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Des critères d’authenticité dans les musiques métissées et de leur validation :
Exemple de la musique arabe

Amine Beyhom
mai 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.168

Résumés   

Résumé

Les « rencontres musicales » sont considérées comme un des résultats « normaux » de la globalisation ; un des corollaires de cette assertion est une attitude (répandue de nos jours et trouvant son origine dans les musiques exotisantes occidentales) dans laquelle le créateur musical se sent le droit de puiser libéralement dans les différentes musiques du monde, comme au sein d’un catalogue d’offre culturelle, pour améliorer son offre personnelle, ou tout simplement améliorer ses chances d’être entendu sur la scène musicale mondiale ou locale. Les « métissages » qui en résultent sont divers, et diversement appréciés par le public, les musiciens et les musicologues.
L’auteur tente dans cet article d’analyser la dynamique couplée modernité v/s tradition et globalisation v/s identité sur des exemples précis issus des musiques récentes ou contemporaines du Proche-Orient, avec le Liban, pays à la pointe des syncrétismes dans la région, comme exemple phare. Une étude particulière de la « seconde augmentée », correspondant dans les théories modernes du maqâm à l’intervalle du tétracorde hijâz (ou hijâz-kâr), permet de mieux situer la problématique globale abordée dans l’article. La conclusion qui ressort de ces analyses est que la première dynamique (modernité v/s tradition) est faussée par la deuxième (globalisation v/s identité), et que le produit de ces « échanges » culturels reflète la réalité de la situation politique au cours des deux derniers siècles : la globalisation résulte en une perte quasi totale de l’identité culturelle locale, et la modernisation (confondue avec « évolution » par la majorité des acteurs culturels) est devenue, pour les pays arabes (sinon pour tous les autres), synonyme d’« occidentalisation ».
Plutôt que de rester sur un constat négatif, l’auteur tente, en dernière partie d’article, de définir, sur l’exemple des musiques arabes, une série de critères pouvant servir à « authentifier » un produit musical issu de telles « rencontres », en insistant sur la nécessité préalable d’un retour aux sources originelles de ces musiques pour les Arabes eux-mêmes, tout comme pour d’autres acteurs de la scène musicale « mondialisée ».

Abstract

‘Musical encounters’ are considered as one of the ‘normal’ results of globalisation. One of the corollaries of this assertion is an attitude (widespread today, whose origin lies in Western music’s quest for the exotic), whereby the musical creator feels entitled to draw on the different world musical traditions, like catalogues of cultural offerings, in order to enhance his or her own personal offering, or simply to enhance the chances of being heard in a local or global music scene. Different kinds of ‘métissage’ result, which are differently appreciated by audiences, musicians, and musicologists.
In this article, the author undertakes an analysis of the dynamic pairs modernism vs. tradition and globalisation vs. identity, using new music examples taken from the Near East, particularly from Lebanon, a spearhead of syncretism in the region. Particular examination of the augmented second, corresponding in modern theories of maqâm to the tetrachord interval hijâz (or hijâz-kâr), permits a better localisation of the global problem approached in this article. The conclusion that emerges from these analyses is that the first dynamic pair (modernism vs. tradition) is distorted by the second dynamic pair (globalisation vs. identity), and that the products of these cultural exchanges reflect the reality of the political situation of the last two centuries. Globalisation results in almost total loss of local cultural identity, and for Arab countries (if not for all others) modernisation (confused with ‘evolution’ by most cultural players) has become synonymous with ‘Westernisation’.
Rather than dwell on a negative statement, in the last part of the article the author attempts to define a series of criteria that could serve to ‘authenticate’ a musical product resulting from such ‘encounters’, taking Arabic music as an example. He thereby maintains as a pre-condition the necessity for Arabs to return to their original musical sources; the same applies to other players on the ‘globalised’ musical scene.

Index   

Texte intégral   

Introduction

1Les « fusions » ou métissages sont devenus pratique courante depuis la vague de la world music. Les rencontres musicales (dénomination pudique utilisée par les intervenants culturels conscients de la dépréciation de termes tels « musiques du monde ») ont néanmoins débuté bien avant le xxe siècle et le syncrétisme musical, notamment méditerranéen, notamment au sein de l’empire arabe, est une donnée constante de la musique : nous sommes tous le produit d’un syncrétisme quelconque, culturellement et socialement, tout comme l’est aujourd’hui notre production culturelle, tout comme elle l’a été tout au long de l’histoire.

2Il serait de ce fait tout à fait normal que le créateur musical aujourd’hui se sente le droit de puiser dans les différentes musiques du monde, comme au sein d’un catalogue d’offre culturelle, pour améliorer son offre personnelle, ou tout simplement améliorer ses chances d’être entendu, vu que les « rencontres » entre musiques (et musiciens) sont devenues à la mode.

3L’appropriation musicale peut cependant aboutir à des conséquences rédhibitoires, parfois différentes selon qu’elle se fait dans le sens de la musique dominante vers les musiques traditionnelles (qu’elles soient populaires ou savantes peu importe), ou l’inverse ; ces conséquences deviennent plus subtiles si les emprunts se font horizontalement, c’est-à-dire entre musiques traditionnelles ou d’aires géographiques comportant une dominante de musique traditionnelle.

4Cet article traite des deux premières appropriations (qui correspondent parfois à des expropriations) musicales, principalement sur l’exemple du Proche-Orient et du Liban qui, par sa relation particulière avec l’Occident et son métissage culturel continu et accéléré pendant les deux derniers siècles, constitue un laboratoire de choix pour ces pratiques. Les critères d’authenticité des emprunts musicaux seront également abordés, ainsi que, plus brièvement, la relation à la modernité et les critères d’innovation à travers les fusions musicales.

Mise en situation

5Rappelons le contexte occidental (récent)1 de l’appropriation de musiques de cultures parfois limitrophes, souvent antagonistes : des « turqueries » de Mozart (L’Enlèvement au sérail) à la world music d’aujourd’hui, en passant par l’« hispanisme », l’exotisme en général et les expériences du jazz « modal » et de la musique contemporaine, le « regard » occidental a souvent été décontenancé, curieux, négatif et/ou critique par rapport à ces musiques « extérieures », et a suivi, notamment en France, l’évolution de la politique extérieure2. La diversité des regards, du refus effaré par Berlioz des musiques chinoise et indienne3 à l’adoption pure et simple par les compositeurs de formes intégrées à leur musique (la polonaise, la polka, la habanera, etc.), traduit une diversité – qu’il faut a priori considérer comme saine – des attitudes par rapport à des cultures « étrangères ». Ce panel d’attitudes différentes n’a pas réellement évolué à ce jour, au discours politiquement correct de la majorité des musiciens occidentaux s’opposant, quand la rencontre est « physique », les réactions de certains autres (les mêmes, parfois ?)4.

6La relation occidentale à la musique exogène est complexe, mais s’effectue généralement d’un point de vue ethnocentrique : Jean-Pierre Bartoli, dans un article consacré au Désert de Félicien David, décrit différents procédés compositionnels qui « deviendront comme les signes conventionnels pour évoquer les pays orientaux. Il n’est alors même plus besoin de s’assurer de l’exactitude de cette évocation ; elle est désormais perçue comme authentique »5. Ces procédés6, soit :

« 1) La transcription d’une mélodie originale harmonisée de manière tonale. Cette transcription est approximative, étant donné les différences d’intervalles entre notre système musical et les échelles arabes. Le compositeur se contente ici d’adapter.

2) L’insertion de schémas rythmiques ou mélodiques typiquement orientaux – ou reconnus tels – cités d’une façon arbitraire. Dans ce cas, le compositeur assemble des matériaux sonores reconnus exotiques dans une trame tout à fait occidentale.

3) L’évocation des musiques orientales d’après une perception globale de celles-ci. Le compositeur, après avoir interprété occidentalement la musique arabe, modifie les inflexions musicales naturelles à notre pays selon les genres, les structures ou, plus simplement, l’allure générale de l’art évoqué »7,

7sont pourtant tous dénaturants par rapport à la musique « originale », et sont en contradiction avec les commentaires ultérieurs de cet auteur qui conclut notamment que « David peut être considéré comme le fondateur d’une nouvelle école d’exotisme, en introduisant une volonté de reconstitution exacte de l’art musical évoqué »8. Bartoli justifie cette contradiction apparente en précisant qu’en usant de ces procédés « [David] s’efforce de dégager la poésie de cet art musical et de montrer ses analogies avec le nôtre »9.

8Nous voici donc au tournant de la démarche « exotisante », pour passer à la démarche intellectuelle qui va aboutir à ce que l’on appelle, de nos jours, le « métissage » : du moment que l’emprunt, ou la référence à une musique, ne « cherche pas à accentuer les différences entre les deux cultures musicales ni à tourner en dérision la musique de peuples qui inquiétaient encore »10 11, la démarche du compositeur est validée malgré les procédés peu ou prou appropriés utilisés dans ce but12.

9Cette bienveillance, poussée à son extrême, correspond à une justification des moyens par le but, et pose la question essentielle : est-ce que les « bonnes » intentions affichées par un compositeur (ou tout autre acteur du domaine culturel) suffisent à justifier les actions envisagées ou accomplies, qu’elles soient compositionnelles ou de soutien aux cultures en question ? En d’autres termes, est-ce que les déclarations d’intention, par des musiciens ou des musicologues, sur la valeur esthétique, culturelle ou tout simplement artistique d’une musique étrangère suffisent pour la préservation des caractéristiques essentielles de cette dernière en cas d’emprunt, ou est-ce la « caution » apportée par les autochtones qui devrait être le critère prédominant ?

10Le corollaire de cette dernière interrogation est la question suivante : est-ce que les intéressés eux-mêmes sont capables, culturellement, socialement et politiquement, d’appliquer des critères d’authenticité valables pour les emprunts effectués à leur insu, ou encore pour les métissages auxquels ils se prêtent volontiers (quand ils ne les ont pas initiés) ?

11Pour illustrer la pertinence de cette dernière question, essayons d’analyser un critère qui est devenu, selon la formulation de Bartoli, un signe conventionnel (par excellence) pour évoquer les pays orientaux : la (fameuse) « seconde augmentée ».

L’exemple de la « seconde augmentée »

12Danièle Pistone souligne, dans un article sur les Conditions historiques de l’exotisme français13, que

« l’imitation [en musique] se doit d’être compréhensible ; pour cela, il faut que l’auditeur puisse la reconnaître – fût-ce dans sa nouveauté – comme différente de la musique de son pays, de façon que la sensation de dépaysement soit réelle : de là le succès […] de la seconde augmentée, si caractéristique dans la bacchanale de Samson et Dalila chez Saint-Saëns ».

13L’auteur rajoute14 qu’

« [i]l est cependant à noter que Félicien David n’en avait pas fait un élément stylistique dans son Désert (1844), alors qu’elle est bien présente dans la civilisation islamique, ne serait-ce qu’à travers l’appel du matin »15.

