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Xavier Hascher, Symbole et fantasme dans l’adagio du Quintette à cordes de Schubert, Paris, L’Harmattan (collection « Arts et Sciences de l’Art »), 2005, 195 p

Makis Solomos
mai 2011

Index   

1On peut parier sans prendre trop de risques que le livre de Xavier Hascher – enseignant-chercheur à l’université Marc-Bloch de Strasbourg – alimentera des débats substantiels dans le domaine des études (tant théoriques et analytiques qu’esthétiques) sur la musique tonale et, bien entendu, au sein des études schubertiennes. Ce livre se développe selon une argumentation rigoureuse et pondérée, qui associe étroitement technique et esthétique, en suivant un itinéraire bien jalonné qui va du général au particulier ou, si l’on préfère, de l’élaboration de l’édifice théorique à la thèse défendue.

2Les six premiers chapitres traitent de la « symbolique » de la musique tonale et, plus particulièrement, de la « caractérisation » des tonalités. Xavier Hascher avance précautionneusement car, comme il l’écrit, « les caractérisations des tonalités, malgré leur importance historique, ont été si longtemps décriées qu’il fallait justifier l’utilisation de leur matériau. Ce que nous avons voulu laisser entrevoir ici est qu’il s’agit de questions complexes, qui ne peuvent simplement être balayées d’un revers de la main » (p. 62). Le mérite de l’auteur est non seulement de rouvrir le débat, mais aussi de fournir un cadre conceptuel pluriel, à charge pour le lecteur de creuser la direction qui lui semble la plus prometteuse. Ce cadre se fonde d’abord (chapitre I) sur des considérations historiques : Xavier Hascher rappelle l’importance décisive de la caractérisation des tonalités tout le long de l’histoire de la musique tonale, tant pour les compositeurs que pour le public. Il en appelle ensuite (chapitre II) à une discussion sur le symbolique dans l’art à travers quelques références classiques : Hegel, Cassirer, Schering, linguistique, etc.. Un chapitre (III) est dédié à l’interprétation psychanalytique, qui prendra de plus en plus d’importance dans la suite du livre. Enfin (chapitre IV), l’auteur propose une ouverture vers un auteur méconnu, Hermann Beckh (1875-1937), lequel « a développé une vision cosmographique du système tonal qui place celui-ci en relation avec l’univers » (p. 68), une vision qu’il met en relation avec Jung et ses « quatre fonctions psychologiques principales » : deux « rationnelles » (« pensée, sentiment ») et deux « irrationnelles » (« sensation, intuition ») (p. 74). Suivent deux chapitres qui font le pont avec les trois derniers chapitres du livre, lesquels sont dédiés au mouvement lent du Quintette à cordes de Schubert. L’un documente les diverses interprétations historiques du mi majeur (tonalité de ce mouvement lent). L’autre, analyses musicales à l’appui, offre des exemples de pièces (de l’introduction du premier acte du Chevalier à la Rose de Strauss à certaines œuvres de Schubert) en mi majeur et de leurs interprétations.

