercialisation des nouvelles technologies (lecteurs et formats numériques) s’est particulièrement développée dans les années 200019. La prolifération des récepteurs satellites et la montée d’Internet contribuent à décentraliser l’information musicale. La vente des musiques internationales, pas toujours réalisée dans les normes de la légalité, répond néanmoins aux besoins du nouveau marché des jeunes tunisiens (exemple 1).

17Dans notre enquête de terrain ((n = 68)), nous avons effectué une étude générale des supports musicaux collectionnés par les musiciens des ISM, relatifs aux musiques extra-arabes improvisées, et liés au jazz. Cette étude a pris, entre autres, en compte le nombre et le mode d’approvisionnement des disques compacts (tous formats numériques). Les résultats montrent que 3/4 de la population (68 sujets des ISM) est impliquée dans la création de fonds musicaux relatifs aux musiques extra-arabes improvisées. La plupart de ces individus mélomanes commencent à monter leurs collections vers 2002. Le rythme de collection des musiques extra-arabes modales est croissant chez plus de la moitié des personnes interrogées. Il en est de même pour les musiques occidentales, même si cela touche moins d’individus (30,88 % de la population totale).

18Comment peut-on expliquer l’émergence de cet intérêt et son évolution ?

19L’étude des origines des collections de musiques occidentales montre une majorité de mélomanes constituant leurs fonds musicaux à partir de disques copiés, échangés ou achetés. Ils se procurent les disques de jazzmen américains et européens, principalement, dans des boutiques « privées » qui les proposent à de très faibles prix (dans les 60 centimes d’euros – 1 dinar tunisien – pour un disque de Pat Metheny20). Les disques originaux, les répertoires enregistrés de la radiotélévision (locale ou étrangère) et Internet constituent des sources rares, comme l’illustre l’exemple 1.

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Exemple 1 : Taux de collection de CD du genre occidental (jazz, rock…) selon leurs différentes provenances.

20La conséquence directe de l’expansion des nouvelles technologies est un intérêt de plus en plus marqué pour les musiques improvisées, notamment le jazz. La globalisation dans ce sens a amené une ouverture à la diversité musicale. Il est probable que l’augmentation du débit de connexion Internet et la baisse des prix des lecteurs enregistreurs numériques ne fassent qu’amplifier cette tendance. La vulgarisation des supports et formats numériques (Flash Disc, MP3, DIVX…) permet d’accélérer les flux d’échanges musicaux. Ces aspects de la mondialisation21 contribuent à la progression de la variété commerciale, même dans le milieu rural, mais sert néanmoins au développement interculturel. Les musiques « savantes », « hors variété », dont le jazz et les « nouvelles tendances », connaissent une meilleure diffusion et suscitent un intérêt politique culturel et touristique.

21En 1996 est né le Tabarka Jazz Festival22, un événement touristico-culturel soutenu par l’État et par la délégation de la commission européenne. Devenu phénomène de mode, il est plus fréquenté par des jeunes de la capitale que par des étrangers. Outre la programmation de célèbres jazzmen (Ahmad Jamal, Joe Zawinul…), des concerts de rue et workshops s’offrent aux jeunes talents. À partir du début des années 2000, les événements « jazz » se multiplient en Tunisie, entre festivals spécialisés (Jazz à Carthage, Couleurs Jazz, Festival de la guitare) et généralistes. En 2002, sous l’initiative du ‘ûdiste-compositeur et musicologue Mourad Sakli, naît la première « école de jazz » de Tunis23. Des musiciens de formation « arabe » assistent aux cours d’harmonie et s’initient aux techniques du jazz. Ce programme sert à former des polyvalences musicales, un phénomène révélateur de métissage. Quant aux réformes entreprises au niveau des institutions étatiques24 (action de musicologues interprètes comme Mohamed Zinelabidine, Mourad Siala, etc.), elles permettent d’introduire une nouvelle ouverture artistique et font progresser le niveau musical général dans le pays25.

