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Signe et son
Les fonctions de l’écriture dans la représentation de la pensée musicale1

Gianmario Borio
mai 2011Traduction de Marilène Raiola

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.129

Index   

Texte intégral   

Dédicace

Pour Albrecht Wellmer.

1Parmi les diverses caractéristiques qui distinguent la musique des autres arts, il convient de mentionner sa dualité essentielle. La musique, en effet, se présente à la fois comme un texte fixé par l’écriture et qui, par conséquent, peut être transmis, et comme un événement sonore temporaire et éphémère. Il est vrai que cette double dimension – comme texte et événement – est une qualitéque la musique partage avec les autres arts du temps, avec la danse, le théâtre ou la poésie. La partition, cependant, instaure avec la réalisation sonore une dialectique qui, malgré certaines analogies, se distingue de l’interaction qui résulte de la notation chorégraphique ou d’un scénario : le texte musical est la prescription d’un ensemble d’actions et, en même temps, il représente une première objectivation du sens2. En musique, la co-appartenance du signe et du son est un phénomène spécifique à la civilisation européenne, qui nous offre une perspective privilégiée sur le rôle fondamental que l’écriture a joué dans le processus de sa formation. Eric Havelock considère que le perfectionnement de la notation a contribué, en même temps qu’à l’invention de l’alphabet grec et à l’adoption des chiffres arabes, à établir le « fondement tripartite de la culture occidentale ; une culture construite sur trois techniques, dont chacune est destinéeà enclencher des opérations mentales d’une façon automatique, à partir d’une reconnaissance visuelle3 ». Dans quelque domaine que ce soit, de l’alfa à l’oméga, du zéro au neuf, du Do au Si, l’écriture se constitue dès lors quel’on dispose d’un système de marqueurs visuels qui assument les fonctions autrefois confiées à la mémoire ou à des artifices plus rudimentaires. Son efficacité est étroitement liée à la précision et à la rapidité avec laquelle sont reconnus les symboles et leurs combinaisons, autrement dit, elle est déterminée par le rythme et les modalités selon lesquelles s’effectue la lecture du texte. Ce système s’affine à mesure qu’il parvient à opérer avec des éléments discrets, quantitativement limités, disposés en série et pouvant être combinés en unités supérieures. Si nous n’étions pas conscients des efforts séculaires qui nous ont conduits à la notation moderne, si nous ignorions totalement les cultures de tradition orale qui continuent à fleurirdans différentes parties du monde, nous pourrions considérer le rapport entre signe et son comme un facteur déterminant pour une définition ontologique de la musique. Quoi qu’il en soit, son existence et son indissolubilité constituent le présupposé de tout discours sur la musique d’art de l’Occident. L’ensemble des activités critiques qui forment une partie constitutive de l’institution « musique » – l’enseignement des principes de composition, la conscience de leur évolution historique, l’élaboration de traités consacrés à telle ou telle discipline –, les débats sur la qualité esthétique des œuvres, la transmission des techniques d’exécution et la succession de divers styles interprétatifs – serait impensable sans la présence de textes musicaux et, par conséquent, d’une écriture codifiée. C’est sur la partition que s’exerce la réflexion analytique, c’est le texte qui permetd’arbitrerles controverses sur la pertinence d’une exécution et c’est un processus scripturaire qui conduit de la première inspiration à la réalisationdéfinitive de l’œuvre.

2Une des questions les plus controversées en musicologie consiste à savoir si un morceau musical peut être conçu comme un texte au sens propre du terme. Ce débat s’insère dans une vaste problématique qui concerne les affinités entre l’art des sons et le langage des mots ou mieux : la possibilité de définir la musique comme langage. Thrasyboulos Georgiades, l’un des musicologues qui s’est le plus penché surces questions, considère qu’il existe une différence substantielle entre musique et langage. Cette différence serait particulièrement visible sur le plan de l’écriture : le compositeur ne travaille pas avec des unités signifiantes semblables à des mots, mais avec des rapports de hauteur et de durée, c’est-à-dire avec des composantes élémentaires qui s’apparentent davantage à des phonèmes : en outre, tandis que le mot écrit est une forme du langage qui n’est en rien inférieure au mot énoncé, la musique écrite est proprement lettre morte, une simple prescription pour la production du son4. Au fond, la définition de Theodor W. Adorno, qui conçoit la musique comme un « langage non-intentionnel5 », n’est pas très éloignée de celle de Georgiades : « Le système des signes de l’écriture linguistiqueet le langage appartiennent à un système homogène, la musique et son écriture à deux systèmes différents6. » Tel est le point de vue qui prévaut dans les discours musicologiques. La notion de « langage musical » est considérée tout au plus comme une métaphore qui, comprise au sens littéral, pourrait conduire à des conclusions erronées. Parler de « texte musical » serait également inapproprié, dans la mesure où la partition ne possède pas la qualité essentielle des textes verbaux : la référentialité. Au cours d’un congrès international intitulé « La musique comme texte », Karol Berger a insisté sur cette dimension : dans le texte littéraire, les aspects scripturaux et oraux sont également primordiaux ; en revanche, en musique, le texte est « essentiellement un ensemble optionnel d’instructions, fixées sur le plan visuel, pour produire la seule chose qui soit réellement importante : l’“œuvre” »7. Dans le même sens, Stanley Boorman a précisé récemment que le texte musical, loin de constituer « la composition elle-même », doit être défini comme un support d’« informations minimales8 » pour l’exécution.

3La conviction selon laquelle, en musique, le son est une composante supérieure et ontologiquement déterminante par rapport au signe, trouve sa première formulation significative dans l’Esthétique de Hegel. Dans la hiérarchie des arts, la musique apparaît immédiatement après la peinture, en ce sens qu’elle constitue le dépassement de la dimension spatiale dans l’instant vibratoire, dans une « extériorisation » qui se supprime « à peine née » et qui « se trouve abolie par le fait même de son être-là et disparaît d’elle-même9 ». Si le son, donc, est conçu comme cette propriété fondamentale qui permet à la musique d’être une forme artistique indépendante, alors son écriture n’est qu’un moyen pour atteindre un but. Contrairement à la poésie, la musique serait prescription et non pas représentation. Toutefois, comme l’a souligné Carl Dahlhaus, en principe, en musique aussi il est possible de distinguer l’étant représenté de sa présence acoustique10. Une longue tradition analytique nous enseigne que la logique musicale n’émerge pas dans une écriture dont la fonction principale est de symboliser des propriétés sonores : comprendre la musique signifie lire, dans les symboles qui représentent le son, un sens qui n’est pas explicite sur le plan de la notation. Dans cette perspective, l’écriture musicale n’est pas substantiellement différente de l’écriture alphabétique qui se distingue des idéogrammes et des hiéroglyphes précisément parce qu’elle désigne essentiellement des sons et non des significations. La reconstruction du sens est une opérationpostérieure, qui ne peut être menée à terme que si l’on examine le texte dans son intégralité, dans un regard global et atemporel qui met chaque composante en rapport avec la totalité11. Tout comme dans la sphère du langage verbal, en musique, les aspects pragmatiques, illocutifs et performatifs – les « caractères expressifs », au sens où les entend Dahlhaus constituent une dimension distincte de la dimension sémantique et de la syntaxe : le sens ne se dévoile pas dans l’immédiateté de la perception ou dans la participation à un rite, comme c’est le cas dans les musiques de tradition orales non écrites. La notation de ces dernières – un procédé que l’ethnomusicologie a adopté systématiquement, du moins à partir de Béla Bartók, en parvenant à des résultats remarquables malgré les différences entre le monde de l’oralité et celui de l’alphabétisation – a pour but d’emmagasiner et de conserver des données qui autrement seraient perdues12. Dans la mise en archives, une entreprise typiquement logocentrique13, l’instant évanescent se voit fixé dans un texte qui n’est pas identique à lui.

