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21 avril 1967, 11 septembre 1973 : que peut la musique ?

Makis Solomos
avril 2019

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.899

Résumés   

Résumé

Cet article se propose d’étudier le rôle de la musique (et du son) dans des conditions de détention politique. Il prend pour cadre la dictature des Colonels grecs (1967-1974), qu’il étend historiquement vers la guerre civile qui a précédé et, géographiquement, vers la dictature de Pinochet au Chili. Il évoque d’abord les usages néfastes de la musique et du son, qui visent à une désubjectivation des détenus ; il analyse notamment la musique sur commande, qui utilise négativement l’énergie de la musique en tant que musique, ainsi que les pratiques de torture sonore, qui se servent de la musique (ou du son) comme énergie acoustique. Puis, il s’intéresse aux rôles positifs de la musique, lors de son développement « libre » par les détenus, rôles où la musique peut consoler, aider à créer une communauté et à résister, divertir… Pour finir, il présente les 16 Chansons d’exil, un document encore peu connu, contenant des chansons de style rebetiko composées et enregistrées (clandestinement) en détention sous la dictature des Colonels.

Index   

Texte intégral   

Ce texte a été écrit pour les cinquante ans du Coup d’État qui instaura en Grèce la dictature des Colonels (1967-1974).

  Στη Μάντα

Paysage sonore avec violence extrême

1Dans la nuit du jeudi 20 au vendredi 21 avril 1967, les tanks pénètrent dans Athènes. Dès l’aube du premier jour, des milliers d’opposants fichés sont arrêtés et regroupés dans l’hippodrome, près de la mer, avant d’être transférés dans le camp de concentration de l’île de Gyaros. C’est le coup d’État dit des Colonels : pendant sept ans, la Grèce est livrée à une dictature soutenue par les USA. Les prisons résonnent aux cris de jeunes hommes et femmes torturé.e.s, les rues des villes sont plus silencieuses que d’habitude, les stades de foot s’emplissent les dimanches de clameurs pouvant devenir contestataires ; la radiotélévision, elle, déverse des musiques traditionnelles folklorisées ainsi que des discours de propagande. La musique rock est interdite, car jugée décadente ; celle de Theodorakis, elle aussi interdite car symbolisant la résistance la plus organisée, est écoutée à l’étranger, dans les meetings à la Maison de la Mutualité (Paris), à Londres ou ailleurs. Dans le pays même est promue une variété au son d’un bouzouki normalisé, tandis que résonnent les bétonneuses construisant des complexes touristiques là où auparavant on entendait le clapotement des vagues. Parmi les archives sonores les plus saisissantes qui subsistent de cette histoire avec violence extrême, on compte un disque (Edo Polytechneio !) documentant la révolte des étudiants du Polytechnique en novembre 1973, où l’on entend notamment l’ultime discours improvisé du speaker de la radio libre des étudiants, juste avant l’entrée des tanks :

« Frères, frères soldats, vous ne lèverez pas d’arme, vous ne lèverez pas et vous ne tirerez pas, vous ne tuerez pas vos frères. Frères, frères soldats, frères soldats, comment est-il possible, comment serait-il possible de tirer sur vos frères, que le sang grec coule ? Nous croyons tous dans la liberté. Et moi je commence le premier à chanter l’hymne national, ce symbole éternel de la liberté [récite l’hymne national grec] »1,

2un discours à la voix juvénile et tremblante, qui contraste avec la voix posée du président Salvator Allende lors de son ultime discours (également improvisé) pendant l’attaque du palais de la Moneda, à peine deux mois plus tôt, le 11 septembre 1973 (cf. Ultimo Discurso de Salvador Allende).

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Tanks devant le parlement grec.

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Camp de concentration de l’île de Gyaros.

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Porte de la prison d’EAT-ESA, la police militaire.

3Ce paysage sonore et musical peut aujourd’hui intéresser la musicologie. En effet, des musicologues étudient depuis quelque temps la présence de la musique et du son dans des situations de violence extrême : dans les camps de concentration et d’extermination nazis, dans la guerre et dans les usages militaires du son, dans les dictatures militaires chapotées par la CIA (dont la dictature des Colonels grecs), dans la « guerre contre la terreur », dans les goulags, lors des récents attentats terroristes…. Ces sujets se sont également développés parallèlement à l’essor exponentiel des études de son (sound studies)2.

4 Le présent article a pour toile de fond la dictature grecque de 1967-1974, mais il s’intéresse également à l’époque qui l’a précédée : la guerre civile (1946-1949) et les années 1950, marquées par la répression de la gauche grecque issue de la Résistance contre les nazis, années qui, après la courte embellie du début des années 1960 où le centre-gauche prend le pouvoir, se terminent avec la dictature. Le propos est d’étudier le rôle de la musique et du son, durant cette longue époque de grande violence en Grèce, dans les situations de détention – qui, nous le verrons, sont multiples : prison, camps de concentration, « exil » (ou « détention administrative »). L’article propose l’analyse de témoignages de détenus cités d’après des publications ou d’après les travaux récents d’Anna Papaeti (2013a, 2013b, 2018, 2018b). Une autre extension du champ d’études de cet article, cette fois géographique, a été rendue possible grâce à l’existence de travaux sur le Chili de Pinochet par Katia Chornik (2013, 2018, à paraître). L’histoire des deux pays n’est pas sans similitudes. Surtout, la conjonction historique des deux dictatures, des Colonels et de Pinochet (1973-1990), est frappante – malgré le décalage temporel – comme il en va sans doute avec plusieurs autres pays qui subirent, durant la Guerre froide, des dictatures soutenues ou commanditées par la CIA. Ces dictatures vinrent interrompre brutalement un développement politique, social et artistique allant dans le même sens – un socialisme démocratique où se développait un art moderne non- élitiste3.

5Les recherches mentionnées sur la Grèce et le Chili, bénéficiant des premiers travaux sur les tortures sonores infligées par la CIA et ses adeptes (cf. notamment S. Cusick, 2014/2018), insistent sur les utilisations néfastes de la musique et du son, un domaine encore assez peu connu. Ce domaine s’est également développé grâce aux travaux sur le nazisme, auquel je renverrai passagèrement pour une meilleure compréhension du rôle négatif joué par la musique, notamment dans les situations où elle est « sous commande », situations qui produisent ce que l’on pourrait appeler une désubjectivation des individus. Mais j’ai voulu aussi revenir à un sujet plus classique, à savoir la situation inverse : comment, dans des conditions de détention, la musique peut devenir force de subjectivation, comment elle peut aider l’individu qui a subi une souffrance physique ou psychologique à se reconstituer et à résister, comment elle peut créer une communauté et être force de consolation… On analysera donc également le rôle de la musique dans des situations « libres », c’est-à-dire initiées par les détenus eux-mêmes, pour leur usage. Lors d’une dernière étape, l’article présentera les 16 Chansons d’exil, un document encore peu connu, contenant des chansons de style rebetiko composées et enregistrées (clandestinement !) en détention sous la dictature des Colonels.

Haïr la musique

Coercition

6Dans les situations de violence extrême, la musique et le son peuvent être utilisés à des fins de coercition. Il en va ainsi de la diffusion sonore à fort volume par des haut-parleurs dans les camps de concentration. Il est probable que les nazis, tirant profit du développement de la technologie allemande, aient été les premiers maîtres dans ce domaine4. Guido Fackler (s.d.) explique que, à Dachau un système de haut-parleurs avait été installé dès l’été 1933, et cite le témoignage de Walter Hornung, un ancien détenu :

« Lorsque les premiers sons sortirent des haut-parleurs, nous sûmes que le peu de temps de repos et de silence que le soir devait normalement nous apporter était révolu. Après quelques grésillements, la bête commença à jouer des marches : la marche des fascistes italiens et la Badenweiler Marsch. […] Le nombre d’enregistrements diffusés était restreint mais la musique avait un pouvoir pénétrant. Comme s’il était sorti des murs du Valhalla, un barde teuton hurla “Dans tes bras”, avec une voix qui semblait être celle d’un animal sauvage. Il continua : “Allemagne, éveille-toi de ton mauvais rêve !” (Deutschland erwache aus deinem bösen Traum!). Ce traitement visant à susciter un sentiment national par des chants allemands s’étala sur une bonne partie de la nuit. Il se termina avec l’hymne allemand et le Horst Wessel Lied. Ainsi se tenait, invisible, la grande mère Germania au chevet de ses fils les plus dépravés, chantant pour les endormir »5.

7Cette pratique est également omniprésente dans les dictatures de la CIA, à des fins de propagande et d’endoctrinement. Ainsi, sous la dictature grecque, dans le camp de l’île de Gyaros, les militaires diffusent pendant des heures des discours nationalistes et anti-communistes mêlés à des chants patriotiques et de la musique démotique (la musique rurale traditionnelle), censée symboliser la nation grecque, car les communistes qui y sont enfermés sont considérés comme des traîtres à la nation. Une détenue se rappelle :

« La musique… Elle démarrait le matin pour nous réveiller et continuait… Elle ne s’arrêtait pas. On entendait aussi des slogans. Une chanson pouvait être interrompue par “Ce pays sera sauvé grâce aux patriotes qui ont été envoyés par Dieu” et ainsi de suite »6 (in A. Papaeti, 2013a : 37 ; je traduis).

8Durant la guerre civile grecque, dans le camp de Makronissos, fonctionne en permanence une radio à des fins de « rééducation » :

« À Makronissos, dès le réveil, commençaient les haut-parleurs. Ils en avaient mis dans tout le camp pour que cela s’entende partout, des colonnes de haut-parleurs […] Ils diffusaient des chansons et des discours nationalistes […] Pour y échapper, il fallait aller, si vous en aviez la possibilité, loin, vers la mer. C’est pourquoi je me suιs inscrit dans l’équipe qui ramassait les ordures, pour échapper à cela, c’était terriblement énervant » (in A. Papaeti, 2018b ; je traduis).

9Autre forme de coercition : la pratique du chant forcé. Cette forme de coercition est très ancienne, elle a probablement une origine militaire, comme le souligne Morag Grant (2014 : §19). Dégradant l’identité culturelle des gens, le chant forcé peut conduire à des formes de désubjectivation. Dans les camps nazis, les détenus sont obligés de participer au chant collectif pendant l’appel du matin ou du soir, de chanter en marchant ou en allant au travail. Il s’agit ainsi de mieux les contrôler et, bien sûr, d’humilier le détenu juif en le forçant à entonner des chants antisémites et le détenu communiste, des chants nazis. À Makronissos, il était fait également un usage très intensif du chant forcé. Lors de séances de « rééducation », les détenus devaient écouter des discours de propagande, puis entonner « des chants nationalistes et démotiques, des chansons contre la Résistance » (A. Papaeti, 2018b). Mais ils devaient aussi chanter pendant les travaux forcés, comme le note Nikos Margaris (1966), dans le chapitre « Travail avec coups et musique » de son recueil de témoignages. Le chant forcé était aussi beaucoup utilisé dans les camps de la dictature de Pinochet. Si cette forme de musique force à la soumission, elle peut aussi inviter à la résistance ; dans les camps chiliens, où l’on forçait les prisonniers à chanter l’hymne national chilien : « En terminant l’hymne, les détenus étaient obligés de crier “Viva Chile!” […] Mais une fois, un groupe de prisonniers sabota l’ordre, transformant le cri en “Viva China!” » (K. Chornik, à paraître)7.

