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Résider, résonner, résister
Les compositeurs chinois à l’heure de la mondialisation

Marie-Hélène Bernard
juin 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.159

Résumés   

Résumé

Après la Révolution culturelle, toute une génération de compositeurs chinois a émergé sur la scène internationale. Ce mouvement est indissociable d’un phénomène de mondialisation artistique, puisque presque tous ces compositeurs se sont dispersés aux quatre coins du monde pour se construire hors de leur contexte culturel d’origine. C’est à Chen Zhen, un plasticien chinois de la même génération, que nous avons emprunté les trois concepts de « résidence, résonance et résistance », pour éclairer leurs trajectoires. : 1. Résidence. Comment relier par cette notion des compositeurs qui vivent aux Etats-Unis, en Europe du Nord, et même … en Chine ? Ce n’est pas dans la géographie qu’il faut chercher un ancrage commun, mais plutôt dans l’histoire. Dix années de Révolution culturelle, suivies de dix années d’ouverture (avant l’entrée dans l’économie de marché), ont façonné d’une manière très forte cette génération de compositeurs. 2. Résonance. Dans la délicate alchimie à opérer entre techniques occidentales et traditions musicales chinoises, on repère une sorte de circulation entre différentes couches de mémoire. L’étude des œuvres permet de voir combien les influences rebondissent, se chevauchent et se contredisent dans une circulation des idées toujours plus grande. 3. On note chez nombre de compositeurs chinois une volonté croissante de se démarquer de la musique contemporaine occidentale : univers incontournable pour être reconnu, elle semble avoir opéré à la manière d’une sorte de « surmoi », sans être intimement acceptée. Dans les revendications exprimées comme le retour à une certaine simplicité et à un univers plus mélodique (présentes aussi dans le discours postmoderne), c’est l’idéal du naturel (ziran : « être ainsi par soi-même »), un concept esthétique chinois très ancien qui resurgit.Résistance.

Abstract

After the Cultural Revolution a whole generation of Chinese composers arrived on the international music scene. It is not possible to dissociate this movement from the phenomenon of artistic globalisation, since almost all of these composers have spread out over the different continents and are working outside of their original cultural context. To clarify the paths taken by these composers, we shall use the categories “residence, resonance and resistance” elaborated by Chen Zhen, a Chinese visual artist of the same generation. 1. Residence. How can we possibly group together under this term composers living in the United States, northern Europe and even … in China? We cannot look to geography to find a common basis, but rather to history. Ten years of Cultural Revolution followed by another ten, during which China opened up to the West (before espousing the market economy), have had a very strong impact on this generation of composers. 2. Resonance. In the delicate alchemy that takes place between Western technique and Chinese musical tradition, we can see a certain inter-penetration of different layers of memory. Studying the works of these composers, we can see how much these influences reverberate, overlap, or contradict each other in a continual circulation of ideas. 3. Resistance. We notice that many of these Chinese composers have a growing tendency to distance themselves from Western contemporary music; it is a world one must be part of if one wants recognition; it acts as a kind of superego, without being fully accepted. By expressing a return to simplicity and more melodic musical expression (topics also present in the post-modern discourse), we can see the resurgence of a very old Chinese aesthetic concept, the ideal of the ‘natural’ (ziran: to be what one is).

Index   

Texte intégral   

« L’Orient et l’Occident sont des cercles de craie que l’on dessine sous nos yeux pour berner notre timidité ».
Nietzsche.

Introduction

1Pour le monde musical occidental, la Chine est restée longtemps terra incognita. Si nombre de compositeurs du vingtième siècle (de Messiaen à Stockhausen, en passant par Cage ou Scelsi, pour ne citer que les plus connus) se sont beaucoup nourris des cultures asiatiques, ce sont en effet l’Inde, le Japon ou l’Indonésie qui les ont plutôt attirés1. Restée longtemps à la marge de la confrontation Orient-Occident2, la Chine a donc opéré un étonnant retournement : en quelques décennies, elle a fait apparaître sur la scène internationale toute une génération de compositeurs brillants qui ont réussi à croiser l’héritage de leur pays avec des éléments culturels puisés dans le monde entier. Pour ceux qui s’intéressent aux phénomènes de globalisation artistique, leurs parcours offrent donc matière précieuse d’observation.

2Nous choisirons, dans l’espace qui nous est alloué, de restreindre notre étude aux compositeurs originaires de Chine continentale (même s’il existe aussi à Taiwan, Hong Kong ou Macao des compositeurs intéressants). Il nous a aussi semblé plus cohérent (puisque dans ce texte, il sera beaucoup question des rapports qu’entretiennent musique savante, politique et histoire) de nous pencher sur une seule génération partageant, du fait de la Révolution culturelle (1966-1975), une histoire singulière : celle d’adolescents ayant dû repiquer du riz ou garder les troupeaux sous la surveillance de masses paysannes censées les rééduquer à l’âge où leurs homologues occidentaux se frottaient sur les bancs des conservatoires aux joies de l’écriture et de l’analyse musicale3. L’essentiel de nos sources concernant cette période de l’histoire musicale chinoise provient des articles de Frank Kouwenhoven parus dans la revue Chime au début des années 904, de la partie rédigée par Enzo Restagno dans le livre La musica cinese5 et d’entretiens que nous avons réalisés avec différents compositeurs en 2001 en France (dans le cadre de la série Les chemins de la musique pour la radio France-Culture) et en 2002 en Chine (dans le cadre d’un DEA6).

3Presque tous ces compositeurs se sont dispersés dans les quatre coins du monde pour se construire hors de leur contexte culturel d’origine. Ils ont peu théorisé sur ce vécu pour lequel un brillant plasticien de la même génération, Chen Zhen, décédé en 2001, a inventé le terme de « transexpérience » :

« En chinois, on peut dire aussi Rong Chao Jing Yan (traduction littérale : fusionner-dépasser-expérience). C’est une sorte de “fusion/transcendance” des expériences. Il n’existe pas de mot équivalent en anglais ou en français, mais le préfixe “trans” contient les sens de “en croisant”, “à travers”, “au-dessus et au-delà”, “transfert”, “sur”, “de l’autre côté de”… Si l’on juxtapose ce préfixe avec le mot “expérience” et si on l’utilise au pluriel, on invente un mot nouveau, qui résume de façon vivante et profonde les expériences complexes que l’on vit quand on quitte son pays natal »7.

