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Globalisation : entre dépossession et enrichissement ?
À propos du travail d’André Serre-Milan et de Yé Lassina Coulibaly

Sara Bourgenot
mai 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.166

Résumés   

Résumé

Les musiques ont de tout temps bougées et bougeront encore longtemps. Les dernières décennies ont participé à l’augmentation de ces échanges avec l’avancée galopante d’un phénomène étendu à tous les domaines de la société, la globalisation. L’exemple abordé ici de la collaboration entre deux compositeurs, André Serre-Milan et Yé Lassina Coulibaly issus de deux univers musicaux différents et complémentaires, tente d’apporter un témoignage, débarrassé de préjugés commerciaux, et une vision optimiste de la globalisation par une démarche musicale expérimentale, créative et généreuse.

Abstract

Music has always changed, and it will continue to do so for a long time to come. The last decades have witnessed the increase of exchanges through the galloping advance of a phenomenon that has spread to all domains of society – globalisation. The example considered here is the collaboration between two composers, André Serre-Milan and Yé Lassina Coulibaly, who come from two different but complementary musical universes. The example attempts to present an optimistic vision of globalisation, void of commercial prejudice, through a musical approach that is experimental, creative, and ample.

Index   

Texte intégral   

1Chargée de multiples sens, la globalisation est en marche depuis des siècles. Un discours autonome et complet existe tout autour de ce mot « valise » dans lequel chacun puise à sa guise. Mais c’est récemment que le terme « globalisation » s’ancre durablement dans les mémoires, comme acte économique en premier lieu.

2Les mouvements et les migrations ont de tout temps existé et de ce fait participé au renouvellement. Plus récemment, ces échanges et changements se sont intensifiés, contribuant, entre autres, à la diffusion grandissante des musiques du monde entier. Les musiques « d’ailleurs » se sont quelquefois retrouvées en première ligne, parfois enrichies par de nouvelles technologies, parfois affadies, écrasées par le train à grande vitesse de la globalisation, remodelées par une chirurgie intégrale. Le constat s’impose, les hommes et leurs musiques sont aptes aux déplacements et aux mélanges.

3Dans notre monde crépitant nul ne peut ignorer les répercussions néfastes ou bénéfiques d’un tel phénomène. Montrer une percée lumineuse, et non refaire l’histoire ni colmater ses brèches, est la tendance du présent article, entre isolement régressif et destruction de l’intime (les exemples ne manquent pas, gardons pour modèle le long périple d’une berceuse des îles Salomon, pillée à multiples reprises pour finir sa course effrénée vers l’universel dans un spot publicitaire pour coca cola1).

4Un des dangers proéminents de la globalisation est avant tout celui de l’uniformisation. Entre un grand tout néant et souvent inadapté et l’éclatement de ce tout dans lequel ne subsiste que l’individu et l’exacerbation du moi, le funambule cherche réellement l’équilibre. « Comment inventer un nouveau cosmopolitisme qui conjugue valeurs universelles, souci du bien commun et participation politique ? »2. Je n’aurai pas de réponses, seulement un témoignage, une illustration musicale, un regard optimiste en quelque sorte sur un monde en action. Mettre en mots des expériences nouvelles et complexes, formaliser les non-dits et tenter d’être la porte parole de compositeurs débordants d’énergie suscite pour l’étudiante que je suis une immense curiosité mais aussi une certaine appréhension face à ce projet naissant et à la difficulté de la tâche.

5Une des voies de la création musicale actuelle n’est pas de chercher la nouveauté à tout prix mais de franchir les frontières des conventions usuelles en alliant nos propres connaissances passées et présentes à d’autres, extérieures dans leur unité tout comme dans leur dépassement. De nombreux compositeurs contemporains comme Steve Reich, Luciano Berio, György Ligeti et bien d’autres, ont déjà tenté l’expérience en soufflant des influences diverses et variées sur leurs créations.

6Le défi serait de sortir du formatage et de l’idée pessimiste de l’avancée de la globalisation, souvent réductrice – bien que réelle –, annihilant les pensées en les engloutissant dans son estomac aseptisé, et de jeter un pont tendu entre les cultures afin d’aspirer à une grande diversité dans l’unité. Cette attitude implique cependant de remettre en cause les échelles de valeurs jusqu’à récemment prédominantes, de réinterroger celles dites universelles et de changer de regard sur une musique en mouvement qui se réapproprie de nouveaux espaces. D’une certaine manière cette tentative désacralise la musique occidentale « classique », la musique écrite, le texte, pour tendre vers une forme d’improvisation et d’immédiateté. L’exemple du duo André Serre-Milan et Yé Lassina Coulibaly est révélateur de cette recherche de passerelle vivante et animée entre deux pensées musicales parallèles.