La musique en tant que musique

10L’une des formes de coercition musicale les plus terribles est ce que les historiens appellent la musique « sur commande ». Pour la Grèce de la guerre civile, le camp de Makronissos est emblématique. Ce camp de concentration, qui servit de lieu de détention de 1947 à 1950, restera dans la mémoire collective grecque comme le symbole de l’extrême violence et injustice exercée à l’encontre du peuple de gauche en Grèce. Il est intéressant de noter que c’est le camp grec où l’on rapporte le plus d’activités artistiques. Cependant, ce camp était un camp de « rééducation ». Il servit, à un niveau international, de laboratoire pour combattre le communisme. La propagande y voyait le « nouveau Parthénon » où les jeunes qui y entraient – le camp a été construit comme un camp  militaire pour envoyer les jeunes qu’on soupçonnait d’être communistes, afin de les empêcher de rejoindre l’armée communiste qui se formait dans les montagnes pendant la guerre civile et de les obliger à rejoindre l’armée « nationale » qui combattait cette dernière – allaient sortir métamorphosés, c’est-à-dire brisés. L’art et la culture y jouèrent donc un rôle important : le programme de rééducation comprenait des discours de propagande, des représentations théâtrales, des concerts, des manifestations sportives… En parallèle, y sévissaient des travaux forcés très durs, un régime de terreur et des tortures. C’est donc à juste titre que les études y traitent avec précaution du rôle de l’art et de la culture, évoquant essentiellement les réalisations sur commande (cf. notamment P. Voglis, S. Bournazos, 2009).

11Pratiques artistiques « sur commande » ou forcées : sont ainsi nommées diverses formes d’activités a priori artistiques, mais qu’on oblige les détenus à réaliser ou à subir. Anna Papaeti (2018b) note que, à Makronissos, la « rééducation » comprenait systématiquement « le chant forcé, les ensembles instrumentaux, les chorales et la musique diffusée par la radio [du camp] ». Il ne s’agissait pas seulement d’outils pour humilier et briser (« rééduquer ») les détenus, mais aussi d’outils de propagande vers le monde extérieur : de nombreux visiteurs et journalistes venaient dans le camp et en repartaient parfois avec des discours tout prêts sur les merveilles de la rééducation, sur la belle vie des détenus dans les camps… (cf. la photo de propagande in A. Papaeti, 2018b, montrant des détenus en habits de plage jouer de la guitare et chantant gaiement). Il semblerait même qu’il ait existé un ensemble instrumental (composé d’un violon, d’une clarinette et d’un laouto) « qui accompagnait les détenus forcés à porter des pierres en marchant devant. Dans une lettre à Rizospastis [le journal clandestin du Parti communiste], le 25 juin 1947, des soldats du Second Régiment écrivent que les Autorités ont introduit cet ensemble lorsqu’ils ont vus qu’ils n’arrivaient pas à les “briser” avec d’autres moyens, notant la dynamique négative de la musique » (A. Papaeti, 2018b).

12Pour les chercheurs qui travaillent sur la musique et l’art dans les situations de violence extrême, cette mention à un ensemble instrumental « accompagnant » à Makronissos le travail forcé évoque un cas de figure bien connu : la musique jouée pendant le départ et le retour des Arbeitskommandos (commandos de travail) dans les camps nazis. Il y a clairement une continuité historique, des méthodes parfois similaires – Makronissos fut souvent comparé à Dachau –, même si, bien entendu, les pires camps de concentration grecs n’ont jamais atteint le degré de violence des camps de concentration nazis. La musique des Arbeitskommandos n’est qu’un cas de musique « sur commande ». La musique « sur commande » était très répandue dans les camps nazis. L’une des spécificités des nazis était leur amour de la musique : Josef Goebbels aimait déclarer que les Allemands sont le premier peuple musicien de la terre et beaucoup d’officiers SS étaient sans conteste de grands mélomanes. Si l’on ajoute que les camps comptaient de nombreux musiciens juifs et roms – autres peuples musiciens… – on comprendra alors qu’on y trouvait des ensembles musicaux et même, parfois, des orchestres, qui étaient créés sur ordre des nazis. Leur rôle était multiple : accompagner les Arbeitskommandos, mais aussi distraire les SS, participer aux exécutions publiques ou aux cérémonies officielles…8. Il en découlait un statut privilégié pour les musiciens (meilleurs repas, pas de travail forcé, parfois mêmes des douches plus fréquentes) qui, de ce fait, connurent plus de chances de survie. Pascal Quignard (1996 : 197) écrira, dans La haine de la musique :

« La musique est le seul, de tous les arts, qui ait collaboré à l’extermination des Juifs organisée par les Allemands de 1933 à 1945. […] Il faut souligner, au détriment de cet art, qu’elle est le seul art qui ait pu s’arranger de l’organisation des camps, de la faim, du dénuement, du travail, de la douleur, de l’humiliation, et de la mort ».

13Pour comprendre cette affirmation brutale, il faut penser que la musique sur commande exerce une coercition musicale en tant que musique, c’est-à-dire en tant que musique au sens classique du terme, en tant que monde sonore organisé, monde de l’harmonie, de la mélodie ou du rythme dégageant une force extraordinaire qui, ici, est utilisée négativement. Écoutons le célèbre témoignage de Primo Levi (1987 : 73-75) sur la musique des Arbeitskommandos, qui décrit l’« effet » de la musique jouée dans ces circonstances, effet qui peut effectivement motiver jusqu’à la haine de la musique :

« Au moment de la distribution du pain, on entend au loin, dans le petit matin obscur, la fanfare qui commence à jouer : ce sont nos camarades qui partent travailler au pas militaire. Du K.B. [hôpital] on n’entend pas très bien la musique : sur le fond sonore de la grosse caisse et des cymbales qui produisent un martèlement continu et monotone, les phrases musicales se détachent par intervalles, au gré du vent. De nos lits, nous nous entre-regardons, pénétrés du caractère infernal de cette musique. Une douzaine de motifs seulement, qui se répètent tous les jours, matin et soir : des marches et des chansons populaires chères aux cœurs allemands. […] Quand cette musique éclate, nous savons que nos camarades, dehors dans le brouillard, se mettent en marche comme des automates : leurs âmes sont mortes et c’est la musique qui les pousse en avant comme le vent les feuilles sèches, et leur tient lieu de volonté. Car ils n’ont plus de volonté : chaque pulsation est un pas, une contraction automatique de leurs muscles inertes ».

14C’est bien en tant que musique que cette fanfare agit. Son rythme est celui qui donne la marche de l’Arbeitskommando– marche cadencée qui permet aux gardes de compter plus facilement les détenus –, son harmonie, en tant que monde organisé, devient force de coercition, ses percussions résonnent comme des coups de fouet… Après, on pourra discuter à l’infini pour établir la responsabilité de la musique en tant que telle, préférant par exemple, avec Bruno Giner (2011 : 155), transformer l’affirmation de Quignard en : « La musique est le seul de tous les arts, qui ait été réquisitionné par les nazis de 1933 à 1945 pour collaborer à l’extermination des juifs ». Mais il est vrai qu’une fanfare jouant des marches s’y prête bien… La terrible narration de Primo Levi renvoie au « pouvoir » de la musique, qui constitue une énergie indifférenciée. Si la musique peut sauver des âmes, elle peut tout autant donner l’envie de mourir, diront Deleuze et Guattari : « Ayant la plus grande force de déterritorialisation, [le son] opère aussi les reterritorialisations les plus massives, les plus hébétées, les plus redondantes » ; la musique peut conduire à la guerre ; « fascisme potentiel de la musique » (G. Deleuze, F. Guattari, 1980 : 430-431). Quant à la responsabilité des musiciens eux-mêmes, on sait qu’ils ont pu collaborer, mais qu’ils ont tout autant résisté et donné, avec leur musique, la force de résister9

Énergie acoustique

15Un ancien détenu d’un camp de concentration uruguayen des années 1970 liste dans un rapport d’Amnesty international des tortures qu’il a subies, dont : « Torture psychologique. Musique très forte » (cité in M.J. Grant : §4 ; je traduis). Cette utilisation de la musique et du son pour torturer n’est sans doute pas propre aux dictatures soutenues par la CIA et à leurs prolongements. Mais il est vrai que la CIA l’a propagée, et même théorisée. Elle s’est fait connaître lorsque le monde entier a découvert que les GIs américains, dans leur « guerre contre la terreur » lancée par l’administration Bush au lendemain des attentats de septembre 2001, torturaient leurs détenus dans la prison d’Abou Ghraib, à l’Ouest de Bagdad. Des photos qui ont fuité montraient des détenus irakiens torturés et humiliés, et on apprenait que de la musique rock était utilisée lors des séances d’interrogatoire « renforcés » ou « musclés » (harsh interrogation, S. Cusick, 2014 : §3). La musicologue américaine Susan Cusick (2008/2014), spécialiste de musique baroque et du genre en musique, s’est saisie de cette question qui, depuis, est devenue un sujet musicologique, sans cependant perdre sa charge politique.

16La CIA théorisa les pratiques de torture dans le manuel KUBARK Counterintelligence Interrogation, rédigé en 1963 et déclassifié en 1997. Le manuel, qui décrit l’art de l’interrogatoire, s’inspire de travaux de psychologues sur les traitements subis par les soldats américains détenus en Corée du nord ou à base d’expériences de laboratoire10. Il mentionne deux types d’interrogatoires : « non-coercitif »11 et « coercitif ». Les techniques du second – techniques de torture ou, si l’on préfère, d’interrogatoire « musclé » – sont introduites par l’idée que les « procédés coercitifs ont pour but […] de faire peser sur la résistance du sujet une force extérieure supérieure » (KUBARK : 82 ; je traduis). Les principales techniques sont l’arrestation, la détention, la privation de stimuli sensoriels, les menaces et la peur, l’état de faiblesse, la douleur et l’hypnose (ibid. : 85)12, le but recherché étant la régression de l’individu13, c’est-à-dire sa désubjectivation afin qu’il soit, comme on dit couramment, brisé. La technique de « privation de stimuli sensoriels à travers le confinement solitaire ou des méthodes similaires » (ibid. : 85) joue un rôle important. Le son y est mentionné : il s’agit de « priver le sujet d’images, de sons, de goûts, d’odeurs et de sensations tactiles auxquels il a été habitué » (ibid. : 87), un paragraphe évoquant des expériences plongeant des sujets portant des masques occultants dans de l’eau chaude : « Le niveau sonore était extrêmement faible ; le sujet n’entendait que sa propre respiration et quelques faibles sons provenant de la tuyauterie » (ibid. : 88).