14Il semblerait donc, toujours selon le même auteur, que ce critère n’ait pas été d’emblée adopté par les compositeurs en tant que « signature » caractéristique de l’Orient, notamment (peut-être) à cause de « son appartenance tsigane »16. Toujours est-il que la carrière de la « seconde augmentée » caractéristique de la musique « orientale » s’est poursuivie depuis avec le succès qu’on lui connaît, au point de devenir la signature principale de l’Orient (et, surtout, du désert) dans, par exemple, les superproductions hollywoodiennes, notamment pour « Lawrence d’Arabie » (de David Lean, 1962)17 : le thème principal de ce film est une variation sur l’échelle du mode ijāz-Kār18 de la musique arabe qui, dans les notations arabes « modernes », est considéré comme composé de deux tétracordes ijāz successifs séparés par un intervalle de disjonction de valeur un ton soit, sur do (degré de repos « traditionnel ») : do, réb, mi, fa, sol, lab, si, do19. Cette échelle (comportant deux « secondes augmentées ») est devenue tellement inséparable des évocations des pays orientaux que le compositeur20 de la musique du film Astérix et Obélix. Mission Cléopâtre21 se devait de l’inclure22 dans le générique de début. Parmi d’autres exemples, moins récents, de films français évoquant l’« Orient » par l’utilisation de secondes augmentées (dans cet exemple dans le cadre d’une quinte de type nakrīz, soit l’équivalent d’un ton suivi d’un tétracorde ijāz « moderne »), la (très exotisante) séquence d’ouverture de french Cancan [Jean Renoir, 1954], avec une (improbable) danseuse du ventre se déhanchant aux accents d’une clarinette et d’une flûte jouées par des musiciens pseudo nord-africains23.

15Cette « identification » de la « seconde augmentée » avec les « Arabes » réserve néanmoins quelques surprises aux musicologues s’intéressant à cet intervalle particulier, dont l’une en particulier est que cette seconde augmentée « semi-tonale » ne semble pas exister dans la musique arabe traditionnelle du Machreq, du moins jusqu’à son utilisation par les compositeurs occidentaux et sa réintroduction, « tempérée » et modifiée, dans les schémas de la musique arabe par les Arabes eux-mêmes. En effet, l’intervalle central du genre ijāz qui, dans les théories modernes du maqām, est décrit comme valant un ton et demi (avec deux demi-tons en bordure pour compléter la quarte juste) fait son apparition théorique au xive siècle chez Shīrāzī24, sous la forme (en rapports de longueur de corde) 12/11 – 7/6 – 22/21, soit l’équivalent d’une succession d’intervalles valant respectivement 151, 267 et 81 cents (arrondis au cent près). En multiples approximatifs du quart de ton, cette suite équivaudrait à 3, 5 et 2 quarts de ton en succession, ou 352 en notation RS utilisée en systématique modale25. La « seconde augmentée » est ici réduite à 5/4 de ton, évidemment incompatible avec le système tonal, et d’autant plus dans un système tempéré en demi-tons (quasiment) égaux. La structuration en 3, 5 et 2 quarts de ton successifs (dont les intervalles correspondent, dans la nomenclature des théoriciens occidentaux du maqām, à une « seconde neutre », une « seconde augmentée neutre » et un demi-ton) se retrouve de nos jours dans le dastgā-tsahār-gā de la tradition iranienne, mais également dans les traités théoriques du xve-xviie (sous une forme implicite) et du xixe siècles (explicite). Quant à la pratique, Abou Mrad précise que :

« [l]’analyse musicométrique des documents sonores de musique savante égyptienne du début du XXe siècle confirme ces tendances, même si les secondes neutres s’y avèrent être plus resserrées que 12/11 et que les secondes légèrement augmentées y sont plus larges que [7/6] »26.

16Le Congrès du Caire de 1932, qui allait entériner de facto l’adoption d’une grille de 24 quarts de tons égaux pour l’échelle générale de la musique arabe27, allait de même entériner une « évolution » du genre ijāz vers la forme moderne que nous lui connaissons (262), qui correspond parfaitement à l’utilisation de la seconde augmentée (centrale) dans les musiques occidentales orientalisantes, mais également à l’utilisation actuelle du genre ijāz tel qu’il est enseigné dans les conservatoires des pays arabes, à tel point que, pendant une répétition dans le cadre du suivi artistique de la formation « La Famille du Oud »28, et en réaction à une remarque que je faisais aux musiciens sur la possibilité de l’utilisation d’un intervalle central plus « nuancé » pour le genre ijāz, l’un des musiciens, soliste bien connu au Liban, a répliqué, un peu excédé par mes arguments, qu’« il n’y [avait] qu’un seul intervalle [central] de ijāz, celui du piano ». La justification fournie par les tenants de cette attitude est qu’il est nécessaire de « tempérer » certains modes arabes (sous-entendre en éliminer les intervalles comportant des multiples impairs du quart de ton) pour maintenir une cohérence rendue nécessaire par l’introduction du piano en musique arabe29 ; la cause essentielle de ce retournement de situation, de cette « évolution », réside probablement dans le désir de musiciens arabes de se rapprocher le plus possible des schémas de la musique classique occidentale, notamment par l’utilisation d’intervalles de l’échelle diatonique (et ses altérations habituelles) quand cela était possible, de manière à inclure le piano30 dans le panel des instruments de la musique arabe. Cette approche était déjà clairement affichée au Congrès du Caire de 1932 pour lequel al-Shawan signale par exemple que :

« La Commission des Instruments s’est attachée principalement à apprécier l’utilisation des instruments occidentaux dans l’exécution de la musique arabe. Ses membres ont été divisés sur cette question : d’une part, les protectionnistes, pour la plupart savants européens, […] arguant du fait que, puisque les instruments de musique expriment des styles spécifiques, l’utilisation d’instruments étrangers dans l’exécution de la musique arabe serait inappropriée ; d’autre part, les modernistes, pour la plupart savants et musiciens égyptiens, pour qui les instruments européens fournissaient une source nouvelle d’inspiration. […] Si les deux groupes tombèrent d’accord sur l’adoption du violon qui avait depuis lors remplacé la rabbâba dans les ensembles de musique égyptienne, l’utilisation du piano31, du violoncelle et de la contrebasse fut sujette à controverses. Le piano, alors populaire dans la bonne société égyptienne, fut considéré par tous comme impropre à l’exécution de la musique arabe, tandis que certains membres recommandaient d’étudier les possibilités de construire un piano reproduisant les intervalles arabes »32,

17et que,

« pour nombre de savants et musiciens égyptiens, le changement était une étape obligée sans laquelle la survie de la musique arabe eut été menacée. Dans ce cadre, la musique européenne fournissait un ferment, un modèle à adopter, soit librement, soit, pour les plus attentifs à la tradition, sélectivement. Durant les années 30, plusieurs genres de musique européenne s’étaient si fortement enracinés dans le fait musical égyptien qu’aucun jugement sur l’avenir de la musique arabe n’eût pu être formulé qui ne la prît pas en considération »33.

18On peut également supposer que l’admiration d’une partie (conséquente) des musiciens arabes de l’époque pour cette musique occidentale classique34 a très probablement dû influencer cette évolution de l’intervalle central du genre ijāz, influence accrue de nos jours puisqu’il suffit, à titre d’exemple, de regarder la télévision Al Manar pour s’en convaincre : le piano est omniprésent dans la musique diffusée, de même que les « arrangements » harmoniques, notamment pour l’accompagnement d’hymnes et de chants patriotiques, et principalement sous la forme de claviers-arrangeurs (parfois à « quarts » de ton). La mode des claviers-arrangeurs « orientaux » a en fait bouleversé la donne à un point tel que, de nos jours, même les groupes folkloriques utilisent ces instruments pour compenser qui le manque d’un joueur de mijwiz (clarinette double en roseau de la musique arabe), qui d’autre d’un joueur de rabāba, etc. Souvent d’ailleurs, des enregistrements de studio de musique « folklorique » sont effectués avec un seul instrument traditionnel, l’accompagnement, fortement « harmonisé », étant effectué sur claviers-arrangeurs et à l’aide de séquenceurs35.

19Par ailleurs, le mode ijāz-Kār, noté 262[4]26236 par la majorité des théoriciens contemporains37 (à partir de 1932), est décrit à l’époque de la Naha (renaissance arabe des années 1798-1918) par Kāmil Al-Khulaī38 comme correspondant à 253[4]25339, soit deux tétracordes ijāz-kār réunis par un intervalle de disjonction40. Cette configuration découle « naturellement » de l’échelle à intervalles zalzaliens41 du maqām Rāst (mode principal de la musique arabe), dont les degrés principaux sont do, , midb, fa, sol, la sidb, do42 (en considérant que l’approximation en multiples de quart de ton est suffisante pour une description qualitative de cette musique) ; l’échelle du mode ijāz-Kār est notée, traditionnellement, sur le degré Rāst, équivalent au do de la notation occidentale ; pour intégrer un intervalle central « légèrement augmenté » au sein du premier tétracorde do-fa, une seule altération est suffisante, en l’occurrence l’abaissement du 2e degré de l’échelle, soit le qui devient réb (figure 1, ligne du haut) ; le même principe est appliqué au tétracorde supérieur avec maintien du sidb et altération du la en lab (figure 1, ligne du bas).

20Cette procédure, qui vise à altérer le moins possible de degrés de l’échelle générale (principe d’économie de moyens), est également applicable pour le mode ijāz, notamment pour le premier tétracorde sur ré (degré de départ traditionnel de l’échelle du mode ijāz en musique arabe), soit l’altération d’un degré unique au sein du tétracorde -sol, le fa étant haussé à fa#, avec pour résultat un tétracorde ijāz équivalent à -midb-fa#-sol.

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Figure 1. Transition de l’échelle du mode Rāst vers l’échelle du mode ijāz-Kār tel que définie par Khula’ī.

21On pourra certes formuler une objection quand à l’utilisation de ces intervalles en musiques arabes actuelles, et considérer cette mutation du genre ijāz vers le chromatisme demi-tonal strict comme une évolution « normale »43 ; il n’en reste pas moins que cette « évolution » n’est apparue que suite à l’invasion de la musique arabe par les schémas, notamment orientalisants, de la musique européenne des XIXe-XXe siècles44. Une autre objection pourrait concerner le ijāz des théories turques de la musique : s’il est vrai que, dans certaines de ces théories, les intervalles théoriques successifs de ce genre seraient équivalents à un apotomé 2187/2048 – seconde augmentée 32/27 – limma 256/243 (soit les équivalents en cents 114 – 294 et 90 cents)45, la pratique musicale dément par contre ces intervalles théoriques pour leur substituer des intervalles effectifs se rapprochant, notamment pour l’intervalle central, du 5/4 de ton approximatif des théories et pratiques anciennes46. Cette pratique a été par ailleurs confirmée à l’auteur par le musicien et musicologue Kudsi Erguner47, nommément l’utilisation en musique turque traditionnelle, de préférence et selon l’enseignement des maîtres, d’une seconde « légèrement augmentée » dont il me fit la démonstration (à 242 c., figure. 2-gauche), ainsi que d’une seconde augmentée exagérée (à 323 c., figure. 2 – centre), à éviter dans la pratique musicale.

22Dans le relevé fréquence/temps de la version complète de ce tétracorde (seconde « augmentée » à 232 c., segments S7 à S13 sur la figure 2-droite), nous remarquons également la fluctuation des degrés (en l’occurrence le degré midb – en notation relative n° III – tableau 1, et le fa#) et celle, relative, de la seconde « augmentée » (237 c. et 232 c., contre 242 c. dans l’exemple situé à gauche sur la figure) ; en descente, les deux degrés se rapprochent de la tonique, mais l’intervalle central reste pratiquement inchangé48.

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Figure 2. Nuances du genre ijāz – Kudsi Erguner49.

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Tableau 1. Nuances du genre ijāz – Kudsi Erguner.

23Qu’en est-il donc de la « seconde augmentée » à l’occidentale, supposée être caractéristique de la musique arabe et passée dans la théorie contemporaine de cette musique ; probablement un premier exemple de « rencontres » a-culturantes du côté arabe ?50

Rappel sur les instruments et sur certaines particularités techniques de la musique arabe

24La musique arabe, traditionnellement monodique et hétérophonique en modes (pseudo tempérés ou) non tempérés, a des caractéristiques d’exécution (pour la partie mélodique) qui nécessitent des instruments de musique à « divisions multi-continues »51 tels le ‘ūd, la kamansha, la jawza, le rabāb etc. seuls capables d’exécuter des lignes mélodiques, non soumises à un tempérament fixe, simultanées ou se succédant linéairement sans changer d’accordage.