22Tous ces aspects forment des conditions propices à la pratique transmusicale et au développement de nouvelles tendances de « jazz ». Grâce à ces nouvelles circonstances, plusieurs jazzmen tunisiens de notre deuxième période renaissent de leurs cendres. D’autres, plus jeunes comme Wajdi Cherif se font découvrir. Tous sont reconnus sous une étiquette « orientale ». Les jazzmen occidentaux d’origine tunisienne comme le pianiste tuniso-suisse Moncef Genoud et le guitariste tuniso-américain Habib Hadad pratiquent aussi des mélanges musicaux. Malgré ce renouveau, les jazzmen tunisiens demeurent incapables de percer dans le circuit international du jazz. Paradoxalement, selon les normes du marché occidental, telles qu’elles sont définies par des majors comme Universal, les interprètes professionnels de formation traditionnelle tunisienne sont plus habilités à faire de grandes carrières en « jazz ». En adhérant à un nouveau concept « instrumental » et « improvisé », les musiciens sharqi (de Mashreq, formés dans le répertoire arabo-oriental), notamment les ‘ûdistes compositeurs, revendiquent graduellement une attitude « jazz » favorisant l’autonomie de leurs statuts. Le public tunisien s’habitue de plus en plus à voir des concerts de musique « arabe » sans chanteur. L’essor « jazz » de ces musiciens sharqi se nourrit du succès progressif de la musique arabe et arabo-jazz en Occident. Chanteurs, ‘ûdistes, joueurs de qânûn, de percussions ou accordéonistes orientaux, tous croient au World Jazz Dream. Faut-il rappeler que le ‘ûd de Brahem rayonne continuellement en Europe et aux États-Unis et que la musique electro du chanteur et ‘ûdiste Dhafer Youssef devient l’un des fers de lance du label Jazzland ? Aujourd’hui, les nouvelles tendances musicales tunisiennes sont reconnues en Occident par leur pacte avec le jazz ; de plus leur influence s’exerce sur les musiciens européens26. Cependant, et malgré le développement moderne de son langage, le milieu occidental en général et celui du jazz en particulier (musiciens et critiques d’Occident), la réduit « inlassablement » à une pensée « world » et à une couleur « ethnique ». La plupart des critiques occidentales qui abordent ce phénomène de métissage semblent incapables de le penser à partir de la musique arabe ; comme s’il n’était pas possible de créer un art musical arabe moderne.

23L’analyse des histoires relatives du jazz et de la tradition musicale tunisienne montre l’évolution « globalisante » d’une diversité culturelle, contribuant à une convergence stylistique dont il est difficile de présumer l’intérêt musical. À ce stade, nous sommes en droit de discuter ce dédoublement. Quels sont les enjeux culturels et esthétiques des nouvelles tendances « jazz » tunisiennes ?

Les nouvelles tendances de métissage : synonyme de diversité ou d’uniformisation ?

24Nous commencerons dans une première étape par étudier les enjeux de diversité culturelle associés aux formes de métissage élucidées auparavant. Nous effectuerons par la suite une analyse musicale afin d’aborder cette problématique d’uniformisation.

25Est-ce que le mélange « jazz – musique tunisienne » peut contribuer à l’élargissement de la tradition musicale du Maghreb ? Il ne s’agit pas d’engager une évaluation « philosophique » autour du jazz, comme l’a fait Adorno dans son article « l’adieu au jazz » (1933). Pourtant, des correspondances « adorniennes » se retrouvent au Maghreb, dans l’univers de la création musicale. En Tunisie, comme eu Maroc, le milieu musical « savant » reconnaît peu au jazz « sa pertinence en tant qu’objet digne de perturber la philosophie au point d’en faire évoluer le paradigme »27 ; le jazz demeure encore perçu comme une musique de connotation commerciale, voire « extra-académique ». Lors de notre enquête dans les ISM tunisiens, nous avons constaté certains comportements prêtant à la confusion de ce genre avec les musiques légères jouées dans les hôtels à des fins touristiques. Cette attitude se manifeste clairement dans le secteur de l’enseignement de la musique occidentale (conservatoires, écoles privées, etc.) qui encourage plutôt les formes occidentales écrites et a tendance à négliger les pratiques actuelles, notamment les musiques d’influence jazz. La musique classique européenne occupe, particulièrement, une place centrale dans les actions de développement pédagogique28. Dans notre étude effectuée auprès des musiciens des ISM (n = 68), nous n’avons recensé aucun saxophoniste, aucun trompettiste, un seul batteur et un seul contrebassiste. En revanche, sur 54 musiciens déclarant entre 4 ans et 18 ans de pratique instrumentale, 20,37 % sont pianistes, 24,07 % sont violonistes et 37 % sont ‘ûdistes.