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KUBARK Counterintelligence Interrogation, p. ii : table des matières avec « The coercitive Counterintelligence Interrogation of Resistant Sources ».

17On sait que les techniques de privation sensorielle (et sociale) ont été abondamment utilisées sur les membres de la RAF (Rote Armee Fraktion) dans l’Allemagne des années 1970, qui étaient enfermés dans des cellules blanches, quasi insonores – ici aussi, des expériences scientifiques ont pu être mobilisées (cf. « Les expériences de “camera silens”… »). On peut deviner les résultats de ces techniques en lisant certaines lettres d’Ulrike Meinhof14. Les agents de la CIA et leurs adeptes – au Vietnam, en Grèce, au Chili, en Uruguay, en Argentine…, puis en Irak ou à Guantánamo suite au déclenchement de la « guerre contre la terreur » – utiliseront également l’inverse, c’est-à-dire l’excès sensoriel, même si le KUBARK n’évoque pas cette technique, laquelle semble elle aussi très efficace pour briser la capacité d’un être humain à résister. Pour revenir à l’article pionnier de Cusick, il décrit comment le détenu, après avoir été laissé longuement dans un état de privation sensorielle, est jeté dans un container, avec des températures très élevées, un stroboscope et de la musique très forte [Cusick, 2014 : §34]. Un ancien interrogateur de l’armée américaine, actif à Mosul dans les années 2000, évoque les réactions d’Umar, son premier prisonnier, lorsqu’il est jeté dans la salle d’interrogatoire nommée « discothèque », mais aussi ses propres réactions :

« Lorsqu’il a entendu les portes se refermer sur lui et le cadenas se fermer, sa respiration est devenue saccadée. L’obscurité était totale. […] Quand Umar s’est mis à genoux, nous avons placé le stroboscope devant son visage couvert par le sac et la sono à plein volume juste à côté. La musique… c’était de la musique industrielle avec des guitares, des batteries et des paroles criées ou gémies… […] Avec les haut-parleurs, le son se réverbérait sur les murs du conteneur, à plein volume... Umar toujours à genoux, nous lui hurlions nos questions dans les oreilles à tour de rôle. […] Après une demi-heure environ, il a commencé à gémir. […] Ma gorge était douloureuse, mes oreilles sifflaient et les lumières me désorientaient. […] La musique et les lumières me rendaient toujours plus agressif. Le prisonnier, qui ne coopérait toujours pas, m’énervait de plus en plus » (cité in S. Cusick, 2014 : § 2515).

18« La Discothèque » était également le surnom d’une salle de torture à Santiago, dans le Chili de Pinochet (K. Chornik, 2013 : 51). Pour la Grèce des Colonels, Anna Papaeti, qui a mené des entretiens avec des anciens détenus, mentionne le cas de la chanson « Tarzan » (composée par Yannis Markopoulos et publiée en 1972) aux paroles surréalistes (« J’irai dans la jungle avec Tarzan / je passerai du bon temps »), qui sont à comprendre comme un défi à la dictature, mais dont s’étaient emparés les tortionnaires : ils diffusaient la chanson « jour et nuit, au diapason… [C’était] comme le supplice chinois de la goutte d’eau […] », se rappelle un ancien détenu (in A. Papaeti, 2013b : 75, je traduis ; cf. aussi A. Papaeti, 2018b). Periclis Korovessis, qui publia en France le premier témoignage sur les tortures deux ans après le coup d’État, évoque, lui, « un bruit aigu, déchirant, qui augmente sans cesse. L’impression de sombrer. Une accélération. Un bruit douloureux, strident, comme lorsqu'un avion va passer le mur du son » (P. Korovessis, 2017 : 38), lors des « interrogatoires » sur la « terrasse » de la rue Bouboulinas, siège de la Sécurité générale. Pour ce même lieu, demeuré tristement célèbre, un document d’époque évoque un récipient vide utilisé pour faire du bruit, mais sans donner de détails (Athènes-Presse Libre, 1969 : 92), tandis que d’autres témoignages de détenus mentionnent un son assourdissant décrit comme « moteur » ou comme « gong » probablement utilisé pour couvrir leurs cris pendant les séances de torture (dont la célèbre « falanga », ou supplice de la plante des pieds) car l’immeuble était situé au cœur d’Athènes16. Mais les cris des suppliciés pouvaient aussi servir pour anéantir leurs camarades : « On enferme le prisonnier dans une cellule avec son. Un haut-parleur transmet les cris et le bruit des tortures », indique le précédent témoignage d’époque toujours à propos de la « terrasse » (Athènes-Presse Libre, 1969 : 99 ; je traduis). Quelques années auparavant, en 1951, le témoignage de Nikos Solomos (1951 : 331-332 ; je traduis), un jeune architecte détenu pendant la guerre civile grecque, évoque les conditions acoustiques d’un autre bâtiment de la Sécurité générale :

« Pendant plus de cinq mois, enfermé dans un cachot dans lequel je pouvais à peine me mouvoir, j’ai vécu l’horreur du système satanique des cellules d’isolement de la Sécurité générale. Sa structure architecturale est scientifiquement conçue de sorte que tout le système de construction se comporte comme un parfait conducteur de chaleur. De sorte que les mois d’hiver le froid est insupportable et ceux d’été la chaleur fait littéralement tout fondre. Un soin particulier a été pris pour l’acoustique de sorte que les gémissements et les cris des détenus ont quelque chose d’indescriptiblement effrayant vous submergeant de partout. J’ai vécu heure après heure le supplice de détenus qui, après des gémissements et cris inarticulés jour et nuit, ont été conduits à la folie ou à la tentative de suicide ».

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La « terrasse » (siège de la Sécurité générale sous la dictature, 18 rue Bouboulinas, Athènes).

19Ne démultiplions pas les témoignages, mais soulignons le fait qu’il est important que les musicologues se soient emparés de ce sujet. Dans son épilogue à la traduction française de son article, Cusick (2014b : § 8 ; je traduis) écrit que les récits des prisonniers relâchés « compliquent mon propos de 2008 à propos de la violence culturelle et psychologique que le “programme musical” [les interrogatoires utilisant de la musique forte] provoquait, et nous mettent au défi de re-théoriser notre objet d’étude pour y inclure une approche de la musique en tant qu’énergie acoustique capable de donner des coups […] qui se superposent à des significations culturelles, spirituelles et émotionnelles ». En effet, dans la musique diffusée au diapason pour torturer, et a fortiori avec les cris amplifiés des suppliciés, l’élément déterminant n’est pas la musique en tant que musique au sens traditionnel du terme, mais le son fort, l’énergie acoustique à laquelle le détenu ne peut pas échapper. On pourrait donc estimer que cela ne concerne pas les musiciens, mais la « diffusion » de leur musique. Cependant, aujourd’hui, la musique — comme je l’ai soutenu ailleurs (cf. M. Solomos, 2013) — est précisément son : elle est pensée, composée, entendue comme son, elle est principalement vécue à travers des haut-parleurs, qui peuvent être très puissants ; par ailleurs, la technologie est désormais consubstantielle de la musique, que cela soit dans la musique amplifiée et électroacoustique ou dans la musique acoustique qu’on écoute surtout via des haut-parleurs. Nous vivons dans une culture où la musique est avant tout vibration, énergie acoustique : l’acoustique et l’esthétique (ou le culturel) sont inséparables. Il appartient donc aux musiciens et aux musicologues de tenir compte du fait que le son peut faire mal.

La musique comme force de subjectivation

Créer une communauté, consoler…

20Dans les séances d’interrogatoire musclé, il s’agit de « faire peser sur la résistance du sujet une force extérieure supérieure », nous dit le KUBARK. La musique en tant qu’énergie acoustique s’y prête, avons-nous vu. Mais c’est aussi le cas de la musique en tant que musique au sens traditionnel du terme lorsqu’elle force les détenus à se mettre « en marche comme des automates » (Primo Levi) dans les camps nazis. Utilisée négativement, la puissance de la musique comme énergie mentale ou acoustique pousse à la désubjectivation, à la dépersonnalisation, elle tend à briser tout ce qui fait qu’un être humain est structuré et peut prendre des décisions raisonnées. Cependant, la même puissance peut avoir l’effet inverse. Elle peut devenir force de subjectivation, elle peut aider l’individu qui a subi une grande souffrance physique ou psychique à se reconstituer et à résister, elle peut avoir un effet de résilience, elle peut l’aider à restaurer l’unité de son être ; elle crée une communauté là où la détention cherche à isoler, elle console, elle donne du courage…

21Se sentir moins seul, permet de résister soulignent plusieurs témoignages de détenus des dictatures. Le chant, la musique peuvent y contribuer : créer une communauté peut faire partie de leur rôle de subjectivation. Kostis Giourgos (2009 : 16 ; je traduis), dans le récit de sa captivité sous les Colonels, écrit :

« Dans les cellules 1-6, “dehors”, l’isolement est moins dur. Tu ne vois pas, on ne te voit pas, mais au moins tu entends faiblement les paroles de ceux au-dehors […] Là, tu prends conscience, pour la première fois aussi nettement, quel sens, quelle consolation et force peut transporter un son, une note, trois notes à la suite. […] Dans le vent immobile du sous-sol, planent les premiers vers de la Marseillaise : “Allons enfants de la partie, le jour de gloire est arrivé…” [en français], entends-tu siffler une bouche. Qui est-ce ? Que veut-il ? Tu retiens ta respiration. Puis, tu réponds de la même manière, en sifflant : “Contre nous de la tyrannie” [idem]. Le sifflement répond tout de suite, joyeux, d’autres s’y ajoutent, des nouveaux. Tu siffles que tu as compris, de même qu’ils ont compris, qu’ils sont, que tu es, que vous êtes prisonniers de la dictature ».