4C’est au même artiste que nous avons emprunté les trois concepts de « résidence, résonance et résistance », pour éclairer les trajectoires des compositeurs que nous allons étudier ; ceci en faisant le pari qu’ils peuvent être opérationnels, même si nous devons quelque peu les « tordre » pour les translater du domaine des arts plastiques à celui de la création musicale. Pour ce faire, certains rappels historiques concernant la propagation de la musique occidentale en Chine nous paraissent un préambule indispensable.

Quelques balises

5L’ouverture de la Chine à la modernité fut un mouvement contraint (sur fond de défaites militaires face à l’Occident) et tardif (par rapport au Japon par exemple). Au début du vingtième siècle, tout un mouvement d’intellectuels chinois (connu sous le mouvement du 4 mai 1919) prôna la nécessité de s’emparer des outils de la pensée occidentale et ce désir d’ouverture n’épargna pas la sphère musicale. Précédée par la musique militaire et les hymnes chrétiens, la musique classique occidentale se propagea donc lentement à partir de 1920 (surtout à Shanghai), grâce à des musiciens russes blancs, relayés par des musiciens juifs fuyant le nazisme, et cela dans certains cercles privilégiés. Pour les Chinois qui utilisaient depuis fort longtemps l’écriture musicale, le passage de la notation en caractères chinois à la portée occidentale fut assez aisé. Ainsi put émerger lentement l’image même du compositeur, au sens occidental du terme, assez contradictoire avec les fondements de la culture chinoise qui, à la nouveauté en soi, a toujours préféré la copie et la variation. Ma Hsiao-Ts’iun (1899-1977), ayant étudié à la Sorbonne, ou Xiao Youmei (1884-1940), ayant étudié au Japon puis à Leipzig, écrivirent ainsi les premières œuvres de « musique chinoise de style européen ». Quelques précurseurs se risquèrent dans des voies inédites : Sangtong composa en 1947 les premières partitions atonales chinoises. Luo Zhongrong, né en 1924, tenta d’amorcer avec le folklore chinois une démarche similaire à celle de Bartók ; ce fut aussi le cas de Chou Wen Chung, né en 1923, établi aux États-Unis à partir de 1946, que Varèse choisira comme exécuteur testamentaire. Tous deux amorcèrent une réflexion sur les articulations possibles entre tradition musicale chinoise et modernité occidentale.

6Mais avec l’arrivée de Mao Tsé-toung au pouvoir en 19498 et le rôle strictement utilitariste impitoyablement imposé à toute forme d’expression artistique, les compositeurs vont se trouver enrôlés au service des masses. Fonctionnaires, ils ne touchent aucun droit d’auteur. Pour des raisons politiques, le pouvoir communiste glorifie pourtant deux compositeurs ayant exercé leur art avant l’avènement de la République Populaire : Nie Er (1912-1935), dont la Marche des Volontaires deviendra l’hymne de la République Populaire. et Xian Xinghai (1905-1945), élève de Vincent d’Indy et de Dukas, très populaire grâce à sa cantate Fleuve jaune écrite en 1939, mélangeant instruments chinois et occidentaux, et célébrée pour sa riche couleur nationale9. Tout en éliminant l’influence des rituels et de la culture lettrée, en gommant les spécificités des traditions locales très diversifiées, le pouvoir encourage le développement d’une musique nationale chinoise « positive » à partir de mélodies populaires bâties sur des gammes pentatoniques, se déployant sur un fond harmonique et formel hérité du dix-neuvième siècle occidental. Ces canons cantonnent les compositeurs dans un folklorisme étroit et réducteur : tout ce qui fait la force et la beauté des musiques paysannes (par ailleurs très mal connues des élites citadines), les timbres, les micro-intervalles, les rythmes et les dynamiques, ne peut être qu’oblitéré10. Les enregistrements et les partitions occidentales sont par ailleurs de plus en plus réservés à quelques privilégiés, souvent très proches du pouvoir. On privilégie l’école russe et les compositeurs considérés comme nationalistes (Chopin, Liszt, Sibelius, Grieg…)11. Mais avec le déclenchement par Mao Tsé-toung de la Grande Révolution culturelle chinoise qui broiera la vie de millions d’individus, le paysage musical va se trouver totalement bouleversé.

Résidence

7Comment relier par cette notion des compositeurs qui vivent aux États-Unis, en Europe du Nord, en Australie et même… en Chine ? Ce n’est donc pas dans la géographie qu’il faut chercher un ancrage commun (même s’il convient de rappeler que le peuple chinois a essaimé depuis des siècles hors de sa patrie et que les diasporas chinoises, disposant d’un pouvoir économique énorme, comptent cinquante millions de membres), mais plutôt dans l’histoire. Pour développer son concept de « résidence », Chen Zhen utilise un mot chinois un peu particulier réservé aux soldats et aux diplomates (zhu : « résider temporairement ») dont le caractère est formé graphiquement de deux parties : le cheval (symbole de mobilité) et le maître (de maison). Il s’agit pour lui « d’être à la fois mobile et son propre maître, de ne jamais perdre le sens, la direction »12. Toutes aptitudes conquises au moins en partie par la traversée d’expériences historiques très fortes – dix années de révolution culturelle, suivies de dix années d’ouverture (avant l’entrée dans l’économie de marché) – qui ont jalonné la vie de tous des mêmes repères.

La révolution culturelle

8Durant dix ans, le quotidien de chaque Chinois a été rythmé par le hurlement des haut-parleurs déversant des chansons révolutionnaires ou le martèlement des gongs ponctuant le lancement de chaque nouvelle directive du président Mao. Chacun des compositeurs que nous allons étudier a grandi dans ce paysage sonore assourdissant. Du fait de leur milieu familial, certains auront eu à vivre des scènes très traumatisantes par leur inhumanité et leur cruauté (surtout dans les premières années, spécialement violentes). Ainsi Chen Qigang, obligé de conspuer ses parents lors des séances publiques régulières d’autocritiques auxquelles il était soumis, affirme « avoir été en trois ans condamné trois fois à mort, politiquement et moralement »13.