26Ainsi, peut-on se demander sur les enjeux d’un investissement institutionnel qui peut paraître en décalage à la fois avec la tradition musicale locale (populaire et improvisé) et avec les évolutions les plus contemporaines du domaine musical. Parler de musique arabe « savante », ou contemporaine, tout en évoquant les vertus de la tradition culturelle européenne, est une constante chez plusieurs musiciens et musicologues arabes. Il est remarquable de constater que dans le domaine des arts plastiques, on retrouve ces mêmes questionnements. Depuis l’apparition de la peinture de chevalet en Tunisie, l’activité artistique n’a cessé de confirmer son influence par la culture occidentale, et ce malgré une revendication d’une identité proprement arabe. « Résidu colonial » ou « impressionnisme idéologique » ? En tous cas, des œuvres musicales tunisiennes sont, tous les jours, écrites dans cet état d’esprit. Combien de musiciens en Tunisie exécutent quotidiennement le Hanon et le Mazas (respectivement, méthodes pour piano et violon classique) ? Sans mettre en question l’utilité « technique » de ces approches, leur rapport esthétique avec les formes musicales spécifiques à la Tunisie (ceux des noubas29 par exemple) est inexistant. Il en va de même pour la musique de Charlie Parker. Pourtant les formes musicales du Maghreb, d’un point de vue ethnique, oral et improvisé, trouveraient plus d’affinité avec les origines africaines du jazz. Au fond, certains genres « savants » et « populaires » tunisiens30 s’apparentent beaucoup plus du jazz ou du reggae qu’à la forme sonate. Le sallémi, qui est un rythme issu du genre populaire tunisien cha‘bi, n’est-il pas construit sur une pulsation de 12/8 quasiment identique à celle du reggae, voire à celle d’un medium swing ?

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Exemple 2 : Transcription de cellules rythmiques illustrant une complémentarité « surprenante » entre les rythmes : sallémi, reggae et medium swing.

27Le jazz des new orleans est fondé sur un principe d’improvisation se rattachant à un court thème (chanson), exécuté dans une pensée principalement mélodique et faisant appel à des pentatonismes (influence du blues). N’en est-il pas de même, ou presque, dans le genre « afro-tunisien » stambâli31 ? Ces correspondances ne plaident-elle pas pour l’hypothèse d’une parenté culturelle qui expliquerait la facilité de perception que développent les jazzmen à l’égard des musiques traditionnelles du monde ?

28La partie de notre enquête portant sur l’écoute des musiques improvisées montre une forte corrélation entre les intérêts pour le jazz, ceux pour la modalité et ceux pour le métissage. Cette « tridimensionnalité », caractéristique du jazz en Tunisie, a été observée à travers l’analyse des tendances perceptives des jeunes musiciens des ISM. Des tests musicaux et psycho-musicaux ont été élaborés dans ce sens, dont un commentaire d’écoute faisant auditionner cinq extraits musicaux : Ait oumrar de Karim Ziad32, Barzakh de Anouar Brahem33, Countdown de John Coltrane (version du Brad mehldau trio)34, Bir Çapkın Dilenci de Yeni Türkü35, et Five Peace Band de John McLaghlin36.

29Nos résultas révèlent un rapport important entre les tendances esthétiques des sujets (auditeurs, jeunes musiciens) et leur capacité de perception « interculturelle ». Comparés aux puristes du classique européen et aux puristes du « classique » arabe37, les praticiens de jazz (n = 11) identifient beaucoup plus efficacement les formes originelles et les influences culturelles d’une œuvre de métissage, ou d’une musique modale (extra-arabe, arabe moderne). La population des « jazzmen » discerne aussi de manière beaucoup plus pertinente les cadences polytonales38 :

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Exemple 3 : Comparatif des pourcentages de pertinence perceptive, relative des cinq extraits commentés.

30L’importance du jazz en tant qu’alternative musicale ouvre à la réception tunisienne des voies de cohabitation, où on peut retrouver aussi bien la modalité arabo-orientale que de nouvelles fusions stylistiques. Cela est dû particulièrement à la poly-culturalité du discours jazzistique. Il n’y a évidemment aucune parenté directe entre le jazz et la musique traditionnelle arabe, turque ou indienne. Outre les innombrables divergences de style, de forme et même de rythmicité, quelle analogie peut-il y avoir entre une pensée compositionnelle tonale et une pensée traditionnellement modale ? Mais, ne peut-on pas voir dans l’ouverture de jeunes musiciens tunisiens sur le jazz un intérêt culturel et éducatif ? Et les bouleversements les plus récents qu’on peut constater chez des musiciens arabes contemporains, ne sont-ils pas le signe d’une révolution esthétique comparable à celle qu’a connu le jazz dans les années 194039 ?

31Avant la fin du XXe siècle, la musique maghrébine n’a pas connu de véritable bouleversement esthétique ; et ce malgré son pacte avec les cultures du Moyen-Orient et ses contacts historiques avec l’Occident. Les métissages et les foisonnements stylistiques qui s’opèrent au sein du langage musical tunisien sont, de ce point de vue, révélateurs d’un changement tout à fait radical. Et ce n’est pas le moindre aspect de ce changement que d’être passé d’une production locale limitée à un rayonnement international ? C’est cette nécessité de transmutation qui légitimerait, au-delà de toute polémique esthétique, toutes les tentatives de brassage autour de la musique arabe. Les artistes capables de faire progresser ce courant sont sans doute ceux qui réussissent à développer la meilleure polyvalence de langages. La rigueur des disciplines écrites, l’expérience de l’improvisation et de l’échange interculturel, la sauvegarde des spécificités authentiques des arts, etc. sont, malgré leur apparente contradiction, des atouts nécessaires pour l’élargissement de la tradition musicale arabe.