4Le concept de texte utilisé en musicologie plonge ses racines dans les sciences philologiques et littéraires. Textus, participe passé du verbe texere, signifie tissé : le texte est donc semblable à un tissu ou à une trame, c’est un entrelacement d’éléments qui ne peuvent assumer leurs fonctions qu’au sein même de ce lacis. Par analogie avec le texte verbal, le texte musicalest conçu comme fixation d’une pensée sur un support extérieur, peu importe qu’il soit l’expression d’une volonté individuelle ou collective, qu’on l’attribue à un auteur ou à un anonyme, que ce soit un manuscrit autographe ou qu’il soit rédigé par un copiste,qu’il se présente sous forme manuscrite ou imprimée et qu’il soit achevé ou pas. Comme n’importe quel autre texte, il est transmis de génération en génération, il est conservé dans des archives ou des bibliothèques, il a une histoire et il peut faire l’objet d’une reconstruction philologique : la critique du texte, précisément14. Le texte musical, cependant, appartient également à une catégorie spécifique de textes : il ne contient pas d’informations sur des faits, des personnes, des lois ou des principes scientifiques, il ne se réfère qu’à lui-même ; il ne constitue pas un simple document sur un discours ou un fait advenu, mais il exprime une exigence normative face à celui qui le lit. Cette autonomie est une propriété que le texte musical partage avec les textes poétiques ou narratifs. L’analogie entre musique et langage pourrait donc trouver une légitimation précisément dans le caractère textuel de la musique : les formes musicales et les structures sonores, une fois fixées par la notation, sont soumises à une lecture herméneutique analogue à celle qui estpratiquée sur des textes littéraires. Ainsi, les textes musicaux s’apparentent à ces mêmes textes qui, selon Hans-Georg Gadamer, constituent le véritable champ d’action de l’herméneutique :

« Le texte littéraire est un texte particulier précisément du fait qu’il ne renvoie pas à un acte linguistique originaire et qu’il prescrit, au contraire, toutes les répétitions et tous les actes linguistiques : il n’existe pas une parole qui puisse satisfaire pleinement la prescription qui est représentée par un texte poétique15. »

5Le texte littéraire peut donc être conçu comme étant à la source d’une exécution silencieuse et imaginaire : la musique ne ferait que rendre réelle la dimension performative inhérente à toute lecture.

6Il existe cependant un domaine particulier où l’origine et le développement de l’écriture littéraire et de l’écriture musicale trouvent un terrain commun. Le processus de formation de la « civilisation occidentale », au sens où l’entend Havelock, coïncide avec l’émergence d’un horizon mental caractérisé par des procédés logiques déterminés, au regard desquels les techniques d’écriture et de communication agissent comme un facteur déclenchant ou bien comme catalyseur ; autrement dit, entre pensée et écriture, il n’existe pas un rapport de cause à effet, mais un entrelacement, au sein duquel on distingue difficilement un avant et un après. Par conséquent, l’écriture de la parole et celle de la musique semblent avoir une fonction comparable : toutes deux sont des formes de représentation de la pensée. Mais que signifie « pensée musicale » ? Musikalischer Gedanke est un terme récurrent dans la théorie musicale du XIXe siècle des pays de langue allemande : d’une façon générale, il désigne un thème qui sera soumis à une élaboration motivico-thématique, variation, liquidation ou séquence. Au cours de cette phase historique, le primat de l’esthétique idéaliste engendre uneambiguïté caractéristique : il n’est guère aisé de savoir si le théoricien est en train de parler de la configuration réelle de la hauteur et du rythme ou bien de la forme intentionnelle qui en constitue la source. Cette ambiguïté se retrouve chez Schönberg qui emploie l’expression « pensée musicale » à la fois comme synonyme de motif et de thème, mais également pour indiquer l’idée principale d’un morceau musical16. Tant l’acception concrète qu’abstraite de l’expression « pensée musicale » se réfère au concept de relation : les atomes singuliers d’un motif ou les composantes des grandes sections formelles ne sont pas simplement juxtaposés, ils entretiennent une relation spécifique. Bien entendu, le concept de relation ne concerne pas seulement les artefacts musicaux, en réalité, il tire son origineprécisémentdela logique formelle. Hegel, qui traite de ce concept dans un paragraphe de la logique objective consacré au phénomène, indique trois types fondamentaux de relations : entre la partie et le tout, entre la force et la manifestation, entre l’intérieur et l’extérieur17. Dans la musique tonale, contemporaine de Hegel, le concept de relation se manifeste précisément selon ces trois modalités : comme rapport entre une section et la totalité formelle, comme rapport entre les potentialités du motif et son déploiement et enfin comme rapport entre les structures de la profondeur et leurs représentations en surface. Des traces de philosophie hégélienne sont encore perceptibles dans la façon dont Schönberg relie pensée musicale et penser en musique.

« Composer, c’est penser en sons et en rythmes.

Chaque morceau est la représentation d’une pensée musicale.

Penser en musique est un processus qui relève desmêmes lois et des mêmes conditions que celles qui régissent tous nos autres modes de penser, mais qui doit aussi tenir compte des conditions qui résultent du matériau.

Dans quelque domaine que ce soit, penser consiste essentiellement à mettre en relation des choses (des concepts, etc.) entre elles.

Une pensée est la production d’une relation entre des choses qui, sans cet acte de production, n’auraient aucune relation entre elles18. »

7Entre Gedanke et Denken, il existe une relation qui va au-delà du rapport entre objet produit et processus productif. Dire de l’écriture musicale qu’elle est une représentation de la pensée n’est donc possible que sur la base d’un concept élargi de « pensée ». À certaines époques, ce concept peut indiquer une idée grâce à laquelle le compositeur exprime une émotion selon un code acquis ou bien transmet un sentiment d’une manière cryptique ; à d’autres époques, en revanche, il peut désigner une conception cosmologique, scientifique ou philosophique qui constitue le patrimoine d’une vaste communauté à laquelle appartient également celui qui fixa matériellement la musique ; enfin, il existe des cas où ces deux modalités se mêlent et où la pensée musicale reflète un macro système, perçu cependant dans la perspective de l’individu qui utilise concrètement l’écriture. La notation est la première forme de communication à grande échelle de la musique occidentale.