Rencontres

7Yé Lassina Coulibaly et André Serre-Milan se sont rencontrés en 2003 à Bagnolet lors d’un festival musical. Peu à peu ils construisent ensemble et articulent un squelette qui ne demande qu’à vivre. Cette entité naissante est le fruit d’un investissement commun qui ne ménage ni le temps ni l’argent, véritablement voulu, et non imposé comme dans certains cas de commande de création musicale. Pour ma part je les rencontre, par l’intermédiaire de mon directeur de recherche, dans le courant de l’année 2006.

8J’attendais avec une certaine timidité l’arrivée du train de Paris, inspectant le moindre passager susceptible d’être compositeur ! Notre regard est alors projeté hors du monde réel là où les conditions sociales se trouveraient bouleversées. Une voix douce vint me sortir de mes pensées ; une silhouette longue et fine me dit en m’embrassant « on se tutoie, ce sera plus simple », parole qui coupa court à une éventuelle gêne. C’est dans un café montpelliérain trop bruyant et enfumé que le premier contact avec André Serre-Milan fut établi. L’approche fut brève mais assez évocatrice pour défaire la représentation mentale de « monstre » au profit d’une apparence humaine et chaleureuse. Je pressentais au fil de la conversation que l’être aux yeux et à la peau clairs, de fragilité apparente, cachait une réelle détermination.

9La rencontre apparut plus officielle en avril 2006, à Naxos Bobine, lieu insolite de créations, de rencontres et d’échanges mêlant compositeurs, musiciens, plasticiens, tapissière, etc. Et par ces longs temps d’écoute attentive je découvris l’univers d’un compositeur contemporain.

10La rencontre avec Yé Lassina Coulibaly fut plus rapide mais tout aussi intense. Il m’attendait, sous la canicule parisienne, adossé à la rampe de la sortie de métro Philippe du Roule. La bande audio tirée de l’entretien dans un restaurant asiatique traduit une ambiance multiculturelle. Le fond sonore tapis de conversations en tout genre (coup de téléphone d’un représentant pressé, amoureux en quête du mets savoureux, serveuses fourmillantes aux accents nasillards, etc.) vient renforcer l’idée de voyages dans le voyage. Yé Lassina Coulibaly m’interroge en me fixant de ses yeux d’un noir profond, sur mes motivations d’enclencher un travail sur leurs compositions, sur mon parcours, mes envies, etc. Je ressens lorsque l’interrogateur devient interrogé une certaine méfiance, voire une irritation provoquée, me semble-t-il, par l’interprétation de mes questions. L’approche verbale très métaphorisée de Yé me laisse au début relativement perplexe, essayant malgré l’incompréhension de me rattacher au train de ses idées et concepts qui filent comme de l’eau.

11Observatrice avant tout, j’ai tenté de capter lors des différentes rencontres les moindres détails, de m’imprégner et de m’immerger dans un monde étranger, en jonglant perpétuellement entre pudeur et intimité. Comprendre la symbolique de l’autre, d’une certaine manière mis à nu, dans l’abandon de soi, décrypter son vocabulaire, le sens qu’il donne aux mots, nécessite une oreille disponible afin d’objectiver au maximum les éléments (même si les mots se substituent souvent de manière imparfaite à la réalité) et de retransmettre avec mes propres termes ce travail d’observation et d’analyse.

12Le contact perdure encore aujourd’hui ; leur présence est forte jusque dans la relecture et la correction de ce travail. Des discussions se sont d’ailleurs ouvertes suite à la rédaction de l’article, m’obligeant à la fois de prendre en compte leurs revendications et de défendre mes points de vue.

13Créateurs avant toute chose, Yé Lassina Coulibaly et André Serre-Milan se nourrissent de leur expérience personnelle et de celle de l’autre.

14Le temps des bals et des animations dans l’harmonie d’un petit village de la Drôme peut paraître lointain à André Serre-Milan au vu de l’abondante production musicale écoulée depuis, mais il est le début d’une ouverture jusque là inaltérable. Rapidement attiré par la composition, André Serre-Milan s’engage dans un cursus au Conservatoire de Lyon dont il ressortira avec le prix de composition instrumentale, électroacoustique et informatique musicale. La composition s’offrant à lui comme un terrain d’ouverture et d’échanges, il collaborera souvent avec des auteurs, des chorégraphes, des metteurs en scène, des plasticiens, etc., pour la réalisation de concerts et spectacles musicaux. Un opéra multimédia résultera de ces expériences transdisciplinaires intégrées à la pratique des nouvelles technologies.