9De prime abord, l’influence de cette période au niveau musical ne semble pouvoir se dessiner qu’en creux puisque, durant ces années difficiles, tous les conservatoires ont été fermés, leurs enseignants persécutés, envoyés en prison ou en camp de rééducation et presque toutes les formes de musique ont été interdites. Sous la houlette de Jiang Qing, épouse de Mao Tsé-toung, la musique occidentale, symbole de décadence bourgeoise, est vigoureusement prohibée et les musiques traditionnelles mises sous le boisseau. « L’opéra de Pékin, sur des thèmes révolutionnaires contemporains », selon la formule consacrée, envahit le pays entier. Huit pièces seulement sont autorisées (sur des livrets entièrement remaniés) : paradoxalement, des instruments occidentaux y sont introduits pour renforcer l’accompagnement des chanteurs, la dynamique des instruments traditionnels étant trop limitée pour galvaniser l’ardeur des masses. La diffusion dans le moindre village reculé de l’opéra révolutionnaire exige de nombreux musiciens. La pratique d’un instrument est donc la voie royale pour échapper aux travaux des champs, devenus le quotidien de toute une jeunesse citadine envoyée à la campagne pour se faire rééduquer selon le programme de Mao Tsé-toung. Les différentes troupes locales n’étant pas très exigeantes sur le niveau technique des candidats, un peu d’oreille et une bonne dose de culot suffisent pour se lancer. Presque tous nos futurs compositeurs commencent donc leur carrière en accompagnant l’opéra révolutionnaire, souvent dans une province reculée. Sans la Révolution culturelle, il est indéniable que certains d’entre eux seraient passés totalement à côté de la musique. Beaucoup se souviennent avec nostalgie de moments intenses de liberté et de contact très fort avec la nature. Mais certains ne purent pratiquer la musique qu’au prix de beaucoup de souffrances. Ainsi Ge Ganru, né en 1954, raconte son difficile apprentissage du violon avec Nian Kaili, un ancien membre de l’Orchestre Philharmonique de Shanghai, qui se trouvait par hasard au même endroit que lui pour être rééduqué :

« Au début, il n’était pas disposé à m’enseigner la musique, parce qu’ils avaient brisé ses instruments et l’avaient battu Afin de ne pas être critiqué, je redoublais d’efforts pour faire mon travail de paysan. Parfois, je ne dormais que trois heures par nuit, de sorte que tout le monde pouvait voir que je ne fainéantais pas. Je ne jouais pas dans ma chambre qui était bondée, mais le plus souvent dehors, dans une cour ou dans la chambre d’un paysan »14.

10Ces jeunes citadins, en même temps qu’ils découvrent la rudesse de la vie campagnarde, entendent des répertoires paysans méconnus (en particulier les musiques des ethnies minoritaires, souvent méprisées par les Han), qui nourriront plus tard leurs œuvres. Les plus entreprenants d’entre eux ne se contentent pas de jouer d’un instrument (voire de jongler entre plusieurs) : ils dirigent et écrivent des arrangements pour des formations disparates, se forgeant ainsi une précieuse oreille d’orchestrateur. L’expérimentation directe, presque sauvage, remplace la formation académique, dans un sentiment de liberté assez paradoxal. Face à un avenir totalement bouché, une formidable soif d’apprendre et d’entreprendre grandit chez ces « jeunes instruits » (selon le terme consacré pour désigner les jeunes envoyés à la campagne) : la Révolution culturelle n’aura pas été pour eux que la traversée d’un grand désert, comme pourrait le supposer un regard occidental superficiel15.

La fièvre culturelle des années 80

11En 1978, le Conservatoire de Pékin rouvre ses portes et des dizaines de milliers de candidats postulent pour les quelques places disponibles. La classe de composition va compter, parmi ses trente étudiants, Tan Dun, Qu Xiaosong, Chen Qigang, Zhou Long, Guo Wenjing, Chen Yi, tous promis ultérieurement à une brillante carrière. Cette classe extraordinaire concentre un potentiel qui s’est agrégé durant dix longues années. Certains, originaires de familles de musiciens comme Chen Qigang, ont découvert la musique occidentale dès l’enfance, alors que d’autres, comme Tan Dun ou Qu Xiaosong, n’ont pratiquement été nourris que par l’opéra révolutionnaire et les musiques traditionnelles campagnardes. Le cursus d’enseignement, dispensé par des professeurs rescapés de la génération formée à l’école russe, est très axé sur la musique occidentale, mais les étudiants doivent suivre aussi des cours de musique traditionnelle. En cinq années, ces étudiants assoiffés de savoir s’approprient un répertoire couvrant plusieurs siècles de musique européenne, étudiant d’arrache-pied l’harmonie, le contrepoint et les techniques d’orchestration occidentales. En ce début des années 1980, la Chine, même si elle s’ouvre au monde extérieur, reste encore très isolée : les étudiants disposent de fort rares enregistrements et partitions de musique du vingtième siècle, mais vont découvrir l’avant-garde occidentale grâce à des invités étrangers (en particulier le britannique Alexander Goehr venu le premier en 1980 pour une série de conférences, suivi de George Crumb, Ivo Malec, Chou Wen-Chung, Isang Yun ou Takemitsu…). Ébranlés et souvent déboussolés par tous ces systèmes musicaux découverts en rafale, certains s’accrochent à leur désir de se couler dans le moule occidental, alors que d’autres commencent à se tourner vers leurs propres traditions, d’autant que l’enseignement au conservatoire comporte aussi l’obligation d’aller faire des recherches sur le terrain pour recueillir et enregistrer des chants populaires.