22L’une des chansons les plus célèbres du Theodorakis résistant contre les Colonels raconte dans le refrain précisément cela, la constitution d’une communauté : « Nous sommes deux, nous sommes trois, nous sommes mille treize » (« Είμαστε δυο », album Τα Τραγούδια του Ανδρέα, 1968 ; transformé en « mille vingt trois » par Georges Moustaki dans son adaptation française).
Pour le Chili de Pinochet, il existe un travail qui montre les diverses manières avec lesquelles la musique a pu soutenir les prisonniers des camps et centres de torture. Il s’agit du site internet Cantos Cautivos créé par Katia Chornik, qui suggère que « la musique aidait les détenus à maintenir un sens de la normalité, elle fut un outil pour préserver leur dignité et leur espoir, pour se distraire et pour communiquer avec les autres prisonniers et avec le monde extérieur » (ibid.). Le site recueille des témoignages (spontanés ou sollicités) d’anciens détenus, chacun étant organisé autour d’un extrait musical. Le témoignage de Rosalía Martínez (2015 ; je traduis) – jeune membre à l’époque du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) et devenue depuis anthropologue de la musique –, l’un des plus complets, montre entre autres comment le chant crée une communauté :

« [En 1974] j’avais la chance de me trouver dans une cellule qui était pleine de chant. […] Les chambres étaient petites, très étroites, d’environ neuf mètres carrés, chacune avec deux lits superposés, et nous y étions enfermés vingt quatre heures par jour. Malgré cela, ici [au camp de Cuatro Álamos], au contraire des camps dirigés par la DINA [la police politique de la dictature], nous étions nourris et, en général, nous n’étions pas interrogées, car nous venions de camps de torture ; nous étions tenues ici pour de longues périodes, plusieurs mois, à la disposition de la DINA qui pouvait nous reprendre pour des interrogations pendant des heures, des jours ou des semaines. Les chambres de Cuatro Álamos étaient le premier lieu où l’expérience de la torture était partagée et cela nous aidait pour affronter la situation que nous vivions. […]

« Dans la cellule 2, il y avait en général onze ou douze d’entre nous, et nous passions la journée à nous asseoir à deux ou trois à la fois dans chaque lit superposé. Une part significative de notre échange se faisait à travers le chant, qui ne pouvait pas être trop fort car cela pouvait entraîner la colère des gardes et conduire à une punition. Nous chantions donc presque en chuchotant. Les chansons faisaient partie de notre culture de gauche : chants de protestation et politiques, les inévitables boléros et autres chants mexicains qu’Amalia chantait avec sa voix grave et profonde. Durant ces heures d’immobilité et de tension, chanter nous permettait de nous sentir vivantes et même de rire et de faire des blagues. C’était comme un espace de résistance, un espace collectif qui nous appartenait et que eux, les semeurs de mort, ne pouvaient pas pénétrer ».

23Une autre fonction importante de la musique peut être mobilisée dans les situations avec violence extrême : la consolation. On sait que la musique a une extraordinaire force de consolation, elle peut apporter réconfort et adoucissement, soulager des peines, aider au travail du deuil. C’est l’une des vertus principales de la musique religieuse, souvent convoquée pour cette raison également par les non-croyants. Cette fonction est souvent évoquée, plus rarement analysée. Le Mahler d’Adorno (1976 : 49-50) lui dédie quelques passages importants :

« La musique de Mahler caresse maternellement les cheveux de ceux vers qui elle se tourne. Les Kindertotenlieder, ainsi, mêlent étroitement la tendresse la plus proche et l’incertaine consolation du lointain. Ils portent sur les morts le même regard que s’il s’agissait d’enfants. […] La musique de Mahler vient nourrir la bouche anéantie, veille sur le sommeil de celui qui ne s’éveillera pas. […] La consolation est chez Mahler le réflexe de la tristesse. Sa musique, en cela, conserve anxieusement cette propriété d’apaiser, de guérir que la tradition a depuis toujours attribuée à la musique en lui prêtant le pouvoir de conjurer les démons, propriété qui n’est plus qu’une chimère toujours plus pâle à mesure que le monde se désenchante ».

24La musique « peut être employée par l’ego répondant à une perte par une réorganisation adaptative », écrit le psychanalyste Alexander Stein (2004 : 806) dans un texte qui part du constat que la musique a été abondamment convoquée aux USA aux lendemains des attentats du 11 septembre. Ceci du fait de son caractère abstrait, de sa faculté à rendre malléable le temps, de son évocation de la symbiose mère-enfant, de son jeu tension-détente, entre autres. Par sa malléabilité temporelle, elle ressemble aux rêves avec lesquels on tente de maîtriser un trauma. Mais l’élément principal avec lequel la musique apporte la consolation est sa capacité à développer l’auto-empathie, là où l’empathie des autres n’est pas suffisamment à l’écoute pour apporter la consolation (ibid. : 807).

25La musique a pu jouer ce rôle dans les camps nazis. Évoquant les moments musicaux résultant de l’initiative des détenus eux-mêmes – à la différence donc de la musique jouée sur l’ordre des nazis, dont celle des ensembles et orchestres des camps – Guido Fackler (2007) note que la musique pouvait alors « éveiller parfois des mémoires si douloureuses qu’il en résultait de la dépression et de la résignation. Cependant, jouer de la musique ainsi – au contraire de la musique sur commande – avait généralement des connotations positives. La musique apportait de la consolation, du soutien, de la confiance ; elle leur rappelait leur vie antérieure ». De nombreux témoignages des dictatures confirment cette fonction de la musique. Katia Chornik évoque le témoignage de Luis Cifuentes Seves, détenu dans le stade national de Santiago, lors des premiers jours du Coup d’État de Pinochet qui, lorsqu’il le pouvait, se consolait en écoutant sur un appareil radio de poche (que les militaires n’avaient pas trouvé) Morning Has Broken chantée par Cat Stevens, une chanson qui était souvent diffusée à l’époque. « On peut suggérer que les paroles idylliques qui se réfèrent au livre de la Genèse – “L’aube a éclos comme la première aube / Le merle a parlé comme le premier oiseau” – fournissent une scène imaginaire qui contraste avec les cellules glauques […] Lorsque l’existence était si incertaine, la référence de la chanson au passage du temps ainsi que ses harmonies simples et régulières pouvaient sans doute procurer de l’espoir et un sens de la continuité ». (K. Chornik, 2018 : 165 ; le témoignage est donné dans L. Sifuentes Seves, 2015). Un dernier témoignage de la manière avec laquelle la musique, et plus précisément, le chant, en consolant, donne courage, se rapporte à l’île de Gyaros sous la dictature des Colonels. Rinio Papatsaroucha-Missiou (2009) se souvient, dans un écrit récent, d’une codétenue entonnant le chant akritique bien connu « Digenis », probablement lors des premiers temps de leur détention, un soir d’été avec pleine lune ; elle commente :

« Ah, Olympia [nom de sa  camarade] […] si tu savais à l’époque avec cette chanson à première vue héroïque, quels appuis […] tu offrais à toutes les personnes démunies autour de toi, là où arrivait ta voix, pour qu’elles puissent se tenir, monter et tendre leur regard, même pour peu de temps, vers là où la vie avait un horizon, une perspective, de l’amour »17.

Pratiques artistiques « libres » et création

26Dans les situations de détention, la distinction entre musique « sur commande » ou imposée et musique pratiquée ou écoutée librement par les détenus pour eux-mêmes, est importante. La « haine » dont il a été question est liée au premier cas de figure, les exemples types étant la musique pour accompagner le départ ou le retour des Arbeitskommandos, les chants nationalistes diffusée au diapason et pendant des heures à Makronissos ou Gyaros ou encore le chant forcé. C’est avec le second cas de figure – pratiques qu’on appellera ici par défaut « libres », résultant de l’initiative des détenus – que la musique peut jouer un rôle positif. Ces activités musicales existaient, elles aussi, dans la vie des camps nazis. Elles étaient parfois tolérées par les SS, parfois elles étaient clandestines. Le chant bien sûr jouait un rôle important, mais les instruments pouvaient faire leur apparition. Ce domaine musical allait du chant spontané à des pratiques plus organisées telles que les performances de camp (Lagerveranstaltungen), qui avaient lieu notamment dans les camps les plus anciens (cf. Guido Fackler, 2007). Par ailleurs, au sein des camps nazis ont survécu de nombreuses créations, de la chanson Die Moorsoldaten jusqu’aux œuvres composées à Terezín.

27Pour les camps sous Pinochet, le témoignage évoqué de Rosalía Martínez souligne le rôle important du chant. On lira également l’article de Katia Chornik (2018b) sur le chœur Voces de la Rebeldía du camp de Tres Álamos. Le site Cantos Cautivos possède de nombreux autres témoignages de musiques écoutées, jouées, chantées ou composées à l’initiative des détenus. Une partie concerne l’activité musicale du groupe Los de Chacabuco formé par Ángel Parra dans le camp de Chacabuco. L’un des membres du groupe, Luis Cifuentes Seves (in site Cantos Cautivos), explique que le groupe se forma pour répondre à la demande de l’aumônier du camp, qui voulait « de l’aide pour la messe qu’il célébrait à la fois pour les prisonniers et pour les soldats ». Le groupe chantait des pièces du répertoire – dont la célèbre Misa Criolla d’Ariel Ramírez – ainsi que des pièces composées pour l’occasion par Ángel Parra. Un enregistrement clandestin du groupe (Chacabuco, Enregistrement Clandestin…), parvenu à l’étranger, est sorti en disque, dans un label militant français, au milieu des années 1970. Cet enregistrement est très touchant car on entend en arrière fond d’autres musiques et paroles, sans doute parce que la cassette utilisée avait déjà servi plusieurs fois (pour les circonstances de l’enregistrement, cf. le témoignage de L. Cifuentes, 2012).

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Los de Chacabucos, groupe musical chilien formé dans le camp de Chacabuco, 1974 (https://www.cantoscautivos.org/en/testimony.php?query=10768). Source : L’Europeo.

28En ce qui concerne la Grèce, on sait que l’art et la culture en général jouèrent un rôle important durant les situations de détention de la répression qui s’abattit sur les gens de gauche pendant la guerre civile (qui dura officiellement de 1946 à 1949) ainsi que les années 1950, avant l’embellie du début des années 1960 que brisa le Coup d’État des Colonels. Sur ce point, il est important de distinguer entre trois types de détention, comme le fait Polymeris Voglis (2004 : chapitre 5) dans sa belle étude sur l’« expérience » (au sens des processus de subjectivation) de l’enfermement durant la guerre civile : les prisons, l’exil et les camps proprement dits.
Pour les prisons, les pratiques artistiques libres étaient forcément limitées, mais il est certain qu’elles devaient exister, notamment sous la forme du chant. Pour donner un exemple : un CD (Tragoudia apo tis gynaikies fylakes Averof) avec des chants de 1948 des prisons de femmes Averof – prison aux conditions très néfastes et où, durant la guerre civile, avaient lieu régulièrement des exécutions – a été enregistré quelques trente ans après, avec le chœur en partie recomposé des anciennes détenues18. Les chansons sont constituées de textes écrits par les détenues sur des mélodies connues. Extrait de la « Chanson des condamnés à mort » : « Et souvent on en prend une / Peut-être que demain sera mon tour / Au revoir frères, ultime chanson / Au revoir frères, la liberté viendra »19.