15De nombreuses résidences et invitations s’offrent à lui en France (GRM, La KITCHEN, GMEM, GRAME, ART ZOID, La Péniche Opéra, etc.) et à l’étranger (CCRMA-Stanford et CNMAT-Berkeley, États-Unis ; Array-Music-Toronto, Canada ; Radio Suisse Romande ; Radio Danoise ; Phonos-Barcelone, Espagne). Lauréat du Mécénat Musical de la Société Générale et de la Villa Médicis Hors les murs, il a reçu des commandes et aides à l’écriture de l’État, du Ministère de la Culture, de Radio France, du GRM, du DICREAM-CNC, du GMEM, du GRAME, de la Péniche Opéra, de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, de l’Orchestre National de Lyon, et collabore avec les labels discographiques Frémeaux et associés, Naïve, Maguelonne,Thierry Magnier, Signatures, et l’éditeur Alphonse Leduc.

16Attiré par les cultures extra-européennes, il écrit un cycle de pièces qui lient l’exploration d’une écriture pour instrument soliste à des références de musiques autres d’ordre pictural et spirituel. Il emprunte à ces cultures leur philosophie, par exemple le mandala, sans pour autant utiliser explicitement des caractéristiques musicales indiennes.

17Il arrive ainsi à la rencontre avec Yé Lassina Coulibaly avec qui il fonde un duo autour duquel s’entremêlent des principes de « tolérance, d’échanges, de générosité »3 et une exigence commune de recherche musicale.

18Né dans la grande diversité culturelle de l’Afrique de l’Ouest, Yé Lassina Coulibaly poursuit son parcours musical auprès d’instrumentistes maliens ou burkinabés, toujours porté vers une démarche expérimentale. Il réinvente la musique africaine à travers ses rencontres avec des musiciens et compositeurs occidentaux. Sous fond permanent d’actualité et de problématiques inhérentes au XXIe siècle, ses créations musicales témoignent d’une écoute du monde. Cinq disques distribués par Universal, Mélodie, Musique du Monde, Cinq planètes et autres distributions, dont Le Grand Maître (disque djembé solo ayant reçu le coup de cœur de l’Académie Charles Cros), seront la résultante d’un investissement assidu4.

19Il mène une carrière « tambours battants » entre Europe et Afrique avec le groupe Yan Kadi Faso dont il est compositeur, directeur artistique et djembé solo depuis 1987. Avec son ensemble, il se produit pour l’UNESCO, la Maison de la Culture du Monde à Paris, FESPACO-Palais de Chaillot, le Festival Francophonies de Limoges, le Ministère de la Coopération, la Fête de la Musique, etc.

20Percussionniste avec Mandi Foli, Lamine Konté, Kasse Mady, il est aussi professeur de percussions et de danses africaines et musicothérapeute à l’hôpital psychiatrique Georges Sand de Bourges de 1987 à 1994.

21Sa rencontre avec André Serre-Milan s’inscrit dans une continuité personnelle et artistique de recherche, débutée dès son plus jeune âge, de nouveaux espaces créatifs.

22La conjonction Serre-Milan/Coulibaly est donc le fruit d’une véritable rencontre entre deux musiciens et compositeurs complémentaires visant le même objectif, c’est-à-dire sortir du contexte culturel par le biais d’une investigation musicale commune technique et esthétique. Leur riche expérience personnelle leur permet aujourd’hui de s’engager dans une entreprise « fusionnelle » et par ce fait de transmettre au public une vision sincère et pertinente, grâce à un travail intense, d’un tissage humain entre deux formes d’expressions et de cultures. Le duo sort des sentiers battus et offre avec force et générosité un voyage sonore et poétique.

Métissages

23Dans notre époque globalisante, « la tendance est à la différence dans le but de la supprimer »5. Il serait temps de s’apercevoir des points communs et d’une « étymologie humaine »6 (mode de vie, de pensées, structuration mentale et physique, etc.). Voir la diversité dans la richesse et la richesse dans la diversité en découvrant cette dernière comme un trésor et non une frontière, est en quelque sorte le credo de Yé Lassina Coulibaly et d’André Serre-Milan.

24Certaines thèses de biologie des populations montrent le rôle de l’isolement comme facteur favorisant la différenciation. Le mélange global tendrait alors, au niveau culturel, vers l’uniformisation. Sans tomber dans les excès d’une idéologie de la pureté, certains adoptent le point de vue, parfois vrai mais aussi paradoxal, qu’une suppression des barrières tendrait à la suppression des distinctions au profit d’une standardisation. L’exemple des couleurs est assez significatif : si l’on mélange du bleu et du jaune, on obtient du vert, du rouge et du bleu, du violet, etc. ; si l’on mélange tout ensemble, on obtient un gris uniforme et insipide.