12Par rapport au contexte culturel et politique chinois, la première moitié des années 1980 relève d’un miracle fragile : dans une véritable fièvre culturelle (en chinois, wenhua re), les artistes se mélangent et débattent passionnément, comme par exemple le compositeur Qu Xiaosong collaborant aux films de Chen Kaige. Après ces intenses années de formation, les jeunes compositeurs commencent à vouloir se forger un langage personnel différent de celui de leurs aînés, englués dans le pentatonisme à la chinoise et le dix-neuvième siècle occidental : rejetant la simple reproduction des modèles occidentaux, ils désirent entrer dans la modernité en y intégrant la culture chinoise traditionnelle. Dans cette recherche, Takemitsu constitue une précieuse référence. Certaines œuvres peu conventionnelles sont récompensées à l’étranger, au grand étonnement des officiels chinois. La cassure entre les générations provoquée par la Révolution culturelle permet finalement l’émergence d’un univers musical radicalement nouveau. Mong Dong deQu Xiaosong (1984) et On Taoïsm (1985), qui va propulser Tan Dun sur la scène internationale, en sont les œuvres « manifestes » (les deux compositeurs y chantent eux-mêmes la partie soliste), sur lesquelles nous reviendrons dans le chapitre « Résonance ». Devant cette explosion de liberté, la presse officielle se met dès 1986 à publier des articles très critiques sur les productions de la « nouvelle vague » (le terme étant lancé officiellement entre autres par le musicologue Wang An’guo dans la revue Musicology in China), à laquelle sont reprochés son manque de ferveur socialiste et son goût pour la décadence morbide de l’avant-garde occidentale16.

13Mais beaucoup de ces jeunes compositeurs, désireux de parfaire leur formation et de découvrir des horizons nouveaux, commençaient déjà à se disperser aux quatre coins du monde, en évitant toute proclamation. Chou Wen-Chung, qui enseignait à la prestigieuse Columbia University, joua un rôle capital dans cette vague de départs, en procurant à certains des bourses pour pouvoir étudier à New York. Quelques autres partirent pour l’Europe (en particulier la France et l’Allemagne) ou même l’Australie, dans le cadre généralement d’échanges officiels. Soucieux de conquérir l’Occident, ils choisirent d’abord d’être à nouveau de très bons élèves. Pour obtenir un doctorat de composition à New York, Chen Yi, Ge Ganru, Zhou Long et un peu plus tard Tan Dun, durent se plonger dans l’étude du sérialisme intégral, Ce dernier rompit rapidement avec ce qu’il ressentait comme un carcan, et aidé par ses qualités de performer, commença une carrière très personnelle. Chen Yi, plus académique, obtint très vite ses premières commandes orchestrales (grâce à Dennis Russell Davies). De l’autre côté de l’Atlantique, Chen Qigang eut la chance de devenir le dernier élève d’Olivier Messiaen, alors que Xu Shuya ou Xu Yi, arrivés un peu plus tard en France, s’emparèrent des nouvelles technologies informatiques. Aspirés au départ par leur découverte de l’Occident, c’est peu à peu qu’ils redécouvriront l’intérêt de la culture chinoise traditionnelle. Citons Chen Qigang :

« C’est la France qui m’a révélé l’importance de ma propre culture d’origine ; en Chine, de fait, c’était la culture occidentale qui était constamment valorisée et la culture chinoise méprisée. J’ai voulu être à tout prix dans la peau d’un Français, mais quand j’ai mieux connu la vie ici, j’ai commencé aussi à en voir les défauts »17.

14La plupart auront tendance à prolonger ce qui au départ ne devait être qu’un séjour d’étude, arguant du fait qu’en restant dans leur pays d’accueil, ils disposent de meilleures conditions de création18.

Résonance

15La résonance en chinois : yun (étymologie : « rime, écho ») est un élément fondamental de l’art chinois traditionnel. Chen Zhen évoque « le vrai dialogue, le vrai contact qui peut advenir après un certain temps de résidence avec le lieu et le contexte »19. Mais l’Occident ayant modelé les bases et les normes de la « composition chinoise », comme il a pu le faire pour la « philosophie chinoise »20, le dialogue se pose d’emblée de manière problématique. Les musicologues (pour la plupart occidentaux) ont souvent utilisé le terme de synthèse pour analyser ce travail de jonction entre Orient et Occident qui est supposé mettre à égalité les deux univers, même si le plus souvent les compositeurs intéressés n’aiment pas y être enfermés. Le concept de synthèse présuppose de toute façon deux univers clos et parfaitement constitués qui en ce vingt-et-unième siècle deviennent de plus en plus problématiques à délimiter. Nous évoquerons donc ici une sorte de circulation entre différentes couches de mémoire, plus apte à rendre compte de ce qui opère dans l’acte de composer. L’étude des œuvres permet de voir combien les influences rebondissent, se chevauchent, s’embrouillent et se contredisent dans une circulation des musiques et des idées toujours plus grande.

L’Occident

16S’ils n’avaient eu qu’un accès très limité à la modernité occidentale, les compositeurs qui quittaient la Chine avaient par contre un bagage technique très solide en ce qui concerne la musique tonale européenne (particulièrement en orchestration). Tous s’accordent pour dire combien la profusion que pouvait offrir l’Occident fut un véritable choc. Mais passée la griserie de la découverte, les pratiques des avant-gardes du XXe siècle occidental ne furent reprises que de manière très limitée. Certains, comme Chen Yi concèdent au sérialisme d’avoir élargi leurs horizons :

« Cela m’a aidé à élargir ma palette compositionnelle, à me frotter à de nouvelles couleurs. Cela m’a rendue capable d’explorer de nouvelles relations de hauteurs dans des intervalles dissonants ou des éléments bruiteux, plutôt que d’être limitée ou cantonnée dans une sonorité toujours consonante »21.

17John Cage rencontra peu d’écho, si ce n’est chez Tan Dun à qui il permit de « découvrir des structures et des sons jusqu’alors inconnus, en gardant une constante ouverture d’esprit »22. L’ouverture à l’improvisation fut délaissée et l’appropriation des outils informatiques fut seulement l’apanage de quelques compositeurs : citons Xu Shuya, Xu Yi (essentiellement pour les aspects de spatialisation), An Chengbi et Zhang Xiaofu (ces deux derniers ayant « exporté » la musique électroacoustique en Chine, le premier à Shanghai et le second à Pékin). Mais la fracture esthétique entre l’Europe et les États-Unis se reflète par contre clairement dans les évolutions artistiques, orientant les compositeurs installés outre-atlantique vers une esthétique beaucoup plus minimaliste (Qu Xiaosong), ou même vers l’entertainement (Tan Dun).

