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« Une grande vitesse d’échappement »1
Images du monde chez Samuel Beckett

Sophie Charlin
mai 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.135

Résumés   

Résumé

L’écriture de Samuel Beckett entretient un rapport de non-évidence au monde, elle élabore une relation biaisée. La notion d’« empêchement » évoquée par Beckett à propos de la peinture décrit ce rapport sous une forme négative qui semble rejoindre certaines propositions d’Adorno concernant la nouvelle musique. Dans les textes en prose de Beckett à partir des années soixante, l’« image » devient centrale et elle met en jeu une apparition paradoxale du monde. Les images impliquent dans l’écriture un processus d’imagement caractérisé d’abord par son aspect progressif et non-immédiat qui diffère toute saisie. Plus encore, l’imagement repose sur les lacunes de l’écriture et l’amoindrissement du langage. Ce que Beckett nomme « mal vu mal dit » dans le texte du même nom souligne l’importance des hiatus pour l’écriture des images. Cependant, le processus d’imagement, progressif et lacunaire ne retire pas définitivement le monde de l’écriture, il fait apparaître au contraire dans les textes de Beckett une présence fugitive. En effet, le monde se définit pas sa « vitesse d’échappement » et, selon l’auteur, l’écriture et les arts en général se doivent de respecter et d’inscrire, sans la figer, cette dimension dynamique.

Abstract

Samuel Beckett’s writing sustains a relationship of non-evidence with the world. It elaborates a skewed set of references. The notion of ‘hindrance’ evoked by Beckett with regard to painting describes this relationship in a negative way, which would seem to intersect with certain of Adorno’s propositions concerning new music. In Beckett’s prose texts from the sixties onwards, the ‘image’ takes on a central role bringing into play a paradoxical appearance of the world. In writing, the process of creating images [imagement] is characterized first of all by a progressive and non-immediate aspect that defers all comprehension. But even more, the creation of images is based on lacunae in writing and on the reduction of language. What Beckett refers to as ‘seen poorly, said poorly’ [mal vu mal dit] in his text of the same name underlines the importance of the hiatus in the writing of images. Nonetheless, the process of creating images – progressive and filled with gaps as it is – doesn’t definitively withdraw the world from writing; on the contrary, it creates a fugitive presence in Beckett’s texts. In effect, the world does not define its own ‘speed of escape’ and, according to the present author, writing and the arts in general would do well to respect and to inscribe this dynamic dimension, without ‘setting it in ink.’

Index   

Texte intégral   

1Commençons par un détour, puisque pour aborder l’éventualité d’une présence de la société dans le texte de Samuel Beckett il faudra biaiser et accepter de s’éloigner au maximum d’une quelconque présence pour y accéder en retour. Le rapport de l’œuvre avec ce qui lui préexiste et ce qui lui est extérieur ne va pas de soi, il se fonde sur un plissement paradoxal.

2Avant d’en venir à l’écriture, un passage par la peinture servira donc d’éclaireur. Apparemment, dans la peinture, les images semblent dévoiler le monde d’une manière simple et sans détour ; or, selon Beckett, le peintre s’attache à ce qui ne peut être vu. L’éventuelle présence de la société dans la peinture est définie par un caractère négatif de non-évidence :

« Car que reste-t-il de représentable si l’essence de l’objet est de se dérober à la représentation ?
Il reste à représenter les conditions de cette dérobade. Elles prendront l’une ou l’autre de deux formes, selon le sujet.
L’un dira : Je ne peux voir l’objet, pour le représenter, parce qu’il est ce qu’il est. L’autre : Je ne peux voir l’objet, parce que je suis ce que je suis.
Il y a toujours eu ces deux sortes d’artiste, ces deux sortes d’empêchement, l’empêchement-objet et l’empêchement-œil. Mais ces empêchements, on en tenait compte. Ils ne faisaient pas partie de la représentation, ou à peine. Ici, ils en font partie. On dirait la plus grande partie. Est peint ce qui empêche de peindre2. »

3Paradoxalement, pas plus que la musique ou l’écriture, la peinture n’a d’évidence visible. L’image n’est pas davantage donnée, livrée et figée dans son rapport au monde. Un empêchement vital est au cœur des arts car ils se donnent comme objet ce qui échappe, ce qui aveugle et cela met en péril leurs modes d’expression. Et si même la peinture est empêchée d’image, que les images échappent même aux arts du visible, les autres arts n’en sont pas pour autant déclarés inaptes. C’est le propre de l’image d’être entravée et, par conséquent, les arts apparemment les moins visuels, l’écriture et la musique, y seraient finalement peut-être les plus aptes, débarrassés des leurres de l’évidence du visible.