« Ce n’est que dans la mesure où chacun est accepté pour ce qu’il est, quelles que soient son origine et sa sensibilité, qu’une société réellement pluriculturelle peut s’élaborer de façon harmonieuse : par l’intégration des différences et non par le nivellement, par le dialogue et non par les durcissements identitaires »,

25écrit Laurent Aubert7. Le système de fécondation croisée crée la diversité et permet l’émergence de caractères nouveaux. Chaque création humaine est unique, ce n’est pas un scoop ! On pourrait se demander dans notre cas de conjonction musicale de quelle fécondation symbolique s’agit-il ? Le duo met un point d’honneur au mouvement, à la circulation incessante des idées et la résultante musicale contrecarre une forme d’uniformisation ou de création « soupe », dans laquelle tout se mixe sans plus se distinguer, se fondant dans une consommation de masse.

26La notion de métissage n’est pas seule d’ordre biologique, s’inscrivant tout aussi bien, de façon plus ou moins frileuse, dans la linguistique, la littérature que dans l’anthropologie ou dans l’art. La création apparaît comme le fruit d’un jeu combinatoire, les innovations résultant le plus souvent de combinaisons nouvelles. Ce bricolage idéologique semble être une clé du développement des créations et inventions. Les enjeux du métissage, ou des mélanges en général, sont variés ; les résultantes peuvent être aussi géniales que pitoyables. Le métissage n’est pas l’alliance de deux entités « pures » et opposées, jonglant entre deux polarités fortes, mais ressemblerait plus à « une composition dont les composantes gardent leur intégrité »8. La pensée du duo Coulibaly/Serre-Milan converge dans ce sens ; les deux créateurs possèdent des connaissances dans leur domaine respectif, chacun étant nourri de tradition et de liberté, et trouvent un mode opératoire sur lequel ils se « frottent » sans perdre d’écailles. Un des véritables enjeux du métissage réside finalement dans la capacité à se confronter à l’autre. « Le métissage n’est pas la fusion, la cohésion, l’osmose, mais la confrontation, le dialogue »9. André Serre-Milan et Yé Lassina Coulibaly, eux-mêmes imprégnés d’une multitude d’influences, trouvent un accord dans un effort de production, essentiellement par une exigence personnelle et commune et par un profond respect.

27Cette rencontre met en exergue le problème des « étiquettes », si rassurantes pour guider nos petites oreilles : « un Occidental et un Africain », « musique occidentalo-africaine », « africano-occidentale », etc., autant de qualificatifs attrayants pour les bacs des grands distributeurs ! La nécessité de comprendre et de se faire comprendre ne doit pas ranger des musiques comme celle d’André Serre-Milan et Yé Lassina Coulibaly, uniques en leur genre, dans des cases préétablies dénuées de sens. Les parts d’Occidental et d’Africain sont évidemment présentes du fait du passif et de l’apprentissage de chacun mais il reste important de distinguer dans ce travail la part qui relève de la confrontation de deux individus de celle qui relève de la confrontation de deux cultures.

28À la question « par quoi êtes-vous influencés ? », les deux compositeurs répondent spontanément avec un large sourire évocateur : « par nous » ! Certes ils se référent à une multitude de musiques, comme le jazz, la musique contemporaine, celle du village burkinabé ou encore les incontournables classiques du balafon ou de la kora, mais c’est dans la mise en commun de leur savoir qu’ils puisent la matière sonore.

29La dualité s’effrite pour laisser vivre une troisième musique à part entière ; Yé Lassina Coulibaly et André Serre-Milan défendent cette notion d’égalité dans laquelle il n’existe pas un compositeur qui pense pour les autres mais où chacun a sa part de créativité.

30Au même titre que la définition de la globalisation, l’analyse musicale et son ressenti, outre ses aspects purement techniques, peut amener à des acceptions divergentes. Je tenterais d’ébaucher une vision, un axe de lecture de ce duo décapant sans pour autant la réduire à une seule perspective.

Sonorités

31Au départ le duo se nomme Frissonore et se regroupe sous le nom d’Ido Attitude. Les deux compositeurs fixent sur un cd autoproduit et non commercialisé le fruit de leurs premiers travaux. Le duo, adoptant aujourd’hui leurs seuls noms comme dénomination, concrétise une nouvelle fois cette démarche expérimentale par un second album, avec le label Signature, qui sortira dans le courant du premier semestre 2007. La collection Signature adopte la vision de la création sonore de Radio France et ouvre une voie alternative aux autres collections (Ocora et Tempéraments), s’engageant aussi bien auprès des musiques traditionnelles, des entretiens, que des musiques électroniques ou improvisées.