La Chine, racine essentielle

18Il est bien difficile de circonscrire ce que l’on entend par culture chinoise : s’agit-il de la culture quasi officielle du Nord dont le berceau est le fleuve Jaune ou de celle de la Chine du Sud qui s’est épanouie autour du fleuve Yangzi ? De la culture circonscrite strictement aux Han ou de celle des ethnies minoritaires ? De la culture des élites citadines jouant du qin entre deux exercices de calligraphie ou de celle des paysans pratiquant leurs rites et leurs fêtes ? De plus, dans les années 1950, le pouvoir impulsa un grand mouvement de collectage et de transcription des répertoires qui provoqua une sorte de « fossilisation » des tradition musicales, transmises dès lors surtout par le biais des conservatoires : c’est souvent à cette seule forme officialisée qu’avaient accès les musiciens savants. Chacun, selon son milieu familial, sa région d’origine, son vécu et sa sensibilité semble donc être entré en résonance avec des strates différentes.

Les instruments traditionnels

19Inspirés par leurs homologues japonais, les compositeurs chinois s’intéressèrent de manière novatrice aux instruments traditionnels dès le début des années 80. Zhou Long fut un précurseur dans ce domaine, suivi par d’autres camarades, en particulier Tan Dun qui dès 1983 explora cet univers avec des pièces comme Nan xiang zi et San Qiu. Certains interprètes sollicitaient les jeunes compositeurs, comme le fit Min Huifen, joueuse d’erhu très populaire, qui commanda en 1983 à Xu Yi un concerto pour erhu et orchestre. Une fois établis à l’étranger, les compositeurs n’eurent plus les mêmes facilités pour continuer dans cette direction. Aux États-Unis, Zhou Long devint très vite directeur artistique du groupe Music from China (incluant des instrumentistes traditionnels) qui connaît un succès certain23. Wu Man, joueuse de pipa très connue, ou le violoncelliste Yo Yo Ma suscitent aussi de nombreuses créations. En Europe, ces expérimentations sont beaucoup plus rares, même si l’on peut noter quelques tentatives comme les commandes faites par le festival « Présences » en 1996 : ce fut ainsi que Chen Qigang fut amené à composer San xiao (rire trois fois) :

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Exemple 1. Extrait de San xiao de Chen Qigang (début).

20Mais même en n’écrivant que pour instruments occidentaux, beaucoup de ces compositeurs manifestent un sens de la matière sonore relié à la mémoire de l’univers des instruments traditionnels, comme en témoigne par exemple Xu Yi :

« J’ai introduit naturellement des éléments bruiteux dans ma musique. Pour des compositeurs comme Lachenmann, cette utilisation des bruits est le fruit de purs calculs. Mais pour moi, ces sons viennent directement de la musique traditionnelle, ils sont inscrits dans nos mœurs, dans le temps même de notre musique et l’on ne peut pas les dissocier du reste »24.

21On rencontre souvent des modes de jeu traditionnels transposés aux instruments occidentaux :

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Exemple 2. Extrait du Poème lyrique de Chen Qigang où la mandoline imite le luth pipa (mesure 4).

22Mais il peut être difficile de démêler l’écheveau d’influences qui guide l’écriture, comme en témoigne ce passage pour flûte de Xu Shuya (dans Dawn on the Steppe) où, aux dires du compositeur25, les souvenirs du jeu du xiao chinois se mêlent de manière confuse à des réminiscences de Takemitsu et à des notations apprises au Conservatoire de Paris dans la suite des travaux de Pierre-Yves Artaud (qui anima à l’IRCAM de 1981 à 1986 l’Atelier de Recherche instrumentale) :

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Exemple 3. Extrait de Dawn on the Steppe de Xu Shuya (mesures 28 à 31).

La culture chinoise classique

23C’est souvent à l’étranger que beaucoup redécouvrirent l’intérêt de cette culture paradoxalement peu valorisée en Chine. Dans les notes de programme, on vit apparaître au fil du temps de plus en plus de références au taoïsme, à la dualité du yin et du yang et autres notions dont est friand le public occidental. Notons que ce retour certainement sincère aux sources facilitait la rédaction des notes de programme, peu pratiquée en Chine, et donc exercice embarrassant pour beaucoup de compositeurs…

24Xu Yi intégra la lecture du Yi-king (Livre des Mutations) dans ses pratiques compositionnelles, mais dans une direction différente de celle de John Cage.

« Au contraire d’y chercher des propositions aléatoires, j’y vois une source de cohérence en associant aux 64 combinaisons possibles les 192 quarts de ton d’un grand orchestre »26.

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Exemple 4. Graphique réalisé par Xu Yi avec l’aide de Georges Ouanounou concernant son utilisation du Yi-king.

25Qu Xiaosong, installé à New York, développa une esthétique du silence associée à une approche du vide interne, notion essentielle de l’univers taoïste ; mais on peut aussi y lire un écho direct des conceptions de compositeurs comme Morton Feldman. Sa démarche retrouvait l’idéal ancien du son « fade »27 et les leçons de la calligraphie classique où « le sens est long là où le pinceau est court ». Chen Yi traduisit l’art de la calligraphie en gestes musicaux dans sa pièce pour pipa : Dian/The Points. Zhou Long est sans doute le compositeur le plus inspiré par la culture classique des lettrés, en particulier la poésie : « Les vers poétiques vous donnent le cadre, les gestes calligraphiques le rythme, une ancienne peinture à l’encre l’espace, la distance et les couches »28. C’est ce même univers qui résonne dans une des œuvres les plus connues de Chen Qigang, le Poème lyrique II, composé en 1991 à partir d’un poème de Su Dongpo. Celui-ci s’appuya sur les leçons de son père, calligraphe réputé, pour improviser d’un bout à l’autre la ligne vocale, transposant ainsi le geste calligraphique spontané (mais précédé d’une longue réflexion) qui, une fois commencé, ne s’autorise pas à s’interrompre. Ce faisant, il trouvait ainsi la force de rompre avec les principes de construction occidentales qui lui pesaient et s’autorisait enfin cette liberté que Tan Dun, dès 1986, s’était octroyée en écrivant On Taoïsm. Ce dernier avait composé sa pièce en une semaine, sans structure préconçue, comme « un enfant se chantant à lui-même »29 : s’appuyant sur les concepts taoïstes du « non-agir », il cherchait à faire naître sa musique d’un seul souffle.