29Tout autre est le cas de l’exil – ou « déportation administrative » –, qui consiste à envoyer les gens dans des îles souvent reculées, une pratique qui remonte à l’Antiquité et qui avait déjà été abondamment utilisée sous la dictature de Metaxas20. Ici, les détenus souffrent de conditions matérielles très difficiles, mais jouissent d’une certaine liberté. Bien connu est le cas de l’île d’Agios Efstratios (Aï Stratis), un rocher de 43 km2, possédant un seul village de moins de 300 habitants. En août 1947, il a compté jusqu’à 4000 exilés politiques (cf. P. Voglis : 143). Parmi ceux-ci, on trouvait de nombreux artistes et intellectuels. C’est là-bas que s’est constitué le noyau fondateur de la revue Επιθεώρηση Τέχνης, revue qui joua un rôle important dans la vie intellectuelle et artistique des années 1950-60, en militant pour la déstalinisation (contre l’esthétique du réalisme socialiste) et en présentant le travail de nombreux jeunes artistes progressistes qui allaient ensuite devenir connus (cf. F. Iliou, 2007 : 329). Le théâtre y fut très présent, comme le montre Gonda Van Steen (2005) dans son article sur les représentations de pièces antiques dans les lieux d’exil et les camps durant cette époque, qui détaille entre autres exemples une représentation des Perses d’Eschyle à Agios Efstratios. À certains moments, l’administration décidait de restreindre les libertés et de reprendre le contrôle. Ainsi, l’été 1947, des règlementations sévères ont été imposées : désormais, à Agios Efstratios, « les journées où un visiteur pouvait entendre la chorale des exilés chanter l’Internationale étaient terminées. Les affiches furent retirées des murs, les clubs, les écoles, les cafés, les théâtres furent fermés. Les conférences et leurs chansons furent interdites », note P. Voglis (2004 : 144), évoquant – sans doute avec une certaine exagération intentionnelle – la vie artistique et culturelle qui a pu régner à d’autres moments sur l’île21.

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Représentation des Perses d’Eschyle par les exilés politiques sur l’île d’Agios Efstatrios, 1951 (archives ΑΣΚΙ, collection Νίκος Μάργαρης, GR-ASKI- 0501).

30Pour la musique, l’un des documents les plus touchants attestant de l’existence d’une pratique artistique initiée par des détenus en exil est de nature photographique. Il date de l’époque de la dictature de Metaxas (1936-1941) et se rapporte à l’île d’Anafi, unepetite île des Cyclades, où furent exilés les premiers communistes grecs. L’anthropologue Margaret Kenna (2004), qui a séjourné à plusieurs reprises sur l’île, est tombée par hasard (elles étaient dans une cachette) sur des photos témoignant de la vie quotidienne des exilés. Certaines d’entre elles les montrent avec leurs instruments de musique.

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Détenus politiques sur l’île d’Anafi sous la dictature de Metaxas (M. Kenna, 2004).

31La dernière situation est celle des camps, sur les îles de Makronissos, de Gyaros, de Trikeri et de Chios (les deux derniers étant des camps de femmes). Nous avons évoqué le rôle particulier de Makronissos durant la guerre civile, qui comptait de nombreuses pratiques artistiques, mais sur commande (à des fins de « rééducation » et de propagande vers le monde extérieur) et mêlées aux travaux forcées ainsi qu’aux tortures, ce qui explique pourquoi les recherches traitent avec beaucoup de précautions du rôle joué par l’art. Cependant, l’historien Filippos Iliou (2007 : 303) note qu’il « faut étudier la vie culturelle qui s’est développée à Makronissos [… laquelle a constitué également un lieu] où l’activité opprimée a trouvé une issue : la décomposition planifiée de la personnalité ne pouvait pas empêcher sa recomposition à d’autres niveaux ». Il est à noter que de nombreux artistes sont passés par là : Theodorakis, le poète Yannis Ritsos, le cinéaste Nikos Koundouros, le musicologue Foivos Anogianakis, l’écrivain Titos Patrikios…, qui parvenaient parfois à se livrer à des activités libres. Thanassis Veggos, l’acteur comique devenu ensuite célèbre, explique qu’il s’est formé dans l’île grâce à Nikos Koundouros, qui le faisait jouer des sketches dans le petit théâtre du second régiment (cf. Michani tou chronou), bien entendu avec l’assentiment des gardes. Par ailleurs, il semblerait que les détenus construisaient aussi leurs « propres » théâtres accueillant « leurs » représentations22.

32Pour en venir à l’époque de la dictature des Colonels grecs, il y encore peu de documentation sur les pratiques musicales « libres ». En matière de création, on cite surtout Theodorakis, qui a connu la prison (dont la Sécurité générale, rue Bouboulinas) ainsi que l’exil, et qui a joué un rôle important pour les protestations internationales contre le régime des Colonels. En 1968 sort l’album Τα Τραγούδια του Ανδρέα, contenant certaines chansons composées en prison, dont le titre déjà évoqué « Nous sommes deux » ainsi que la chanson « L’abattoir » qui évoque les séances de torture sur la « terrasse » : « Ils battent le soir Andreas sur la terrasse / Je compte les coups, je compte la douleur »23. Par ailleurs, la « chanson-fleuve » Κατάσταση πολιορκίας (État de siège)24 a été composée en 1968 durant une époque de résidence surveillée. Elle met en musique un poème, écrit en prison, par Rena Hatzidaki, surnommée « Marina » à l’époque et qui ne donna son vrai nom qu’en 1991. Dans la musique, le magnifique poème subit malheureusement les torsions habituelles des mises en musique de Theodorakis, qui ne respecte pas la prosodie. Rena Hatzidaki (1943-2003), collaboratrice entre autres dans les années 1960 de la revue précédemment mentionnée Επιθεώρηση Τέχνης, a été détenueen 1967-68 à la Sécurité générale, puis dans les prisons Averof. C’est dans cette dernière qu’elle a écrit le poème dont voici une traduction libre du début : « Tel l’enfant, marqué par la première connaissance de la solitude, / le temps et l’attente briseront mon cœur / et j’aurai perdu pour toujours les chemins, mes chemins, / lorsqu’on me laissera sortir d’ici »25.

Les 16 chansons d’exil

33Dans cette dernière partie, j’aimerais présenter un document peu connu : les 16 Chansons d’exil (ou Chansons d’exil). Il s’agit de chansons composées et enregistrées en détention sous la dictature des Colonels. À ma connaissance, cet enregistrement n’est pas sorti en disque et, s’il est parfois mentionné, c’est parce qu’il semble circuler de main en main – presque secrètement ! L’original (une cassette) est entre les mains de Kyriakos Ypsilantis, un ancien détenu qui, dans les années 2010, a formé un groupe pour jouer ces chansons (cf. un extrait de concert : Ta tragoudia tis exorias, 2011) et qui a donné quelques entretiens et écrit un article décrivant leurs circonstances (cf. K. Ypsilantis, 2009, 2013 ; F. Grigoriadis, 201126). Lors de la soirée organisée en avril 2017 à Athènes (au Σύλλογος Φυλακισθέντων και Εξορισθέντων Αντιστασιακών 1967-1974) pour les cinquante ans du Coup d’État, une copie de l’enregistrement de trois de ces chansons m’a été donnée et a pu être diffusée. On trouve également une des chansons sur youtube (Ta gri-gri(a), 2013).

34Ces chansons ont été probablement composées et chantées entre 1967 et 1971 sur l’île de Leros, dans les camps de Lakki et de Partheni, où avaient été amenés des détenus qui étaient d’abord passés par le camp de Gyaros. Les lieux mentionnés sont bien des « camps », où les détenus, devant s’auto-organiser pour subsister, se livraient à diverses activités, dont des activités artistiques :

« Nous étions dans un camp où il y avait un bâtiment de quatre étages [… dans lequel] s’entassaient entre 1400 et 1600 personnes. Dans ce camp se sont développées plusieurs activités pour que les gens puissent survivre et remplir leur temps. Comme l’a dit Triantafyllos Mitafidis, “eux tentaient de vider notre temps et nous de le remplir”. Les activités étaient nombreuses. De l’exercice de plusieurs professions – nous avions des tailleurs, cordonniers, coiffeurs, fabricants de récipients, cuisiniers, une infirmerie avec des détenus médecins et infirmiers – jusqu’à des activités sportives – équipes de foot ou groupes qui jouaient aux échecs – ainsi que des représentations théâtrales. Nous montions plusieurs pièces ainsi que des représentations de Karagiozis [théâtre d’ombre traditionnel] »,

35dit K. Ypsilantis (2013), se référant sans doute au camp de Lakki. Les conditions décrites ressemblent à celles de l’exil, d’où le fait que les chansons s’appellent chansons d’exil et non de « camp » ou de « prison »27.Par ailleurs, dans le camp de Partheni, pendant la dictature, le poète Yannis Ritsos – mentionné précédemment pour Makronissos et l’époque de la guerre civile – a écrit ses Dix-huit petites chansons sur la patrie amère (18 Λιανοτράγουδα της Πικρής Πατρίδας) à la demande de Theodorakis. Ce camp restera aussi dans l’histoire de l’art parce que des détenus (Kyriakos Tsakiris, Antonis Karagiannis et Takis Tzaneteas) ont décoré l’église d’Agia Kioura (Matrone) avec des représentations religieuses très originales – parfois qualifiées d’unique exemple religieux de pop art ! –, transformant par exemple la Cène en repas de détenus – on souligne le fait que ce travail a permis pendant un temps aux prisonniers de sortir du camp et de communiquer avec le monde extérieur, et ceci non seulement pour les trois peintres, mais aussi pour tous ceux qui s’activaient dans le chantier.

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Bâtiment dans le camp de Lakki (Leros).

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Peintures de détenus dans l’Église d’Agia Kioura (Matrone) à Partheni (Leros).

36Dans les camp de Lakki et Partheni circulaient plusieurs instruments de musique : guitares, baglamas, mandolines, accordéon… Certains instruments étaient envoyés par les familles ou des amis28, d’autres étaient fabriqués par les détenus. « Avec moi, à Partheni, il y avait un très bon guitariste, Chelmis […]. On s’est cotisés pour lui acheter une guitare qui passait de main en main. Avec un autre détenu, j’ai fabriqué la guitare que vous voyez, produisant sa caisse à partir d’une boîte en bois de sardines et [le chevalet] à partir d’un verre métallique dans lequel nous buvions de l’eau », explique un ancien détenu, Mimis Kassapidis (in F. Grigoriadis, 2011), en montrant probablement la guitare de la figure ci-contre.L’orchestre qui jouait les chansons était composé de neuf personnes, se souvient K. Ypsilantis29, des amateurs pour la plupart, et originaires pour une grande partie d’entre eux de la région de Thessalonique. Ils pouvaient jouer lorsque les gardes les laissaient faire, gardes qui pouvaient aussi leur confisquer les instruments :

« La possibilité d’avoir des instruments de musique dépendait de l’humeur des gardes. Lorsqu’ils le voulaient, ils nous les confisquaient. Ceci dans le cadre d’une pression psychologique pour qu’on abdique. Ils exerçaient diverses sortes de pressions psychologiques afin qu’on soit obligés de reconnaître le régime comme légal et salvateur » (K. Ypsilantis, 2013).

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Guitare fabriquée par un détenu. In Ta tragoudia tis exorias, 2011, capture d’écran.