25Les autres instruments de musique arabe mélodique52 ont une limitation drastique : soit il faut parfois changer l’accordage (par exemple le sanūr ou le qānūn – avec notamment pour le dernier l’utilisation de clefs battantes pour modifier les hauteurs) en changeant de modes, ceci sans possibilité de créer des variations intonationnelles (fluctuations de degrés, préférence pour des positions de degrés selon le mode, la région, la culture, etc.)53 à l’exécution, soit il fallait (il faut toujours) changer d’instrument, comme par exemple pour le Nāy54 ; seule la voix humaine (en musique arabe traditionnelle) a une souplesse comparable à celle des instruments à « divisions continues » pour l’exécution des modes55.

26En ajoutant à ce qui précède que :

  1. Les intonations (placement effectif des degrés de l’échelle du mode par rapport à l’échelle théorisée, fluctuations de ces degrés dans le cours du jeu, tolérances dans l’exécution, hétérophonie de l’accordage et de la reproduction des degrés de l’échelle56 dans le cas « normal » de présence de plusieurs instruments – y compris la voix) pour un même maqām sont différentes selon l’instrumentiste (ou le chanteur), le type d’instrument utilisé, la région ou le pays57, ou même selon l’inspiration du musicien pendant la performance58.

  2. Une « modulation » (changement de mode) peut entraîner un changement de l’accordage utilisé, de même pour une « transposition »59.

  3. Et que, par conséquent, l’hétérophonie multiforme (ou multiple) de la musique arabe, caractérisée par :

  1. Des décalages temporels entre les performances des musiciens (entre eux) et du chanteur.

  2. Des différences d’accordage entre différents instruments.

  3. Des variations intonationnelles et des fluctuations des degrés en cours de jeu.

  4. La diversité des « tempéraments » (positionnements légèrement différents, mais néanmoins perceptibles, des degrés de l’échelle) utilisés par des musiciens appartenant à une même formation musicale.

  5. Des modulations entraînant des modifications des hauteurs absolues et relatives, et par là même une nouvelle hétérophonie des intonations60 (accordages, variations intonationnelles et « tempéraments » modifiés selon l’instrument et la pratique de chaque musicien).

  6. L’utilisation fréquente de la diaphonie à bourdon ou à ostinato mélodico-rythmique61.

  7. La technique de jeu consistant en une utilisation libre par chaque musicien, dans certains passages, d’éléments scalaires appartenant à l’échelle du maqām performé, sous forme de variations dans la formulation du phrasé mélodique62

27est une caractéristique majeure de la musique arabe traditionnelle63, on se rend compte très rapidement que le problème du tempérament, surtout égal, peut être rédhibitoire dans toute tentative de « rencontre ».

28Les problèmes pratiques qui se posent souvent (hormis la question de l’hétérophonie) sont ceux de la compatibilité des instruments avec l’utilisation d’une musique dont les degrés peuvent s’étendre à l’ensemble continu des hauteurs, mesurables ou non ; en effet, et indépendamment de la question essentielle de l’hétérophonie multiple vocalo-instrumentale, une suite de transpositions-modulations, procédés pour le moins courants en musique, peuvent amener (théoriquement) une extension des hauteurs absolues des degrés du premier « tempérament » utilisé à toutes les hauteurs intermédiaires, mesurables ou non. Il est vrai que les « compositions » en musique arabe classique ont en pratique un nombre limité de modulations (prévues), et que la majorité de ces « compositions » tend à « cadencer » dans le mode de début ; ceci n’empêche qu’une composition en musique arabe « moderne », de surcroît dans une perspective polyphonique (voir infra dans le texte), peut très bien avoir une évolution linéaire différente. Une transposition de do vers Sīkā (midb), par exemple, va « dé-tempérer » toute l’échelle utilisée, surtout si le Sīkā n’est pas « tempéré égal » (situé à 3/4 de ton exact au dessus du ). Une suite de transpositions de ce genre peut amener à parcourir de plus en plus de degrés intermédiaires (et non identifiés dans les théories contemporaines, sinon anciennes) de l’échelle, d’où l’impossibilité d’un tempérament unique.

29À partir de ce raisonnement, il est possible de conclure que l’intégration de la seconde « augmentée » dans la musique arabe n’est, en définitive, qu’un des symptômes de l’invasion culturelle de cette dernière par la musique occidentale aux deux derniers siècles, la question essentielle pour la première ayant été, tout au long du siècle dernier, celle de l’« harmonisation », passage « obligé »64 pour les compositeurs autochtones formés en Occident ou dans les conservatoires des pays arabes.

30En effet, et dépassant les craintes d’un Muhammad Al-Mannūbi Al-Sannūsi déclarant en 195965 que :

« lorsque l’auteur [Erlanger – voir note de bas de page] écrivait le cinquième tome de son ouvrage, l’art dont il s’était attaché à classifier les éléments, codifier les règles et préciser les formes était un art menacé de déclin. Il ne pensait cependant pas que ce déclin allait bientôt survenir et aboutir aussitôt à une disparition quasi spontanée. Durant les années […] qui suivirent la mort d’[Erlanger] (survenue en octobre 1932) on a vu, en effet, surgir dans le monde musical arabe – notamment au Caire, la métropole des arts modernes – des artistes d’un type nouveau, ayant délibérément rompu avec la tradition classique pour satisfaire le goût des générations nouvelles désireuses d’un nouvel art qui s’alignerait sur la norme d’une musique populaire internationale que le disque phonographique et la radio ont fait introduire dans tous les foyers. […] Cette tendance n’a cependant pas trop bouleversé l’ancien système mélodique dont les modes les plus caractéristiques – après avoir été délaissés un moment pour les modes majeur et mineur de la musique occidentale – ont été par la suite adaptés à la nouvelle musique dont ils se sont à peu près accommodés. Dans le domaine de la rythmique, le changement a été radical. […] Quant aux formes classiques de composition, elles ont été purement et simplement abandonnées, sans retour ; mais celles qui les ont remplacées sont encore très diverses et trop changeantes pour donner l’impression d’un système stable et bien défini »,

31nous nous rendons compte que cette analyse est aujourd’hui largement dépassée par la réalité, notamment en ce qui concerne la préservation de « l’ancien système mélodique » ; le désir de « polyphonisation », d’« harmonisation » (à comparer avec le désir d’harmonisation de la musique arabe par des compositeurs occidentaux) et d’« amélioration » de la musique arabe chez les compositeurs de même appartenance (déclarée ou non), a en effet initié une mutation qui semble aujourd’hui quasi irréversible, perceptible déjà dans les enregistrements 78 tours de l’après Première Guerre Mondiale66. Cette harmonisation a été érigée en vrai programme par les politiques culturelles de ces pays et peut être résumée par le « plan d’action » de Toufic Succar67, compositeur libanais formé en France et qui proposait déjà en 1954 les démarches suivantes :

« Pour les compositeurs :
1. Employer largement les règles de l’harmonie occidentale adaptées à notre musique.
2. Ne pas se laisser arrêter par la question des formes musicales qui n’est pas urgente. Utiliser au besoin les formes occidentales : suite, sonate, etc.
3. Employer les instruments orientaux.

Pour les Instrumentistes :
Acquérir une technique analogue à la technique occidentale.

Pour les théoriciens :
Codifier les règles de notre musique et fixer ses gammes.

Pour les gouvernements arabes :
1. Fortifier les branches orientales dans nos conservatoires où les études doivent être rationnelles, et ne plus séparer par une cloison étanche l’enseignement des deux branches occidentale et orientale.
2. S’occuper de la fabrication d’un piano arabe indispensable à des expériences futures »68.

32Ce plan d’action a été appliqué avec succès, dans tous ses détails, résultant notamment en des méthodes d’instruments de musique arabe imposant une technique et une pratique occidentales (modes majeur et mineur exclusivement les 3 premières années69) et préconisant l’égalisation des intervalles utilisés70, ainsi que des manuels ou écrits « théoriques » de musique arabe basés sur les théories occidentales71, sans oublier l’enseignement obligatoire du solfège et des théories de la musique occidentale les premières années pour les étudiants de musique « orientale » (souvent contre l’avis des enseignants, d’ailleurs). Cette évolution est parallèle à celles constatées dans d’autres pays arabes (ou de la zone du maqām), notamment en égypte, et comparable à celle imposée par Atäturk en Turquie72, et a abouti dans la pratique73 à une perte quasi définitive de l’hétérophonie multiple de la musique arabe ainsi qu’à une égalisation généralisée, au Machreq, des intervalles utilisés sur la base de multiples exacts du quart de ton74.

Musiques « contemporaines »

33Dépassant les préoccupations des compositeurs « classiques »75, plusieurs compositeurs arabes (ou d’origine arabe) ont tenté d’utiliser pour leurs œuvres le langage musical emprunté à la musique contemporaine occidentale76. À part les travaux pionniers de Soliman Gamil77, une nouvelle génération de compositeurs, formée en Occident, tente actuellement « un retour aux sources intelligent » : dans une intervention dans le cadre du colloque « Maqâm et création », organisé par la Fondation de l’Abbaye de Royaumont en octobre 2005, le compositeur franco-libanais Zad Moultaka78 abordait d’ailleurs de front la question de l’évolution en musique en basant son exposé79 sur des extraits des théories de Darwin et de Lamarck, et en revendiquant le droit de bousculer les traditions établies en déclarant (notamment) que :

« [c]oncernant l’attitude vis-à-vis de la tradition il est difficile d’identifier ce qui relève du rapport à une sorte de loi sacrée indiscutable et ce qui relève de la notion d’habitude, laquelle n’est pas sans relation avec une forme de paresse mentale ou de confort existentiel. Dans ces deux cas, le danger d’étouffement est imminent »80.

34Moultaka, comme tant d’autres compositeurs (arabes ou d’origine arabe) formés en Occident, s’était auparavant heurté de front aux réalités de la situation de la musique arabe, des différences de tempérament, des relations et incompréhensions entre musiciens de cultures différentes81, des incohérences des théories et des descriptions (si peu) autochtones, de la standardisation de l’improvisation82, etc. Ces complications ne favorisent évidemment pas une « synthèse » musicale permettant aux compositeurs de s’exprimer dans un langage musical supposé « moderne » et « universel » ; car la position de ce compositeur correspond bien à celle d’un moderniste face au poids de la tradition, mais cette attitude, légitime, est compliquée par le fait que cette « tradition » est elle-même, de nos jours, diluée dans un magma tonalisant et harmonisant qui a résulté en ce que nous appelons de nos jours la « musique arabe classique ». Elle est également biaisée par le fait que la référence de la « modernité » reste toujours, pour ces compositeurs, inspirée par la démarche des musiciens occidentaux, et que la musique occidentale, sous ses différents aspects, reste le vecteur principal de leurs œuvres.