Les cultures paysannes

26Certains compositeurs, tels Guo Wenjing, chef de file de la création musicale en Chine, ne se sentent pas du tout inspirés par cette culture des lettrés :

« Je préfère la vivacité crue de la musique populaire…le frappement des cymbales, les cris de l’opéra populaire . Ce que je désire, c’est remuer les gens avec ma musique ! »30.

27Poussant très loin l’écriture pour percussions, son domaine de prédilection, il transcrit ainsi minutieusement les modes de jeu des « sonneurs » traditionnels :

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Exemple 5. Extrait de la page I d’Inscriptions on the Bone.

28Un genre de musiques de percussions, le shifan luogu, aux principes combinatoires très élaborés, a d’ailleurs inspiré plusieurs compositeurs de Qu Xiaosong à Chen Yi, en passant par Jia Daqun :

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Exemple 6. Mong Dong de Qu Xiaosong où les silences dans la ligne de conga suivent le cycle 7-5-3-1 : mesures 85 à 92.

29Beaucoup de compositeurs furent aussi nourris par les chants des paysans : Tan Dun, par exemple, lors de son séjour au Hunan, développa une notation graphique pour tenter de transcrire les chants de repiquage qu’il reprend dans le début d’On Taoism :

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Exemple 7. Extrait d’On Taoism de Tan Dun (début).

30On retrouve aussi dans beaucoup de partitions des thèmes populaires transcrits fidèlement : cette pratique de la citation que l’on pourrait relier au courant postmoderne (dont elle est un des marqueurs saillants), semble pour beaucoup de ces compositeurs « aller naturellement de soi ». Notons que dans le cursus des études au conservatoire, il devait être mémorisé de nombreux chants en dialecte local. C’est aussi du temps du conservatoire et des voyages de « terrain » que provient souvent pour certains, comme Qu Xiaosong, Chen Yi (dans sa pièce Duo Ye) ou Xu Shuya, l’attrait pour les cultures des minorités. Mais l’examen des œuvres montre le plus souvent un entremêlement de différentes influences. Ainsi Chen Qigang dans son Poème lyrique juxtapose deux styles vocaux traditionnels très différents, celui de l’opéra de Pékin et le genre pingtan beaucoup moins connu, développé dans le Sud :

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Exemple 8. Extrait du Poème lyrique de Chen Qigang (mesures 41 à 44).

Une construction en rhizome

31Beaucoup de compositeurs, spécialement aux États-unis, revendiquent une approche de plus en plus multiculturelle, refusant l’enfermement dans une identité « chinoise ». Chen Yi déclare ainsi avoir été influencée pour sa pièce Ge Xu aussi bien par les appels en montagne de la minorité Zhuang que par la musique de danse africaine. On voit donc apparaître une multiplicité de références, signe de notre univers mondialisé bien éloigné de celui du début du XXe siècle où un compositeur de musique savante puisait de manière univoque dans son folklore national. Il reste néanmoins que la Chine, dans cette construction en rhizome de l’imaginaire fort mystérieuse, en est la racine essentielle. C’est dans l’opéra, genre pour lequel plusieurs de ces compositeurs (Guo Wenjing, Xu Shuya, Qu Xiaosong, Tan Dun…) s’investissent tout particulièrement, que la richesse de cette « fertile antinomie », pour reprendre les termes de Takemitsu31, ces multiples interactions se manifestent de la manière la plus éclatante.

Résistance

32Chen Zhen y voit « la conclusion des deux termes, résider et résonner la nouvelle forme de résistance étant d’échapper au centre »32. Le terme renvoie à la politique et à l’histoire moderne, marquées profondément par le colonialisme, ce qui se confirme dans un autre entretien du plasticien qui, se voulant porte-parole des artistes d’ascendance asiatique, déclare :

« Nous devons mettre en évidence nos particularités et différences, en nous montrant actifs dans le monde occidental. Par notre présence, nous rendrons compte et ferons connaître ce que représente cette origine coloniale, d’où vient le centrisme occidental »33.

33Cet état de résistance se retrouve peu ou prou chez les compositeurs, marqués aussi par les profonds changements que connaît actuellement la Chine.

État des lieux de la Chine nouvelle

34Dans sa conversion ardente à l’économie de marché, la Chine a abandonné tout soutien à la création artistique comme d’ailleurs à la vie culturelle en général, régies désormais par les seules lois du commerce. Les seules exceptions à ce désengagement de l’État chinois sont les grosses commandes passées à l’occasion des grandes manifestations patriotiques, comme par exemple lors des fêtes de rattachement de Hong Kong à la Chine Continentale en 1997 ou pour les prochains Jeux Olympiques ; paradoxalement, celles-ci sont souvent attribuées à ceux qui ont réussi à l’étranger (et tout particulièrement à Tan Dun). Les compositeurs restés en Chine, qui sont très chichement rétribués en enseignant au conservatoire, ne peuvent monnayer leurs talents qu’avec la télévision ou la publicité : pour diffuser leurs œuvres, ils doivent compter essentiellement sur des opportunités venant de l’étranger. Ce déséquilibre comporte le risque que se développe un art pour l’exportation, s’adaptant aux goûts des étrangers (forçant le trait « oriental » pour flatter l’imaginaire du public « occidental »), à l’image d’un certain cinéma primé dans les festivals internationaux, mais qui n’a pas l’autorisation d’être diffusé en Chine. Il faut cependant préciser qu’un léger mieux se profile, avec l’apparition de festivals comme le « Beijing Festival » ou le « Shanghai Spring International Music Festival » qui programment à dose homéopathique des compositeurs chinois. On peut penser qu’avec l’ouverture de nouveaux lieux de concerts comme l’opéra de Shanghai ou bientôt celui de Pékin et la création d’ensembles spécialisés dans la musique contemporaine (qui se réduisent pour le moment au seul « Shanghai New Ensemble »), cette tendance se confirmera. Mais d’une manière plus diffuse, l’obligation de réussite matérielle assignée à chaque individu est si violente qu’il faut un grande force intérieure pour continuer à être un créateur, surtout dans la sphère musicale qui draine peu d’argent (contrairement aux arts plastiques). Ainsi, les classes de composition n’attirent pratiquement plus que des élèves du sexe féminin, car il semble qu’il soit impardonnable pour un homme à l’heure actuelle de choisir une voie aussi hasardeuse sur le plan économique… La génération issue de la Révolution culturelle, maintenant quinquagénaire, résiste quant à elle tant bien que mal à cette folie des temps nouveaux.