32L’enregistrement est un outil indispensable qui malgré tout brouille les pistes par la fixation d’une musique vivante qui se veut en perpétuel changement. Assister à une représentation du duo, qui s’installe sur un continuum sonore, peut éclairer l’auditeur. L’instrumentarium est varié bien qu’André Serre-Milan se consacre essentiellement à la clarinette et au piano et Yé Lassina Coulibaly aux percussions et au chant. Le spectateur reste attentif à cette forme de théâtralité, partagé entre la confusion, mûrement réfléchie, de l’entrelacs de petits instruments, et la curiosité de l’inconnu. Le public est même amené à participer au final multi instrumental et conclut ainsi, avec les instruments en tout genre distribués par les deux musiciens, un spectacle vivant en interaction plein de surprises et de sonorités.

33La permanence du changement, qui vient de la construction musicale elle-même mais aussi du déplacement des musiciens dans l’espace et de la permutation des instruments (mélodica, clarinette basse, guitare, doum doum, tuyau harmonique, instrument jouet, etc.) procure au spectateur un sentiment de profusion qui retient l’attention.

34Les sons semblent se démultiplier, tant les deux musiciens passent avec aisance d’un instrument à un autre. On pourrait penser que d’autres instrumentistes viennent compléter le duo. La réalité est qu’ils ne sont que deux et que la prise est directe.

35Yé Lassina Coulibaly se dégage de son rôle habituel de soliste pour laisser place à une autre technique. La virtuosité s’efface d’ailleurs mettant en avant un travail de doigté sur la peau du djembé, une recherche sur la vibration, sur la syncope, l’objectif étant de laisser libre cours à l’harmonisation dans un espace toujours plus étendu. La technique instrumentale n’est pas un but en soi mais le moyen de partager une expérience et de faire vivre une matière sonore tout simplement.

36L’ensemble du premier cd comporte onze plages (durée d’environ soixante minutes) qui s’agencent de façon homogène. Sans mettre en cage les musiques de ce disque, on pourrait grossièrement percevoir deux types de pièces, l’une s’illustrant plus dans un registre contemporain, de recherches sonores à proprement parler, l’autre dans une optique plus narrative, à travers la voix parlée, faisant sensiblement penser aux traditions descriptives africaines.

37D’autres thématiques sonores sont abordées tout au long du disque. Des pièces sonores, développées rythmiquement (comme 1, 2, 7), jouxtent d’autres aux sonorités plus intimistes, voire amphibiennes et échographiques (3, 4, 5, 6, 8). Dans tous les cas un dialogue est instauré entre les deux musiciens et leurs instruments ; parfois ce dialogue est « respectueux », avec une réelle alternance des temps de paroles, parfois les deux « pipelettes » veulent parler en même temps, un blablabla très sonore et indistinct prend alors toute la place. L’enchaînement de ces pièces m’apparaît comme différentes étapes de vie, différents moments partagés, le cours d’une journée tout simplement avec ses moments d’excitation, de détente, de course effrénée face à la disproportion de la tâche et au dédoublement de la personne qu’elle insinuerait, au passage à la folie évité de peu, et au retour à la sérénité une fois rendormi.

38Cette musique non figée semble construite sur une structure générale inamovible, préétablie par le duo, tout comme les passages de transition, de rupture ou de continuité. L’image de la chute/parachute est assez représentative de la construction globale : une entrée en scène progressive suivie d’un moment d’effusion sonore – le parachutiste plonge dans le vide – (par exemple un jeu du piano de plus en plus saccadé, cellules mélodico rythmiques répétées jusqu’à leur minimisation sous fond tamisé et régulier du djembé de Yé) précède une rupture totale dans son paroxysme – le parachutiste ouvre sa voile en retenant son souffle – (silences comme partie intégrante de la construction musicale) – pour reprendre peu à peu de l’altitude dans des gestes ralentis et étirés (le piano tempère sa fougue tandis que le djembé revient sur le devant de la scène).

0’00

Entrée du piano par un accord plaqué dans le médium qui trouve une résonance dans le rythme saccadé du mélodica. Un amas de petites notes rapides précède ensuite une note marquée (do#), répétée en accélération, l’ensemble répété deux fois

0’10

Silence. Avancée progressive d’une traversée sur cordes du piano (jusqu’à 0’34)

0’14

Entrée discrète du djembé, rythme syncopé sur le bord de l’instrument

0’34

Arrêt brusque du jeu sur cordes, le djembé prend la relève

0’40

Retour du grattement des cordes du piano, descente par palier vers le grave

0’45

Quelques notes rapides au piano en réponse aux cordes, puis répétition d’une même note (do#), comme au début

0’47

Le volume sonore et le rythme chaloupé du djembé s’intensifient (forte + quintolets) répétés deux fois, suivi dans la même veine par l’arrivée de la flûte (son strident et soutenu). Le dialogue entre la flûte indienne et le djembé s’établit comme une joute musicale (un son expiré de la flûte et rapidité rythmique du djembé, le tout forte)