35Dans ce cadre Moultaka, comme tant d’autres avant lui, a dû résoudre le problème essentiel de l’intégration des intervalles zalzaliens dans le cadre d’une musique composée essentiellement avec, et pour, le piano occidental. Une des solutions préconisées par le compositeur dans ses adaptations des muwashshaāt (forme de la musique arabe classique), consiste en une coexistence de deux tempéraments (au moins), celui du piano et celui exprimé à travers le jeu du ‘ūd, en mode abā (dont l’échelle principale utilise les degrés ascendants ré, midb, fa, solb, la, sib, do, réb)83 dans le muwashsha A‘taytuhū Mā Sa’ala. Pour le jeu du piano, Moultaka transforme l’échelle de ce maqām en une des variantes du maqām abā-Zamzamā (échelle équivalente à celle – normalisée pour le passage d’octave – du abā mais avec un mib au lieu du midb) et crée une zone d’instabilité lui permettant de faire coexister les demi-tons quasi-exacts du piano et les 3/4 de ton approximatifs de la voix ou du ‘ūd. Le dialogue entre piano et ‘ūd dans la dernière partie en est un exemple frappant. Paradoxalement, en risquant la superposition (mib et midb dans notre exemple), le compositeur crée un « frottement » qui rappelle quelque peu l’hétéréphonie multiple de la musique arabe84.

36Ce type de procédés se retrouve d’ailleurs, à un niveau presque caricatural, dans les rencontres du type « world music »85, ou à travers une musique considérée comme plus « noble » par les musiciens arabes de formation académique, le jazz. Ce dernier intègre une caractéristique importante, commune avec la musique arabe, qui est l’improvisation86, et a été, notamment depuis la Suite d’Ellington87, un des vecteurs privilégiés des « rencontres » musicales arabo-(africano)-occidentales88. L’acte fondateur (et précurseur) de cette mouvance aura été constitué89, en définitive et dans le sens Orient vers Occident, avec les enregistrements d’Ahmad Abdul-Malik, ‘ūdiste et contrebassiste d’origine soudanaise, à New York, à la fin des années 195090. La formule d’Abdul-Malik, originale pour l’époque, consistait à faire jouer ensemble un takht sharqī91 et un combo de jazz92, dans lesquels il tenait alternativement le rôle de ‘ūdiste et de contrebassiste, avec de grands (et moins grands) solistes de jazz de l’époque tels Johnny Griffin au saxophone ténor, Al Harewood à la batterie, le trompettiste Lee Morgan et le saxophoniste ténor Benny Golson, ainsi que Curtis Fuller (trombone) et Jerome Richardson (flûte). Abdul-Malik est vraisemblablement le premier à avoir offert une rencontre aussi audacieuse de ces deux musiques93. Mais le jazz a toujours été, entre autres pour des raisons sociales, ouvert aux « musiques du monde », et cette ouverture sur l’« Orient » (entre autres) a fait que le répertoire « jazz/musiques extra-européennes » est nettement plus étendu que celui de la musique européenne comparable. Citons, en particulier, Blues for the Orient de Yusuf Lateef94, Blue Rondo à la Turk de Dave Brubeck95 et Badia de Weather Report96 parmi des tentatives innombrables de rapprochement de ces musiques dans le cadre général du « jazz modal » lancé par John Coltrane et quelques autres grands musiciens du jazz dans les années 196097.

37Les motivations de ces musiciens (et de beaucoup d’autres) sont assez variées, et peuvent (arbitrairement) être subdivisées en trois cheminements principaux :

  1. Le désir d’ouverture sur d’autres cultures, une réelle volonté de compréhension ou de recherche identitaire, à travers un processus social qui s’exprime naturellement en musique.

  2. Un intérêt purement musical pour ces musiques extra-européennes, doublé parfois d’un désir de connaissance.

  3. La recherche d’un certain exotisme musical qui n’est pas sans rappeler les emprunts « turcs » de la musique classique.

38Dans le cas d’un intérêt réel pour les musiques « rencontrées », la dimension sociale de cette démarche nous parait claire : le désir initial est double, d’un côté de l’Occident vers l’Orient, dans un désir de connaissance, de l’autre de l’Orient vers l’Occident, dans la volonté d’échapper à la marginalisation et de recouvrir une identité culturelle.

39Toujours est-il que, dans toutes ces tentatives ou emprunts, les caractéristiques essentielles de la musique arabe ne sont pas préservées, à cause surtout et avant tout de difficultés techniques devenues quasi rédhibitoires avec la généralisation des claviers-arrangeurs, mettant le « piano » à la portée de tous les musiciens. En effet, et même en cas de possibilité de changement du tempérament pour un instrument qui est à la base tempéré égal, et en posant comme acquis que les musiciens à l’origine de ces tentatives désirent se rapprocher au plus près de la musique arabe et de ses intervalles zalzaliens, le changement résulte toujours en un nouveau tempérament qui, de facto, va s’écarter de l’hétérophonie vocalo-instrumentale originelle98. Les tentatives de formations autochtones de jazz99 se sont heurtées aux mêmes écueils, soit ceux du tempérament et de l’hétérophonie, mais également au manque quasi-généralisé de culture musicale arabe chez ces mêmes musiciens généralement formés aux techniques occidentales de composition100 ; en effet, la seule référence disponible, en l’absence d’un enseignement traditionnel de cette musique, est le recours aux manuels et/ou aux enregistrements existants. Dans les (rares) cas où les musiciens autochtones ont eu accès à un enseignement traditionnel101, les ébauches de métissages sont restées limitées102 à cause des problèmes techniques cités précédemment, ainsi que du manque de maturité artistique chez la majorité des musiciens accompagnateurs.

40Rajoutons à cela le grand (et éternel) problème (dans les deux sens Orient-Occident et Occident-Orient, et comme toujours en cas de « mode »), la récupération du phénomène par les « Majors », et l’imposition de fait d’un plus petit (bas) dénominateur commun qui aboutit à une musique standardisée qui trouve son aboutissement dans la « world music », et qui ignore évidemment (encore plus) les caractéristiques essentielles des musiques victimes des « emprunts »103. Cette dernière, quand elle ne se contente pas de faire appel aux instruments de musique arabe uniquement comme coloration exotique, applique souvent une « recette » connue de la plupart des musiciens arabes104 qui consiste en la superposition d’une échelle pentatonique anhémitonique sur (soit ré, fa, sol, la, do, ré en degrés ascendants) avec l’échelle du mode Bayāt de la musique arabe (également sur ) et dont les degrés de l’échelle sont les mêmes, en rajoutant le midb et le sidb (ou simplement bémol pour ce dernier)105.

Critères d’« authenticité » pour des « rencontres » musicales…

41Tout comme le regard de l’Occident sur la musique arabe a influencé les musiciens des pays où elle est pratiquée, tout autant le regard de ces derniers en direction de la musique occidentale a modifié les traits caractéristiques de la musique arabe, la faisant muter vers un ersatz hybride ne constituant plus qu’une caricature de la musique traditionnelle originale. En effet, des caractéristiques du syncrétisme musical originel méditerranéen, soit (comme l’écrit Nidaa Abou Mrad106), la monodie, la modalité, l’intonation zalzalienne, la prépondérance rythmique verbale, la poïétique modélisatrice traditionnelle, l’improvisation et l’esthésique musicale du sens transcendant107, peu de traits survivent dans les « traditions » musicales des pays arabes aujourd’hui…

42Le domaine de la monodie s’est réduit en peau de chagrin, circonscrit quasiment exclusivement à la cantillation coranique et à certains chants d’église résistant encore à l’harmonisation à outrance du répertoire, la modalité emprunte les schémas de la musique tonale, les intonations zalzaliennes disparaissent au profit du tempérament égal, l’improvisation ne survit que sous forme de clichés dans les aspects les plus caricaturaux du taqsīm instrumental, la rythmique cyclique est prépondérante, et, surtout, l’hétéréphonie multiple vocalo-instrumentale a quasiment disparu du répertoire.

43Que reste-t-il donc à « rencontrer » dans cette musique arabe, déjà transformée en profondeur et se coulant de plus en plus dans les schémas de la musique « globale », elle-même issue de la tonalité classique occidentale ?

44En considérant les caractéristiques essentielles de cette musique, envisager une approche « neutre », qui pourrait s’imposer aux « emprunteurs » tout comme aux « prêteurs », revient à proposer, avant tout, un retour aux sources de cette musique et à une ré-exploration du modèle initial, la référence à l’authenticité ne pouvant se faire que par rapport au moule originel108. La seule voie d’« authenticité » semble bien donc être ce retour aux sources pour les musiciens arabes (en essayant de dépoussiérer leurs musiques des emprunts faits à l’Occident), et l’accès à ces mêmes sources pour les « emprunteurs » et autres demandeurs de « rencontres » venus du monde occidental109.

45L’auteur, lui-même acteur de la scène musicale des « rencontres » Occident-Orient, fait ici une proposition (à risque) de caractérisation des critères qui devraient être retenus pour ces rencontres soit, en reprenant les caractéristiques définies par Abou Mrad, garder, en ce qui concerne le niveau purement analytique (indépendamment du processus créatif ou reproductif) :

  1. La modalité,

  2. L’intonation zalzalienne,

  3. La prépondérance rythmique verbale (qui influence le phrasé musical),

46et y rajouter l’hétérophonie multiple vocalo-instrumentale, indispensable selon nous pour compenser une perte éventuelle de l’exploration mélodique suite à une polyphonisation – chemin quasi inévitable pour la majorité des métissages – de la musique arabe ; l’inclusion de l’improvisation, qui nécessite pour le moins une maîtrise technique de l’instrument (nécessaire à la reproduction des intervalles zalzaliens) ainsi qu’une assimilation suffisante du modèle originel, serait évidemment un plus appréciable.

47Il va sans dire, cependant (et nous insistons là-dessus), que la seule voie, toujours selon nous, pour des rencontres « authentiques » serait que, pour le moins, les musiciens autochtones sachent performer (et enseigner) eux-mêmes et au préalable leur musique originelle, et non pas un ersatz acculturé.

48Plus généralement dans le domaine de la musique arabe, la question primordiale serait de déterminer pourquoi l’Occident et sa musique sont devenus, par un raccourci étonnant, synonymes de modernité110 pour les musiciens et les sociétés arabes111 ? En quoi est-ce que se conformer à un modèle existant depuis des centaines d’années, de surcroît exogène, pourrait-il donc bien symboliser un désir de changement déjà enclenché depuis le XVIIIe siècle ? Que reste-t-il donc de cette musique (arabe) à « moderniser » ? Que reste-t-il à lui « emprunter » ? Que reste-t-il à lui « donner » ?

49Autant de questions posées, parfois implicitement, tout au long de cet article, et bien peu de réponses, hélas…

Notes   

1  Pour les syncrétismes originels des musiques de la Méditerranée, se reporter à l’article de Nidaa Abou Mrad, « Compatibilité des systèmes et syncrétismes musicaux : une mise en perspective historique de la mondialisation musicale de la Méditerranée jusqu’en 1932 », article publié dans ce même numéro de Filigrane, pp. 93-120.

2  Cf. Danièle Pistone, « Les conditions historiques de l’exotisme musical français », in Revue Internationale de Musique Française, « L’exotisme musical français », n° 6, Genève, Slatkine, 1981, p. 12 :

3  Cf. Hector Berlioz, Les soirées de l’orchestre, 2e éd., Paris, Michel Lévy, 1862, pp. 278-279, [cité dans André Shaeffner, Origine des instruments de musique. Introduction ethnologique à l’histoire de la musique instrumentale, Paris, éditions de l’EHESS, 1994, p. 13 et p. 309], à opposer à l’attitude intéressée de Debussy et d’autres compositeurs (cf. André Shaeffner, ibid., et Philippe Albèra, « Les leçons de l’exotisme », in Cahiers de musiques traditionnelle, « nouveaux enjeux », n° 9, Genève, Ateliers d’Ethnomusicologie, 1996).