8L’apparition de l’alphabet, l’invention de l’imprimerie et l’avènement de l’électronique marquent des tournants dans l’histoire de l’Occident, qui ne concernent pas uniquement les structures sociales et communicatives, mais, d’une façon plus générale, l’organisation du savoir. En comparant les sociétés analphabètes et les sociétés alphabétisées, Walter Ong a montré à quel point ces dernières ont recours à l’analyse, à l’abstraction et à la logique, tandis que la pensée des sociétés où domine la communication orale est « formulaïque », répétitive, paratactique19. Un discours linéaire et non répétitif, sans même parler d’une construction syllogistique, présuppose l’existence d’un médium qui permet à la psyché de suspendre ses réactions immédiates ; l’écriture est particulièrement adaptée à ce but, en ce sens où sa pratique implique un ralentissement par rapport aux temps du discours oral : « L’esprit est freiné ; il lui est ainsi permis d’interrompre et de réorganiser son déroulement le plus naturel et redondant20. » Des traces d’oralité sont perceptibles dans les structures du chant grégorien dont le développement marque la transition du monde oral vers une culture de l’écrit. D’une manière générale, les notations neumatiques dans un champ ouvert fixent les événements sonores en les rattachant étroitement aux textes littéraires dont ils constituent une sorte de lecture « mélodisée » : le vrai texte, le texte verbal de la liturgie, fournit la norme pour l’articulation de la musique. Les deux principales hypothèses, que la musicologie de ces dernières décennies a formulées pour comprendre le passage de l’oralité à l’écriture, reflètent l’opposition esthétique entre les tenants du primat du son et ceux qui revendiquent une reconnaissance équivalente du signe. Si la musique liturgique résultait d’une improvisation « formulaïque » sur les textes verbaux, elle constituait une composante flexible, qui connut des transformations souvent profondes au cours des siècles ; chanter revenait alors à composer en temps réel, et l’adoption de l’écriture répondait à l’exigence de fournir des indications utiles à l’exécution. En revanche, si la tâche des chantres était de reproduire de mémoire une structure musicale préexistante et normative, il va de soi qu’il existait un concept de texte musical avant même la naissance de la notation : dans cette perspective, l’écriture doit être conçue comme la transcription d’un répertoire qui était déjà largement fixé21.

9La notation mensurale, qui commence à s’affirmer à partir de la moitié du XIIIe siècle, partage une caractéristique fondamentale avec l’alphabet grec : les signes sont conçus comme des unités discrètes et autonomes, dont la combinaison engendre une représentation du sens. Le processus de définition de l’écriture parvient à son terme lorsque la seconde dimension, le temps, (qui, dans la notation modale, restait dépendante du contexte), est fixée à l’aide d’un double système : l’écriture de la note et les signes de mesure. En employant une image chère à Havelock, Georg von Dadelsen a défini la notation mensurale comme un « morceau de technique explosive22 », une invention destinée à avoir des répercussions considérables sur la technique compositionnelle et sur la pensée musicale. Grâce à ces nouveaux artificessémiographiques, il devient possible de mener différentes voix en même temps ou bien l’une contre l’autre : dès lors naît l’idée d’un son composé verticalement, qui vit de la simultanéité de ses composantes partielles. C’est uniquement lorsque l’écriture parvient à ce stade de maturité qu’il devient possible de réaliser des structures contrapontiques complexes et d’imaginer un déroulement formel projeté dans chaque voix. À la base de l’écriture moderne, il existe donc un processus d’abstraction, grâce auquel ledéroulement temporel est représenté dans sa succession spatiale. La décomposition du son en unités signiques discrètes et la spatialisation du temps sont les deux caractéristiques préliminaires que l’écriture musicale partage avec l’écriture alphabétique :

« Le son est un événement qui a lieu dans le temps, et le temps “avance” infatigablement, sans s’arrêter ou se diviser. Nous apprivoisonsle temps lorsque nous le traitons spatialement sur un calendrier ou une horloge, où nous pouvons le faire apparaître divisé en unités contiguës23. »

10La notation musicale est semblable à une horloge : elle divise le temps en unités équidistantes (le tactus) et elle le définit à l’aide de caractères disjoints et séparés par des intervalles finis. La précision et la répétitivité des lectures figurent au nombre des principales caractéristiques des systèmes digitaux qui se distinguent des systèmes analogiques grâce à une réduction sensible de leur densité et de leur indétermination24. Quoi qu’il en soit, la prise de conscience des implications du système de notation est un processus de longue durée qui, paradoxalement, parvient à son terme au moment où il commence à se déliter. Aux XVe et XVIe siècles, seuls les ars musicae professores, issus des classes supérieures du monde musical, étaient conscients de ce changement ; ces hommes disposaient d’un vaste horizon culturel, lisaient les traités en latin et étaient versés dans la spéculation. Le manque de maîtrise des signes de mesure et de proportion, que l’on rencontre dans l’écriture de musiques écrites pour ladanse ou même, comme le regrette Tinctoris, chez des compositeurs talentueux mais d’un niveau culturel médiocre, témoigne de la lenteur et du manque d’homogénéité qui caractérisent la diffusion de l’écriture musicale25. Toutefois, l’autonomie de plus en plus grande de la dimension scripturaire se manifeste dans un certain nombre de phénomènes : l’utilisation symbolique des couleurs dans la graphie, l’emploi de proportions qui imitentles structures des édifices sacrés, la pratique de lagématrie et, plus généralement, de codifications numériques, les canons énigmatiques et les acrostiches. Un exemple célèbre de symbolisation numérique est le motet à cinq voix Salve Regina de Josquin. L’incipit grégorien La-Sol-La-Ré apparaît 24 fois dans la cinquième voix, alternativement en Sol et en Ré, toujours précédé par trois pauses de brèves (la talea s’élève à sept mesures) ; la somme totale des notes du sujet est donc 96, laquelle, toutefois, doit être arrondie à 100 si l’on ajoute les quatre notes étrangères. Cent est le carré de 10, un chiffre qui, dans la symbolique religieuse, renvoie au Christ : une partie significative de sa structure est donc régie par un système numérique basé sur les chiffres 12 et 10, à la signification duquel semble se rattacher la devise « Qui perseveraverit salvus erit26. » Des cryptographies de ce genre n’étaient pas rares à une époque, où l’univers était perçu comme une totalité au sein de laquelle chaque partie communiquait avec les autres et où le chiffre était conçu comme l’origine cachée du monde et du Créateur. Elles constituent des actes scripturaires par excellence, ouvrant un espace de lecture différent sur la page musicale, une lecture dont la finalité n’est pas la réalisation sonore ; mais elles possèdent également une implication matérielle, dans la mesure où ce sont également des outils pour réaliser une architecture qui apparaît comme directement responsable du sens et qui se transformera en son. Au cours des siècles suivants, le nombre continuera à être au centre de l’attention des compositeurs : entre autres, comme moyen pour expliquer les rapports harmoniques ou comme instance de contrôle de l’articulation formelle. Toutefois, c’est uniquement dans la pensée spéculative du XXe siècle – de Bartók à Maderna – que les séries numériques auront une fonction compositionelle de première importance ; elles finiront ainsi pas former une couche qui, codifiée dans les signes du son, ne sera plus accessible que sur le plan de la lecture.