37Les paroles des chansons ont été principalement écrites par Nikos Damigos. Originaire du Pirée, Damigos était employé des chemins de fer, lorsque, en 1947, il fut accusé d’un meurtre qu’il n’avait pas commis, et condamné du fait qu’il était ancien résistant appartenant à l’EAM (Front national de libération, l’organisation de gauche). Condamné à mort, sa peine fut commuée en prison à vie. Il a été libéré en 1962 avec la fermeture du camp d’Agios Efstratios, pour être arrêté à nouveau en 1967. Quinze des seize chansons ont été composées par Christos Louretzis, un musicien professionnel. Joueur de mandoline et guitariste, Louretzis avait joué avant la guerre dans l’ensemble du célèbre musicien de rebetiko Giannis Papaïoannou (son nom figure dans l’enregistrement de 1937 de la chanson Αφού μ’απαρνήθηκες). Mais « il est sorti de la scène musicale de l’époque », comme il est dit, car il a passé  seize ans en détention, avant d’être libéré lors de l’embellie des années 1960, puis emprisonné à nouveau sous la dictature. Juste après la dictature, il a enregistré dans un 45 tours deux des seize chansons (cf. Louretzis, 1977), « Καρτέρα με » et « Ο Νικολός ». Une dernière chanson a été composée par K. Ypsilantis, membre dans les années 1960 de la Jeunesse démocratique Lambrakis (créé en 1964 après l’assassinat de Grigoris Lambrakis – assassinat que raconte le film Z –, ce fut le plus important mouvement politique de jeunes avant la dictature), arrêté le 28 avril 1967, déporté à Gyaros, puis à Leros (Lakki), puis à Oropos, de nouveau à Gyaros et à Leros (Lakki et Partheni), et enfin, de Pâques à décembre 1971, en exil (« ελεύθερη διαβίωση ») à Cythère.

38L’enregistrement du document inédit est bien entendu clandestin. Il s’est fait dans le camp de Partheni, fin 1970 ou début 1971. Le magnétophone qui a servi se trouvait dans le camp pour l’usage de Charilaos Florakis, un membre important du Parti communiste grec, qui allait en devenir le secrétaire général à partir de 1972. K. Ypsilantis raconte comment les détenus musiciens ont pu l’obtenir pour leur enregistrement :

« Damigos, qui était un ancien détenu, a demandé avec insistance le magnétophone à Charilaos Florakis. Les détenus parvenaient parfois à introduire certains outils de travail interdits. C’était le cas des radios et des magnétophones. On pouvait encourir jusqu’à la peine de mort [s’ils était trouvés…] Le magnétophone était donc caché, et personne ne savait où, sauf deux ou trois personnes. Mais à un moment, Florakis a été convaincu et l’a donné » (K. Ypsilantis, 2013)30.

39L’enregistrement a été réalisé dans une sorte de cabane fabriquée par K. Ypsilantis. « Louretzis jouait de la mandoline, Damigos de la guitare. Une personne manipulait le magnétophone, deux ou trois autres faisaient le guet au cas où s’approcheraient des gardes » (K. Ypsilantis, 2013). Chaque chanson est introduite par l’énoncé de son titre et de ses auteurs. Louretzis et Damigos chantent, quelques fois on entend d’autres voix.

40Musicalement, ces chansons sont majoritairement proches du rebetiko, ce qui s’explique par l’histoire musicale de Louretzis. Mais au moins une chanson, « Τα Γρι-Γρι(ά) » est plutôt dans un style « insulaire » (νησιώτικο). Les paroles racontent la vie quotidienne, les conditions de détention, les espoirs et attentes… Elles sont souvent empreintes d’humour. Leur langage est populaire, parfois argotique. Lisons les paroles intégrales de « Ο Νικολός» (Nikolo) – peut-être la plus ancienne car elle se passe à Gyaros, peut-être même composée sur cette dernière île –, laquelle raconte « l’arrivée des détenus à Gyaros, qui se déroulait le soir. Là-bas, sur le bord de mer, les gardes faisaient le décompte des détenus, leur distribuant un lit en paille et un peu de pain, puis les conduisant vers les tentes31 ou vers le bâtiment de la prison » (K. Ypsilantis, 2009) :

« (Couplet) Une nuit noire comme du goudron ils l’ont déversé sur la plage / Ils lui ont dit : soit léger, c’est pour ton bien qu’on te le dit32.

(Refrain) Ah Nikolo, ah Nikolo, / C’est pour ton bien qu’ils te le disent.

(Couplet) Là-bas sur la plage sans qu’il puisse reprendre son souffle / l’ont bousculé violemment les crieurs pour qu’il entre dans le rang.

(Refrain) Ah Nikolo, ah Nikolo, / ne tarde pas s’il te plaît.

(Couplet) Il se tient dans la file, prêt à être compté / qu’il reçoive du pain et de la paille pour dormir.

(Refrain) Entre dans le rang Nikolo, / Ne tarde pas s’il te plaît.

(Couplet) Une assiette, une couverture, une tasse pour l’eau / pour couteau il fabrique en cachette un cerceau tranchant.

(Refrain) Nikolo l’heure du repos a sonné, / silence s’il te plaît.

(Couplet) Allongé dans la tente tranquille maintenant il se demande / il a traversé des tempêtes et des orages, celles-ci seront-t-elles les dernières ?

(Refrain) Ah Nikolo, ah Nikolo, / face au vent contre les intempéries »33.

41Dans certaines chansons, domine la dérision. Ainsi, le titre de la chanson « Επίκειται » (il est attendu) se moque de la Croix rouge qui, en tout et pour tout, a envoyé aux détenus des sous-vêtements : « Il est attendu / quel mot magique / il est attendu quelque événement / cela a été dit à Lakki » commence la chanson, en concluant : « Il est attendu une aide / grande à Lakki / à tous l’Internationale [pour Croix rouge internationale] donnera / un maillot de corps et une culotte »34. Quelques chansons sont tragiques, comme « Η μάνα του παρανόμου » (la mère du hors-la-loi), dont la musique est de K. Ypsilantis, et qui traite de l’assassinat de son ami Giannis Chalkidis. Certaines chansons parlent d’amour – la « Κερατσινιώτισσα » (la femme de Keratsini, une banlieue du Pirée ) et « Η Αλκμήνη που φοράει μίνι » (Alkmini qui porte une jupe mini). La chanson « Τα Γρι-Γρι(ά) » (les bateaux de pêche) est très idiomatique. « To Kastro » (le fort) a servi de jingle à la radio du Parti communiste grec Η φωνή της αλήθειας.

42Voici un dernier exemple, la chanson au titre « Σφύριξε» (made in USA σφυρίχτρες) » qu’on peut traduire par « Il a sifflé (sifflets made in USA) ». Elle se distingue par son humour. Pour en comprendre les paroles, il faut écouter l’explication de K. Ypsilantis : « En septembre 1967, une grande partie des détenus de Gyaros a été transférée à Lakki, Leros. La clôture du camp n’était qu’à 15 mètres de la mer. Après des pressions répétées et des discussions avec nos représentants, on nous a autorisé, en mai 1968, à sortir une heure par jour. Je crois que c’était entre 11h et 12h, au moment où commençait la distribution du repas. Certains se baignaient, d’autres pêchaient. Pour que les gens reviennent, les gardes, qui nous surveillaient armés – pour qu’on ne s’échappe pas – utilisaient leurs sifflets. C’était le signal pour qu’on entre dans le fil de fer barbelé » (K. Ypsilantis, 2013) :

« (Refrain) Il a sifflé / avec un sifflet made in USA35 / le garde me dit que je tardais.

(Couplet) Je cours pour entrer dans le barbelé / même si la vague joue et rigole / à dix mètres de moi / l’ordre provient de la Junte.

(Refrain)
(Couplet) Je pars pour ne pas bronzer / et tomber malade de trop de soleil / le ciel bleu /
pour entrer dans le barbelé.

(Refrain)
(Couplet) Oh là là quel manque de compassion / Monsieur le garde ma ligne / s’est emmêlée et je perds / mon unique poisson.

(Refrain) Il a sifflé / le garde d’un coup / et me dit d’un ton malin :

(Couplet) Cela fait une heure que je t’ai sorti / tu vas subvertir la plage / mon coco [communiste] tu complotes / avec les poissons tu discutes »36.

43Dans l’enregistrement clandestin dont on dispose, survient une chose étrange. La chanson démarre normalement, après qu’on ait énoncé son titre et ses auteurs. On entend l’introduction instrumentale, puis le refrain. Le premier couplet démarre, mais s’arrête brusquement en plein milieu. On entend un bref clic du magnétophone, puis des voix, des pas et quelqu’un qui dit « c’est fini ». Le tout est suivi de plusieurs clics. On réentend alors la chanson, en fade in, son introduction instrumentale, mais suivie du second couplet. Que s’est-il passé ? K. Ypsilantis donne l’explication :

« Des interruptions dans une ou deux chansons sont dues au fait que, au moment de l’enregistrement, le garde est passé très près de la cabane où avait lieu le “complot”, et alors les artistes ont continué à chanter, tandis que le magnétophone a cessé de fonctionner pour disparaître jusqu’à ce que le danger passe » (K. Ypsilantis, 2009).

En guise de conclusion

44L’enregistrement clandestin des 16 Chansons d’exil s’est fait pratiquement dans les mêmes conditions que l’enregistrement du camp chilien de Chacabuco (cf. L. Cifuentes, 2012). Ce dernier consiste en l’enregistrement d’une partie d’un concert que les détenus organisèrent le jour de l’annonce de la libération d’Ángel Parra, au début 1974. Il fut réalisé par Alberto Corvalán Castillo, fils du secrétaire général du Parti communiste chilien. Le magnétophone à cassettes fut procuré par l’aumônier du camp37, la cassette par Ángel Parra. Le magnétophone était caché sous la scène en bois que les détenus avaient fabriquée. Comme dans l’enregistrement grec, les musiques sont introduites en donnant le titre et les auteurs. Luis Cifuentes (2012) ajoute : « L’affection des prisonniers pour Ángel est évidente dans l’enregistrement »38. Par ailleurs, si certaines des pièces composées par Ángel Parra pour les messes (Misa chacabucana, Pasión según San Juan…) ne sont pas comparables aux chansons grecques du fait de leur envergure, de leur ton et de leur style musical, l’enregistrement chilien possède aussi deux cuecas, « El puntúo » et « El suertúo » ainsi qu’une zamba « Tonada del viejo amor » (cf. le site Cantos cautivos), qui sont tout à fait analogues à plusieurs des Chansons d’exil. Les genres populaires de la cueca et de la zamba sont comparables, musicalement, au style rebetiko de ces dernières. Quant aux paroles, elles racontent elles aussi le quotidien, souvent avec beaucoup d’humour, comme le montrent les deux premiers couplets de « El puntúo » : « Je suis venu à Chacabuco / Car je suis quelqu’un de bien / c’est bien, dit mon vieux, / tu connaîtras la région / Je suis venu à Chacabuco. / Dans l’avion je suis venu / Comme une marionnette / Bien qu’ils ne m’aient pas servi / un Martini sec »39.