4Empêcher ne signifie pas exclure. Une présence du monde se trame dans les œuvres, d’une manière détournée et seconde. Adorno décrit justement à propos de la « nouvelle musique » une posture intermédiaire, ni trop d’évidence ni trop d’hermétisme3. La « nouvelle musique », écrit Adorno, malgré ce qu’en disent ses détracteurs, n’est pas « out of the world », elle ne s’isole pas dans une « tour d’ivoire ». Mais, en même temps, elle n’est pas pour autant en coïncidence avec le monde, elle ne traduit pas ses lois, elle ne correspond pas à ses critères. La musique est autonome, elle constitue ses propres références internes et son fonctionnement spécifique, sans s’accommoder à ce qui lui est extérieur. La « nouvelle musique » « oppose au cours du monde une résistance impuissante ; son geste est agressif4. » La « méfiance » et la « mise à distance » du monde dans la musique rendent certes sa réception difficile, mais surtout, et c’est le point commun avec l’écriture, elles traduisent l’essentielle « dimension critique » de l’art aujourd’hui5. Ni l’écriture ni la musique n’entretiennent une relation mimétique immédiate avec ce qui leur préexiste, elles inventent au contraire des stratégies, des machineries qui, dans un premier temps, se défont de toute adhérence figée au monde pour ensuite, dans un second temps, inventer leurs lois internes et de nouvelles images qui ne s’en tiennent pas à un rapport référentiel au réel. La peinture selon Beckett et la musique selon Adorno supposent que le monde ne va pas de soi dans l’œuvre.

5Dans sa lecture de Fin de partie6, c’est du point de vue du sens (plus précisément de son absence) que le texte intéresse Adorno, parce qu’il s’inscrit dans un après : « Après la Seconde Guerre mondiale tout est détruit, même la culture ressuscitée, et ne le sait pas 7. » Dans ce contexte, par d’autres voies et à propos d’un autre art, la thèse de la « méfiance » et de la « dimension critique » de l’œuvre prend forme : « Comprendre Fin de partie ne peut signifier qu’une chose : comprendre qu’elle est incompréhensible, reconstruire concrètement l’ensemble cohérent de sens de ce qui n’a pas de sens8. » Le retrait, le « geste agressif » de la « musique nouvelle », se retrouve ici dans l’écriture beckettienne. Le texte moderne défie le sens de l’ancien monde, s’en défait pour laisser paraître le vide.

6Ce qu’Adorno analyse est un « empêchement » du sens et, certes, il existe chez Beckett mais, dans le fonctionnement intime de l’écriture, un « empêchement » concernant les représentations du monde est à l’œuvre. L’écriture chez Beckett témoigne d’une fonction critique dans sa manière d’évoquer les images tout en les destituant et, de ce point de vue-là, elle livre du monde des représentations biaisées. C’est dans l’évanescence et la difficulté des images beckettiennes que se joue la relation entre le monde et l’écriture. Tandis que son minimalisme quasi-abstrait semble exclure toute présence de la société, c’est à travers une recherche, parfois théorique, des images dans le texte que se constitue un rapport d’empêchement et de « mise à distance » avec le monde. Le texte de Samuel Beckett livre des images non adéquates aux représentations établies, non référentielles mais autonomes, elles hantent les textes d’une présence intermittente et changeante. Dans l’écriture, l’image n’apparaît ni trop évidente (comme dans la peinture) ni définitivement désincarnée (comme dans la musique). Cet entre-deux semble particulièrement propice. À demi empêchée et à demi piégée, l’image beckettienne dans l’écriture apparaît comme un moment paradoxal. Comment écrire cette dérobade de l’objet, cet empêchement qui selon Samuel Beckett est un principe fondamental du monde et de l’art ?

7À partir des années soixante, la notion d’image et le terme même d’image apparaissent fréquemment dans les textes brefs et les romans de Beckett. Mais ces images sont des problèmes, elles font l’objet d’interrogations et de recherches, elles sont difficiles à voir et difficiles à dire. Chez Beckett, les images sont bien loin de faire jouer une illusion référentielle, le minimalisme et l’abstraction du texte ne laissent pas de prise, elles n’entrent pas non plus dans une composition de type pictural, figées et cadrées. Les images nommées et désignées par le texte sont des surgissements et des fulgurations. Voici quelques avènements d’images qui semblent se confondre avec une formule lapidaire. D’abord, la formule finale de l’énigmatique « l’image » : «  c’est fait j’ai fait l’image. » L’alerte donnée dans Bing : « Bing image à peine presque jamais une seconde temps sidéral bleu et blanc au vent9. » L’image semble se réduire à une formule, voire même à un seul mot, son propre nom. Le texte ne décrit pas et laisse planer le doute sur le contenu, car ce qui importe, dans ces bribes qui surviennent parfois dans la boue, sur un fond dont elles se détachent violemment, c’est justement la survenue. À propos de ces surgissements sans commune mesure avec le reste des récits, ces points d’orgue, Deleuze parle de processus : « L’image n’est pas un objet, mais un “processus”10. » Dissolution, puissance, explosion, chute, tels sont les mots qui reviennent aux images selon Deleuze, c’est-à-dire moins un cadre, une figuration, qu’un élan vers la disparition : « Ce qui compte dans l’image, ce n’est pas le pauvre contenu, mais la folle énergie captée prête à éclater, qui fait que les images ne durent jamais longtemps11. » L’image instantanée et sidérante produit une cassure, elle achève d’épuiser. Dans le terme de processus, Deleuze souligne le caractère évanescent de l’image, qui met en œuvre des tensions et des énergies dissipatives. En effet, on ne peut donner des images que l’affirmation, le signal, on en accuse réception et cela suffit.

