Logo du site de la Revue d'informatique musicale - RFIM - MSH Paris Nord

Laurent Feneyrou (éd.), Résistances et utopies sonores, Paris, Centre de documentation de la musique contemporaine, 2005

Carmen Pardo Salgado
mai 2011

Index   

1Un livre qui a pour titre Résistances et utopies attire sans doute l’attention à une époque où la politique est censée disparaître des enjeux du capital ou de l’entreprise, mais si l’on ajoute à ce titre sonores, la surprise et la curiosité s’accroissent. Premièrement, parce que l’on a choisi des termes qui semblent relever d’une tradition que l’on ressent parfois, malgré sa proximité dans le temps, comme diffuse ou perdue sous les nouveaux termes à la mode : la globalisation et l’altermondialisation. Deuxièmement, parce que l’art des sons prétend être la plus abstraite de toutes les manifestations artistiques et, en tant que telle, la plus éloignée du contenu ou de l’expression du politique. Un livre qui affronte ce sujet est donc le bienvenu.

2Issu d’un colloque où la question était clairement posée : « Quel sens le XXe siècle a-t-il donné au lien (ou à la scission) musique/politique, à leur improbable synthèse ? », Résistances et utopies sonores s’interroge sur la musique et la politique pour essayer de connaître ce que nous sommes, mais aussi ce que sont la musique et la politique à l’heure actuelle. Les liens, les scissions ou cette improbable synthèse que l’on peut dessiner entre musique et politique s’adressent à notre présent, réclament notre présence dans un temps qui a pour vocation d’envoyer rapidement toute expérience vécue à l’oubli.

3Le livre constitue un parcours qui, sans volonté de conclusion, montre les différents moments historiques et théoriques où musique et politique sont entrées en dialogue. On y voit apparaître « une analyse de l’art musical sous les dictatures nationalistes, puis marxistes-léninistes ; une analyse de la situation des démocraties occidentales sous les trois régimes du capitalisme, auxquelles répondent trois figures tutélaires (le modèle schoenbergien dans le commentaire d’Adorno, Luigi Nono et Helmut Lachenmann) ; une analyse du lien musique/politique, avant un envoi au sein duquel Peter Szendy réfléchit, à travers la Prova d’orchestra, à la duction de la musique ».

4On nous propose donc trois moments qui font de la sphère esthétique le lieu de travail où dévoiler une problématique qui, au-delà des possibles rapports entre musique et politique, interroge la musique même et la manière dont elle nous interpelle.

5Le premier moment sépare fascisme, national-socialisme et révolution nationale d’une part, réalismes socialistes de l’autre. Une distinction qui rappelle les mots de Walter Benjamin dans l’épilogue de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique : « Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art1. »

6Comme en écho aux mots de Benjamin, le premier parcours montre ce qui était une esthétisation de la politique dans l’Italie, l’Allemagne et la France des années trente et quarante. Jürg Stenzl travaille sur Ildebrando Pizzetti et le manifeste de 1932, tout en soulignant les rapports de la musique avec le syndicat fasciste. Pour l’Allemagne, Laure Schnapper se demande : « Qu’est-ce que la musique “dégénérée” ? » et montre que, pour le national-socialisme, la musique était divisée entre musique allemande, qui « devait répondre à l’idéal de clarté et de sensibilité censée caractériser l’esthétique traditionnelle des grands maîtres allemands », et musique dégénérée, qui ne répondait pas à ces critères mais qui, surtout, était jugée d’un point de vue politique et raciste. Yannick Simon, à son tour, propose que l’on porte attention aux compositeurs qui travaillaient sous Vichy (1940-1944), pour se demander si la musique française composée sous l’occupation possède des spécificités en rapport avec cette situation politique.

7La politisation de l’art est révélée par les réalismes socialistes. Laurent Feneyrou y présente deux textes, « 1948-1953 : le jdanovisme et son avatar est-allemand » et « Situations chinoises (1949-1989), maoïsme et art musical d’Occident ». Dans le premier, Feneyrou analyse les enjeux majeurs du jdanovisme culturel qui considère que la tâche du musicien soviétique est de montrer la supériorité de la musique soviétique ainsi que de défendre cette musique contre la décadence bourgeoise. Cette analyse montre aussi, avec Adorno, les limites théoriques de cette position. Le deuxième texte aborde les rapports entre la position musicale du maoïsme et la musique occidentale, et s’achève sur une invitation à réfléchir aux limites de notre modernité. Un troisième texte dans cette partie est dédié à la réception française de la musique polonaise des années 1960. Ce texte, de Nicolas Donin, s’interroge sur l’importance de la musique polonaise dans les années 60 et sur son oubli une dizaine d’années plus tard. Un oubli qui, pour l’auteur, fait de l’école polonaise, « semble-t-il, la mauvaise conscience de l’avant-garde occidentale ».