32Qu’en est-il toutefois des risques d’uniformisation esthétique que peuvent induire ces mélanges ? Une étude analytique semble indispensable pour répondre à cette question.

Tradition musicale et globalisation : le cas d’Anouar Brahem

33La musique d’Anouar Brahem40 est particulièrement appropriée pour approcher les spécificités musicales du métissage entre « jazz et musique tunisienne »41. Ce choix est représentatif pour plusieurs raisons, dont, la notoriété internationale et le rayonnement commercial (critères liés à la globalisation). On peut citer le « triomphe » du disque Le pas du chat noir ayant fait des records de vente aux USA et en France42.

34Comme de nombreux ‘ûdistes de la fin du XXe siècle, l’un des premiers soucis de Brahem est d’inventer sa propre stylistique musicale. Il en témoigne son jeu de figurations mélodiques, bifurquant de la notion du tarab (état d’extase donné par la musique, typique de la musique arabe), et sa nouvelle exploration sonore du ‘ûd. Cherchant probablement à présenter la musique arabe sous une lumière nouvelle, ce musicien adopte l’attitude expérimentale du modernisme occidental. Il ne traite pas la tradition comme une évidence ou une vérité absolue mais plutôt comme une forme d’expression « flexible », un objet de métissage. Il s’approprie et redécouvre le matériau musical traditionnel, le développe et lui donne un sens nouveau. Cette approche présente toutefois des risques esthétiques en ce qui concerne ses rapports avec le jazz (liens transmusicaux) et avec la globalisation (liens économiques).

35Principalement instrumentale, improvisée, transmusicale, il est parfois difficile de reconnaître, dans la musique de Brahem, des traits de la tradition musicale tunisienne. Des éléments musicaux fondamentaux comme l’improvisation « classique » (istikhbâr, taqsîm) et les modes traditionnels (tbu’, maqâmât43) se dissipent souvent sous des formes atypiques de métissage44. Pour les déceler, la prise en compte des influences potentielles subites, de manière consciente ou inconsciente, par le compositeur s’avère essentielle. Dans le cas de Brahem elles sont très variées, à la fois endogènes (entre traditions arabo-islamiques) et exogènes (le reste des traditions du monde). La considérable expérience multiculturelle du compositeur, alimentée par 20 ans de pratique transmusicale, rend la tâche analytique complexe. L’analyse musicale individuée serait tout aussi insuffisante pour en dégager les phénomènes socioculturels et stylistiques. Bien qu’il soit difficile de déterminer les paramètres précis de ces phénomènes complexes, liés au métissage, il existe aujourd’hui des moyens pour étudier toutes ces questions en profondeur. Combinée aux sciences sociales, la psychologie cognitive constitue un outil analytique efficace dépassant dans ce contexte les vertus de l’analyse musicologique traditionnelle. De récentes recherches portant sur l’écoute des musiques métissées se sont fondées principalement sur des méthodes d’analyse perceptive ; certaines expériences de Mondher Ayari45 faisaient participer des auditeurs experts en musique arabe et des auditeurs experts en musique occidentale (dont des musiciens de jazz46) en vue, notamment, d’avoir une poly-connaissance des nouvelles musiques arabes improvisées. La transposition de cette technique expérimentale au cas des nouvelles tendances métissées devrait faire appel à de nouveaux éléments de réflexion. On ne peut pas dans notre contexte ne pas prendre en compte la compétence multiculturelle des sujets. Dans le cadre qui est le notre, les auditeurs polyvalents, experts dans différentes cultures multiplieraient les probabilités de connaissance perceptive relative à ces phénomènes.

36Par exemple, un auditeur expert, Mourad Sakli, questionné sur l’improvisation dans les nouvelles musiques tunisiennes, nous révèle que le concept d’improvisation lui-même peut être imaginaire. D’après lui, dans une performance « live » de musiciens comme Anouar Brahem, tout peut être écrit à l’avance même si « certains traits rappellent l’improvisation ». Au cœur de cette polémique, une nouvelle question peut sans doute se poser : qu’est ce qui est aujourd’hui improvisé et qu’est ce qui ne l’est pas ? Suffit-il d’écrire ou de reprendre oralement une musique pour dire qu’elle est composée ? Ces questionnements rendent éminent l’appel au domaine de la psychologie expérimentale dans le traitement des nouvelles musiques arabes improvisées. Au fond, il est toujours difficile de distinguer une improvisation « instantanée » d’une improvisation « écrite » et seul un aveu de l’interprète permet de trancher cette question. Mais pourquoi écrit-on une « improvisation » ?