8Cependant, nous ne nous attarderons pas davantage sur la lecture deleuzienne bien connue afin de mettre en avant un phénomène qui relève moins de la théorie de l’image que de sa pratique et de sa fabrique dans l’écriture. Si Deleuze utilise le terme de processus dans un sens énergétique en soulignant son instantanéité, nous le reprendrons à notre compte dans un sens différent. Nous parlerons de processus afin de souligner la forme complexe et progressive que prend l’image chez Samuel Beckett, et plutôt que d’image, pour reprendre la notion de progression inachevable, nous utiliserons le terme d’imagement. Le processus d’imagement engage le double empêchement primordial : l’objet échappe parce que, pris dans le temps, il est soumis au changement qui le rend insaisissable ; quant à l’écriture, elle empêche en médiatisant l’immédiat et en décomposant ce qui est uni. De part et d’autre, le temps opère mais sans permettre aucune coïncidence. C’est de cet échappement essentiel du monde et de son écriture que le texte de Samuel Beckett rend compte. Il en découle une stratégie d’écriture dans laquelle le monde apparaît tel qu’il est, en fuite.

9Revenons aux petites formes fulgurantes. Aussi éphémères et minimales soient-elles, elles ont une partition complexe dans l’écriture. Disons qu’il existe deux postures quant à l’image chez Beckett, non pas contradictoires mais complémentaires et désignant l’ambivalence de cet objet insaisissable. D’une part, il s’agit de ces images-éclats envers lesquelles Beckett nourrit un idéalisme quasi-mystique. Le signal de l’image, « Bing », ou bien la formule conclusive « j’ai fait l’image » renvoient chacun à un hors-texte et un hors-langage, un son dans un cas, un acte performatif dans l’autre. L’Image, pour reprendre le titre du petit texte insoluble, est un absolu que le texte désigne, et vers lequel on lève les yeux. Voici donc l’idéal de l’image qui se réduit à un mot et à un instantané. Face à cela, l’écriture engage une machinerie complexe, un travail sans doute laborieux et malheureusement rien moins qu’instantané. C’est la condition du langage et de l’écriture qui implique ce travail. Nous voilà donc malgré le rêve de l’image-flash repris dans les manipulations scripturales, dans la « ronde syntaxique12 ». L’écriture traduit dans la succession ce qui idéalement devrait être immédiat. Par conséquent, un imagement propre au texte se met en place. L’image-flash, définitive, l’image qui cloue littéralement le bec à la « ronde syntaxique », ne lui échappe pourtant pas. Arrêtons-nous en deux temps sur un passage de Mal vu mal dit qui semble à première vue consacrer l’instantanée coïncidence de l’image dans l’écriture.

« Pendant l’inspection, soudain un bruit. Faisant sans que cela s’interrompe que l’esprit se réveille. Comment l’expliquer ? Et sans aller jusque là comment le dire ? Loin en arrière de l’œil la quête s’engage. Pendant que l’événement pâlit. Quel qu’il fût. Mais voilà qu’à la rescousse soudain il se renouvelle. Du coup le nom commun peu commun de croulement. Renforcé peu après sinon affaibli par l’inusuel languide. Un croulement languide. Deux13. »

10Le titre programmatique de Mal vu mal dit laisse entendre l’empêchement inhérent à toute image et à toute écriture. Mais, selon Alain Badiou, une coïncidence advient de ce double ratage : « L’harmonie entre un événement et le surgissement poétique de son nom14. » Effectivement, cet extrait, pris comme exemple par Alain Badiou pour décrire l’avènement de l’événement et de son nom, donne naissance à une formule : « Un croulement languide ». La dimension paradoxale de cette alliance de termes permet de saisir ce que l’événement aussi bien sonore que visuel a d’inédit et d’inhabituel (c’est en cela qu’il est événement et que l’image est image selon Badiou). L’événement tient de l’adynaton, une impossibilité qu’il faut pourtant nommer :

« Ce nom est doublement inventé, doublement soustrait aux lois ordinaires du langage. Il se construit du substantif “croulement”, dont on note qu’il est “peu commun”, et de l’adjectif “languide”, qui est “inusuel”, et qui en outre ne convient pas au substantif. Pour tout dire, ce nom est une composition poétique (un mal dit), une surprise dans la langue, accordée à la surprise, au “soudain” de l’événement (un mal vu)15. »

11Or, le texte introduit, moins qu’une coïncidence exacte, une composition complexe. Une image simple, soudaine, soit, mais l’écriture ne donne qu’une image composée et progressive. Badiou utilise lui-même le terme de « composition », mais il l’interprète comme rencontre ou, mieux, coïncidence. Il semble qu’à l’inverse, la composition en deux termes, loin d’unifier, maintienne la division. Les termes sont contradictoires et « irraccordables », les adjectifs qui les définissent sont marqués par le préfixe négatif « in- », puis par la négation « peu commun ». Des failles s’introduisent dans la formule qui d’ailleurs avance pas à pas, moins comme une illumination soudaine que comme un laborieux montage, une formule désaccordée se constitue alors. D’ailleurs la division est encore accentuée dans la suite immédiate : « Un croulement languide. Deux. » « Deux » renvoie d’abord au dédoublement du son initial – l’événement lui-même est décomposé – mais le terme désigne aussi le dédoublement de la formule : substantif/adjectif, soudaineté/lenteur, premier terme et deuxième terme. Avec ce chiffre isolé juste après la formule, le rythme binaire est davantage mis en valeur que l’unité. Un montage, plutôt qu’une irruption simple, compose l’événement des images.