45Pour conclure sur les 16 Chansons d’exil, on pourrait s’interroger sur leur valeur artistique. K. Ypsilantis (2009) nous dit :

« La valeur artistique de ces chansons peut être évaluée par les spécialistes, mais leur grande valeur réside dans le rôle qu’elles ont joué à l’époque où elles ont été créées. Elles animaient et encourageaient les militants et augmentaient leur volonté et leur résistance aux épreuves auxquelles les soumettait la Junte ».

46S’il est certain qu’écouter ces chansons sans connaître leur contexte n’a guère de sens, elles possèdent cependant une valeur artistique intrinsèque, ne serait-ce que parce que Christos Louretzis était un musicien professionnel, même s’il a passé sa vie en prison, dans les camps de concentration ou en exil. Elles mériteraient une large diffusion, à l’occasion d’une publication qui contiendrait l’enregistrement clandestin original ainsi qu’une version actuelle40.

47On aimerait bien pouvoir dire que la valeur artistique de ces chansons découle de leur contenu humain si particulier. Mais ce n’est guère possible, car la valeur artistique n’est pas entièrement déterminée par le contenu. Par exemple, comme souvent dans le cas de la chanson, le contenu se lit surtout dans les paroles, la musique, elle, étant indépendante. Cependant, une chose doit être entendue : on ne peut pas ignorer ce contenu humain, même lorsqu’il est question d’art, même lorsqu’il est question de musique. Contenu artistique et contenu humain doivent se lire simultanément. Voir l’un sans voir l’autre n’a guère de sens ; pire, si cela a un sens, c’est lorsque la musique peut aussi servir les plus mauvaises causes, comme c’est le cas dans la musique sur commande. La musique « elle-même », comme il est parfois d’usage de dire chez les musicologues, constitue une énergie indifférenciée ; c’est pourquoi l’éthique est nécessaire à l’esthétique.

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Notes   

1  « Αδέλφια, αδέλφια μας στρατιώτες, δεν θα σηκώσετε όπλο, δεν θα σηκώσετε και δεν θα πυροβολίσετε, δεν θα σκοτώσετε τα αδέλφια σας. Αδέλφια μας στρατιώτες, αδέλφια μας στρατιώτες, πως είναι δυνατόν, πως είναι δυνατόν να πυροβολήσετε τα αδέλφια σας, να χυθεί ελληνικό αίμα; Όλοι πιστεύουμαι στην λευτερία. Κι εγώ πάλι πρώτος αρχίζω τον εθνικό ύμνο, αυτό το αιώνιο σύμβολο της ελευθερίας » (je traduis en français).

2  Pour donner seulement quelques références de travaux musicologiques et en études de son : A. du Closel (éd., 2015), G. Fackler (2007), Bruno Giner (2011), J. Karas (1993) pour les camps nazis ; M. Daughtry (2015), S. Goodman (2010), C. Pardo Salgado (2018), J. Volcler (2011) pour les usages militaires du son et la musique dans la guerre ; S. Cusick (2008/2014) pour la « guerre contre la terreur » ; A. Papaeti (2013a, 2013b, 2018, 2018b, à paraître), K. Chornik (2013, 2018, 2018b, à paraître), pour les dictatures de la CIA ; I. Klause (2013) pour les goulags ; L. Velasco-Pufleau (2018) pour les attentats terroristes islamistes. Pour l’utilisation de la musique à des fins de torture dans plusieurs contextes, cf. M.J. Grant (2014).

3  Pensons seulement au développement presque parallèle de la « nouvelle chanson chilienne » et de la chanson grecque « savante ».

4  Sur l’importance de la technologie sonore chez les nazis, cf. C. Birdsall (2012) qui étudie comment ceux-ci se sont servis du son, dans toutes ses dimensions (chants populaires, diffusion par haut-parleurs, radio, discours…) pour contrôler la société.

5  La Badenweiler Marsch, une marche militaire bavaroise datant de 1914, fut utilisée comme marche officielle de Hitler dans son rôle de Führer. Deutschland erwache aus deinem bösen Traum! est un chant antisémite, jouant le rôle officiel de « marche saxonne » du parti nazi. Le Horst Wessel Lied fut l’hymne officiel des SA, puis du parti nazi, il est interdit (paroles et mélodie) depuis 1945 par le code pénal allemand.

6  Dans son témoignage, la détenue dit également : « Ils jouaient ce que nous aimions. Je peux encore danser “Macédoine la réputée” [Macédoine la réputée]. Je viens de Macédoine ». L’exemple est intéressant. Il s’agit d’une chanson patriotique servant d’hymne national à la Macédoine grecque. Selon l’anthropologue M. Rombo-Levidi (2016 : 132), ni la mélodie ni les mouvements de cette danse ne correspondent à une musique traditionnelle locale ; quant aux paroles, elles n’ont pas le contenu d’une chanson démotique, elles sont purement nationalistes (le premier couplet dit : « Macédoine la fameuse / le pays d’Alexandre / qui a chassé les barbares / et qui est libre maintenant »).  

7  Dans la Chine d’aujourd’hui, il y a des camps de « rééducation » dans le Xinjiang où l’on force les Ouïghours et les Kazahks à apprendre par cœur l’hymne national chinois (La Marche des volontaires) ainsi que des chants maoïstes tels que L’Orient est rouge alors que, parfois, ils parlent à peine le mandarin (cf. B. Pedroletti, 2018).

8  Il est ici question des camps de concentration. « In the extermination camps, particularly Birkenau, the prisoner orchestras performed their most inhuman activity, an activity that caused some surviving musicians to experience feelings of guilt and depression for the rest of their lives. Some orchestras had to play directly in connection with the so-called selection process: this was supposed to deceive the newly-arriving prisoners into thinking that they did not face immediate death. […] Moreover a few orchestra members had to play near the crematorium at the command of the SS […] Furthermore it is not known that the killing process itself, that is the mass murder in the gas chambers, took place immediately under the sounds of music » (G. Fackler, 2007).

9  Tout en tenant que la position de Quignard peut se valoir – du fait de cette indifférenciation de l’énergie de la musique –, on soulignera que l’écrivain français est cavalier avec les faits historiques. Pour appuyer sa thèse, il s’appuie sur le second livre historique de Simon Laks, Mélodies d’Auschwitz (1979), mais en tronquant une citation et en se méprenant sur les propos de Laks. Quignard (1996 : 216-217) cite ce passage du livre : « Il ne manque pas de publications qui déclarent, non sans une certaine emphase, que la musique soutenait les prisonniers décharnés et leur donnait la force de résister. D’autres affirment que cette musique produisait l’effet inverse, qu’elle démoralisait les malheureux et précipitait leur fin. Pour ma part je partage cette dernière opinion ». Or, cette citation de Laks est précédée de la phrase : « La plupart des ouvrages sur les camps de concentration allemands mentionnent comme en passant que dans certains d’entre eux existaient des ensembles de musiciens plus ou moins importants, dont le rôle était de jouer des marches lors du départ au travail et du retour des différents Kommandos » (S. Laks, 2018 : 151). Le doute de Laks sur le fait que la musique « soutenait » les prisonniers concerne donc dans cette citation la musique des Arbeitskommandos, et non toute forme de musique (notamment la musique pratiquée sur l’initiative des détenus eux-mêmes, dont nous parlerons plus loin) ! La conclusion de l’« ouverture » du livre de Laks est sans ambiguïté : « Car ce n’est pas un livre sur la musique. C’est un livre sur la musique dans un camp de concentration nazi. Je pourrais dire aussi : sur la musique dans un miroir déformant » (ibid. : 153).

10  Le manuel cite notamment les travaux du psychiatre de l’armée Albert D. Biderman, qui a dirigé l’ouvrage The Manipulation of Human Behavior (1961), et qui a publié des travaux sur les soldats américains revenus de captivité en Corée du nord, où ils avaient avoué avec conviction des crimes qu’ils n’avaient pas commis. On lit dans l’introduction du manuel : « The interrogation of a resistant source who is a staff or agent member of an Orbit intelligence or security service or of a clandestine Communist organization is one of the most exacting of professional tasks. […] In such circumstances the interrogator needs all the help he can get.  And a principle source of aid today is scientific findings » (KUBARK : 2). Par ailleurs, on peut aussi affirmer que le KUBARK s’inspire également (mais sans le dire) des pratiques de torture de l’armée française en Algérie ainsi que des pratiques nazies.

11  Dont les techniques sont données avec des noms qui reflètent l’humour particulier de l’armée américaine : « Nobody Loves You », « The All-Seing Eye (or Confession is Good for the Soul) », « News From Home », « Ivan is a Dope », « Spinoza and Mortimer Snerd », « The Wold in Sheep’s Clothing », « Alice in Wonderland » (KUBARK : 52-81).

12  On apprend par exemple qu’il faut arrêter quelqu’un par surprise, le moment le plus propice étant l’aube (KUBARK : 85), que, pour la détention, « usually his own clothes are immediately taken away, because familiar clothing reinforces identity and thus the capacity of resistance » (KUBARK : 86) et que « the threat of coercion usually weakens or destroys or destroy resistance more effectively that coercion itself » (KUBARK : 90). Concernant la douleur physique, le manuel adopte une position ambiguë. Il souligne le fait que beaucoup de personnes y résistent – par exemple, « persons of considerably moral or intellectual stature often find in pain inflected by other a confirmation of the belief that they are in the hands of inferiors, and their resolve not to submit is strengthened » (KUBARK : 94) – ou que les renseignements fournis par le sujet sont souvent faux car celui-ci ne cherche qu’à échapper à la douleur ; mais il estime que la douleur auto-infligée par le détenu peut être intéressante (KUBARK : 94) – par exemple dans la station forcée en position debout.

13  « The usual effect of coercion is regression. The interrogates mature defenses crumbles as he becomes more childlike. During the process of regression the subject may experience feelings of guilt, and it is usually useful to intensify these » (KUBARK : 103)

14  « Sentir ta tête exploser […] sentir ta moelle épinière te remonter au cerveau à force d’être comprimée […] sentir qu'on te vole tes associations d’idées […] sentir la cellule bouger […] impossible de t'expliquer pourquoi tu trembles, pourquoi tu gèles […] Impossible de te rappeler le sens des mots, sinon très vaguement […] Sentir que tu te consumes au dedans […] Sentir le temps et l’espace irrémédiablement imbriqués l’un dans l’autre […] Et après : la terrible euphorie d’entendre quelque chose – qui différencie le jour de la nuit acoustique […] Bourdonnements d’oreille » (U. Meinhof, 1972-1973 : 125-126).

15  L’interrogateur en question, Tony Lagouranis, venait de faire paraître ses mémoires, qui contiennent cette description : Tony LAGOURANIS, Allen Miakelian, Fear Up Harsh: An Army Interrogator’s Dark, Journey Through Iraq, New York, NAL Caliber, 2007, p. 116.