11Jusqu’à la naissance du langage tonal, l’histoire de la notation musicale peut être décrite dans lestermes d’une émergence graduelle de la dimension textuelle. Dès lors que la partition, qui dispose les voix les unes sur les autres selon leur synchronie réelle et qui contrôle le mètre par des indications précises, s’affirme comme la forme la plus adéquate de représentation graphique de la musique, apparaît également un concept de texte qui n’est en rien inférieur à celui de la littérature et des sciences. Pour parvenir à ce résultat, la notation musicale a dû passer par diverses étapes. Le paramètre de hauteur – le premier à satisfaire les critères de différenciation et de disjonction qui président à tout système de notation27 – a connu une évolution historique remarquablement linéaire : depuis la notation alphanumérique, qui fixe les étapes principales de la mélodie, jusqu’à la notation diastématique qui, avec l’introduction des cinq lignes horizontales, établit un système de référence pour les hauteurs. Au XVe siècle, la notation des durées se libère des modi, et chaque valeur singulière peut être représentée séparément selon des rapports mathématiques. Grâce à un travail de sélection et de classification, s’établit un système de notation qui possède une validité générale et qui n’est plus limité à des genres ou à des styles spécifiques. C’est alors que l’exécution se sépare définitivement de la composition. En réalité, la scission ne pourra jamais se donner comme achevée, car même au-delà de la pratique de la basse continue, la notation tendra toujours vers des dimensions ouvertes, des « points d’indétermination28 », qui constituent la prémisse nécessaire à la dialectique vitale entre signe et son. La cristallisation de l’œuvre comme « objet sonore », au regard de laquelle l’exécution assume les traitsd’une reproduction mécanique, est une utopie qui, au XXe siècle, a alimenté l’imagination créative des compositeurs (de Stravinsky à Boulez), mais qui n’a eu que de faibles répercussions sur le plan de la pratique exécutive.

12Les concepts de texte, d’œuvre et d’auteur sont étroitement liés à l’esthétique moderne. Le Moyen Âge ne connaissait pas d’attribution directe des œuvres à leur auteur : l’indication du nom du copiste sur le manuscrit était considérée comme une information plus importante que la mention du nom de celui qui avait conçu la musique. « Composition » était un terme technique qui désignait l’acte d’écrire la musique, indépendamment de la qualité artistique du produit : de la même manière, le terme de compositeur, utilisé pour indiquer une profession, apparaît pour la première fois dans un contrat de 1497, où Heinrich Isaac est engagé par Maximilien Ier29. L’affirmation de la figure sociale du compositeur est étroitement liée à l’auto réflexivité, trait dominant du sujet moderne, qui se manifeste à travers deux dimensions typiquement scripturaires : dans le raisonnement théorique et dans le processus compositionnel. La conscience d’être auteurest inséparable de l’existence d’un texte qui, en se prévalant d’une écriture codifiée et communément partagée, est considéré comme lieu privilégié où le compositeur peut déposer sa volonté. La composition assume les caractéristiques d’un travail comme un autre – un travail qui recourt à des notions et à des instruments particuliers, qui comporte une phase projectuelle et s’achève au moment où l’auteur considère son produit comme conforme aux finalités qu’il s’était fixées. Ce n’est pas un hasard si les premières sources relatives au processus compositionnel remontent précisément à la Renaissance. Elles apparaissent à une époque où les procédés scripturaires s’insèrent dansune société encore fortement dominée par l’oralité. Des sources de compositeurs et théoriciens témoignent du fait que les premières idées d’une composition étaient initialement formulées « mentalement », puis, éventuellement, fixées sur des tablettes qui pouvaient être effacées, et enfin recueillies en ébauches plus étendues30. Un autre résidu d’oralité peut être perçu dans le fait que les compositeurs n’éprouvaient pas la nécessité d’aligner les parties pour s’assurer un contrôle de la dimension verticale ; ce contrôle avait lieu, lui aussi, « mentalement » ou se faisait à l’aide d’une lecture transversale. Par ailleurs, la disposition des parties en système et l’insertion des barres de mesureest le résultat d’un très lent processus, dont le développement fut parallèle à la complexification des rapports harmoniques et au rejet d’artifices tels que la scala decemlinearis.

13L’invention de l’imprimerie à caractères mobiles, généralement considérée comme le début de la deuxième phase de l’histoire de l’écriture, ne semble pas marquer une coupure nette dans l’histoire de la musique. L’abandon graduel des intérêts mathématiques, qui étaient à la base de la musica mensuralis, en faveur des idéaux humanistes de la rhétorique, peut aisément s’expliquer par l’évolution de la pensée scientifique et philosophique : l’attribuer à l’émergence d’un « homme typographique31 » serait pour le moins réducteur. Malgré la rapide expansion de l’édition musicale à Venise, Paris, Nuremberg et Anvers, aux XVIe et XVIIe siècles, le manuscrit demeure l’un des principaux moyens de diffusion de la musique ; dans certains secteurs, sa diffusion est parfois même supérieure à celle des produits édités. L’histoire de l’édition musicale connaît une évolution qui, à de nombreux égards, est autonome par rapport à l’édition des textes verbaux : de la fin du XVIIe siècle à la moitié du XIXe siècle, le procédé de la gravure est beaucoup plus répandu que l’impression des textes au moyen de caractères mobiles.