12La parenté entre le son et l’image est encore flagrante ici, comme dans Bing. L’originalité de l’image chez Beckett, c’est que, pas plus qu’un son, elle n’a d’évidence visible, elle n’est ni palpable ni cadrée, elle se cherche « loin en arrière de l’œil », c’est-à-dire dans la tête et en revient traduite en mots. Or la traduction en mots se présente comme une réalisation laborieuse, car dans l’écriture, l’avènement bégaie, les répétitions intertextuelles, les récurrences lexicales trament une élaboration imageante non immédiate et non définitive. L’image progresse en incluant des tentatives, des mécanismes, des reprises. Derrière les signaux d’une image instantanée se révèle un processus complexe en plusieurs temps ; cette élaboration tâtonnante, nous l’appelons imagement plutôt qu’image.

13La décomposition de la formule en plusieurs temps peut être plus étendue, le processus ne se constitue pas seulement à l’échelle de quelques mots, il engage les textes entiers. Si dans L’Image tout le texte peut être lu comme la partition d’un imagement en devenir (nous n’y reviendrons pas ici en détail, l’analyse de cette œuvre pourtant très courte demanderait en effet de longs développements sinueux, à son image), un regard sur Bing permet de souligner la complexité du travail qui s’étend sur l’ensemble du texte. Beckett y combine quelques motifs et quelques mots, toujours les mêmes différemment agencés. À propos de Bing, on a souvent parlé de la combinatoire sonore16, mais c’est l’image qui, nous semble-t-il, est fondamentale dans ce texte minimal. La formule que nous avons citée plus haut se diffracte dans le texte entier, soumise elle aussi à la combinatoire. Le « bing image » apparaît sous cinq formes en deux pages :

« Bing peut-être une nature une seconde avec image même temps un peu moins bleu et blanc au vent. Bing peut-être pas seul une seconde avec image toujours la même même temps un peu moins ça de mémoire presque jamais bing silence. Bing image à peine presque jamais une seconde temps sidéral bleu et blanc au vent. Bing une nature à peine presque jamais une seconde avec image même temps un peu moins toujours la même bleu et blanc au vent. Bing peut-être pas seul une seconde avec image même temps un peu moins œil noir et blanc mi-clos longs cils suppliant ça de mémoire presque jamais17. »

14L’imagement introduit dans l’écriture un processus en plusieurs temps, le « bing » fait retour et l’image se constitue par ce retour. Et s’il n’est pas de « bing » définitif qui sonnerait l’avènement de l’image et sa fixation, c’est qu’il n’est pas question de capture mais de fugue. Par ailleurs et à chacune des apparitions, l’image se décompose en plusieurs temps, elle n’est pas simple malgré la pauvreté de ses motifs : « bleu et blanc au vent ».

15Les formules lapidaires et sonnantes de Bing font surgir des images instantanées comme des détonations. Pourtant si le « bing » déclenche l’image, ou ailleurs d’autres onomatopées signalisatrices, l’image décomposée en imagement semble toujours reculée et différée. La simplicité sonnante de « bing » ne doit pas cacher le complexe processus antérieur et postérieur où l’imagement se trame, comme dans cette image de Comment c’est qui semble l’illustrer :

« vie dans la lumière première image un quidam quelconque je le regardais à ma manière de loin en dessous dans un miroir la nuit par la fenêtre première image18 »

16L’écriture décompose dans les rondes langagières mais, pire encore, difficulté supplémentaire et obstacle à toute saisie définitive, elle introduit des blancs, des hiatus dans son cours. Moins qu’une quelconque présence, car rien ne demeure, le texte livre des intermittences. C’est qu’un conflit entre le langage et les images se joue dans les textes de Beckett, plus on voit, moins on dit et plus on dit, moins on voit. Le langage décompose mais aussi obscurcit :

« Moins. Moins vu. Moins de vision. Moins vu et de vision lorsqu’avec mots que sans. Lorsque tant mal que pis que lorsque plus mèche. Par les mots les écarquillés obscurcis. Les ombres obscurcies. Le vide obscurci. La pénombre obscurcie19. »