La revendication du ziran

35Malgré les aspérités des parcours individuels, les compositeurs chinois partagent une volonté croissante de se démarquer de la musique contemporaine occidentale – univers incontournable pour obtenir une reconnaissance internationale – qui semble avoir opéré à la manière d’une sorte de « surmoi », sans être intimement acceptée. La plupart se retrouvent dans un rejet des systèmes formels préétablis, comme le fait vigoureusement Guo Wenjing :

« Mon travail n’est basé sur aucune théorie. Je n’ai pas de devise, je suis simplement mon cœur. Les successeurs de Boulez et Stockhausen ont perdu leur liberté et leur naturel. C’est vraiment tragique : ils sont devenus esclaves des nombres, esclaves des structures. J’ai l’impression que les compositeurs ont besoin d’être de nouveau libérés ! »34.

36Ce désir de trouver un langage rigoureusement personnel (qui trouve certes aussi un écho en Occident avec le post-modernisme) peut se décrypter à plusieurs niveaux. Il peut se lire en regard de la terrible période historique vécue par toute cette génération ; car jamais peut-être autant que durant la période de la Chine maoïste n’y a-t-il eu un tel poids donné à l’embrigadement collectif. Chostakovitch est d’ailleurs souvent cité comme un modèle qui, pour reprendre les termes de Tan Dun, « nous a appris, en tant que compositeur vivant aussi sous un régime totalitaire, à manifester une profonde humanité »35. Mais la volonté souvent exprimée de revenir à une certaine simplicité ou à un univers plus mélodique peut être aussi un compromis plus ou moins conscient pour répondre aux goûts actuels du public comme au niveau technique des instrumentistes chinois. Ce phénomène s’explique aussi par le retour sous-jacent à des conceptions esthétiques chinoises très anciennes. La revendication de la spontanéité est une sorte de résurgence de l’idéal du ziran (pouvant se traduire par « être ainsi par soi-même »), considéré comme valeur suprême dans tous les textes anciens chinois. Ce désir de retour aux sources sonne aussi comme une revanche, ainsi qu’en témoigne cette déclaration de Chen Qigang :

« Nous possédons notre propre logique de pensée, issue d’une civilisation incontestablement riche : nous n’avons donc pas besoin de suivre la mode des autres. La subtilité, la générosité et la profondeur de la culture chinoise me donnent envie de rejeter les critères compositionnels académiques actuels »36.

37La volonté de résister à l’emprise occidentale est encore exprimée de manière plus radicale par les compositeurs restés en Chine comme He Xuntian ou Guo Wenjing. Pour ce dernier, l’harmonie, la notation musicale ou les instruments qui viennent d’Occident sont certes des outils incontournables, au même titre que l’électricité ou les voitures, mais ils devraient être « neutralisés » pour permettre aux musiciens des pays émergents (comme les nouveaux compositeurs du Vietnam ou d’Azerbaïdjan) de pouvoir s’exprimer de manière de plus en plus personnelle, en les intégrant à leurs différentes traditions locales37. Vis à vis de la modernité occidentale qui a « recouvert » de manière violente les traditions asiatiques, on voit donc apparaître une volonté critique de « reterritorialisation ». Il n’est pas exclu, vu l’évolution de la situation en Chine, que ce mouvement se replie sur les formes bien connues d’un nationalisme étroit.

En guise de conclusion

38Face aux menaces d’uniformisation culturelle du monde qui sont, non sans raison d’ailleurs, régulièrement brandies, les trajectoires de ces compositeurs nous semblent un témoignage réconfortant de la vitalité de l’art. Elles sont aussi une incitation à interroger notre propre « localisation » et à secouer l’évidence de certains de nos présupposés ethnocentristes. Car, comme l’affirme Chen Zhen :

« D’où vient le concept des “autres” ? Bien sûr, de l’Occident. On peut voir, paradoxalement, dans la création de ce concept, à quel point le centrisme occidental est profondément enraciné . Curieusement, les artistes non occidentaux, qui font partie des “autres”, ne se demandent jamais comment définir à leur tour ceux qui les ont désignés »38.

39.

Notes   

1  Notons que sous l’impact des postcolonial studies, ce mouvement de découverte, longtemps perçu comme n’étant que la marque d’une attitude généreuse d’ouverture, est désormais aussi analysé comme l’une des formes sournoises du pillage opéré par l’Occident sur le reste du monde. Et cela, même si certains s’en sont défendus, à l’instar de Pierre Boulez : « J’ai toujours été fasciné par les musiques d’autres civilisations, mais je n’aime pas leur importation, qui est un réflexe colonialiste : je trouve cela épouvantable » (Pierre Boulez, « La tradition éclatée, Pierre Boulez en conversation avec Philippe Albera », in Dissonances n° 62, Paris, 1999, pp. 8-9).

2  Pour des raisons essentiellement historiques, en particulier à cause d’une période durable de fermeture aux étrangers, hors les groupes dûment encadrés venant s’extasier devant les grandes réalisations du maoïsme.

3  Nous n’évoquerons donc pas ici les efforts de la génération montante qui tente à l’heure actuelle de se frayer un chemin en Chine dans des conditions bien différentes de ses prédécesseurs.