37Toute aventure « improvisée » comporte des risques d’une toute autre nature que ceux liés à la performance du musicien. Ces risques ne sont-ils pas dans le cas de Brahem multiples : état d’âme de l’interprète, enjeu de la notoriété, enjeu du public, etc. ? La substitution de l’acte improvisé par la seule version écrite soulève une problématique de réductibilité esthétique. Le fait d’éviter dans » l’improvisation » tout cheminement traditionnel d’un taqsîm renforce cette hypothèse. Brahem écarte, constamment, les échelles à quarts de ton et évite formellement l’usage des procédés stylistiques et expressifs traditionnels : technique de plectre basée sur les trimoli (taryich), les procédés de mise en valeur des tétracordes, les modulations maqâmiques, etc. L’économie de la pensée harmonique reste également une constante dans ce genre de musique, qui semble pourtant inséparable des univers musicaux occidentaux (jazz, musique classique). On note en effet l’omniprésence de suites d’accords rappelant la polyphonie modale, de lignes de basse, de contrepoints, et même des bribes d’orchestration. D’autres points peuvent être rajoutés, comme, les chiffrages, l’exécution permanente de courts thèmes à l’unisson et l’appui harmonico-rythmique par ostinato. Ainsi, devient-t-il possible que la tradition européenne modale, ou celle du jazz (Miles Davis, Keith Jarrett, John Mc Laghlin) récupère des traits de la musique arabe, et non le contraire ? Pour étayer cette hypothèse, la transcription d’œuvres du courant métissé à partir de conventions d’écriture jazzistique s’avère intéressante. Ce qu’illustre l’exemple suivant47 extrait d’une pièce de Brahem, Les jardins de Zyriab48, transcrite à cet effet :

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Exemple 4. Extrait d’une transcription de la pièce Les jardins de Zyriab de Anouar Brahem, à la manière des musiciens de jazz.

38Cette représentation simpliste met en œuvre la quasi-totalité des phénomènes musicaux indiqués aux interprètes. Et ils sont en effet simples. C’est l’improvisation (non transcrite) qui donne une forme plus « complexe » à l’œuvre, comme dans un standard de jazz traditionnel. Ce support, ou prétexte, se propose à maintes possibilités de réarrangement, ce qui renforce le risque de sa transmutation. Il est aussi valable pour une infinité d’interprétations pour des musiciens de cultures différentes. C’est dans cette vision « jazz » que la réductibilité se transforme en diversité culturelle. Mais, d’un point de vue arabo-traditionel, le ‘ûd se réduit parfois à son timbre, l’improvisation harmonico-modale prend le dessus par rapport à un développement modal plutôt linéaire (celui du taqsîm en l’occurrence), etc. Dans ces conditions, il devient possible de penser que les composantes esthétiques des nouvelles tendances convergent en standardisation, voire en uniformisation. C’est aussi dans ce contexte de mutations réductibles, sous-tendant le rapport complexité musicale/globalisation du musical, que certaines questions se posent : s’agit-il de recommandations commerciales occidentales, conditionnées par la profitabilité d’un marché sans frontières, ou « d’innocentes » pensées compositionnelles, ou plus encore, d’une volonté des créateurs de rendre leurs musiques « universelles » ? Rappelons que la musique de Brahem est commandée par une firme discographique étrangère, liée pour sa distribution à la multinationale Universal. Malgré la réputation d’ECM Records (esthétique sonore « propre »49, recherche de qualité des musiciens), une normalisation esthétique peut être envisageable en ce qui concerne ses produits. Sa clientèle rentable ne demeure-t-elle pas celle de la rive Nord ? En réalité, la créativité et l’hédonisme de beaucoup d’artistes des pays du Sud vont aujourd’hui au profit du marché occidental. Cette situation renvoie certainement à une évidente profitabilité mondialisante mais aussi à une défaillance socio-économique du marché culturel des pays en développement. L’absence en Tunisie de sociétés internationales spécialisées dans le domaine musical et de labels spécialisés en musique improvisée, en particulier, est une cause principale de la « fuite » de beaucoup de travaux artistiques. La conception marketing d’une œuvre destinée, a fortiori, au marché occidental pousse parfois à opter pour des choix esthétiques réducteurs. Les conditions de métissage, mêmes, présentent d’énormes risques de réductibilité. Elles soumettent couramment l’univers naturel de l’instrument traditionnel au système diatonique ; cas des Jardins de Zyriab (exemple 4) où il est clairement indiqué, à l’ensemble « ‘ûd, piano et accordéon », d’exécuter le thème à l’unisson. Or, ce contexte tend à standardiser les degrés fluctuants du ‘ûd50 aux normes du tempérament égal, et contribue, d’un autre point de vue, à rendre universelle, convenable, correcte, notre perception du « frottement musical » résultant.