17Il faudrait lire Mal vu mal dit à la lumière de Cap au pire où le langage est clairement dénoncé. Peut-être alors faudrait-il « moins dire » pour obscurcir moins, comme le propose Cap au pire. La réduction du langage, sa raréfaction, opèrerait des failles favorables aux images. La lecture du « mal vu mal dit » bascule alors en deux temps dans une autre direction. D’une part « mal dire » c’est effectivement trahir l’irruption de l’image en raturant ses formulations, c’est-à-dire en la plongeant elle aussi dans le règne du ressassement et de l’échec dès lors qu’il faut la dire. Et dans un deuxième temps, « mal dire », c’est tenter volontairement d’en dire le moins possible, ajourer le langage, le concentrer et échapper aux normes pour, non pas reproduire l’image, mais la laisser affleurer dans les failles d’un « mal dire », dire incomplet et disjoint. Moins qu’une invention de formules, le mal dire invente des silences et des hiatus. Le texte n’arrête pas mais se soumet au régime alterné des mots et des hiatus, il travaille à sa propre réduction :

18« Hiatus pour lorsque les mots disparus. Lorsque plus mèche. Alors tout vu comme alors seulement. Désobscurci. Désobscurci tout ce que les mots obscurcissent. Tout ainsi vu non dit. Pas de suintement alors. Pas trace de la substance molle lorsque d’elle suinte encore. En elle suinte encore. Suintement seulement pour vu tel que vu avec suintement. Obscurci. Pas de suintement pour vu désobscurci. Pour lorsque plus mèche. Pas de suintement pour lorsque suintement disparu20. »

19Mal dire, c’est aller au pire, fissurer le langage et les formules pour laisser des hiatus, trouer ou forer le langage et entrevoir les images. D’où le rythme heurté et elliptique de Mal vu mal dit et de Cap au pire. L’écriture en dentelle sert de révélateur à quelque chose d’enfoui, quelque chose qui perce dans ses jours. Beckett écrit :

« Étant donné que nous ne pouvons éliminer le langage d’un seul coup, nous devons au moins ne rien négliger de ce qui peut contribuer à son discrédit. Y forer des trous, l’un après l’autre, jusqu’au moment où ce qui est tapi derrière, que ce soit quelque chose ou rien du tout, se mette à suinter à travers21. »

20Les mots font obstacle mais sans leurs caches ajourés l’image ne saurait sans doute pas apparaître, aussi évanescente soit-elle. Les deux composantes apparemment conflictuelles donnent naissance, d’une manière quasi-dialectique, à un imagement en ombres chinoises. À propos des pièces pour la télévision, Deleuze étudie dans L’Épuisé le rapport de Beckett à la musique (à Beethoven et Schubert en particulier, puisque leurs œuvres sont présentes dans certaines vidéos22). C’est finalement autour des silences que Beckett rejoint la musique, qu’il s’agisse de la « ponctuation de déhiscence », de l’« érosion centrale23 » chez Beethoven, ou des « sauts et des hiatus24 » de la musique de Schubert ; le « forage » musical apparaît selon Deleuze comme un modèle du creusement dans l’écriture. Le « bing » et le « croulement languide » ont montré la convergence du son et de l’image en tant qu’événements impalpables. Deleuze prolonge le croisement et met en rapport image visuelle et image sonore à propos des pièces pour la télévision (dans sa très belle analyse de Nacht und Träume) : «  le visage s’incline, se détourne, s’efface ou se défait comme un nuage, une fumée. L’image visuelle est entraînée par la musique, image sonore qui court à sa propre abolition. Toutes deux filent vers la fin, tout possible épuisé25. » Le grand visage qui apparaît à l’écran et s’estompe en fumée coïncide avec la musique. Selon Deleuze, l’image visuelle et l’image sonore suivent le même mouvement vers l’anéantissement. En effet, ce que Beckett recherche dans la musique, c’est sa grande capacité de dissolution. L’écriture n’a pas ce privilège, le problème est plus retors parce que les mots adhèrent et résistent. Après ce constat, L’Epuisé s’achève en affirmant que dans le langage musical du « mal vu mal dit » où les mots s’égrainent à distance les uns des autres, alternés avec du silence et des hiatus, l’image pourrait apparaître.

21Le « mal vu mal dit » laisse entendre en creux un bien vu et un bien dit. Or, ce n’est pas tant par incompétence que le langage se fissure, il semble que Beckett met en place une relation d’alternance nécessaire entre image et non-image, entre langage et silence. Ce régime alterné, qu’il envie aussi à la musique, a pour fonction de traduire la non-permanence et l’instabilité de toute image dans l’écriture. Car malgré l’incessant imagement, rien ne tient, l’image ne dure pas, le processus laborieux et complexe suppose des éclipses constantes. Le processus progressif et lacunaire que nous avons observé n’est pas un pis-aller, mais la forme la plus juste de cet entrevoir qui caractérise le texte. Et l’alternance des hiatus ne dit pas non plus l’incompatibilité du dire et du voir. Dans les failles et dans le conflit entre le langage et les images, quelque chose du monde est en train de passer qui ne se réduit pas à de simples représentations.