14Toutefois, on peut repérer un processus qui, bien qu’ayant des origines lointaines, a subi une importante accélération avec le développement de l’édition musicale : l’affirmation de la conscience d’auteur. Le premier imprimé de musique polyphonique est l’Harmonice musices odhecaton A, réalisé en 1501 dans la boutique d’Ottaviano Petrucci à Venise ; son arrangement – un recueil de 96 morceaux de différents genres et auteurs – révèle la persistance d’éléments de la tradition manuscrite. Le premier recueil musical imprimé écrit par un seul auteur est la Misse Josquin (Petrucci, 1502) ; la première composition imprimée comme texte unique, et mentionnant le nom de l’auteur est fort probablement la Musica de meser Bernardo pisano sopra le Canzone del petrarcha, avec laquelle, en 1520, Petrucci appliqua le format du livre-partition également au répertoire profane. Entre 1530 et 1540, les éditeurs Ottaviano Scotto et Andrea Antico publièrent différents volumes de madrigaux de Verdelot ; toutefois, dans la plupart de ces éditions, sont inclus des morceaux de compositeurs non mentionnés dans le frontispice ; donc la mention du compositeur semble être due plus à des stratégies commerciales qu’à une authentique reconnaissance du statut d’auteur32. L’épisode le plus significatif eu égard à l’affirmation du concept d’auteuret qui, par ailleurs, marque lanaissance d’un nouveau genre, est le projet de l’éditeur Antonio Gardano de publier une édition complète des madrigaux d’Arcadelt, dont le premier volume fut imprimé en 1538 ou 1539. Au cours du XVIe siècle, un certain nombre d’événements témoignent clairement de l’importance de plus en plus grande du rôle et des attentes professionnelles du compositeur. Entre 1532 et 1535, Carpentras éditaet finança personnellement la publication, auprès de l’éditeur Jean de Channey d’Avignon, de quatre volumes contenant la totalité de ses œuvres sacrées ; le compositeur se chargea personnellement de la révision des textes déjà écrits ainsi que de la composition de nouveaux morceaux. Francesco Corteccia eut une part active dans la correction des ses propres madrigaux, publiés par Scotto et Gardano dans les années quarante ; dans la dédicace au duc Cosimo de Medicis, qui figure dans le Libro secondo (Gardano, 1547), le compositeur exprime l’exigence de présenter sa musique sous une forme soignée et sans erreurs33. En 1571, Orlando di Lasso obtint de Charles IX le privilège de rester propriétaire de ses œuvres et de pouvoir choisir son imprimeur. Dans une lettre à Rodolphe II, de 1580, où le compositeur demande et obtientl’extension de ce privilège aux territoires impériaux, il justifie sa requête en évoquant la faveur du public et le respect de sa réputation. Les premières éditions sont généralement soignées, mais dans les rééditions, Lasso a trouvé des erreurs qui rendent l’œuvre méconnaissable ; aussi regrette-t-il le fait que, si les éditeurs se préoccupent de se protéger contre la piraterie, ils ne semblent guère se soucier du respect du travail du compositeur34.

15Au cours de la première décennie du XVIIe siècle, furent édités de nombreux recueils de morceaux pour chant et accompagnement instrumental, qui constituent les premiers témoignages du style monodique. Les compositeurs, comme dans le cas de Giulio Caccini, Jacopo Peri, Francesco Rasi et bien d’autres, étaient également des exécutants ou travaillaient en étroite collaboration avec de célèbres solistes. Les rapports entre musique et exécution et entre compositeur et « lecteurs » sont décrits dans la préface ou dans les textes dédicatoires où sont souvent évoquées les difficultés de rendre d’une manière appropriée l’affect spécifique de la composition. Le changement d’horizon esthétique détermine un déplacement d’accent dans l’écriture dont l’élément fondamental n’est plus la dimension symbolique mais descriptive. La partition assume les traits d’un document historique qui reproduit une exécution réelle ; cette dernière est conçue comme dépositaire du sens musical, dontla notation cherche à s’approcher le plus possible. Pour rendre plus intelligible et communicable ce nouveau mode d’expression, qui se fonde sur le rendu dramatique des textes poétiques, de nouveaux signes sont nécessaires. Ici aussi, on peut constater que l’histoire du système notationnel procède parallèlement à l’intégration et à la fonctionnalisation de ses éléments constitutifs : après avoir établi une définition claire de la hauteur et de la durée, le système notationnel s’étend aux timbres et aux modes d’attaque35 36. Exemplaire, à cet égard, est l’introduction d’une ligatura qui se distingue de celle des valeurs et qui pourrait se définir comme « affectueuse » ; l’arc est soumis à deux syllabes et indique une transition graduelle entre deux hauteurs souvent séparées d’un demi-ton. Ce qui est remarquable, c’est que ce signe (qui, chez le Jacopo Peri, annonçait l’emploi du + comme prescription d’élévation d’un quart de ton) fut adopté pendant une période dans un répertoire particulier pour être abandonné dès que les modèles esthétiques changèrent. Dans la description qu’en donna Ottavio Durante, on perçoit, en particulier dans la dispute sur la division du demi-ton, ses liens avec la théorie musicale37.

16Vers la fin du XIXe siècle, les techniques de la parole sont entrées dans une nouvelle phase historique, aujourd’hui encore en pleine évolution : le facteur déclenchant fut la fabrication d’appareils électroniques permettant d’emmagasiner et de transmettre le son. Le point commun entre le téléphone, le phonographe, le cinéma, la radio, le magnétophone, le téléviseur et l’ordinateur ne consiste pas seulement en la capacité de ces instruments d’affranchir la parole du supportpapier. Ces moyens d’enregistrement et de communication de la pensée possèdent une structure radicalement différente de leurs prédécesseurs, l’écriture et l’imprimerie.On pourrait dire qu’ils « présentifient », à des degrés divers, l’ouverture des systèmes neuronaux. Les sciences exactes, la logique formelle, les codes juridiques, la littérature et autres formes d’expression de l’homme occidental se caractérisent – selon McLuhan, Havelock et Ong – précisément par une fermeture typique du monde scripturaire. Ainsi, donc, entre les techniques avec lesquelles sont fixées la pensée et les modalités de son articulation, s’instaure un rapport de complémentarité ou d’action réciproque. À l’ère électronique, on accède à un espace différent, marqué par l’ouverture, l’informel et l’infinitude :

« Nous vivons aujourd’hui dans une culture ou dans des cultures orientées fortement vers l’ouverture et en particulier vers des modèles de représentation conceptuelle ouverts. Cette ouverture peut être rattachée à un nouveau type d’oralité, l’oralité secondaire de notre ère électronique qui, dans le même temps, renvoie et s’oppose à l’oralité primaire, préalable à l’écriture. Ce nouveau type d’oralité, l’oralité secondaire, possède sa propre ouverture, mais est subordonnée à l’écriture et à l’imprimerie »38.

17Dans le domaine musical, la manifestation la plus éclatante de ce tournant est la composition avec des instruments électroniques, qui est née à l’époque où les compositeurs eurent accès à des studios d’essai destinés à l’étude des éléments phonétiques ou d’une façon plus générale du son, studios qui furent créés auprès des stations radiophoniques et des universités, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les instruments électroniques permettent au compositeur d’« écrire » directement le son, au lieu de le prescrire sur ce médium que constitue le papier. La partition, point d’arrivée d’un processus séculaire de perfectionnement du système de notation et lieu où s’actualise le caractère textuel de la musique, perd brusquement sa nécessité ; du même coup, le médiateur entre le signe et le son, l’exécutant, devient superflu.