4  À titre d’exemple, pendant une des premières répétitions d’« Anāshīd », composition (polyphonique, sinon harmonisée) de Zad Moultaka pour orchestre à cordes (pour l’occasion français) et chœur « arabe » au Liban en juillet 2000, le premier violon, réagissant à un passage complexe en 11/8, arrêta la répétition d’autorité et déclara hautement au compositeur : « vous devriez écrire de la Musique, Monsieur ». Cette « incompréhension » se dissipa – partiellement – avec les répétitions. Comparons à la réaction d’une musicienne (également française), par ailleurs une « habituée » des « rencontres musicales », à une adaptation en « jazz arabo-funk » de la Gnossienne n° 1 de Satie qui suscita sa réprobation ainsi que l’interrogation : « mais pourquoi faites-vous ça avec la musique occidentale ? Faites-le avec Votre musique » (expérience personnelle de l’auteur). Satie paraît par ailleurs attirer les compositeurs dans la zone du maqām, à l’exemple d’un enregistrement récent de musiques de ce compositeur en version « turque » [cf. Ensemble Sarband, Satie en Orient, Collection Doumtak, Nocturne, 2005].

5  Jean-Pierre Bartoli, « La musique française et l’Orient : à propos du Désert de Félicien David », in Revue Internationale de Musique Française, « L’exotisme musical français », n° 6, op. cit., p. 33 (La mise en italiques est de nous).

6  Qui relèvent surtout de l’adaptation du rythme et de l’harmonisation de la mélodie. Les autres procédés peuvent concerner le timbre (exotisme des instruments), le phrasé mélodique ou encore la polyphonie extra-européenne.

7  Ibid., p. 36. L’auteur soulève par ailleurs le problème clef de l’« harmonisation » de la musique arabe (p. 35).

8  Ibid., p. 38.

9  Idem.

10  Qui inquiètent toujours d’ailleurs (ou à nouveau)…

11  Bartoli, op. cit., p. 38.

12  Remarquons ici que certains compositeurs utilisent subtilement le « rapprochement » entre cultures pour reproduire une image déformante et réductrice des « Orientaux » ; ceci est particulièrement décelable dans des musiques de films, par exemple Peter Jackson, The Lord of the Rings. The Return of the King, 2003 (musique par Howard Shore) (cf. analyse de certains aspect de la musique de ce film dans Amine Beyhom, « L’interaction de la musique et de l’image : l’exemple de la trilogie du Seigneur des Anneaux », in Regards n° 7, Beyrouth, Publications de l’USJ, janvier 2005).

13 Op. cit., p. 18.

14 Ibid., note n° 14.

15  L’utilisation d’une « seconde augmentée » dans « l’appel [à la prière] du matin » ne semble être ni imposée, ni limitée au matin ; l’auteur, parmi les appels à la prière des cinq muezzins (ou l’enregistrement de leurs voix) qu’il a l’occasion d’entendre tous les jours (et les nuits), a pu clairement discerner des « secondes augmentées » à d’autres moments de la journée, tout autant qu’il n’en a pas nécessairement entendu pour « l’appel [à la prière] du matin » ; Bernard Mauguin, dans « L’appel à la prière dans l’Islam », in Jacques Porte (éd.), Encyclopédie des musiques sacrées, Paris, Labergerie, 1968, pp. 404-409, précise d’ailleurs (p. 405) que « l’utilisation des maqam-s dans l’appel à la prière est assez libre. Il n’est pas possible d’en dresser un tableau exact », et que le mode ijāz.(cf. infra dans le corps de texte de l’article) est notamment et effectivement utilisé dans ce cadre en Syrie et en Jordanie pour l’appel à la prière.

16  Danièle Pistone, idem.

17  Partition originale signée par Maurice Jarre.

18  La convention adoptée dans cet article pour les noms de modes et degrés de la musique arabe est la suivante : un nom de genre sera écrit en minuscules, un nom de degré en majuscules, et un nom de mode (maqām) sera écrit avec une majuscule initiale ; ceci donne, par exemple, un genre sīkā débutant sur le degré Sīkā et constituant le premier genre de la combinaison de polycordes résultant en l’échelle principale du maqām Sīkā. Par ailleurs, le mode ijāz-Kār semble être, pour les traditions musicales arabes, d’origine ottomane, et est fréquemment utilisé en alternance avec le mode Kurd (et appelé dans ce cas ijāz-Kār-Kurd), ce dernier correspondant à un mode de mi, également sur degré de repos do. L’utilisation de ce mode est aisément décelable dans la musique flamenca, par exemple Inés Bacán, Y a la puerta llaman, 8e morceau dans flamenco vivo – Soledad Sonora, B6873 – AD 100, dans lequel la chanteuse alterne les genres selon la succession schématique (note de repos ramenée de do# à do en notation absolue des hauteurs) :

19  La note de « repos » pour la musique de Jarre est ici le sib.

20  En l’occurrence Philippe Chany.

21  Par Alain Chabat, 2002.

22  Sur note de « repos » réb.

23  Mais l’échelle du mode ijāz-Kār semble avoir remporté la préférence des compositeurs occidentaux, au point qu’elle est utilisée de nos jours sans référence nécessaire ou explicite à une quelconque « arabité », comme par exemple dans le générique du film Pulp Fiction, de Quentin Tarentino (1993).

24  Pour toutes les précisions historiques sur les nuances du genre ijāz jusqu’à l’époque de la Naha, se reporter à Nidaa Abou Mrad, « Échelles mélodiques et identité culturelle en Orient arabe », in Jean-Jacques Nattiez (éd.), Musiques. Une encyclopédie musicale pour le XXIe siècle, « Musiques et cultures », vol. 3, Arles, Actes Sud, 2005, pp. 788-789.

25  Cf. Amine Beyhom, « Systématique modale : génération et classement d’échelles modales » in Musurgia XI/4, Paris, 2004 : cette notation intervallique est utilisée notamment par les théoriciens arabes contemporains ; un genre ijāz constitué de 3 intervalles successifs (ascendants) de 3, 5, et 2 quarts de ton sera « noté » 352.

26  Abou Mrad, ibid., p. 789.

27  Cf. Scott Marcus, Arab music theory in the modern period, thèse de doctorat reproduite par procédé de fac-similé par UMI Dissertation Services, Ann Arbor, 1995, p. 825.

28  Au Liban le 27 septembre 2002.

29  Il est tentant ici de faire la comparaison avec ce qu’écrivait Maurice Collangettes au sujet de la perception musicale entre Orient et Occident : « Si nous n’aimons pas la musique orientale, les Orientaux nous rendent notre antipathie avec usure » (Maurice Collangettes, « études sur la musique arabe », in Journal Asiatique, série X, t. 3, 1904, p. 366). Les choses ont bien changé depuis, notamment pour Collangettes (à l’époque enseignant à l’Université St-Joseph, Beyrouth) qui fut le président de la « Commission de l’échelle musicale » pendant le Congrès du Caire (cf. Recueil des Travaux du Congrès de Musique Arabe qui s’est tenu au Caire en 1932 (Hég. 1350), Le Caire, Imprimerie Nationale Boulac, 1934, p. 39 et p. 42, et notes infra).

30  Ainsi que d’autres instruments tempérés sur une base semi-tonale, comme la guitare par exemple.

31  Cette « évolution » remonte au début du siècle dernier, plusieurs pianos à « quarts » de ton ayant été mis au point à partir des années 20, notamment au Liban [Béchir Odeimi, « Alāt mūsīqiya mu‘addala li Istikhdāmāt At-Ta’līf wafq At-Taqaniya Al-Gharbiya ‘Ind Al-Mūsīqiyīn Al ‘Arab » [Instruments de musique modifiés en vue de la composition selon les (règles) techniques occidentales chez les musiciens arabes], in Shehérazade Quassem-Hassan (éd.), Dirāsāt fil Mūsīqā Al ‘Arabiya – Mūsīqā (A)l Madīna, Al Mu’assasa Al ‘Arabiya lid-Dirāsāt wan-Nashr, Beyrouth, 1991 : l’auteur décrit notamment (p. 120) le prototype de piano « occidental-oriental » de émile ‘Aryān, exposé au Caire en décembre 1922].

32  Salwa al-Shawan Castelo-Branco, « Mutations dans la musique égyptienne. Une question majeure au Congrès de Musique arabe », in Musique Arabe. Le Congrès du Caire de 1932, Le Caire, CEDEJ, 1992, p. 45.

33 Ibid., p. 46.

34  Sur la relation des musiciens (et musicologues) arabes avec (et leur admiration pour) les compositeurs occidentaux, notons cette lettre de Alexandre Chalfoun, grand connaisseur de la musique arabe, rédacteur en chef de la revue « Rawat Al-Balābil » ainsi que directeur de l’Institut de Musique égyptien de l’époque, au directeur du Conservatoire National de Musique et de Déclamation de Paris :

35  Cf. Ashraf Abu Lel, Dabke from Palestine, Ramallah, New Sound, 2000.

36  Soit deux tétracordes ijāz « modernes » (composés d’un intervalle central de valeur un ton et demi et de deux intervalles en bordure valant un demi-ton) joints par un intervalle de disjonction valant un ton.

37  Cf. Amine Beyhom, Systématique modale, thèse de doctorat en trois volumes, Université Paris IV-Sorbonne, non publiée, Paris, 2003, Vol III, p. 34.

38  Khula‘ī est, chronologiquement, le deuxième auteur important de la période de la Naha en égypte, le premier étant Muammad Shihābuddīn (xixe siècle).

39  Ibid., p. 19 et p. 46, et Muammad Kāmil Khula‘ī (Al ~), Kitābu-l-Mūsīqī Ash-Sharqī, Maktabat Ad-Dār Al ‘Arabiya lil Kitāb, Le Caire, 1904 (réédition 1993), p. 42. Les parenthèses carrées « [ ] » encadrent ici l’intervalle de disjonction, suivant en cela la théorie classique du tarkīb (« assemblage » modal) en musique arabe.

40  Cette description s’écarte légèrement (pour les degrés de l’échelle) de celle d’un autre auteur, tout aussi important et libanais, de la période de la Naha [Mīkhā’īl Māshāqa, Ar-Risālā Ash-Shahābiya fi-inā‘a Al Mūsīqīya, commenté par Isis Fatallā, Dār Al Fikr Al ‘Arabī, Le Caire, 1996 (manuscrit datant du xixe siècle), p. 62], mais les intervalles centraux du premier tétracorde sont décrits dans les deux cas comme valant 5/4 de ton.

41  Les intervalles zalzaliens [de Manūr Zalzal, ‘ūdiste de la seconde moitié du VIIIe siècle, qui aurait été le premier à « placer » une « ligature » (plusieurs écrits anciens font supposer que ces « ligatures » étaient de simples marques sur la touche du ‘ūd ; Cf. Rodolphe d’Erlanger, La musique arabe, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, Tome III : afiyu-d-Dīn Al-Urmawī, (1938), p. 111 : « Les ligatures sont des marques faites sur le manche des instruments à cordes ») matérialisant des intervalles sortant du cadre diatonique (cf. Nidaa Abou Mrad, « échelles mélodiques… », in op. cit. p. 772) et correspondant aux « secondes neutres », de valeur approximativement égale à trois quarts de ton, contenues dans le tétracorde de base de la musique arabe ; ce dernier est décliné sous les trois formes T – J1 – J2 (ton, 1e « seconde neutre » mujannab, 2e « seconde neutre », avec J1 légèrement différent de J2), J1 – T– J2, et J1 – J2 – T ; l’indice bas pour les « secondes neutres » ne les identifie pas (comme ayant une valeur fixe), mais sert à les différencier comme ayant des valeurs inégales (pour éviter une référence à la valeur uniforme de ¾ de ton qui leur est attribuée dans les théories contemporaines du maqām), variables selon le mode, la région et le musicien. Par extension, l’adjectif zalzalien s’applique à tous les intervalles sortant du cadre semi-tonal strict, notamment à la seconde « légèrement augmentée » (de valeur approximative 5/4 de ton) du tétracorde ijāz, ou à tout intervalle correspondant approximativement à un multiple impair du quart de ton (tierces, quartes, quintes etc. « neutres » ou « légèrement augmentées » ou « diminuées ») que l’on retrouve dans la littérature spécialisée].