8Le second moment – l’analyse des démocraties occidentales – a comme titre général « Contester et résister ». Cette partie se divise à son tour en trois sections : modèles adorniens ; rumeurs et agitations et art musical et nouvel esprit du capitalisme. Dans la première section Hugues Dufourt travaille sur la musique d’avant-garde après la Seconde Guerre mondiale à la lumière de l’esthétique de la négativité d’Adorno. Le deuxième écrit, de Giacomo Manzoni, se penche sur l’influence d’Adorno à l’époque de la néo-avant-garde italienne ; dans sa conclusion, il porte un regard sur la situation des jeunes compositeurs aujourd’hui, face à une réalité sociale qui n’est plus celle qu’avait analysée Adorno. La deuxième section s’ouvre sur un texte de Pierre-Albert Castanet à propos des rapports entre musique et politique autour de Mai 1968. Dans ce texte, qui ne se limite ni à la France, ni à la « musique culte », l’auteur expose les rapports entre les discours politiques, les figures telles qu’Ernesto Che Guevara ou l’opposition à la guerre du Vietnam et la musique. Le deuxième texte de cette section est dédié à la situation musicale italienne après 1945. L’antifascisme de Bruno Maderna et Luigi Nono est montré par Laurent Feneyrou comme une réponse à l’esthétisation fasciste du politique qu’avait signalée Benjamin. Enfin, la dernière section commence avec un article de Martin Kaltenecker, « Figures du politique chez Helmut Lachenmann ». Il part de la distance dans les rapports musique-politique qui sépare Lachenmann et Nono, et montre une tout autre manière de résister dans un système où ont même été prévues la provocation et l’agitation politique. Le second texte, de Gianfranco Vinay, s’intitule « “Topie” audiovisuelle et société du spectacle ». À travers l’analyse d’El niño de John Adams et Peter Sellars, l’auteur nous confronte à la nécessité de penser un champ de forces esthétiques, l’utopie et la topie audiovisuelle, pour finir sur une défense de l’utopie sonore et musicale comme forme de résistance.

9Le troisième moment, enfin, est formé de deux sections : la première, « Politique de la nouvelle musique », comporte trois articles et la seconde un article qui constitue un envoi. Dans la première section, Martin Kaltenecker indique trois types d’approches pour ce qui fait les rapports musique-politique : l’utilisation politique des œuvres ; l’idée que la musique est toujours politique et qu’elle est analysable en tant que fait social ; le contenu politique explicite que le compositeur a voulu donner à sa musique. Esteban Buch examine ensuite les lectures politiques de la technique sérielle en Amérique, en Allemagne et en France à partir de 1945. Le troisième texte, de François Nicolas, présente les rapports entre musique et politique à travers deux modèles qui s’opposent : « selon un point de vue se voulant descriptif » (objectivant), et « selon un point de vue prescriptif » (subjectif). Le second sera privilégié par l’auteur dont nous retenons l’une des conclusions : « donner droit à une valeur proprement musicale d’éventuelles musiques appliquées, non comme improbable synthèse (dans une “improbable” musique politisée), mais comme distanciation créatrice. » Dans l’envoi, lors d’un article qui a pour sous-titre « S’abandonner à la duction musicale », Peter Szendy met en parallèle les derniers minutes de Prova d’orchestra de Fellini sur une musique de Nino Rota, et les différentes versions du Joueur de flûte de Hamelin. L’auteur nous confronte ainsi à la force de la musique, à sa violence et avec cet envoi tout le livre semble nous poser à nouveau la question des rapports entre musique et politique. Mais, cette fois, l’interrogation s’adresse directement au lecteur et, loin de se limiter au XXe siècle, nous invite à penser ce nouveau XXIe siècle où s’enchevêtrent formes disciplinaires et systèmes de contrôle.

10Sur cette interrogation toujours ouverte, nous voudrions évoquer les mots de Gilles Deleuze dans « Qu’est-ce que l’acte de création ? » :

« Quel est le rapport de l’œuvre d’art avec la communication ? Aucun. L’œuvre d’art n’est pas un instrument de communication. L’œuvre d’art n’a rien à faire avec la communication. L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information. En revanche, il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. Là, oui. Elle a quelque chose à faire avec l’information et la communication à titre d’acte de résistance2. »

11Des résistances et parfois aussi des utopies sonores, comme celles que révèle ce livre rigoureux et nécessaire.

Notes   

1  Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, 2000, p. 316.

2  In Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 300.

Citation   

Carmen Pardo Salgado, «Laurent Feneyrou (éd.), Résistances et utopies sonores, Paris, Centre de documentation de la musique contemporaine, 2005», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Comptes rendus de lecture, La société dans l’écriture musicale, Numéros de la revue, mis à  jour le : 30/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=149.

Auteur   

Carmen Pardo Salgado