39En somme, quoi qu’elle prête à discussion, cette lecture autour de la musique d’Anouar Brahem nous permet d’imaginer d’autres perspectives et nouvelles tendances futures. Cette approche n’est-elle pas déjà considérée comme « classique » par plusieurs jeunes musiciens tunisiens ?

40Dans cet article, nous avons étudié l’histoire du jazz en Tunisie des années 1960 à aujourd’hui. L’interaction entre la réceptivité socioculturelle autochtone, la globalisation de la musique et un phénomène de transmusicalité ont permis l’éclosion de plusieurs styles mélangeant des éléments du jazz avec de la matière musicale locale. Ces métissages contribuent, malgré leurs limites, à alimenter une diversité culturelle au sein de la tradition artistique tunisienne. L’analyse de la musique d’Anouar Brahem dévoile une réalité de l’économie musicale et une réalité économico-commerciale d’un courant de « jazz tunisien » mené par des joueurs de ‘ûd.

41Comme toute approche, cette étude a des limites et se doit d’être complétée, d’abord, par un approfondissement dans l’analyse des mêmes objets soulevés dans cet article, et ensuite par la comparaison et l’ouverture vers d’autres pratiques de la musique actuelle dans d’autres pays arabes. L’influence du jazz au Maroc date des années 1960-1970. Les expériences de métissage entre jazz et musique marocaine, en l’occurrence avec la musique gnawa (culte maraboutique marocain d’origine sub-saharienne), bénéficient d’une remarquable et récente relance politico-culturelle, ainsi que d’un notable soutien européen. Le jeune système d’enseignement musical dans ce pays opte actuellement pour des choix institutionnels d’orientation classique européenne. On peut se demander à l’issue de notre étude si l’expérience déjà ancienne de la Tunisie est tout à fait probante dans ce sens. L’exemple tunisien montre à la fois l’extrême perméabilité des influences internationales et finalement une certaine stabilité des principes culturels fondateurs. La meilleure défense contre les effets réducteurs de l’hybridation doit sans doute se trouver dans le développement d’une meilleure connaissance des spécificités de chaque culture et cela passe par une conscience accrue des enjeux pédagogiques correspondants. L’expansion des actions marketing dans le domaine artistique ne cesse de « déraciner » de grands courants de la tradition musicale arabe. La diffusion des sous-genres métissés d’Occident et du Moyen-orient « contamine » tout le monde arabe et y engendre de véritables crises d’identité. La politique culturelle tunisienne, dans son volet pédagogique, ne se doit-elle pas de traiter ce phénomène pop en l’adoptant dans ses institutions plutôt qu’en « l’isolant » ? Et l’ouverture institutionnelle sur le jazz n’est-elle pas dans ce contexte essentiel ? N’est-il pas temps que les conservatoires du monde arabe s’ouvrent sur les secteurs contemporains et improvisés de la musique occidentale ?

Notes   

1  Enquête réalisée, en février 2006, aux Instituts Supérieurs de Musique (ISM) de Tunis, Sousse et Sfax. Les données obtenues ont été collectées à travers un questionnaire rédigé en français, assisté par nous-même en dialecte tunisien, et rempli sans aucune exigence linguistique (langue au choix).

2  On peut citer à titre d’exemple certaines musiques écrites par Ahmed Achour et Wanes Khligen, faisant appel aux formes savantes européennes, notamment le genre symphonique, et aux genres traditionnels arabes.

3  Mongi Majeri (chroniqueur de jazz, harmoniciste), Ahmed Ben Miled (contrebassiste), Mohsen Ayari (trompettiste), etc.

4  Pour savoir plus de détails sur la naissance du « Jazz Club de Tunisie » et sur le premier festival de Jazz organisé en Tunisie dans les années soixante, voir Mohamed Ali Kammoun, Le jazz en Tunisie de 1962 à aujourd’hui : une réflexion autour des intérêts pour le métissage, à l’aube de la réhabilitation culturelle, Mémoire de DEA, Strasbourg, Université Strasbourg II (Marc Bloch), 2002.

5  Ministère de la Culture en Tunisie, Le Festival International de Carthage : Rétrospective du 20e siècle, Tunis, Noir sur Blanc, 1999, p. 28.

6  Keith Jarrett compose en 1973 une musique nommée Tabarka.

7  Jean-Robert Masson, Jazz Magazine, n° 181, Paris, N.E.M.M. & Cie, septembre 1970.

8  En 1967, les six millions d’anciens francs français de cachet exigés par Louis Armstrong n’avaient pas découragé les organisateurs du festival.