18Si la musique électronique se passe de partition, on ne peut en déduire pour autant que la fonction de l’écriture devienne caduque. Un symptôme de sa permanence est la tendance de certains compositeurs (Stockhausen, Evangelisti, Berio, Koenig) à écrireune partition a posteriori, aussi rudimentaire soit-elle. Ce choix peut avoir des motivations différentes, mais toutes témoignent de la persistance du paradigme scripturaire : rendre explicites les modalités de réalisation, disposer d’une représentation graphique qui permette de contrôler les pistes au cours d’un concert ou de coordonner les sons sur une bande avec des instruments live, d’assurer la vie posthume de l’œuvre au-delà de la corruptibilité de la bande. Il importe de noter qu’il existe une coïncidence historique entre les progrès techniques et le changement des techniques compositionnelles : la composition électronique croît dans l’humus même où la technique sérielle est étendue à différentes dimensions du son (durée, intensité etc.) et de la composition (registres, tempo, densité etc.). Autrement dit, on peut affirmer qu’il existe un effet de stimulation réciproque entre les possibilités d’analyse et de synthèse du son offertes par ces nouveaux appareils, et une pensée musicale dont l’objectif principal était la composition du son dans ses différentes dimensions. Une autre trace de la continuité entre l’« oralité secondaire » de la musique électronique et la galaxie scripturaire du passé se décèle dans le fait que les procédés compositionnels qui conduisent à la réalisation définitive d’un morceau électronique font appel – malgré certaines phases d’expérimentation et d’improvisation avec les machines – au même support (papier) et aux mêmes méthodes (esquisses, ébauches) qui caractérisaient l’acte créatif à l’époque de la musique tonale et post-tonale. En somme, nous pouvons dire que, en musique, il se produit ce même phénomène de subordination partielle à l’écriture et à l’imprimerie que Ongobserve dans le champ de l’épistémologie et de la communication : le caractère textuel de la musique, qui s’est affirmé à la suite d’un long processus de perfectionnement de la notation et du développement graduel du statut d’auteur, n’est pas entamé par la mutation technologique. L’électronique ne fait qu’ajouter un plus, sans remettre en cause les conquêtes du passé.

19De par sa constitution et ses lois, l’instrument électronique préfigure une pensée ouverte et interactive. Son adoption supposeune réflexion sur les fonctions de l’écriture, qui se manifeste dans des ébauches de nouvelles sémiographies et dans des débats sur les finalités et les fonctions de la partition :

« […] entre musique électronique d’une part et musique graphique et d’action de l’autre, on arrive à une cohabitation parfaite de deux différentes formes de “textualité”, la première qui donne exclusivement (ou presque) à voir – image du processus sonore – la seconde qui se donne exclusivement (ou presque) comme devant être écoutée – essence du processus sonore. »

20Le fait que les instruments électroniques offrent la possibilité d’opérer dans des champs sonores non tempérés n’est pas sans conséquences sur la notation des instruments traditionnels : les compositeurs inventent de nouveaux signes pour désigner des hauteurs variables, des transformations timbriques, des bruits inouïs et des rythmes flexibles. En s’adaptant au nouveau paysage sonore, le système notationnel perd certaines propriétés fondamentales : l’univocité des caractères, la distinction des paramètres et son utilisation quels que soient les répertoires. À partir du Concert for piano and orchestra de Cage39, nous assistons à l’apparition de nombreuses partitions précédées d’une série d’instructions où le compositeur explique la signification des signes. Vers la fin du XXe siècle, il devient de plus en plus difficile de décrire l’histoire de la notation d’une façon linéaire : le processus historique se fragmente en d’innombrables chemins parallèles et chaque œuvre, du moins tendanciellement, semble nécessiter une notation particulière. L’image graphique des compositions de Brian Ferneyhough, Gérard Grisey, Helmuth Lachenmann et Salvatore Sciarrino est unique, elle est une composante de leur style personnel. Ce qui est perdu sur le plan de la différentiation sémantique et syntaxique est regagné sur le plan de l’interaction avec l’exécutant. La partition a souvent été définie comme le lieu d’un dialogue entre compositeur et interprète : à présent, cette image métaphorique assume des contours réels. Ce dialogue se scinde de plus en plus souvent en deux moments. Ainsi, un exécutant lambda met à la disposition du compositeur son répertoire de sons, dans lequel le compositeur puise pour réaliser son propre projet, en créant, entre autres, de nouveaux signes : une fois que le processus compositionnel est parvenu à son terme et que la partition est fixée, un autre exécutant interagit avec un champ signique qui lui impose de procéder à un ajustement progressif de sa propre technique, afin de rendre l’intention qui sous-tend l’œuvre. Ce système d’interactions serait impossible si la pensée compositionnelle ne s’était pas tournée graduellement vers l’aspect physique du son ; ce changement de perspective de la pensée musicale était inimaginable avant l’ère électronique.

21La musique électro-acoustique représente cette phase cruciale où les effets de l’électronique deviennent tangibles dans la sphère compositionnelle : l’instrument électronique entre concrètement dans le processus de définition des structures sonores ou, plus directement encore, comme générateur de sons. Cette problématique, cependant, suppose un autre versant qui nous oblige à attribuer une date antérieure au champ d’influence des nouveaux médias. La reproductibilité technique, que permettent des inventions comme le gramophone ou la radio, influence profondément les modalités de l’écoute musicale. Ainsi, par exemple, cette reproductibilité a un impact considérable sur la pratique exécutive, puisqu’elle offre une grande quantité de matériaux qui rendent compte de l’exécution et parfois même des phases préalables. D’une façon générale, la diffusion de la musique peut se passer de la dimension de l’écrit : de nombreux amateurs de musique symphonique peuvent prétendre « connaître » la Neuvième de Beethoven sans avoir jamais vu sa partition ni même l’avoir écoutée en concert. Cette « connaissance » est de type électro-acoustique. Dès lors, il s’agit de savoir si ce développement de la technique et de la communication sonore a également contribué à restructurer la logique musicale. Il est possible que la meilleure approche soit, dans ce domaine aussi, celle de l’auditeur : parmi les principaux facteurs du processus auditif à l’époque de l’électronique, il y a la possibilité de répétition et l’interruption. L’auditeur qui écoute un disque interagit avec le son de la même manière que l’amateur de musique qui lit une partition en la jouant au piano : lorsqu’il parvient à la fin d’un duo d’opéra ou d’un mouvement de sonate, il peut le réécouter, afin de mieux savourer certains passages ou de mieux comprendre certains détails ; il peut aussi en interrompre l’écoute à loisir et la reprendre ultérieurement. Ce qui est nouveau, c’est qu’il agit non pas sur la partition mais sur une interprétation réelle et historique. Autrement dit, il assume le caractère d’un acteur de la scène musicale qui peut intervenir sur l’organisation temporelle du son d’une manière tout aussi arbitraire que le compositeur. S’il s’agit d’un expert, il peut accomplir directement sur le son instrumental des opérations analytiques qui autrefois étaient du domaine de la lecture. Dans cette perspective, la conviction de Ong, selon lequel l’avènement de l’électronique implique l’émergence d’une « oralité secondaire », est non seulement confirmée, mais elle assume des caractéristiques tout à fait singulières.