0’59

Le djembé finit sa course, ralentit et diminue d’intensité

1’01

Retour des cordes grattées légèrement travaillées par l’électroacoustique

1’05

Entrée des maracas en même temps que les glissades « glockenspiellesques » des cordes plonge l’auditeur dans un état de béatitude altéré précédemment par le duel flûte/percussion

1’11

Entrée de la clarinette avec un thème doux, voire romantique

1’20

Reprise de la mélodie de la clarinette et prolongation

1’29

Note appuyée au piano et sons transformés des cordes, martelées régulièrement par un son sourd du djembé (sorte de compte à rebours déclenché, comme un rappel régulier dans une fuite du temps inexorable)

1’45

Le djembé (son clair et étouffé) et le piano, en arrière plan, tentent de communiquer

1’59

Progression dramatique, lancement d’une locomotive, avec les mêmes sons de cordes noyés dans une sorte d’imbroglio sonore toujours rythmé par la baguette du temps

2’17

Cette mise en marche se stoppe nette, le train s’enfonce dans le tunnel, les oreilles se bouchent et les sons colmatés paraissent d’un coup tomber dans le néant

Exemple 1. Récapitulatif temporel du premier morceau.

39La recherche des sonorités est omniprésente dans l’album, bien que certaines pièces tendent plus que d’autres dans cette direction. Le premier morceau met en avant cette exploration des sons et constitue par ce biais une des caractéristiques des musiques dites contemporaines (cf. exemple 1). L’accord plaqué au piano, résonnant dans l’aigu, dès l’ouverture de la pièce donne d’emblée la couleur. Le mélodica intervient, suivies de longues étendues sonores divulguées par le grattement des cordes du piano. Ces sons frottés, amplifiés par l’électroacoustique, sont comme retenus dans l’espace. Le djembé, par des sons sourds et étouffés, fait l’écho à cette effervescence sonore. L’arrêt net insinué par le frottement prononcé des cordes du piano laisse entrer une flûte. Cette même flûte s’ajoute au complexe instrumental, par son souffle tendu, poussé dans l’aigu. Ces sons tenus trouvent une issue avec de légers trilles qui, en se répétant plusieurs fois, servent de rampe de lancement au djembé. Tout au long de la pièce les musiciens soignent les transitions, chaque instrument semblant être un lien solide.

40Un tintement de glockenspiel, suivi de près par l’entrée de la clarinette, redonne une seconde fois cette sensation d’apaisement, après la tempête, soulignée par un phrasé musical alternant longueur des sons tenus et rapidité des notes concluantes. Les passages d’accalmie précédant ceux d’effusion trouvent toujours une résonance dans les percussions. L’accélération progressive du rythme et l’intensification de la masse sonore, due à l’apport toujours plus dense des instruments et à la répétition des éléments mélodico rythmiques, termine sa course à son paroxysme par une rupture brutale.

1

solm, solm, ré7, solm

2

solm, lab, réM, solM

3

doM, réM, mib, dom, rém

4

solm, lab, fam, solm, mim, réM

Exemple 2. Phases harmoniques prédominantes dans l’histoire du chien.

41Le neuvième morceau s’illustre dans un tout autre registre, donnant la priorité à la narration. Yé Lassina Coulibaly se fait l’avocat du « chien », prisonnier du carcan, et s’insurge face à l’irrespect de sa liberté et de sa parole10. On pourrait presque y voir une certaine allusion au travail des deux compositeurs. Le piano, par une marche harmonique mode Chopin (cf. exemple 2), introduit la voix parlée et descriptive. Le décalage entre un énoncé pianistique style choral et une histoire contée très figurative interpelle l’auditeur. Le texte, au départ très haché, est scandé par un même schéma harmonique. L’introduction au piano solo annonce le déroulement de la pièce. Plusieurs cellules s’alternent, se répètent, dans l’ordre ou non, se diffusent dans l’aigu (montée en tierces, quartes, majeures et mineures) avant de recommencer un nouveau cycle en parallèle avec la voix.

42Le débit de paroles s’intensifie au fil de la musique et la voix se fait plus déterminée et forte en même temps que le piano entame sa progression dramatique. Ce dialogue piano-voix, posé au début de la pièce, se disloque et trouve une échappatoire dans l’augmentation du volume sonore et la destruction du choral. Les deux musiciens, en même temps qu’ils tuent l’ordre établi d’une marche funèbre issue du romantisme, ouvrent les cages des chiens enfermés dans une certaine conformité.

43L’harmonisation est mise en avant, secondée par l’aspect rythmique. Le jeu sur les transitions et les articulations est au centre des préoccupations des deux musiciens dans le but d’attiser en continu l’attention de l’auditeur, de créer la surprise et même de s’étonner mutuellement.

44Yé Lassina Coulibaly et André Serre-Milan préfèrent parler « d’écriture de l’instant » et non d’improvisation lorsqu’on pose le débat de l’écriture et de l’oralité.