9  Jean-Claude Zana, in Paris-Match, Paris, 27 août 1969.

10  George Gruntz, MPS/Polydor, Allemagne, 1969.

11  Mohamed Ali Kammoun, Le jazz en Tunisie : analyse musicale, Mémoire de maîtrise, Tunis, Université Tunis I (ISM), 2000.

12  « Maghreb Suite », in Ossiac Live1971(Autriche), Four Aces Records, Italy, 1994.

13  Les historiens du jazz persistent à penser, en évoquant le jazz modal des années 1950-1960, que les jazzmen de l’époque se seraient inspirés des modes d’Orient et « d’Arabie » (Jacques Siron, La partition intérieure), ce qui prête à discussion.

14  Jazzman tunisien de tendance arabo-orientale, Cf. Song For Sarah, cassette : Aljazzira, USA/Japan, 1987.

15  Michel Dany, « Entretien avec Mamdouh Bahri », in Jazz Magazine, n° 416, Paris, juin 1992, p. 78.

16  Taqâsim, enregistré en Hollande et à Tunis, production et distribution de Fawzi Chekili, 1994.

17  Fawzi Chekili, Entretien avec M-A Kammoun, Tunis, 22 décembre 2000.

18  Anouar Brahem, Le monde, Paris, 11 février 1995.

19  L’accès de la Chine à l’OMC en 2001 a eu un impact considérable sur la réhabilitation technologique de pays en développement comme le Maroc ou la Tunisie.

20  Le prix d’un disque de jazz de production occidentale ne peut dans aucun cas être aligné au prix indiqué (environ 60 centimes), compte tenu des droits des artistes, des charges de distribution, etc.

21  Les incidences directes de la mondialisation sur le paysage musical tunisien sont nombreuses. Certaines, que nous n’avons pas évoquées, font intervenir les transformations générales de l’économie et de la société dans le monde, les conditions techniques de l’enregistrement et la distribution, l’essor démographique du monde, etc.

22  La plupart des grands événements jazz, ayant eu lieu en Tunisie depuis 1997, sont assurés par la Scoop Organisation, première société locale privée qui soit expérimentée dans l’organisation et la production du jazz.

23  Des contacts entamés en 1999 à l’occasion d’une semaine belge à Tunis donnent naissance en 2002 à une série de stages constituants une « école de jazz » dirigée en collaboration entre le Centre des Musiques Arabes et Méditerranéennes (Tunis) et l’Académie Internationale d’été de Wallonie (Bruxelles).

24  La création d’instituts supérieurs de musique, de conservatoires et de départements musicologiques répartis dans tous le pays décentralise l’enseignement musical tunisien et encourage le développement de nouvelles pratiques régionales dans le domaine musical.

25  Des cours d’initiation en jazz et des ateliers pédagogiques d’« ethno-jazz » (ainsi certains les appellent) ont été lancés dans les ISM tunisiens, assurés par Mohamed Hamza (guitariste, enseignant à Sfax), Kamel Sallem (pianiste, enseignant à Sousse) et Fawzi Chekili (guitariste, enseignant à Tunis).

26  Des musiciens en France n’hésitent plus à interpréter des musiques d’Anouar Brahem et écrire pour le ‘ûd. Les exemples sont multiples. (Ex. Concert de jeunes jazzmen français, Centre d’Information Musicale « CIM », Paris, 2003).

27  Emmanuel Parent, « Remarques sur Adorno et le jazz de Christian Béthune », in Samedi d’Entretemps, Paris, Ircam, 29 mai 2004.

28  Les conservatoires tunisiens essayent de se conformer aux normes françaises. Depuis les années 1990 on constate l’explosion du nombre d’écoles privées sur le modèle occidental, implantées dans les grandes villes. La vie musicale donne une grande importance à la tradition symphonique (grands et petits ensembles arabes et occidentaux). Enfin, de nombreux recrutements d’enseignants d’Europe de l’Est ont été effectués dans les années 2000, pour l’apprentissage d’instruments non arabes comme le violon, la clarinette et le piano, enseignés selon les méthodes classiques européennes. Ces démarches sont subventionnées ou entièrement prises en charge par l’État.

29  Forme musicale d’origine arabo-andalouse composée sous forme de suites en plusieurs mouvements, désignant en Tunisie le répertoire traditionnel dit classique.

30 . Il devient conventionnel de mettre le terme « savant » entre guillemets pour relativiser son rapport avec la musique savante européenne. Ce terme a été introduit pour désigner les genres classiques comme le malouf en vue notamment de les différencier par rapport aux genres populaires ou cha‘bi. Nous contestons ces attributs devenus conventionnels, dont les contenus jugés « savants » sont parfois réversibles. Certaines musiques populaires en Tunisie, telle que celles des îles (Jerba, Kerkennah), sont dotées de système rythmique élaboré.