4  Frank Kouwenhoven, « Out of the Desert, Mainland China’s New Music (1) » in Chime, n° 2, automne 1990 ; « Madly singing in the Mountains, Mainland China’s New Music (2) » in Chime, n° 3, printemps 1991 ; « The Age of Pluralism, Mainland China’s New Music (3) », inChime, n° 5, Leiden, 1992.

5  François Picard, Enzo Restagno, La musica chinese, Turin, E.D.T, 1998.

6  Marie-Hélène Bernard, L’émergence d’une génération de compositeurs en Chine Continentale après la Révolution culturelle, Mémoire de DEA sous la direction de Jean-Yves Bosseur, Paris, Université Paris IV-La Sorbonne, 2002.

7  Chen Zhen, R-R-R, Prato, Gli Ori, 2003, p. 72.

8  Pour ce qui concerne la période maoïste, voir l’article de Laurent Feneyrou, « Situations chinoises (1949-1989) - Maoïsme et art musical d’Occident », in Résistances et utopies sonores, Paris, CDMC, 2005.

9  Richard Curt Kraus, Piano and Politics in China ; Middle-Class Ambitions and the Struggle over Western Music, New York, Oxford University Press, 1989, p. 57.

10  Frank Kouwenhoven, « Out of the Desert, Mainland China’s New Music (1) », op. cit., p. 63.

11  Entretien de l’auteur avec Qigang Chen, 30 mars 2002.

12  In Jérôme Sans (éd.), Chen Zhen : Les entretiens, Paris, Les presses du réel/Palais de Tokyo, 2003, p. 254.

13  Voir entretien réalisé par Enzo Restagno, La musica cinese, op. cit., p. 15.

14  Voir Ibid., pp. 184-185.

15  Voir entretiens de l’auteur avec Qigang Chen, Wenjing Guo, Xuntian He, Xiaosong Qu.

16  Frank Kouwenhoven, « Madly singing in the Mountains, Mainland China’s New Music (2) », op. cit., p. 44.

17  Entretien avec l’auteur, janvier 2001.

18  C’est en tout cas ce qui ressort des réponses de Qigang Chen Shuya Xu et Yi Xu à notre question.

19  In Jérôme Sans, op. cit., p. 255.

20  Voir Zheng Jiadong, « De l’écriture d’une histoire de la philosophie chinoise », in Extrême-Orient Extrême Occident, n° 27 édité par Anne Cheng, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2005.

21  John de Clef Pineiro « An Interview with Chen Yi, 7/26/2001 » inwww.newmusicon.org/v9n4/v94chen_yi.htm (consulté en juillet 2006). « It helped me to broaden my compositional palette, to mix with more new colors. I have been able to explore new pitch relationships with dissonant intervals and noise, rather than being limited to or framed in an ever-consonant sonority ».

22  Reproduit dans le dossier de presse de Chester Music France.

23  Voir CD Zhou Long, Tales From The cave, Delos/Warner.

24  Entretien avec l’auteur, mars 2002. Xu Yi fait tout particulièrement référence à la musique de qin.

25  Entretien avec l’auteur, mai 2001.

26  Xu Yi, « Outils de composition », in www.cndp.fr/secondaire/bacmusique/xuyi/xuyi.html (consulté en juillet 2006).

27 François Jullien, Éloge de la fadeur, Arles, Philippe Picquier, 1991, pp. 51-66.

28  Zhou Long, « Zhou Long, Composer » in www.alpertawards.org/archive/winner01/long.html (consulté en juillet 2006). « Verses of poetry may give you the frame ; the movements of calligraphy may give you the rhythm ; an ancient dark ink painting may give you space, distance and layers ».

29  Frank Kouwenhoven, « Madly singing in the Mountains, Mainland China’s New Music (2) », op. cit., p. 49.

30  Frank Kouwenhoven, « Guo Wenjing - A Composer’s Portrait », in Chime, n° 10-11, Leiden, 1997, p. 23. « I prefer the crude vividness of folk music… the banging on cymbals, the shouting of folk opera voices . What I want to do is move people with my music ! ».

31  Toru Takemitsu, « Le son aussi fort que le silence », Paris, Salabert, 1980.

32  In Jérôme Sans, op. cit., p. 255.

33  Chen Zhen, R-R-R, op. cit., p. 96.

34  Frank Kouwenhoven, « Guo Wenjing-a Composer’s Portrait », in Chime, n° 10-11, 1997, p. 45.

35  Frank Kouwenhoven, « Tan Dun’s Background and Development », in Tan Dun, plaquette de présentation éditée par G. Schirmer, Inc. (1993), pp. 1-7.

36  Cité dans la note de programme d’Extase (1995).

37  Frank Kouwenhoven, « Guo Wenjing - A Composer’s Portrait », op. cit., p. 40.

38  Chen Zhen, R-R-R, op. cit., p. 101.

Citation   

Marie-Hélène Bernard, «Résider, résonner, résister», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et globalisation, mis à  jour le : 16/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=159.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Marie-Hélène Bernard

Doctorante en musicologie à l’Université Paris IV-la Sorbonne (sous la direction de François Picard et Makis Solomos) et compositrice, Marie-Hélène Bernard s’intéresse tout particulièrement aux interactions culturelles avec l’Asie. Lauréate de « la Villa Médicis hors les murs » en 2003, elle a mené plusieurs projets de création avec des instrumentistes traditionnels chinois (dont Hanshan, pour cinq instruments traditionnels chinois et sons électroniques, commande de France-Musiques avec l’ensemble Fleur de Prunus pour la série Alla Breve ; Lu Chen/Chemin de poussière, commande de l’État et de l’ensemble ALEPH avec une joueuse de cuthare guqin ; Gexin/cœur de pigeon, pièce pour sons fixés, commande du GRM). Elle a été conseillère musicale pour l’exposition du Centre Pompidou « Alors la Chine ? » (article du catalogue correspondant : « La création musicale chinoise ») et a produit de nombreux documentaires radiophoniques pour France-Culture (Chemins de la musique, Surpris par la nuit, ACR…).