45Cette notion « d’écriture de l’instant » est un point sensible pour André Serre-Milan qui exprime sa détermination de dire non à l’improvisation comme définition de leurs compositions. Lors de leur première rencontre, Yé Lassina Coulibaly et André Serre-Milan ont improvisé pendant près d’une heure ; par la suite un réel travail de préparation et de co-réalisations a été effectué en vue d’intégrer au sein de leur mémoires personnelles et communes une structure précise. C’est à ce stade qu’intervient la différenciation, selon eux, entre improvisation « classique », comme dans le jazz par exemple où le soliste au moment du chorus improvise soutenu par les instruments accompagnateurs, et part de liberté, toujours à l’intérieur d’une grille donnée, se rapprochant plus d’une interprétation variable exclusivement partagée et non à tour de rôle.

46L’improvisation est par essence de nature changeante, souvent réfractaire à une toute analyse et refusant une approche académique. Donner une définition de l’improvisation serait comme s’engager sur un terrain glissant. Le cas de la collaboration Serre-Milan/Coulibaly face à l’écriture et à l’improvisation et à la définition qu’ils donnent eux-mêmes de leur système de fonctionnement est cependant intrigant.

47L’improvisation est un des termes dans le domaine musical qui suscite de nombreux clichés, voire de fantasmes. Une étude basée sur la dualité improvisation/composition dans le jazz11 fait référence à Evan Parker, saxophoniste de la scène européenne, qui renonce à l’opposition entre composition et improvisation et qui préfère employer le terme « d’instant composing » (composition instantanée). Cette dénomination redonne son blason à l’improvisation face à la suprématie de l’écriture et place ces deux entités dans leur intégrité, de manière à la fois indépendante et entremêlées. Cela n’est pas sans rappeler la démarche créative du duo, transfiguré dans un autre genre musical.

48Quel qu’en soit la sémantique, bien que très importante pour la compréhension, la liberté, contrôlée en quelque sorte, prend une place déterminante dans l’élaboration d’une pièce musicale. Tel élément ou tel autre est privilégié à un moment donné dans l’écoute. Une section peut être répétée, écourtée ou complétée autant de fois que le désire le musicien tant qu’il ne sort pas du cadre et qu’il ne détourne pas les points d’ancrages essentiels au déroulement musical. Cette « écriture spontanée », qui ne laisse à proprement parler aucune trace visible (l’enregistrement comme remplaçant de la partition), trouve son appui sur la mémoire. La trame globale en mémoire le musicien peut alors approfondir le détail, provoquer l’articulation et développer son propre univers musical par réflexe acquis revalorisé par la rencontre.

49La comparaison d’une même pièce musicale jouée en premier lieu sur cd et en second en concert montre qu’il existe un réel travail de mémoire, d’inscription mentale, d’établissement de codes connus peut être que des deux musiciens, difficiles en tout cas à déceler dès la première audition. Un canevas est crée à partir d’une méthode de travail réfléchie basée essentiellement sur la répétition et le développement de la matière sonore et musicale. Ces « codes » musicaux, avec leurs variations possibles, ont pour effet en quelque sorte de procurer à ceux qui les exercent et par la même occasion à l’auditeur, une sensation de fraîcheur et de préméditation aléatoire. L’histoire du chien jouée dans deux cadres différents est identique au niveau harmonique et textuel tout en laissant une porte ouverte à l’imaginaire (par exemple, dans la version publique le djembé est ajouté au dialogue, ce qui prolonge l’introduction ; la dimension scénique donne une autre dynamique, etc.).

50« Je suis une tradition mais aussi une liberté »12. Cette citation peut s’appliquer ici de deux façons. D’une part, la tradition dans la conjonction Serre-Milan/Coulibaly est quelque peu transformée, enrichie par la mise en commun. D’autre part, au sein même de la composition musicale, une colonne vertébrale bien ancrée fait face à un éparpillement toujours délimité de la matière. Les instruments mêmes, dont l’utilisation dépasse les cadres usuels, poussés à l’extrême, sont détournés pour faire vivre la matière sonore et donner ainsi sens et une certaine validité à la musique. Les paramètres de l’énergie et de la gestuelle sont privilégiés ; cette dynamique et ce geste ne sont pas emprisonnés dans une structure temporelle immuable mais au contraire jouissent d’une porte ouverte vers la liberté et l’interdépendance : il semblerait qu’André Serre-Milan et Yé Lassina Coulibaly se donnent des rendez-vous musicaux, dont le déroulement interne n’est pas fixé à l’avance, autour desquels ils se proposent d’explorer des figures musicales. L’énergie dégagée du geste et de l’agencement d’objets sonores est au service de la recherche du son et de la variation de l’écoute.