16  Cf. A. Papaeti (2013b : 70). N. Papazoglou (2014) écrit que, au contraire, les « sons de la “terrasse” faisaient frémir tout le quartier ».

17  Les chants akritiques, qui datent du Moyen-Âge, se réfèrent aux exploits des akrites, les gardiens des frontières orientales de l’Empire byzantin, ils font partie du répertoire de la musique démotique et continuent à être bien connus en Grèce. Le chant en question est clairement héroïque, mais sans doute du fait des circonstances particulières (nuit d’été avec pleine lune), la narratrice vit cette chanson également comme une chanson de consolation et pense à l’amour.

18  Le disque a été enregistré un peu après la chute de la dictature, en 1977 et est paru, mais il a été censuré. Il est ressorti sous forme de CD en 2002.

19  « Το τραγούδι των μελλοθάνατων » : « Και κάθε τόσο μας παίρνουν και μία / Αύριο μπορεί η δική μου η σειρά / Γεια σας αδέρφια στερνό μας τραγούδι / Γεια σας αδέρφια θα 'ρθει η λευτεριά » (je traduis). Bien qu’il s’agisse de condamnées femmes, le titre est au masculin, de même elles disent « frère » et non « sœur ». Mais le vers « Et souvent on en prend une » est sans ambiguïté. Il ne faudrait pas en tirer la conclusion hâtive que ces femmes perpétuent la domination masculine, car la Résistance (contre le nazisme) puis les luttes durant la guerre civile et ce qui a suivi ont été des moments intenses du développement du féminisme en Grèce par ces militantes de gauche.

20  « Exil » pourra aussi signifier l’exil volontaire à l’étranger, souvent après un départ clandestin du pays. L’un des plus célèbres exilés politiques de la guerre civile grecque est Iannis Xenakis, qui fuit clandestinement la Grèce en septembre 1947, où il sera condamné à mort par contumace, peine transformée en prison en même temps qu’il sera déchu de sa nationalité grecque – naturalisé Français, Xenakis ne pourra retourner en Grèce qu’après la chute de la dictature, en juillet 1974, où la nationalité lui sera redonnée. Pendant la dictature des Colonels, on trouve à Paris, à Londres, dans de nombreux pays européens, des « exilés » politiques grecs qui obtiennent le statut de réfugiés politiques.

21  On se reportera aussi au livre de Giorgos Farsakidis (2014), artiste et écrivain exilé sur l’île d’Agios Efstratios, qui rapporte des souvenirs de représentations théâtrales et de morceaux de musique joués par des ensembles instrumentaux ou chantés par des chorales.

22  Les prisonniers construisirent, dans le cadre de travaux forcés, les théâtres officiels, lieux de la propagande. Ces théâtres étaient fabriqués en pierre. Et « ils utilisèrent de la brique en terre pour construire le théâtre où ils jouaient leurs “propres” spectacles » (G. Van Steen, 2005: 348).

23  « Το σφαγείο »: « Χτυπούν το βράδυ στην ταράτσα τον Ανδρέα / Μετρώ τους χτύπους τον πόνο μετρώ ».

24  Cette musique ne doit pas être confondue avec la musique du film homonyme de Costa-Gavras, composée également par Theodorakis. Par ailleurs, Guy Wagner, spécialiste de Theodorakits, la qualifie d’« oratorio », « chanson-fleuve » étant un terme utilisé par Theodorakis.

25  « Καθώς το παιδί, που σημαδεύεται απ' την πρώτη γνώση της μοναξιάς, / ο καιρός κι η απαντοχή θα κάνουνε συντρίμμια την καρδιά μου / και θα 'χω χάσει για πάντα τους δρόμους, τους δρόμους μου, / σα θα μ' αφήσουνε να βγω από δω » (je traduis).

26  Ces écrits sont en grecs, les citations données ici sont traduites par mes soins.

27  À noter que le site italien Antiwarsongs, qui mentionne ces chansons, traduit le titre par Le canzoni del confino. Il est important de souligner ici que, en Grèce, le terme « exil » est le plus souvent employé également pour les camps de concentration, sauf pour Makronissos, où l’on parle de « camp », mais souvent en sous-entendant « camp militaire » (ce qu’était officiellement le camp) et non de concentration.

28  « Moi je jouais un accordéon. Je l’ai encore. Ce n’était pas le mien. C’était celui d’un ami d’enfance que j’ai toujours. J’avais un accordéon très petit qui a été abîmé lors de mon arrestation. J’ai donc demandé par lettre à ma famille de prier mon ami de m’envoyer l’accordéon, chose qu’il a faite » (K. Ypsilantis, 2013).

29  « L’orchestre original était composé des exilés politiques suivants : mandoline, Χρήστος Λουρεντζής ; bouzouki, Γιώργος Παπαλόπουλος d’Εύοσμο de Thessalonique ; guitares, Νίκος Δαμίγος et Τάσος Θεοδωρίδης du Pirée ; accordéon K. Υψηλάντης de Thessalonique ; batterie, Γιάννης Κρανάκης des Συκιές de Thessalonique. Au chant : Χ. Λουρετζής, Ν. Δαμίγος, Σταύρος Σκουρτόπουλος de Thessalonique, Θανάσης Λαδάς des Συκιές de Thessalonique, Τ. Θεοδωρίδης, Παναγιώτης Καζάκος de Καλαμαριά » (in F. Grigoriadis, 2011).

30  On imagine que dans les camps et en exil, il y avait une hiérarchie des activités libres et clandestines organisées par les détenus, la musique venant bien après les activités proprement politiques. Par ailleurs, en matière de politique culturelle, le Parti communiste grec n’a jamais été très ouvert (cf. ce qui était dit précédemment sur la revue Επιθεώρηση Τέχνης).

31  Des tentes étaient utilisées du fait du manque de place : au plus fort de l’emprisonnement durant la dictature, l’île a compté jusqu’à 7500 détenus.

32  « Dans les lieux de détention avant de nous envoyer dans les lieux d’exil, on nous disait : “Ne prenez pas beaucoup d’affaires avec vous. Vous n’en aurez pas besoin” » (K. Ypsilantis, 2013).

33  « Μια νυχτιά σκοτάδι πίσα τον αδειάσανε γιαλό / αλαφρύς του 'πανε να 'σαι, σου το λέμε για καλό. / Βρε Νικολό, βρε Νικολό, / σου το λένε για καλό. / Εκεί δα στ' ακροθαλάσσι δίχως μιαν ανασεμιά / τον προγκήξαν οι χουγιάστρες να μπει στη γραμμή με βια. / Βρε Νικολό, βρε Νικολό, / μην αργείς παρακαλώ.  / Στην αράδα νάτος στέκει, έτοιμος να μετρηθεί  /κουραμάνα για να πάρει κι άχυρο να κοιμηθεί.  / Νοικοκυρέψου Νικολό, / μην αργείς παρακαλώ.  / Ένα πιάτο, μια κουβέρτα, κύπελλο για το νερό / για μαχαίρι ζούλα φτιάχνει κάποιο τσέρκι κοφτερό.  / Σιωπητήριο Νικολό, / τσιμουδιά παρακαλώ.  / Στο τσαντίρι ξάπλα τώρα ήσυχος αναζητεί / πέρασε φουρτούνες, μπόρες, τελευταία θα 'ν' αυτή(;)  / Βρε Νικολό βρε Νικολό, / όρτσα κόντρα στον καιρό » (je traduis).

34  « Επίκειται επίκειται / τι λέξη μαγική / επίκειται κάποιο συμβάν / τό 'πανε στο Λακκί. […] Επίκειται βοήθεια / μεγάλη στο Λακκί / σ' όλους θα δώσει ο Διεθνής / φανέλλα και βρακί » (je traduis).

35  Pour marquer le coup, que les USA sont derrière la dictature (dans la chanson, c’est dit en anglais, avec une prononciation grecque).

36  « Σφύριξε, σφύριξε / με σφυρίχτρα made in U.S.A. / ο φρουρός μού λέει αργούσα.  / Τρέχω να 'μπω μες στο σύρμα / Κι ας παιζογελάει το κύμα / δέκα μέτρα παρά κει / διάτα είναι χουντική.  / Σφύριξε… / Φεύγω για να μη μαυρίσω / κι απ' τον ήλιο αρρωστήσω / το γαλάζιο ουρανό / μες στο σύρμα για να μπω.  / Σφύριξε… / Πω, πω, πω τι απονιά / Κυρ φρουρέ μου η πετονιά / μπερδουκλώθηκε και χάνω / το μοναδικό μου χάνο.  / Σφύριξε, σφύριξε / ο φρουρός μου απανωτά / και μου λέει πονηρά:  / Μία ώρα σ' έχω βγάλει / θ' ανατρέψεις τ' ακρογιάλι / Κουκουέ συνωμοτείς / με τα ψάρια συζητείς » (je traduis).

37  « Le magnétophone à cassettes a été fourni par un officier en poste dans le camp de concentration (note de 2012 : un Chacabucano m’écrit que l'officier était l’un des aumôniers affectés au camp) » (L. Cifuentes, 2012 ; je traduis).

38  Sur le site des Cantos cautivos, L. Cifuentes (2015) indique cependant : « Au moment où la cassette a été enregistrée, Ángel avait déjà été libéré » (https://www.cantoscautivos.org/en/testimony.php?query=10768 ; je traduis).

39  « Me vine pa’ Chacabuco / de puro buena persona / ’ta bueno, dijo mi taita, / pa’ que conozcái la zona / Me vine pa’ Chacabuco. / En el avión me vine / como un muñeco / aunque no me sirvieron / Martini seco » (je traduis).

40  K. Ypsilantis (2013) semble avoir eu ce projet qui, à ma connaissance, n’a pas abouti.

Citation   

Makis Solomos, «21 avril 1967, 11 septembre 1973 : que peut la musique ?», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Situations de violence extrême, L'éthique de la musique et du son, Numéros de la revue, mis à  jour le : 04/04/2019, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php/lodel/docannexe/image/516/lodel/docannexe/file/651/index.php?id=899.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Makis Solomos

Professeur de musicologie à l’université Paris 8 et responsable à l’unité de recherches Musidanse, Makis Solomos a publié de nombreux travaux sur la création musicale actuelle. Ses recherches portent sur l’émergence du son, la notion d’espace musical, les nouvelles techniques musicales, les mutations de l’écoute… Spécialiste de la musique de Xenakis, auquel il a consacré plusieurs publications et colloques, il est cofondateur de la revue Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. Son livre récent traite d’une mutation décisive de la musique : De la musique au son. L’émergence du son dans la musique des XXe-XXIe siècles (Presses universitaires de Rennes ; traduction anglaise en cours). Ses dernières recherches portent sur l’écologie du son. Il prépare un ouvrage sur la question et co-dirige le projet Arts, écologies, transitions. Construire une référence commune.