3Habituellement, l’argument majeur à l’encontre de la caractérisation des tonalités consiste à douter de sa réalité psychologique et perceptive : en ce sens, on dira que l’aspect « chaleur » prêté, entre autres propriétés, au mi majeur, ne repose que sur des conventions. « Le tempérament égal, qui rend théoriquement équivalentes les tonalités d’un même mode du point de vue de leurs intervalles, entraîne un certain scepticisme quant à la possibilité de percevoir des différences entre tonalités. Cette critique rationaliste est a priori difficile à contrer : on voit mal comment ce qui est mathématiquement égal pourrait simultanément être l’objet d’une différenciation par ailleurs », écrit Xavier Hascher (p. 22). « Mais il suffit que do mineur soit écrit dans le titre ou qu’il figure sur le programme pour que je sois instantanément réceptif au pouvoir d’évocation de ces quelques mots : pour peu que je sois mélomane […], je me remémore en effet aussitôt […] toutes mes expériences précédentes liées à la présence de ces mots, quelle qu’en soit leur nature : la nouvelle œuvre prendra sa place dans la représentation de do mineur qui sommeille en moi de façon latente » (p. 25). L’histoire de la musique tonale attestant clairement que les compositeurs différencient leurs morceaux en fonction de leur tonalité, qu’ils effectuent des choix expressifs en fonction d’elles, le « que sur des conventions » de l’argument habituel à l’encontre de la caractérisation des tonalités est donc à revoir. La musique tonale relève d’une culture musicale, nous dit Xavier Hascher. Or, « ce qui définit une culture musicale est, d’abord, le fait qu’elle est partagée. Elle s’organise autour d’un certain nombre de références connues de tous. Dès lors, pour toute personne musicalement cultivée, l’évocation d’une tonalité se réfère à un noyau commun de remémorations, conscientes ou inconscientes, lié à l’expérience commune de ces références. En réfutant en bloc cette expérience pour la réduire à l’effet de “caprices psychologiques” personnels, Tovey [le célèbre critique musical anglais] se montre en réalité de mauvaise foi » (p. 25). En conclusion, l’auteur, revenant sur la puissance des mots, écrit : « Nous sommes donc également influencés par une part culturelle extra-musicale qui s’exprime essentiellement à travers nos lectures. Car l’écrit apparaît assurément comme un des principaux véhicules de transmission du système conventionnel de caractérisation des tonalités […] et c’est par son biais que nous construisons pour une large partie notre compréhension musicale » (p. 29).

4Cette conclusion pourrait, me semble-t-il, être radicalisée. D’une part, on ne peut, en effet, demander à un auditeur de faire abstraction de ce qui « entoure » une œuvre musicale, dont le principal véhicule est le langage. Même lorsqu’on exige une écoute musicale « pure », afin, par exemple, d’entendre le développement d’une forme sonate, ne fait-on pas appel à notre connaissance (verbale) de la forme sonate ? D’autre part, cela ne signifie-t-il pas, en somme, que le mot « entoure » devrait être revu, que la connaissance en question (qui tient également de l’expérience proprement musicale) n’est pas simplement « extra-musicale » ? Plusieurs courants de pensée ont montré ces dernières années la difficulté à séparer le musical de l’extra-musical, notamment autour de cette question du rôle joué par le langage. Ainsi, l’herméneutique postule l’hypothèse de la circularité du sens1 : l’auditeur n’est pas un récepteur passif, mais quelqu’un qui interprète sans cesse, sur la base d’expériences et de connaissances qui ignorent la frontière entre le musical et l’extra-musical. On pourrait aussi citer certains auteurs de la new musicology anglo-saxonne qui s’efforcent de montrer, à la suite de Wittgenstein, que le langage ne reflète pas la réalité (ici : la musique), que, au contraire, il la construit2.

5Les trois derniers chapitres du livre de Xavier Hascher s’orientent progressivement vers l’affirmation d’une thèse qui s’appuie sur la psychanalyse. L’auteur procède d’abord (chapitre VII) à l’analyse musicale de la première partie du mouvement lent du Quintette à cordes de Schubert, une analyse particulièrement réussie, où affleure déjà le vocabulaire psychanalytique en étroite relation avec le vocabulaire musical (« accord actif de dominante », « résolution-frustration », etc.). Suit (chapitre VIII) l’analyse musicale de la relation entre cette partie (en mi majeur) et la partie centrale du mouvement (en fa mineur). L’ultime chapitre, sur la base de ces analyses, pose la thèse.