22Les premières décennies de l’ère électronique correspondent à la phase de relâchement des liens tonals et d’ouverture des structures formelles. L’abandon de la conception « organique » de la forme musicale est un processus historique auquel ont participé des compositeurs aussi différents que Debussy, Schönberg, Skjabin, Stravinsky et Bartók. Nous avons vu que, dans le champ musical tout comme dans le champ de la communication linguistique, l’« oralité secondaire » ne signifie pas un retour aux procédés associatifs et paratactiques des cultures orales ; cependant on observe, parallèlement au relâchement de la forme « organique », un relâchement de la logique analytique et formelle qui était au centre de la musique tonale. Répétitions, interruption, interpolation et montage sont des procédés provenant de l’art cinématographique, c’est-à-dire d’un nouveau genre artistique qui doit ses beaux jours à la technique électronique ; ils s’opposent à la logique directionnelle et au développement de la composition thématique. À l’instar de ce qui se produit dans le champ cinématographique, le temps musical apparaît spatialisé à un deuxième niveau : le compositeur crée et fait cohabiter des formes temporelles qui échappent àla linéarité. Cette transformation radicale du concept de temps (qui est au fondement des transformations dans le champ de la forme) marque une rupture de la continuité historique, par rapport à laquelle l’abandon des fonctions tonales et l’élaboration motivico-thémathique apparaissent comme des aspects secondaires et/ou des phénomènes concomitants. C’est le noyau théorique autour duquel gravite une grande part de la pensée musicale, du XXe siècle jusqu’à nos jours. Sciarrino a souligné que la « multiplicité des points de vue » et la « discontinuité de la dimension temporelle », que les compositeurs ont commencé à appréhender au cours de la désagrégation du système tonal, nous ont conduits à l’idée « d’une forme en fenêtre40 ». Les systèmes informatiques ont introduit, dans la sphère du quotidien, l’expérience du rapport spatio-temporel : sur l’écran, on suit en détail les processus temporels dont la globalité peut être visualisée dans une fenêtre ; c’est alors qu’intervient un troisième temps : celui que l’observateur emploie pour établir les relations qui s’imposent entre ces deux domaines spatiaux.

23L’évolution de la pensée musicale de l’Occident est caractérisée par une relation dialectique avec les progrès de l’écriture. D’un côté, la prise de conscience croissante des relations sonores nécessite l’introduction de nouveaux signes : de l’autre, l’affinement du travail graphique détermine une émancipation graduelle de l’œil par rapport à l’oreille. Tout comme les pratiques de l’écriture et de la lecture dans le langage discursif promeuvent une attitude analytique, détachée et logique, l’invention de l’écriture musicale introduit l’idée de composition comme planification des structures et enfin comme planification du son lui-même. L’écriture est donc la prémisse qui permet la création des concepts de tradition et d’histoire. Le dialogue imaginaire entre les générations, à travers lequel les œuvres du passé transmettent au musicien de l’époque suivante des procédés techniques et des contenus humains qui autrement lui seraient inaccessibles, se produit grâce à un texte qui a été fixé par écrit et transmis au cours des siècles. Ce dialogue implique la lecture et l’étude du texte. Bien que la notation ait évolué vers des formes de plus en plus précises de représentation du son, le texte musical reste caractérisé par un coefficient d’ambiguïté irréductible, qui rend l’interprétation – dans le double sens musical de réalisation acoustique et de compréhension esthétique – problématique. En ce sens, on peut considérer que le « devenir son » de la musique se rattache à la problématique de l’écriture elle-même. Cet entrelacement entre dimension scripturaire et dimension sonore – un des paradigmes de la modernité musicale – a connu un changement substantiel uniquement avec la dissolution progressive des instances de la modernité qui a marqué le XXe siècle. L’application des systèmes électroniques, à différents niveaux, a ouvert la voie à l’idée d’une fixation de la pensée musicale qui peut se passer de l’écriture et, par conséquent, à la possibilité d’un autre type de musique et de tradition. Quant à savoir si cela signifie la liquidation de l’horizon scripturaire ou simplement sa redéfinition, c’est là une question qui, pour l’heure, demeure sans réponse.

Notes   

1  Cet article est paru pour la première fois dans La scrittura come rappresentazione del pensiero musicale, sous la direction de Gianmario Borio, Pisa, ETS, 2004, p. 7-29.

2  En ce qui concerne le rôle de la notation musicale eu égard à une théorie générale de l’art, cf. N. Goodman, Les langages de l’art, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992, p. 146-149 et 219-231.

3  E.-A. Havelock, Aux origines de la civilisation écrite en Occident, Paris, Maspero, 1981.

4  Cf. T. Georgiades, « Sprache, Musik, schriftliche Musikdarstellung » (1957) et « Musik und Schrift », in Kleine Schriften, Tutzing, Schneider, 1977, p. 73-80.

5  T.-W. Adorno, « Musik, Sprache und ihr Verhältnis im gegenwärtigen Komponieren », in Musikalische Schriften I-III (Gesammelte Schriften 16), sous la direction de R. Tiedemann, Francfort, Suhrkamp, 1978, p. 649-664 et ibid., Zur Theorie der musikalischen Reproduktion, sous la direction d’Henri Lonitz, Francfort, Suhrkamp, p. 231.

6  T.-W. Adorno, Zur Theorie der musikalischen Reproduktion, op. cit., p. 222.

7  Karol Berger, « The Text and its Author », in Musik als Text. Bericht über den Internatinalen Kongress der Gesellschaft für Musikforschung, Fribourg,1993, sous la direction de Hermann Danuser et Tobias Plebuch, Kassel, Bärenreiter, 1998, p. 58-60.

8  Stanley Boorman, « The Musical Text », in Rethinking Music, texte établi par Nicholas Cook et Mark Everist, Oxford/New York, Oxford University Press, 2001, p. 403-423.

9  Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, Paris, Champs/Flammarion, 1979, vol. III, p. 321.

10  Carl Dahlhaus, « Musik als Text » (1976), in C. Dahlhaus, Gesammelte Schriften in 10 Bänden, sous la direction de Hermann Danuser, vol. 1 : Allgemeine Theorie der Musik, Laaber Verlag, 2000-2001, p. 388-404.

11  G. Borio, « La composizione musicale : senso e ricostruzione », in Tempo e interpretazione. Espereienze di verita nel tempo dell’interpretazione, texte établi par Luigi Perissinotto et Mario Ruggenini, Milan, Guerini Associati, 2002, p. 93-104.

12  Nicola Scaldaferri, « Perché scrivere le musiche non scritte ? Tracce per un’antropologia della scrittura musicale », in Enciclopedia della musica, sous la direction de Jean-Jacques Nattiez, avec la collaboration de Margaret Bent, Rossana Dalmonte et Mario Baroni, vol. 5, Turin, Einaudi, 2005, p. 439-536.

13  Jacques Derrida, Mal d’Archive, Paris, Galilée, 1995.

14  La critica del testo musicale, texte établi par Maria Carci Vela, Lucques, LIM, 1995, et James Grier, The critical Editing of Music. History, Method, and Practice, Cambridge Mass., Cambridge University Press, 1996.

15  Hans-Georg Gadamer, « Texte et interprétation », in Hans-Georg Gadamer, L’Art de comprendre, Écrits II : Herméneutique et champs de l’expérience humaine, Paris, Aubier, 1991, p. 193-234.

16  Arnold Schoenberg, The Musical Idea and the Logic, Technique and Art of its Presentation, sous la direction dePatricia Carpenter et Severine Neff, New York, Columbia University Press, 1995, p. 369-374, et Rudolf Stephan, « Der musikalische Gedanke bei Schönberg », in Rudolf Stephan, Vom musikalischen Denken. Gesammelte Vorträge, Mainz, Schott, 1985, p. 129-137.