31  Hamdi Makhlouf, Aspects musicaux du rituel thérapeutique chez le stambéli de Sfax, octobre 2004, Paris, Université 8-Vincennes Saint-denis, mémoire de DEA, 119 p.

32  Karim Ziad, Ifriqia, ACT music, 2001.

33  Anouar Brahem, Barzakh, ECM 1432, 1991.

34  Brad Mehldau, Live at the village Vangard, Warner Bross Records, 1998.

35  Yeni Türkü, « Bir Çapkın Dilenci », Ask Yeniden, 2003.

36  John Mc Laghlin, Remember shakti, festival Jazz à Vienne, production Mezzo, 2004.

37  Les « puristes » sont ceux qui ne déclarant être intéressés que par le genre classique européen (n = 8) ou par le genre traditionnel arabe (n = 11) ; ils forment un peu plus que le ¼ de notre population totale (n = 68)

38  Elle en occupe un taux « perceptif » dépassant, respectivement, les puristes « occidentaux » et « arabes » de 29,25 % et de 36,8 %.

39  Lorsqu’une poignée de jeunes musiciens américains rompent avec une musique « populaire » au profit d’un courant artistique destiné à une minorité (le be-bop).

40  Seule l’expérience de Brahem chez le label ECM a été prise en considération.

41  Bien que Brahem soit formé dans l’univers musical tunisien, il n’est pas facile d’affirmer l’existence d’éléments musicaux proprement tunisiens dans sa musique. Il va de même pour le jazz, bien qu’une grande partie « improvisée » de sa musique soit interprétée par des jazzmen (Dave Holland, Jan Garbarek, François Couturier, etc.), on ne peut y affirmer l’existence de traits spécifiques du jazz. L’objectif de notre analyse n’est pas de traiter ces questions.

42  Le disque « Le pas du chat noir » a été numéro un des ventes jazz en France pendant plusieurs semaines et en deuxième position, après Norah Jones aux USA, selon Mourad Matari, directeur de Scoop Organisation.

43  Singulier de maqâm.

44  La musique d’Anouar Brahem repose sur des « improvisations » modales sortant généralement du cadre du taqsîm arabe traditionnel.

45  Mondher Ayari et Stephen McAdams, « Le schéma cognitif culturel de l’improvisation modale arabe : forme musicale et analyse perceptive », in Jean-Marc Chouvel et Fabien Lévy (éd.), Peut-on parler d’art avec les outils de la science, Paris, L’Harmattan/Ircam, 2002, p. 395.

46  M. Ayari, « Quelles catégories et quels filtres culturels sont à l’œuvre dans nos écoutes ? » In De la théorie à l’art de l’improvisation : analyse de performance et modélisation musicale, Sampzon, Delatour, 2006.

47  Anouar Brahem, « Les jardins de Zyriab », in Le voyage de Sahar, ECM, 2006.

48  Zyriab est le fondateur de l’école ‘ûdiste d’Andalousie au IXe siècle ; il est connu par ses modifications innovatrices du ‘ûd : rajout d’une cinquième corde, développement du jeu du plectre, etc. Au fond, en faisant une simple analogie entre les « Jardins » de Zyriab et celui de Brahem, on déduit une revendication, de ce dernier, pour une attache à la tradition musicale arabe et pour la naissance d’un mouvement artistique d’avant-garde.

49  Il existe des prises sonores typiques d’ECM, appuyées d’effets réverbérants au mixage.

50  Dans la tradition musicale tunisienne, la tierce et la septième sont les degrés les plus fluctuants de l’échelle générative (la quarte du mode rast-idhîl fait probablement l’exception). Cette fluctuation, qui tend à s’uniformiser, demeure néanmoins perceptible par des oreilles expérimentées et imprégnées de culture maqâmique.

Citation   

Mohamed-Ali Kammoun, «Le jazz en tunisie :», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et globalisation, mis à  jour le : 27/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=172.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Mohamed-Ali Kammoun

Mohamed-Ali Kammoun est pianiste et compositeur, doctorant en musique et musicologie du XXe siècle à l’université Paris IV-La Sorbonne. Études de musique arabe et de piano classique européen à l’Institut Supérieur de Musique de Tunis, de musicologie à l’université Strasbourg II, d’harmonie du jazz au CIM de Paris, et de piano moderne à la Bill Evans Piano Academy de Paris. Titulaire du certificat de la Fédération Nationale des Écoles d’Influence Jazz de France, membre du Syndicat National des Auteurs Compositeurs de France.