51Les musiques en migration d’une façon ou d’une autre provoquent un éveil nouveau de nos sens.

« Elles nous amènent à prendre conscience de l’unité de la nature humaine, une unité qui ne s’oppose pas à sa diversité, mais qui s’en nourrit. Il ne s’agit pas de tolérer l’autre malgré sa différence, mais de l’accepter dans sa différence car elle a quelque chose à nous apprendre sur nous-mêmes »13.

52L’examen d’un mélange musical montre que l’idée de métissage, au sens large du terme, c’est-à-dire d’union entre deux entités différentes, engendre la création. Il n’est pas toujours aisé d’élaborer un bon mélange. Le compositeur musicien, tel un cuisinier d’excellence, doit savoir doser les ingrédients, savoir allier les divers aromates pour donner aux oreilles et aux papilles de l’auditeur un goût mêlant la subtilité de chaque épice et la globalité d’un sens.

53Entre globalisation subie, ses écueils négatifs et l’utopie d’un grand tout cohérent et harmonieux, se dessine un chemin escarpé sur lequel déambule la liberté de chacun. C’est le libre arbitre qui fait la différence et qui permet de se frayer un passage, toujours de l’avant. La faculté de ce duo est de se déterminer sans autre cause que la volonté elle-même, ce qui est le propre du libre arbitre. Délaissant l’uniformisation d’une musique de masse, André Serre-Milan et Yé Lassina Coulibaly s’inscrivent, plus ou moins consciemment, dans le mouvement positif que peut prendre la globalisation.

Notes   

1  Voir l’article de Steven Feld, « Une si douce berceuse pour la “World Music” », in revue L’Homme,« Musique et anthropologie », numéro double 171-172, Paris, éd. de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, juillet/décembre 2004, pp. 389-408.

2  Serge Cordelier (éd.), La mondialisation au delà des mythes, Paris, La Découverte/Poche, 1997, p. 11.

3  Yé Lassina Coulibaly lors de l’entretien du 21 juillet 2006.

4  Yé Lassina Coulibaly, Burkina-faso : Farafina djembé, 2007, Buda musique, ASIN : B000KGGLHU ; Yé Lassina Coulibaly et Yan Kadi Faso, Burkina-Faso – Mali : musiques actuelles, 2001, Buda musique, ASIN : B00005ARIM ; Yé Lassina Coulibaly, Bamanakan, 2005, Buda musique, ASIN : B00035VX80 ; Burkina-Faso : djembé, 2002, Cinq Planètes, ASIN : B000063CFE. Voir http.//www.yelassina.com

5  André Serre-Milan lors de l’entretien d’avril 2006.

6  André Serre-Milan, idem.

7  Laurent Aubert, Musiques migrantes, Genève, Infolio, 2005, p. 12.

8  François Laplantine, Alexis Nouss, Le métissage, Évreux, Flammarion, 1997, p. 8.

9  Ibid., p. 10.

10  Voici le texte dit par Yé Lassina Coulibaly : « Le chien, le chien qui aboie, là bas là bas là bas dans la forêt sacrée. On l’apprivoise, on l’enferme dans les maisons, on l’attache, on lui donne à manger. Tout cela pour que le chien oublie de nous dire ce qu’il pense. Tout sauf ça, le chien n’oublie pas de nous dire ce qu’il pense. On achète des maisons, des voitures, même des villages. Tout ça pour l’endormir, le tuer. Mais le chien, il refuse cela. Le chien aboie, il y a quelque personne qui comprend la parole du chien. Pourquoi l’empêcher de parler ? Vous ne pouvez pas respecter l’espace du chien ? Il a autant de droits, sur Terre, que l’homme. Donner sa liberté au chien, il en fait ce qu’il vaut en lui-même. Et qu’il se nourrisse par lui-même. Les chiens sont très doux ».

11  Vincent Cotro, « Quelques réflexions sur le couple improvisation/composition dans le jazz : le cas de Steve Lacy », in Actes du colloque de Monségur de juillet 2004, L’improvisation du jazz, Presses Universitaires de Bordeaux, 2006, pp. 21-28.

12 Oriane Chambet-Werner, « Entre jazz et “musiques du monde” », in Cahiers de musiques traditionnelles, n° 13, Genève, Georg éditeur, 2000, pp. 91-102. cite Bannour Férid, « Zakir Hussain, musicien du monde », in Batteur magasine, Paris, 1999, pp. 17-22.

13  Laurent Aubert, op. cit., p. 13.

Citation   

Sara Bourgenot, «Globalisation : entre dépossession et enrichissement ?», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et globalisation, mis à  jour le : 27/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=166.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Sara Bourgenot

Sara Bourgenot est doctorante à l’université Montpellier III.