42  midb, sidb, fadd, ladd, etc. : mi demi-bémol, si…, fa demi-dièse,… etc.

43  Encore que certains musiciens arabes performent toujours de nos jours le genre ijāz en dehors du cadre semi-tonal strict (cf. article sous presse Amine Beyhom, « Mesures d’intervalles, méthodologie et pratique sur des exemples de musiques traditionnelles », in Revue des Traditions Musicales des Mondes Méditerranéen et Arabe (RTMMAM) n° 1, Baabda-Liban, publications de l’Université Antonine, 2007.

44  Et aurait été probablement intégrée suite à l’introduction du piano dans les « bonnes » sociétés arabes ainsi qu’à l’expansion des conservatoires « à l’occidentale ». La fascination que peuvent éprouver les Arabes (du moins les Proche-Orientaux) pour le piano pourrait d’ailleurs être résumée par l’exclamation d’un luthier libanais (qui me faisait la démonstration d’un ‘ūd de sa fabrication dont il était particulièrement fier) : « écoutes-moi ça, il (ré)sonne comme un piano ! ».

45  Cf. Nidaa Abou Mrad, « Échelles mélodiques et identité culturelle en Orient arabe », op. cit., p. 789.

46  Cf. Karl Signell, MAKAM – modal practice in Turkish art music, Seattle, Asian Music publications, 1977, 151+49 p., R/New York, Da Capo Press, 1986. L’auteur reproduit (p. 157) dans son ouvrage des mesures d’intervalle central du tétracordeijāz, la moyenne se situant à 272 cents ; Signell précise néanmoins que ces mesures ont été effectuées pour un seul interprète, et doivent être généralisées. Par ailleurs, les théories « modernes », reprises par le même auteur (p. 32), quantifient cet intervalle à 12 commas de Holder, ce qui correspondrait effectivement à 272 cents (12 x 22,64 c.). Notons également ici l’existence d’autres variantes comportant un intervalle central « légèrement augmenté » ; ces variantes (et leurs descriptions dans la littérature – historique – spécialisée) pourraient résulter de l’application du schéma de transition explicité supra pour le passage du Rāst au ijāz-Kār, à partir des différents aspects du tétracorde zalzalien de base (cf. note n° 41) : cette problématique dépasse néanmoins le cadre de cet article, et nous n’en avons retenu que l’aspect « neutre » de l’intervalle central du genre ijāz, aux fins de démonstration.

47  Lors d’une interview enregistrée en date du 17 mars 2005 : Erguner y précise que la pratique de l’intervalle central « resserré » du tétracorde ijāz est courante dans la zone du maqām, et qu’il avait notamment effectué lui-même des enregistrements de musiciens au nord du Pakistan dans lesquels cet intervalle est comparable à ceux pratiqués en musique turque.

48  Cette fluctuation semble être d’ailleurs une constante de la musique arabe, puisque d’autres relevés, effectués chez différents musiciens avec des instruments « continus » ou « semi continus » (permettant l’exécution d’intervalles non tempérés, par exemple le violon, le ‘ūd, le trombone, etc.), démontrent que cette fluctuation n’est pas accidentelle, mais souvent voulue (et maîtrisée) [cf. Amine Beyhom, « Une étude comparée sur les intervalles des musiques orientales », Actes du colloque « Maqâm et création », Fondation Royaumont, Octobre 2005, disponible via http://www.royaumont.com/fondation_abbaye/fileadmin/user_upload/dossier_PDF/programmes_ musicaux/COLLOQUE_MAQAM_ET_CREATION_OCTOBRE_2005.pdf., pp. 18-24 (consulté le 19 novembre 2006)].

49  Mesures effectuées avec le logiciel Praat, selon une méthodologie mise au point par l’auteur, sur un extrait de l’enregistrement d’origine, entre 2’55’’ et 3’01’’.

50  Il faut relever ici l’incroyable « amnésie » collective des Arabes, notamment des rédacteurs de manuels de musique, quant à cet intervalle central du tétracorde ijāz ou ijāz-kār : les « bons » musiciens n’ignorent pas ces particularités et nuances (essentielles, dans une musique ou tout est « nuance »), puisque l’auteur a pu assister, en novembre 2003 et au Conservatoire National Supérieur de Musique au Liban (à partir de ce point CNSM), à un atelier du ‘ūdiste bien connu Simon Shaheen, dans lequel ce dernier essayait de convaincre les participants de performer le genre ijāz de manière plus « souple » : la démonstration qu’il fit du ijāz « académique », puis de celui préconisé par lui, consistait, pour le dernier, en un rapetissement de l’intervalle central et un léger agrandissement des intervalles de bordure (constatation effectuée simultanément de visu – le placement des doigts sur la touche, et à l’écoute), ce qui nous ramène à la pratique musicale préconisée par Kudsi Erguner.

51  Les instruments tels le violon et les différents instruments d’un orchestre à cordes occidental, ainsi que tout instrument capable d’émettre des lignes mélodiques simultanées en tempérament « libre » (les intervalles utilisés sont uniquement fonction de la volonté du musicien et/ou du compositeur, ainsi que d’éventuelles restrictions organologiques mineures par rapport à l’exécution globale de la musique). Les instruments « mono-continus », dans cette classification, concerneraient par exemple des instruments comme le trombone à coulisse, la rabāba monocorde, etc.

52  Notons l’utilisation, en musique arabe contemporaine, parmi de nombreux autres instruments occidentaux modifiés pour pouvoir reproduire, plus ou moins fidèlement, les intervalles zalzaliens, la trompette de Nassim Maalouf [A. Hachlef (éd.), Improvisations orientales – Nassim Maalouf – Trompette Arabe quart de ton, Artistes Arabes Associés 116, 1994, France, CD] ; Ce musicien a fait des émules, notamment en la personne de Sacha Bourguignon, trompettiste français ayant composé plusieurs pièces en polyphonie zalzalienne (communications pers. en l’an 2000) – d’autres musiciens, occidentaux ou non occidentaux, utilisent des techniques spéciales pour essayer d’approcher les intervalles zalzaliens, surtout sur des instruments à vent.

53  Notons toutefois que certaines techniques de jeu permettent, même sur ce genre d’instruments, des variations ponctuelles dans les intervalles utilisés, notamment pour le qānūn : dans ce dernier cas, l’instrumentiste peut modifier ponctuellement les hauteurs par pression de l’ongle (ou de la pointe) du pouce sur les cordes (pour en raccourcir la longueur vibrante).

54  Flûte en roseau de la tradition arabe : le musicien transporte généralement avec lui un ensemble d’instruments accordés selon divers degrés (« toniques ») de l’échelle.

55  Certaines techniques de variations d’intervalles et de hauteur, décelables par exemple dans les enregistrements de très grands musiciens de la Naha tel le violoniste Sami Shawa, semblent difficilement reproductibles par la voix humaine ; de fait, il existe pour la voix un problème de point de référence : si les intervalles peuvent être (approximativement, en pratique) mesurés et quantifiés sur le manche d’un violon ou d’un ‘ūd, il est impossible de le faire pour la voix humaine sans instruments de mesure modernes (à moins d’avoir une oreille absolue – et « continue » – ce qui semble problématique et non transmissible). Il en découle assez naturellement que l’apprentissage vocal du maqām est très fréquemment effectué, en musique d’art arabe, avec l’aide d’un instrument (mélodique) de musique traditionnelle, généralement le ‘ūd (une des exceptions concerne l’apprentissage de la cantillation du Coran).

56  Comparer avec l’hétérophonie dite monodique caractérisée par :

57  De même pour le frettage quand il existe.

58  Ces différences intonationnelles, constatées par l’auteur sur des enregistrements de musiques « orientales » contemporaines (Beyhom, op. cit.) ont été par ailleurs (partiellement) décrites par Iskandar Shalfūn dans Rawat Al-Balābil n° 1, Le Caire, 1922, p. 53, comme suit :

59  Notons que le concept de modulation (intiqāl), en musique arabe, intègre le concept de transposition (tawīr).

60  L’hétérophonie multiple arabe peut également être présentée comme un ensemble d’hétérophonies intonationnelles, temporelles et formulaires.

61  L’auteur intègre cette caractéristique sous la dénomination générale « hétérophonie multiforme (ou multiple) » pour éviter de rentrer dans une polémique sur une « polyphonie » quelconque en musique arabe, qu’elle soit « limitée », « primitive », ou tout autre descripteur dépréciatif qu’on voudrait éventuellement accoler à ce terme.

62  À comparer avec l’hétérophonie à variantes (Margarita Engovatova, op. cit., p. 28 et p. 30).

63  À part l’hétérophonie de temps (retards ou anticipations sur le temps, différences de positionnement temporel des notes par chaque musicien), cette définition de l’« hétérophonie multiple » de la musique arabe intègre les différences de tempéraments (souvent implicites) et d’accordage entre les instruments du takht sharqī, formation traditionnelle comportant généralement un ‘ūd, un qānūn, parfois un violoniste (ou un joueur de jawza), un percussionniste (daff), et entre ces derniers et la voix du chanteur : cette hétérophonie vocalo-instrumentale est une caractéristique (esthétique) essentielle de la musique arabe, notamment en Irak, en passe d’éradication complète de nos jours ; le lecteur peut retrouver des exemples dans les enregistrements anciens, mais également dans ceux (disponibles dans le commerce) du chanteur irakien Yūsuf ‘Umar (continus, dans ce cas), avec l’ensemble Tshalghī Baghdādī (variante régionale du takht sharqī comportant généralement un ‘ūd, un santūr, une jawza et un percussionniste).

64  Surtout depuis les expériences de Carillo, Haba et Wyschnegradsky [ce dernier ayant notamment théorisé l’« harmonisation » en quarts de ton (cf. Ivan Wyschnegradsky, Manuel d’harmonie à quarts de ton, Paris, Max Eschig, 1980)] ainsi que, plus récemment, Jean-étienne Marie.

65  Dans l’introduction au sixième tome du livre du baron d’Erlanger sur la musique arabe (Rodolphe d’Erlanger, La musique arabe en 6 tomes, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, Tome VI : « Essai de codification des règles usuelles de la musique arabe moderne. Système rythmique – Formes de composition », 1959, préface, p. VIII).

66  Par exemple Sayid Darwīsh, Il Bar Biyiḍḥaq, inVictor Saāb, Athar Al-Gharb fil Mūsīqā Al ‘Arabiya, coll. Iqra’Wasma‘, Dar Al amrā’, Beyrouth, 1999 (Livre + 4 cassettes audio) – la date et le nom de l’éditeur sont tirés du même auteur, As-Sab‘a Al Kibār fil-Mūsīqā Al ‘Arabiya Al Mu‘āira, Dār Al ‘Ūlm lil Malāyīn, Beyrouth, 1987, p. 300 ; ceci est également un des premiers enregistrements de musique arabe avec piano en accompagnement, et un exemple de placage de « tempérament » inégal sur un tempérament égal en demi-tons.