22Une silhouette inlassablement effectue les mêmes parcours d’un cabanon isolé jusqu’aux champs, sous la lune. Tel est le récit minimal ressassé dans Mal vu mal dit. Mais de ce ballet fatigué, aucun mouvement n’est vu « à mort ». C’est que, dans cette trame, des coupes « irraccordables » ont lieu, les silences du mal dire font disparaître la description d’un geste, peut-être pour le voir mieux, surtout en tout cas pour le rendre discontinu. La silhouette apparaît, s’estompe et revient, inlassablement. Prise entre deux feux, l’image opère un ballet en deux temps, dans un premier temps elle se livre dans le mot puis se retire, s’échappe du mot dans le hiatus ménagé par l’écriture lacunaire, pour revenir ensuite, comme défaite de toute fixité. Un moment critique donc où l’image se défait des évidences qui l’ankylosent, puis un moment de renaissance, de transfiguration où cette fois-ci l’image s’échappe : elle ne se laisse pas avoir, seulement entrevoir dans l’écriture. Jamais un temps ni seulement l’autre, mais le balancement entre les deux. Le va-et-vient d’ailleurs est la formule de ce ballet fugitif.

« Lentement ils disparaissent. Tantôt l’un. Tantôt la paire. Tantôt les deux. Lentement réapparaissent. Tantôt l’un. Tantôt la paire. Tantôt les deux26. »

23Le ballet en deux temps des figures de Cap au pire mime le va-et-vient incessant de l’image dans l’écriture. Les deux figures (le vieil homme et l’enfant qui se tiennent par la main) décrites dans les premières pages du texte font ensuite l’objet, comme ici, d’un régime alterné, biffant l’un puis l’autre, sans que l’image ne soit livrée ni maintenue. Inachevable et changeante, l’image dans l’écriture demeure une présence en fuite, ni jamais totalement absente ni jamais achevée, on n’en finit pas, c’est ce que le terme d’imagement permet de souligner dans ce processus. Rémanences, résurgences, prolongations, reprises, cela dure sans pourtant demeurer.

24Beckett ne nous conduit pas à un point aveugle où le monde aurait définitivement déserté l’écriture, mais ce ne sont pas non plus des contenus de représentations déterminés et identifiables que le texte laisse transparaître. En effet, contre toute précision réaliste, les images de l’écriture beckettienne tendent à l’« indéfini »27, une main, un visage, du blanc, du bleu. Il n’y a pas de référentialité disions-nous pour commencer, et le monde qui apparaît en clignotant dans l’écriture se veut défait de tout ancrage, un échantillon d’absolu et d’universel. L’agile stratégie de l’imagement beckettien, loin de se fonder sur un simple goût de l’écriture contrainte (l’empêchement n’est pas une contrainte formelle), est intimement liée au monde dans ce qu’il a de plus furtif. Car ce qui passe du monde dans l’écriture, c’est une fuite, une esquive, non pas des figures fixes et capturées par la description mais la dynamique d’une dérobade.

25L’écriture de Samuel Beckett se refuse à figer dans la permanence ce qui ne cesse de se dissoudre, de se déliter ou bien inversement de resurgir, de se développer.

« Mais voilà qu’elle n’est plus là. Où soudain elle fut laissée. Vite donc la chaise avant qu’elle reparaisse. Longuement. Tous les angles. De quel seul mot en dire le changement ? Attention. Moindre. Elle est moindre. La même mais moindre. D’où que l’œil s’y acharne. Vrai que l’éclairage. Voilà que les mots eux aussi. Quelques gouttes au petit malheur et c’est la strangurie. Pour en mal dire le moins. Moindre28. »

26Cette fuite en avant dans laquelle le monde se dérobe nécessairement engendre une écriture disjointe, « quelques gouttes au petit malheur », un « goutte-à-goutte écossais » comme dit encore ailleurs Mal vu mal dit. À chaque instant l’objet menace de disparaître, ou de revenir, en tout cas de changer. Et il ne s’agit pas dans l’écriture de « tenir compte » de cet empêchement, mais d’en rendre compte, de le laisser transparaître. Le texte s’entrecoupe au rythme des apparitions et disparitions d’une silhouette qui n’en finit pas de s’amoindrir. Moindres images, débris, figures en extinction comme celle de Mal vu mal dit qui s’estompe progressivement et finit par s’éclipser par à-coups. L’écriture de Beckett ménage, grâce à son délitement mesuré, des passages dérobés par lesquels le monde continue de fuser. Dans le paradoxe de l’empêchement, l’écriture permet d’inscrire la dynamique d’un passage plutôt que la fixation d’un contour. Il n’y a pas de repos dans ces images, on n’en finit pas de les faire, de les renouveler parce qu’elles possèdent cet extraordinaire pouvoir « d’échappement ». Peut-être l’écriture se rapproche-t-elle de la peinture selon Gerardus van Velde :

« La peinture de G. van Velde est excessivement réticente, agit par des irradiations que l’on sent défensives, est douée de ce que les astronomes appellent (sauf erreur) une grande vitesse d’échappement29. »

27Le terme d’échappement traduit à la fois la fuite de l’image inachevable et insaisissable dans son processus, mais aussi (et c’en est peut-être la cause) le caractère temporel de ce processus, car l’empêchement désigne un mécanisme complexe d’horlogerie. Le Robert donne ce second sens au terme « échappement » : « Mécanisme régulateur, adapté au pendule ou au balancier, qui vient se placer à chaque oscillation entre les dents de la dernière roue qu’il libère (“laisse échapper”) une par une. » Les interstices de l’écriture, les oscillations des personnages qui la sillonnent, la fuite de l’image dans le temps convergent autour de ce terme qui semble à lui seul définir les modalités d’une écriture et de son rapport au monde. L’écriture met en évidence le temps de l’image, le processus imageant en témoigne très clairement. Le temps tumultueux (qu’il soit extrêmement rapide comme dans Bing ou bien extrêmement lent comme dans Mal vu mal dit), la force d’échappement dont parle Beckett au sujet du peintre (par opposition à son frère Abraham van Velde qui peint l’étendue) traduisent un tourbillon incessant et insaisissable dont l’écriture tente à son tour de rendre compte.