6On ne peut que la résumer succinctement – et l’on demandera au lecteur de lire en détail le livre, pour que les lignes qui suivent ne sonnent pas d’une manière caricaturale. La première partie du mouvement met en œuvre un univers sonore à la fois chaleureux (mi majeur) et figé, immobile (du fait de l’écriture particulière à cette partie). L’arrivée prématurée d’un accord de fa# majeur ne parvient pas à mener à la dominante : c’est un « geste avorté ». Si, en raison de sa caractérisation et de l’écriture propre à ce passage, le mi majeur pourrait être interprété comme une remémoration du séjour prénatal dans l’utérus de la mère et, plus généralement, de la relation à la mère, le geste avorté, lui, indique la répétition de l’échec du désir de coït avec la mère. En somme, Schubert n’aurait pas connu une résolution normale du complexe d’Œdipe. Aussi, l’arrivée dans le monde réel (partie centrale) ne peut être vécue que sur un monde conflictuel (dissonance du rapport entre les tonalités de mi et de fa), névrosé (écriture propre à la partie centrale).

7Xavier Hascher souligne le fait qu’il nous manque les témoignages nécessaires sur l’enfance de Schubert pour en dire plus. Cependant, les documents sur Schubert adulte semblent conforter l’hypothèse de la névrose en question. On sait qu’il n’a pas pu mener une sexualité ordinaire, car il était écartelé entre des amours platoniques et une vie sexuelle dissolue :

« Chez Schubert, la non-résolution du complexe d’Œdipe étend [l’interdit] à toutes les femmes aimées car elles sont assimilées à la mère, et doivent précisément à cette raison le fait d’être aimées. Autrement dit, la femme aimée est toujours tabou et seule une femme tabou est susceptible d’éveiller l’amour. […] Seules les personnes non assimilables à la mère peuvent être aimées physique : servantes (comme la chambrière Pepi Pöckelhofer), prostituées, voire, peut-être, partenaires de même sexe » (p. 177).

8Eu égard à cette thèse, Xavier Hascher risque deux types de réfutations. D’un côté, on rencontrera les lecteurs réfractaires à la psychanalyse. S’il est bien entendu impossible de les convaincre – on a souvent dit (Karl Popper) que la psychanalyse, n’étant pas non réfutable, n’est pas une science ; mais l’incrédulité face à la psychanalyse relève aussi de la doxa –, rappelons que la thèse en question est délicatement entremêlée à de pures analyses musicales, et que l’abstraction d’une partie du vocabulaire musical tonal (« résolution », « tension »…) tient au fameux caractère énergétique de la musique tonale : le passage à l’analyse libidinale reste peut-être analogique, mais il n’est pas sans fondements. Par contre, la réfutation du second groupe risque d’être plus argumentée. « Peut-être, partenaires de même sexe », écrivait Xavier Hascher. Or, depuis l’étude de Maynard Solomon3, les représentants de la gay musicology ont fait, plus ou moins, de Schubert, leur cheval de bataille4 : pour eux, non seulement Schubert fut homosexuel ; mais surtout, ils contestent rationnellement la psychanalyse pour qui l’homosexualité ne peut être que déviance…

Notes   

1  Cf. Christian Hauer, « Du sens, ou rien… », in Filigrane n°1, Sampzon, éditions Delatour, premier semestre 2005, p. 101-113.

2  Cf. Nicholas Cook, A Very Short Introduction to Music, Oxford, Oxford University Press, 1998, chapitre 5.

3  Maynard Solomon, « Franz Schubert and the Peacocks of Benvenuto Cellini », in 19th Century Music n°12, Berkeley, University of California Press, 1989, p. 193-206.

4  Cf. notamment Philip Brett, « Piano Four Hands : Schubert and the Performance of Gay Male Desire », 19th Century Music n°21, Berkeley, University of California Press, 1997, p. 149-176.

Citation   

Makis Solomos, «Xavier Hascher, Symbole et fantasme dans l’adagio du Quintette à cordes de Schubert, Paris, L’Harmattan (collection « Arts et Sciences de l’Art »), 2005, 195 p», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Traces d’invisible, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 30/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=112.

Auteur   

Makis Solomos