67  élève au Liban de Bertrand Robillard – comm. personnelle à l’auteur du 14 octobre 2000, dont « [vers la fin des années 1940] le bon sens autant que le savoir-faire étaient dévoués à cette tâche d’une rénovation musicale libanaise, à partir du fonds naturel oriental, mais en utilisant au besoin des disciplines occidentales […] », [Marc-Henri Mainguy, La musique au Liban, Les éditions Dar An-nahar, 1969, Beyrouth, p. 83]) et futur directeur du CNSM.

68  « [P]lan d’action pour l’avenir [qui] intéresse les musiciens, les gouvernements arabes et le public », in Toufic Succar, Les conférences du Cénacle, Culture et interférences, 8e année, « Problèmes de la musique arabe », n° 6, 21 janvier 1954, pp. 300-301.

69  Cf. Sharbil Rūānā, Manhaj Al ‘Ūd, Beyrouth, CNSM, 2001.

70  Cf. Toufic Bacha (El~), Le violon et les quarts des [sic] tons – 21 études supérieurs [re-sic], Beyrouth, CNSM n° 24, 2000 (+ 2 CD).

71  Cf. Walid Gholmieh, Toufic Kerbage & Antoun Fara, Naariyāt Al Mūsīqā Ash-Sharqī ‘Arabiya, Beyrouth, CNSM, 1996 et Louis Hage, Les « modes » du chant syro-maronite, Kaslik (Liban), USEK, 2005, pp. 11-12.

72  Cf. Kudsi Erguner, « Alla turca-Alla franca. Les enjeux de la musique turque », in Cahiers de musiques traditionnelles n° 3, Genève, AIMP, 1990, p. 48, citant Mustafa Kemal dans son discours d’ouverture de l’Assemblée nationale le 1er octobre 1934 (Atatürkçülü, Volume I, p. 367) : « Cette année nous allons également changer la musique […] Il faut réunir les hautes pensées et les sentiments les plus fins de la nation, les broder avec les dernières règles de la musique. Seule cette démarche permettra à notre musique nationale d’évoluer et de prendre sa place dans la musique universelle » : cette politique aboutit notamment à la fermeture de la section de musique turque à partir de 1926, et au retrait, dans les collèges, des programmes d’éducation de cette même musique deux ans auparavant (comm. de Fikret Karakaya, musicien et musicologue turc, au colloque « Traditions musicales au carrefour du systématique et de l’historique – Prolégomènes à une musicologie générale des traditions » organisé en juin 2006 à l’Université Antonine, Baabda-Liban).

73  À part pour certains « résistants », en ce qui concerne la musique monodique ou de soliste, notamment au sein même de ces conservatoires qui sont devenus le vecteur prédominant de l’enseignement de la musique arabe. Les exceptions (transmission « initiatique » de la musique) sont rares, et généralement confinées à la cantillation du Coran ainsi qu’à certaines traditions ecclésiales orientales.

74  Rappelons pour mémoire qu’une polyphonisation (par opposition à « harmonisation » ?) ne sera jamais nécessairement « tempérée », l’exemple (entre autres) des ‘Aré ‘Aré venant prouver le contraire (Hugo Zemp, Polyphonies des Îles Salomon, CNRS/Collection le Chant du Monde, LDX 274 663, France, 1990, CD et livret). Les flûtes de Pan utilisées pour ces polyphonies ont des hauteurs de tuyaux qui correspondent, pour chaque faisceau, à des tempéraments différents ; le schéma des échelles des quatre flûtes de Pan rihe fourni dans le livret d’accompagnement montre des différences systématiques de l’ordre du comma pythagoricien (24 cents) et pouvant dépasser, pour certains degrés, le quart de ton (en l’occurrence une différence entre deux degrés – les dixièmes – supposés être équivalents pour les tuyaux correspondants pour le 2e et le 4e rihe, et dépassant 60 cents, le quart de ton tempéré valant 50 cents). Voir également à ce sujet Hugo Zemp, « Deux à huit voix : Polyphonies de flûtes de Pan chez les Kwaio (Îles Salomon) », Revue de Musicologie, t. 68, n° 1-2, 1982, pp. 275-309.

75  Entre autres Succar, déjà cité, ainsi que Toufic El-Bacha (qui déclarait encore à l’auteur en décembre de l’an 2000 que l’avenir de la musique arabe passait par la polyphonisation, et que la condition sine qua none pour ce faire était le tempérament égal en quarts de ton), Walīd Gholmieh (actuel directeur du CNSM) et plusieurs autres au Liban, mais également en égypte (ifnī) et en Syrie (Nūrī Iskandar), qui ont composé force « sonates », « quatuors », « symphonies » et autres « musiques arabes », parfois largement publiées et enregistrées ; notons ici l’exception constatée chez un autre compositeur libanais [‘Abdul-Ghanī Sha‘bān, Do Rast Mélodique – Do Rast Harmonique – Midemi-bémol Sigah – Iraq – Ré Bayâti – Ré Saba – Ré Chouri – Ré Isphahan, Flex – Liban Polyphon Orient 7731,195* ( ?), face A, et Fugue tonale en Do Rast, face B (45T)] dont les œuvres, bien que polyphoniques, conservent les caractéristiques de l’hétérophonie instrumentale arabe. Par ailleurs, pour une vue d’ensemble de la relation des compositeurs arabes contemporains à l’harmonie, on peut se reporter utilement à Mohammed Mejri, La musique classique arabe du Mashreq au XXe siècle et ses rapports avec l’Occident, thèse de doctorat, Paris IV, non publiée, juin 1998.

76  Le langage atonal et les libertés permises par la musique contemporaine occidentale de manière générale offrent évidemment plus de possibilités d’expression aux compositeurs arabes, plusieurs d’entre eux ayant tenté de s’exprimer par cette voie. À part Soliman Gamil, cité infra dans le texte, des compositeurs tels Toufic El Bacha au Liban et Nūrī Iskandar (cf. note précédente) en Syrie ont composé plusieurs pièces, la plupart non publiées et non exécutées, sortant du « standard » des musiques classique et néo-classique occidentales (comm. personnelles à l’auteur), et essayant de s’affranchir de la problématique de l’« harmonisation ». Ceci est un phénomène qui n’est, bien évidemment, pas limité aux pays arabes : Philippe Albèra (op. cit. p. 79) commente notamment la démarche du compositeur coréen Isang Yun en ce sens, et des compositrices comme Farangis Nurulla-Khoja (d’origine tadjike et née en Ouzbékistan) évoluent depuis plusieurs années entre musiques traditionnelles du maqām et musiques contemporaines [cf. Actes du colloque « Maqâm et création », op. cit, disponible via http://www.royaumont.com/fondation_abbaye/maqams_et_creation__octobre_2005.711.0.html].

77  Soliman Gamil, Pharoah Funeral Process, Touch T33.15 [enregistrements des années 1960 et 1970].

78  Auteur de plusieurs compositions intégrant certaines caractéristiques de la musique arabe, Moultaka a créé récemment plusieurs pièces musicales (notamment avec l’ensemble Ars Nova) et spectacles aux noms évocateurs, sinon engagés : Zikr, Loubnân, Liban Vivats, « Non, hommage à Samir Kassir », etc.

79  Zad Moultaka, « La trahison du maqâm », Actes du colloque « Maqâm et création », op. cit., disponible via http://www.royaumont.com/fondation_abbaye/fileadmin/user_upload/dossier_PDF/programmes_musicaux/COLLOQUE_MAQAM_ET_CREATION_OCTOBRE_2005.pdf., pp. 66-75 (consulté le 19 novembre 2006).

80  Idem.

81  Voir note n° 4.

82  à tel point que le compositeur avait pratiquement renoncé à intégrer des improvisations, même ponctuelles, dans son œuvre « Zàrani » (Zad Moultaka, Zàrani,l’empreinte digitale, ED13163, 2003, CD) à cause même de cette standardisation (comm. pers.).

83  Ce maqām est un des modes non octaviants de la musique arabe : sa configuration particulière et complète (en prolongeant l’échelle ascendante) inclut deux genres ijāz (le premier sur fa, inclus – dans la version contemporaine en multiples du demi-ton – dans la progression fa, solb, la, sib exposée en corps de texte), séparés par un intervalle de disjonction de valeur un ton (deuxième tétracorde ijāz débutant sur le do).

84  En créant une « hétérophonie » minimaliste des tempéraments, réduite dans ce cas au tempérament semi-tonal du piano et au tempérament quasi fixe du ‘ūd en intervalles zalzaliens. Cette démarche est en fait l’inverse de celle de Sayyid Darwīsh citée en note n° 65.

85  Un exemple, toujours au Liban et en date du 22 juin 2001, est frappant de par la transparence du complexe d’infériorité des Arabes (ou de certains – pour le moins – d’entre eux) vis-à-vis de l’Occident : à la plage Jonas, en soirée privée pendant laquelle le groupe musical palestino-italien Radioderwish se produisait, le chanteur (palestinien) du groupe a présenté sa musique comme étant « une synthèse de la musique arabe et de la culture musicale occidentale » : la musique arabe non tempérée avait par ailleurs été entièrement évacuée du répertoire de ce chanteur (du moins ce soir-là), même dans le cas de reprises de morceaux traditionnels originellement en intervalles zalzaliens.

86  Citée par Nidaa Abou Mrad (cf. note n° 1) comme une des sept caractéristiques essentielles de la musique arabe traditionnelle. Rappelons que, selon la définition de Joachim Berendt, le jazz résulte d’un équilibre entre trois composantes principales qui déterminent la tension musicale : le swing, la sonorité et le phrasé, l’improvisation ; les variations de cet équilibre résultent en différents styles [Joachim Berendt, The jazz Book, London, Paladin Books, 1984, pp. 449-450, et pp. 451-457 (la définition, très simplifiée, que nous donnons ici nécessite une dizaine de pages chez l’auteur)].

87  Duke Ellington, Suite for the Far-East, Jazzline, 1964, disque noir 33 tours. La démarche d’Ellington est par ailleurs éminemment exotique, ce dernier commentant sa tournée dans le Proche-Orient dans les termes suivants (Musical Journal « Orientations », Mars 1964, cité sur la couverture du disque) :

88  Berendt commente cette période du jazz (op. cit. p. 33) de la manière suivante : « The openness with which dozens of jazz musicians of the fifties and sixties have approached the great exotic musical cultures goes far beyond comparable developments in modern European concert music ».

89  Contrairement à ce qu’affirme le New Grove Dictionary of Music and Musicians [cf. Christian Poché, « ‘ūd », in Stanley Sadie (éd.), New Grove Dictionary of Music and Musicians, Second Edition, vol. 26, pp. 25-31] en situant les premières expériences d’utilisation du ‘ūd en jazz avec Rabih Abou-Khalil (le premier CD – Nafas – de ce musicien a paru à notre connaissance chez ECM en 1988).

90  Ahmad Abdul-Malik, Jazz-Sahara, Riverside OJCCD-1820-2, 1958, R/1993, CD, et Ahmad Abdul-Malik, East Meets West, RCA-BMG 74321 25723 2, 1959, R/1995, CD. [Né en 1927, un mois de janvier, Abdul-Malik a étudié le violon dans sa jeunesse (probablement influencé par son père qui en jouait – et qui chantait aussi – pour lui), ainsi que le piano et le tuba. Il a évolué très tôt dans les cercles du jazz new-yorkais, y compris avec Art Blakey, Coleman Hawkins, Randy Weston ainsi qu’avec le quartette de Thelonious Monk (au sein duquel il a rencontré le saxophoniste Jimmy Griffin). Avant la parution de son premier disque, il a tourné avec son propre groupe de musique « du Moyen-Orient » (et avec d’autres, en tant qu’exécutant sur le ‘ūd ou la contrebasse – ses deux instruments de base) et est apparu avec son propre groupe de musiciens « orientaux » dans le show télévisé de Dave Garroway à la NBC-TV. Ces quelques informations sur son parcours semblent impliquer l’existence d’une scène dans les années cinquante pour ce genre de musique à New-York, et, surtout, qu’il existait déjà à l’époque un vivier de musiciens arabes qui a permis la création de plus d’un groupe de musique du Moyen-Orient (Abdul-Malik aurait de surcroît joué dans deux autres formations, celles de Mohammad el Bakkar et de Djmal Aslan)].