28Ce pas-chassé de l’écriture préserve l’étrangeté du monde, ce en quoi il excède parce qu’il défie toute classification, tout apprivoisement et toute reconnaissance. Beckett, dans sa manière d’aborder les images sans les domestiquer, par un processus d’imagement dynamique et diffus, ne s’approprie pas et ne nous livre pas non plus des représentations captives et reconnaissables. Au contraire, il privilégie dans l’imagement une altérité indomptable du monde dont on ne peut s’approcher qu’à distance (dans l’écriture mais aussi dans la lecture). L’échappée mise en œuvre par l’écriture de Beckett laisse la porte grande ouverte aux images comme phénomènes dynamiques et inédits. Débarrassée de ce qui pèse, l’image frissonne, se faufile, elle inscrit une présence furtive du monde. L’écriture ne capture pas mais maintient dans ce double échappement, en cultivant l’empêchement primordial, une méfiance, une nécessaire distance entre le monde et soi. Les images se sauvent dans l’imagement et le processus d’imagement sauve quant à lui le texte d’une fixation néfaste. Il y a du feu follet dans cette présence du monde.

29Le vocabulaire quasi-guerrier employé par Beckett mais aussi par Adorno, les « irradiations défensives », le « geste agressif », la « méfiance », définit comme un combat le rapport de l’œuvre au monde mais surtout celui de l’œuvre et du monde à toute lecture qui viendrait figer l’un et l’autre dans un cadre trop familier (d’une illusion référentielle, d’un sens, d’une image). Et pour défendre cette dérobade salvatrice, concluons avec les dernières lignes emportées de Peintres de l’empêchement. Beckett s’en prend au critère envahissant de l’« humain » dans l’art qui exige que l’œuvre se laisse attraper dans les filets de l’identification :

« Avec “Ce n’est pas humain”, tout est dit. À la poubelle.
Demain on exigera de la charcuterie qu’elle soit humaine.
Cela, ce n’est rien. On a quand même l’habitude.
Ce qui est proprement épouvantable, c’est que l’artiste lui-même s’en est mis.
Le poète qui dit : Je ne suis pas un homme, je ne suis qu’un poète. Vite le moyen de faire rimer amour et congés payés.
Le musicien qui dit : Je donnerai la sirène à la trompette bouchée. Ça fera plus humain.
Le peintre qui dit : Tous les hommes sont frères. Allons, un petit cadavre.
Le philosophe qui dit : Protagoras avait raison.
Ils sont capables de nous démolir la poésie, la musique et la pensée pendant cinquante ans.
Surtout ne protestons pas.
Voulez-vous de l’existant sortable ? Mettez-lui un bleu. Donnez-lui un sifflet30. »

30Face à au critère de l’« humain », la peinture des frères van Velde, l’écriture de Beckett, en effet, rompent le pacte de proximité. Sans bleu et sans sifflet, en filigrane, quelque chose résiste, se défie de la saisie dans l’œuvre, c’est ce que le parcours imageant chez Samuel Beckett montre sous la forme progressive d’une fuite. Pas de réception des œuvres par accommodation et par capture, l’échappée du monde dans l’écriture repousse toute visualisation et tout cadrage, elle nous tient farouchement en respect.

Notes   

1  Samuel Beckett,Le Monde et le pantalon, suivi de Peintres de l’empêchement, (1945), Paris, Minuit, 1989-1991, p. 26.

2  Samuel Beckett, Peintres de l’empêchement, ibid., p. 56-57.

3  Adorno, « Musique et nouvelle musique », in Quasi una fantasia (1963), Paris, Gallimard, 1982, p. 277-288.

4  Ibid., p. 277.

5  Ibid., p. 277-281.

6  Adorno, « Pour comprendre Fin de partie », in Notes sur la littérature (1958), Paris, Flammarion, 1984, p. 201-238.

7  Ibid., p. 205.

8  Ibid., p. 203.

9  Respectivement : L’Image, Paris, Minuit, 1988, p. 18 et Bing (1966), in Têtes-mortes, Paris, Minuit, 1967, rééd. 1972, p. 64.

10  Ibid., p. 72.

11  Gilles Deleuze, L’Épuisé, in Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour la télévision suivi de L’Épuisé, Paris, Minuit, 1992, p. 76.

12  Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 27.