17  G. W. F. Hegel, Science de la logique, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczik, 3 vol., Paris, Aubier, 1972-1981.

18  A. Schoenberg, The Musical Idea and the Logic, op. cit., p. 421-422. (Le manuscrit s’intitule « Zur Darstellung des musikalischen Gedankens » et il est daté du 16.08.1931.)

19  W.- J. Ong, Orality and Literacy. The Technologizing of the Word, Londres & New York, Routledge, 1982.

20 Ibid.

21  Massimiliano Locanto, « Oralità, memoria e scrittura nella prima tradizione del canto gregoriano », in La scrittura come rappresentazione del pensiero musicale, op. cit., p. 31-87.

22  G. Von Dadelsen,« Notation und abendländische Mehrstimmigkeit », in Von Isaac bis Bach, sous la direction de Frank Heidelberger, Kassel, Bärenreiter,1991,p. 267-271.

23  J. Ong, Oralita e scrittura, Orality and Literacy op. cit., p. 110-111.

24  Nelson Goodman, Langages de l’art, op. cit., p. 165-168.

25  V. Borghetti, « Il suono e la pagina. Riflessioni sulla scrittura musicale nel Rinascimento », in La scrittura come rappresentazione del pensiero musicale, op. cit., p. 89-124.

26  G. Neuwirth, « Erzählung von Zahlen », in Josquin des Près (Musik-Konzepte 26/27), sous la direction de Heinz-Klaus Metzger et Rainer Rieh, Munich, text+kritik, 1982, p. 4-38 ; Willem Elders, « Symbolism in the Sacred Music of Josquin », in The Josquin Companion, sous la direction de Richard Sherr, Oxford/New York, Oxford University Press, 2000, p. 531-568 ; du même auteur, cf. également Symbolic Scores : Studies in the Music of the Renaissance, Leiden, Brill, 1994 ; Christle Collins Judd, Reading Renaissance Music Theory : Hearing with he Eyes, Cambridge Mass., Cambridge University Press, 2001.

27  N. Goodman, op. cit., p. 149-165 ; Ruth Katz, « History as “Compliance” : The Development of Western Musical Notation in the Light of Goodman’s Requirements », in How Classification Works. Nelson Goodman among the Social Sciences, sous la direction de Mary Douglas et David Hull, Edimbourg, Edinburgh University Press, 1992, p. 99-128.

28  Roman Ingarden, « Il problema dell’identità dell’opera musicale », in L’esperienza musicale. Teoria e storia della ricenzione, sous la direction de G. Borio et M. Garda, Turin, EDT, 1989, p. 51-68. Cf. également C. Dahlhaus, « Über die Bedeutung des Nicht Notierten in der Musik », in Festschrift Karl Gustav Fellerer zum siebzigsten Geburtstag, sous la direction de Heinrich Hüschen, Cologne, Arno Volk Verlag, 1973, p. 83-87.

29  Rob. C. Wegman, « From Maker to Composer : Improvisation and Musical Authorship in the Low Countries, 1450-1500 », in Journal of the American Musicological Society, 49, 1996, p. 409-479.

30  Jessie-Ann Owens, Composers at Work : The Craft of Musical Composition 1450-1600, New York/Oxford, Oxford University Press, 1997, et le compte rendu de S. La Via in Il Saggiatore Musicale 7/1 (200°) p. 179-189.

31  Fabrizio della Seta, « Proportio. Vicende di un concetto tra Scolatica e Umanesimo » dans In cantu et in sermone. For Nino Pirrotta on His 80th Birthday, sous la direction de F. Della Seta et Franco Piperno, Florence, Olschki, p. 75-99 ; Anna Maria Busse-Berger, « Musical Proportions and Arithmetics in the Late Middle Ages and the Renaissance », in Musica disciplina 44, 1990, p.89-118. Il ne faut pas oublier que M. MacLuhan (dans la Galaxie Gutenberg ) relie étroitement la technique typographique à la culture humaniste.

32  Iain Fenlon, Music, print and culture in early sixteenth-century Italy, Londres, British Library, 1995.

33  Mary Lewis, Antonio Gardano. Venetian Music Printer 1538-1569. A Descriptive Bibliography and Historical Study, vol. 1, New York/London, Garland, 1988, p. 566.

34  James Haar, « Orlando di Lasso, Composer and Print Entrepreneur », in Music and the Cultures of Print, New York/London, Kate van Orden, 2000, p. 125-151.

35  Hugues Dufourt, Musique, pouvoir, écriture, Paris, Christian Bourgois (Musique, passé, présent), 1991.

36  Claudio Bacciagaluppi, « Scienza necessità del canto dell’autore ». Il portamento e la sua notazione attorno al 1600, in La scrittura come rappresentazione del pensiero musicale, op. cit., p. 157-206.

37  W.-J. Ong, Interfaces of the Word, London, Cornell University Press, Itacha, 1977.Cf. également M. MacLuhan, « The Agenbite of Outwit », in Location 1/1, 1963, p. 41-44.

38  Angela Ida De Benedictis, « Niente differisce dalla iscrizione inscritta. Alcune riflessioni su scrittura e supporti nel Novecento e un esempio » (Ausstrahlung di Bruno Maderna), in La scrittura come rappresentazione del pensiero musicale, op. cit., p.237-291 : 245.

39  Une page de cette partition en solo est commentée par N. Goodman (cf. Langages de l’art, op. cit., p. 227-231) qui exclut ce genre de partitions graphiques des systèmes notionnels et les insère dans le champ « analogique » des diagrammes et des ébauches.

40  Salvatore Sciarrino, Le figure della musica : da Beethoven a oggi, Milan, Ricordi, 1998, p. 97 (en particulier les leçons 5 et 6).

Citation   

Gianmario Borio, «Signe et son», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, La société dans l’écriture musicale, mis à  jour le : 26/05/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=129.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Gianmario Borio

Gianmario Borio est professeur de musicologie à l’université de Pavie. Il a publié des écrits sur la musique du XXe siècle, sur le processus compositionnel et sur l’histoire de l’esthétique et de la théorie musicales. En 1991-1992, il a été boursier de la Fondation Alexander von Humboldt à l’Université de Fribourg. En 1999, il a reçu en Angleterre la médaille Dent de la Royal Musical Association. Il est l’auteur de Musikalische Avantgarde um 1960 ; Entwurf einer Theorie der informellen Musik (Laaber, 1993), co-éditeur (en collaboration avec Hermann Danuser) de Im Zenit der Moderne : Die Internationalen Ferienkurse für Neue Musik Darmstadt 1946-1966 (Fribourg-en-Brisgau, 1997) et éditeur de The Philosophical Horizon of Twentieth Century Music (Bologne, 2003). Il est membre du comité éditorial des revues Il Saggiatore Musicale et Acta Musicologica et dirige un projet de recherches sur l’histoire des concepts musicaux, auquel participent plusieurs départements d’universités italiennes.
Marilène Raiola