91  Formation traditionnelle instrumentalo-vocalique (de base) de la musique arabe (du moins jusqu’à l’arrivée des grands orchestres symphoniques de musique « arabe »), et composée de trois à cinq instrumentistes solistes (dont un percussionniste au minimum) et d’un chanteur ; le takht se décline, pour les instruments, de différentes manières suivant les régions du monde arabe.

92  Cette combinaison rappelle fortement celle utilisée de nos jours par le‘ūdiste Rabih Abou-Khalil dans la grande majorité de ses enregistrements, consistant à inviter des solistes occidentaux différents pour chaque enregistrement, avec un takht de composition quasi constante dans le temps.

93  Certaines des opinions de Abdul-Malik sur le jazz et sur la musique arabe méritent d’être relevées, pour leur pertinence et, surtout, pour leur actualité : avant tout il définit la musique arabe qu’il joue comme une synthèse des musiques du Moyen-Orient et d’Afrique (Soudan, Afrique du Nord) avec des influences notables des musiques irakienne et égyptienne, tout en reconnaissant également une certaine influence de l’Afrique de l’Ouest. Pour lui, la période « pré-jazz », qui a été déterminante pour la formation du jazz en tant que tel, a été influencée par la musique des immigrés arabes, et pas seulement par, toujours selon lui, les « traditionnelles » influences congolaises et ouest-africaines. Il présente la « liberté » qu’offre la musique moyen-orientale comme une alternative à la crise de développement du jazz des années 50 (qui a évolué vers le free), qui selon lui consistait en une fuite en avant vers des progressions harmoniques (« chords ») de plus en plus complexes, à tel point que la liberté créative en était annihilée. Cette attitude vis-à-vis de l’« impasse » dans laquelle se trouvaient les musiciens de jazz de l’époque est également commentée par Berendt (op. cit., p. 31) : « when the development [of the dialectical interaction between jazz and European music] had gone beyond cool jazz, jazz musicians had incorporated almost all elements of European white music they could possibly use, from Baroque to Stockhausen » (Berendt ne cite d’ailleurs pas Abdul-Malik, dont les disques n’avaient pas été réédités à l’époque). Ce point de vue trouve un écho dans les réflexions des rédacteurs des livrets de Abdul-Malik (Orrin Keepnews et – probablement – Lee Shapiro) qui, tout en n’échappant pas au point de vue exotique et aux simplifications (réduction par exemple du système d’intervalles de la musique arabe à un système en quarts, voire en huitièmes de ton), montrent tous les deux une sympathie certaine pour la démarche du musicien, et un espoir d’évolution du jazz dans la direction pointée par ce dernier.

94  Prestige P-24035 (1961).

95  In Time Out, CBS, CDCBS 62068, 1962.

96  In Tale Spinnin’, CBS – 80734, 1975.

97  Coltrane, pierre d’achoppement pour la familiarisation du public du jazz avec la musique indienne, a repris le flambeau d’un autre grand musicien, Yehudi Menuhin [Yehudi Menuhin and Ravi Shankar, Menuhin meets Shankar, EMI CDC 7490702, 1966.], et a été suivi dans cette voie par John Mc Laughlin (années 1970) avec le groupe Shakti. Par ailleurs, parallèlement au jazz-rock, et avec parfois les mêmes acteurs, s’est développée toute une tendance sociale qui aboutit à des expériences avec les musiques japonaise (à l’exemple de Hozan Yamamoto & Masabumi Kikuchi, Silver World, Philips 32JD-88, 1971), balinaise ainsi que le flamenco (notamment Paco de Lucia dans les années 80-90), mais également concernant les musiques bretonne (Gwerz, Ti-jazz, etc.), bulgare (notamment Ivo Popasov : clarinette, Milcho Leviev : piano, Theodossii Spassov : kaval, par exemple Milcho Leviev, Gourbet Moabet, Balkanton 070093, s.d.), turque et vietnamienne, et ce malgré une accalmie dans les années 80, concomitante au phénomène « Yuppie ». Ce « jazz-ethnique » cherche toujours ses marques, hésitant entre ce que nous appellerions le « world-jazz », conglomérat de musiques mal digérées et véhicule de l’exotisme le plus « pur » (et le plus commercial), et le « jazz-ethnique » de qualité qui renoue avec la (déjà) tradition coltranienne. Signalons à ce sujet la parution (relativement) récente d’une compilation consacrée au jazz état-unien « exotique » [California Dreamin’. Jazz exotica, Impulse 12412, 1999].

98  Les tentatives d’inclusion « verticale » de tempéraments zalzaliens sont, à ce jour, restées limitées : tout au plus, dans certaines « rencontres », peut-on déceler la juxtaposition de deux tempéraments, un premier tempéré égal en demi-tons sur lequel vient se plaquer un chant ou un instrument « traditionnel » arabe en intervalles zalzaliens. Notons à ce sujet l’exception constituée par le surprenant (et « peu tempéré ») enregistrement de Lloyd Miller, Jazz at the University of Utah, East-West Records, EW-5, états-Unis, 1969, 33T, ainsi que plusieurs initiatives personnelles de musiciens occidentaux (notamment par utilisation de techniques particulières sur des instruments à vent comme le saxophone et la clarinette). Il est par ailleurs intéressant de noter ici que les « métissages » entre musiques traditionnelles, qui sont souvent le fait de musiciens ayant une certaine expérience du jazz, peuvent parfois passer complètement outre aux différences, légères ou affirmées, du tempérament ; dans le cours des répétitions organisées en vue d’un concert pour la célébration du sommet de la Francophonie en 2002 à Beyrouth (Musiques francophones : 2001 – 2002, EAC-CD-005P, 2002, CD), auxquelles l’auteur assistait en tant qu’organisateur, les musiciens, provenant de régions et de cultures musicales différentes (Bretagne, Vietnam, Mali, Sénégal, Liban, etc.), ont eu peu de mal à « s’accorder » nonobstant les intervalles zalzaliens de la musique arabe (les principales difficultés se sont plutôt situées sur le plan des rythmes, les musiciens libanais peinant à intégrer certains schémas rythmiques africains) : cette différence, qui peut paraître subtile (métissages « horizontaux »), paraît être en fait déterminante pour la « forme » du produit fini, dans ce cas non tempéré et hétérophonique dans la majeure partie de la musique résultante.

99  Désireuses d’exprimer leur différence (ou identité) culturelle en intégrant certains éléments de leur musique dans le jazz ; l’auteur a lui-même participé à des expériences de ce genre vers la fin des années 1990 à Beyrouth, se heurtant très tôt au problème de l’hétérophonie multiple v/s tempérament égal.

100  Notons comment Ziad Rahbany, compositeur et fils de Feyrouz et de Assi Rahbany, décrivait la « culture » libanaise en 1986 : « Nous vivons dans deux civilisations ensembles [l’occidentale et l’orientale], mais nous sommes devenus habitués à cela ; l’imagination, parfois, quand elle mélange ces cultures, quelque chose en ressort » et en continuant « imaginez un hamburger au goût de falafel [spécialité végétarienne à base de pois chiches concassés et grillés, courante au Proche-Orient], cela n’existe nulle part [ailleurs], voici la culture libanaise » [extrait de la cassette vidéo de promotion de Ziad Rahbany, Houdou Nisby, REL CD569, 1984-1985 (R/1997), premier CD de Rahbany en « jazz oriental »]. Remarquons que la globalisation « culinaire », observable aisément dans les Mac Donalds, se dirige à grands pas dans le sens pointé par le compositeur (spécialités de hamburger à la mexicaine, à la maghrébine, etc.).

101  Ou plutôt à des informations sur cet enseignement et sur son contenu ; il n’existe en effet quasiment plus d’enseignement initiatique et de transmission de style maître à élève, sauf rares exceptions (pour lesquelles nous ne ferons pas ici de publicité).

102  Notamment chez Ziad Rahbany, icône des musiciens de jazz au Liban ; un exemple des tentatives de ce musicien peut être écouté sur l’enregistrement Ziad Rahbany, Law Lā Fusat Al Amal, extraits de la pièce de theâtre du même nom, Beyrouth, Relax-In 632, 1992, CD. Écouter également, dans un autre registre, les enregistrements de la Firqat Al-Funūn Ash-Sha‘biya Al-Falasīniya, in Palestinian Sounds. A compilation of music and songs from Palestine, Université de Bir-Zeit, dist. Yabous, 2001.

103  Processus évoqué notamment (au cours d’une interview non publiée du 8 mai 1996) par le compositeur d’origine libanaise Karim Haddad, pour la musique contemporaine, dans les termes suivants :

104  Habitués du circuit des « rencontres ».

105  Ce genre de technique est utilisé également dans les musiques dites « savantes » : cf. l’exemple de Moultaka cité supra dans le texte, ainsi que Ziad Rahbany, Houdou Nisby, REL CD569, 1984-1985 (R/1997) : ce dernier utilise notamment, comme beaucoup de musiciens de jazz (dont Abdul-Malik cité supra dans le texte), le mode ijāz-Kār en concomitance avec l’échelle « Blues » (et sur la même « tonique »), ainsi que l’échelle du mode de mi occidental (mode Kurd en musique arabe), procédé courant pour le mode ijāz-Kār (voir également la note n° 18).

106  Nidaa Abou Mrad, « Compatibilité des systèmes et syncrétismes musicaux : une mise en perspective historique de la mondialisation musicale de la Méditerranée jusqu’en 1932 », op. cit.

107  Remarquons ici que Toufic Succar, dans sa conférence au Cénacle (op. cit., p. 299), retient de son côté comme critères la monodie, le zalzalisme (qu’il est un des rares parmi les « occidentaux » à déclarer vouloir perpétuer dans une version harmonisée, mais non tempérée – communication personnelle du 12 octobre 2000), et les rythmes « complexes ».

108  En effet, « innover » en imitant encore plus la musique occidentale revient en définitive à se situer dans le mainstream musical, le « modèle » actuel, déjà occidentalisé, étant devenu la nouvelle référence.

109  En même temps, il semble difficile de demander à ces derniers d’effectuer une démarche à laquelle les musiciens arabes ont eux-mêmes, et depuis maintenant plus d’un siècle, renoncé…

110  Le sous-titre de l’article de Burkhalter (« WAMMEDD […] », op. cit.) est, à cet égard, très significatif : « Le CD […] montre qu’une musique dite “moderne” peut très bien avoir une identité “orientale” très forte » ; notons les guillemets utilisés par le journaliste. Les deux articles de ce journaliste sur la musique « moderne » libanaise durant et post-guerre de juillet (op. cit.) 2006 confirment par ailleurs cette équivalence entre « modernité » et « Occident ».

111  Ainsi que beaucoup d’autres.

Citation   

Amine Beyhom, «Des critères d’authenticité dans les musiques métissées et de leur validation :», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et globalisation, mis à  jour le : 27/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=168.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Amine Beyhom

Professeur associé à l’institut supérieur de musique de l’Université Antonine-Baabda (Liban) et chercheur associé au Centre de Recherche sur les Langages Musicaux de l’université Paris IV-Sorbonne, Amine Beyhom est également organisateur de concerts et de festivals, directeur artistique, producteur, musicien et compositeur.