13  Samuel Beckett, Mal vu mal dit, Paris, Minuit, 1981, p. 70.

14  Alain Badiou, Samuel Beckett. L’Increvable désir, Paris, Hachette (Coup double), 1995, p. 44.

15  Ibid, p. 45.

16  Plus particulièrement, Thierry Marin lui consacre une étude intitulée « Pour une narration musicale » (Poétique, n° 122, avril 2000). Selon l’auteur, les termes vidés de leur contenu sémantique (mais aussi visuel) résonnent comme des sons agencés et combinés.

17  Samuel Beckett, Bing, op. cit., p. 64-65.

18  Samuel Beckett, Comment c'est, Paris, Minuit, 1961, p. 12.

19  Samuel Beckett, Cap au pire, trad. Édith Fournier, Paris, Minuit, 1991, p. 51-52. Cap au pire a été rédigé en anglais par Samuel Beckett, sous le titre Worstward Ho (Londres, John Calder, 1983) : « Less. Less seen. Less seeing. Less seen and seeing when with words than when not. When somehow than when nohow. Stare by words dimmed. Shades dimmed. Void dimmed. Dim dimmed ». (Worstward Ho, p. 39). Dans le texte anglais, la réduction s’entend dans les mots choisis, l’effet en revanche est perdu dans la traduction d’Edith Fournier. Le choix du verbe « dim » associé au substantif homophone dans l’ultime formule « Dim dimmed » manque dans la traduction « La pénombre obscurcie ». Si l’allitération est partiellement maintenue entre les deux termes en français, l’exacte répétition au son clair et carillonnant de l’anglais disparaît.

20  Samuel Beckett, Cap au pire, op. cit., p. 53. Dans la version originale : «Blanks for when words gone. When nohow on. Then all seen as only then. Undimmed. All undimmed that words dim. All seen unsaid. No ooze then. No trace on soft when from it ooze again. In it ooze again. Ooze alone for seen as seen with ooze. Dimmed. No ooze for seen undimmed. For when nohow on. No ooze for when ooze gone.» (Worstward Ho, p. 40).

21  Samuel Beckett, Lettre à Axel Kaun, 1937, in Disjecta. Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment by Samuel Beckett, New-York, Ruby Cohn éd., Grove Press, 1984. La lettre est écrite en allemand, nous reproduisons un extrait traduit et cité par Deleuze dans L’Epuisé (op. cit., p. 70).

22  Le titre de la pièce pour la télévision Trio du fantôme (1975) fait allusion au Trio de Beethoven pour piano, violon et violoncelle, op. 70 n° 1, dit Le Fantôme. Beckett utilise le second mouvement de l’œuvre dans cette pièce. Dans Nacht und Träume (1982), il utilise le Lied du même nom de Schubert (op. 43 n° 2 en Si majeur). Dans les deux cas, la musique revient à plusieurs reprises, parfois en sourdine, elle est interrompue et recommence sans jamais accompagner le film en continu.

23  La « ponctuation de déhiscence » est une expression de Samuel Beckett dans la lettre à Axel Kaun de 1937 (in Disjecta, op. cit). Deleuze commente ces termes dans L’Épuisé (op. cit., p. 84) et parle au sujet du Trio de Beethoven d’une « érosion centrale ».

24  Deleuze rapproche le « décrochage » chez Schubert (dans le Lied utilisé pour Nacht und Träume) des silences de Beethoven et écrit à propos du Lied : « C’est la voix mélodique monodique qui saute hors de l’étayage harmonique réduit au minimum, pour mener une exploration des intensités pures qui s’éprouve dans la manière dont le son s’éteint. Un vecteur d’abolition chevauché par la musique. » (L’Épuisé, op. cit., p. 102-103).

25 Ibid., p. 94.

26  Samuel Beckett, Cap au pire, op. cit., p. 16. « They fade. Now the one. Now the twain. Now both. Fade back. Now the one. Now the twain. Now both. » (Wortsward Ho, op. cit., p. 14).

27  Gilles Deleuze, L’Épuisé, op. cit., p. 71 : « Il est très difficile de faire une image pure, non entachée, en atteignant au point où elle surgit dans toute sa singularité sans rien garder de personnel, pas plus que de rationnel, et en accédant à l’indéfini comme à l’état céleste. » Encore une fois, la musique semble avoir un privilège sur l’écriture, elle est le terrain de l’ « indéfini » : « La musique arrive à transformer la mort de telle jeune fille en une jeune fille meurt, elle opère cette extrême détermination de l’indéfini . » (Ibid., p. 103).

28  Samuel Beckett, Mal vu mal dit, op. cit., p. 66.

29  Samuel Beckett, Le Monde et le pantalon, op. cit., p. 26.

30  Samuel Beckett, Peintres de l’empêchement, op. cit., p. 44-45.

Citation   

Sophie Charlin, «« Une grande vitesse d’échappement »1», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, La société dans l’écriture musicale, mis à  jour le : 26/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=135.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Sophie Charlin

Sophie Charlin est agrégée et docteur en littérature française. Elle a soutenu une thèse de doctorat à l’université Paris 8, en 2004, intitulée « Les résidus d’image : processus d’imagement dans le texte selon Claude Simon, Samuel Beckett et Henri Michaux ». Ses travaux de recherche portent sur l’image en littérature et ses éventuels rapports avec d’autres arts.