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Paysages sonores de/en guerre : esth(é)tique

Carmen Pardo Salgado
mars 2019

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.876

Résumés   

Résumé

Le Concerto Grosso Balcanico d’Arsenije Jovanovic constitue l’œuvre qui permet, dans cet article, de questionner les rapports entre l’esthétique et l’éthique des paysages sonores de et en guerre. Cette interrogation prend comme cadre conceptuel de référence la proposition de Nietzsche selon laquelle « notre sensibilité artistique est également une sensibilité morale ». À partir de cette affirmation, analysée dans l’introduction, le texte examine les paysages sonores en guerre et les paysages sonores de la guerre. Pour les premiers, sera mentionnée l’orchestration des bruits de la Première Guerre Balkanique réalisés par les futuristes et par Gustave Cirilli. Pour les seconds, l’œuvre de Jovanovic composée pendant la Troisième Guerre Balkanique permettra de montrer le passage de la réalité sonore de la guerre à sa transposition poétique à l’intérieur de la composition musicale.

Index   

Texte intégral   

1. Introduction

« Influence de la musique antique sur les affects extraordinairement marquée. La musique antique est conçue comme langage de la volonté, d’où son lien indissoluble avec la poésie lyrique.
Le poète tragique se considère comme un enseignant dont le rôle est d’améliorer le peuple. Point de vue moral.
Notre sensibilité artistique est aussi une sensibilité morale, mais la connaissance tragique que l’on a été meilleur : sentimentale. »
F. Nietzsche, Posthumes, 1871, KSA VII, 9, [119].

1Placer cette citation de Friedrich Nietzsche en exergue d’un texte sur les paysages sonores de et en guerre suppose doter les mots qui vont suivre d’un cadre de résonance qui a choisi d’échapper aux dualités : entre art et morale ; vrai et faux ; vie et art. Cela ne signifie pas qu’il faut accepter un relativisme absolu. En fait, il faut admettre que même si nous nous situons, avec Nietzsche, dans une considération perspectiviste du monde qui le réduit à se présenter en tant qu’apparences – celles de l’art et de la vie –, toutes ces apparences n’ont pas la même valeur. Si ce que l’on appelle la vérité n’a pas une valeur absolue, il y aurait quand même des distinctions à faire en ce qui concerne la production de ce qui, finalement, est nommé la vérité ou le faux.
Se placer en dehors des dualités suppose de se mettre dans une position qui tente d’aller vers le concret, de jouer le perspectivisme qui sort de la rencontre, ou du choc, de mettre à l’épreuve les valeurs universelles face à la rencontre du concret. Par conséquent, l’énoncé de Nietzsche qui affirme que « notre sensibilité artistique est aussi une sensibilité morale » ne peut pas être compris en tant qu’une vérité universelle, ni non plus en tant que faux énoncé. Sa validité prend son fondement dans un contexte social, culturel, ainsi que dans les différences qu’apportent les personnages singuliers : des artistes individuels, des œuvres concrètes ou encore des perceptions particulières à chacun.
La concordance ou non-concordance entre la sensibilité esthétique et la sensibilité morale interroge, de plus, le rapport que la vérité entretient avec l’art et la vie. La position de Nietzsche est connue, pour lui « l’art vaut plus que la vérité1 ». Mais dans une considération de l’art et de la vie comme apparences, ce que l’on appelle la vérité chez Nietzsche, « n’est qu’un type d’erreur sans laquelle l’homme ne saurait pas vivre2 ». De ce fait, même si l’art vaut plus que la vérité puisqu’il ne se présente que comme le seul valable et, par conséquent, ne trompe personne ; c’est l’art, dans la position nietzschéenne, qui, par extension, permet de concevoir la vie et la vérité en tant qu’apparences. Nous pouvons reconnaître dans cet exercice que Nietzsche commence, le prélude de la position postérieure des dadaïstes en affirmant la non-distinction entre l’art et la vie. Se situer par conséquent en dehors de toute dualité implique de reconnaître la force de l’énoncé de Nietzsche et la conception de l’art depuis l’avant-garde du xxe siècle.
L’affirmation de Nietzsche que nous avons placée en exergue se trouve dans une épigraphe à propos de l’influence de la musique antique sur les affects. Nietzsche se réfère à la musique grecque ancienne, celle que le baroque voulut ranimer à partir des textes et qui finit sous l’égide de la rhétorique. Mais, comme le signale François-Bernard Mâche, si l’imaginaire des musiciens à cette époque n’aurait pas dû se pencher sur les textes – du fait que la musique était perdue –, la domination de la rhétorique n’aurait peut-être pas été tellement évidente3. Et nous ajoutons que sans la domination de la rhétorique, la question des affects en musique aurait pris, sans doute, une autre tournure. Ce qu’ont en commun la sensibilité artistique et la sensibilité morale est d’être composées par les affects4. Les affects éprouvés lors du contact avec les œuvres d’art impliquent, en suivant Nietzsche, une dimension esthétique et éthique. Par conséquent, d’une part, l’art ne serait pas indépendant de la morale et le jugement de valeur esthétique serait un jugement éthique mais, d’autre part, le jugement éthique comporterait aussi une appréciation esthétique5.

2Si, dans ce texte, il est question des affects dans le sens compris par Deleuze et Guattari, comme il a été déjà énoncé, alors les affects ne sont pas pensés comme appartenant au sujet ou à l’objet, mais comme ce qui se construit dans l’œuvre d’art en tant qu’un « être de sensations6 ». L’auditeur d’une pièce musicale n’est pas affecté par l’œuvre mais il est un avec elle, il marche avec elle, il se transforme pendant l’écoute. Le rapport entre la sensibilité artistique et la sensibilité morale est interrogé ici en conséquence, en dépassant la considération traditionnelle de la théorie des affects en musique.
Dans sa référence à l’âge classique, la phrase de Nietzsche évoque le modèle platonicien qui fait de l’art un instrument de formation de l’âme et qui se connecte, entre d’autres, au romantisme de Friedrich Schiller qui, dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795-1796), conçoit la beauté comme l’instrument de la réalisation de l’humanité et par conséquent montre que la pratique des arts est, en même temps, une formation morale7. L’art contribue à la Bildung, à la formation sensible et morale de l’individu.
La modernité n’a pas partagé cette vision, nous le savons, et depuis Charles Baudelaire l’art et la morale sont considérés comme deux dimensions différentes8. Néanmoins, actuellement il est pertinent de maintenir, et même d’affirmer, la nécessité de mettre en rapport la sensibilité artistique et la morale.
L’avant-garde, tout en soulignant que l’art ne doit pas constituer un domaine séparé de la vie, la postérieure postulation d’une sorte d’esthétique de l’existence (chez André Gide ou Herbert Marcuse) ou l’affirmation de la vie comme œuvre d’art (chez Michel Foucault) de même que l’importance des pratiques esthétiques comme domaine fondamental de l’actualité (chez Félix Guattari) exige de porter attention aux imbrications entre éthique et esthétique. Ces imbrications influencent à leur tour la compréhension de la sensibilité.
Les sensibilités artistique et morale sont une même sensibilité dans leur approche de l’art et de la vie quotidienne. Dans ce sens, l’apparente dualité vécue par exemple par des officiers qui, pendant le Troisième Reich, étaient capables de jouer du violon d’une manière « sensible » et de gazer les prisonniers ensuite dans les camps, n’est pas recevable dès les liens établis entre sensibilités artistique et morale. Les imbrications entre les sensibilités morale et artistique appellent en conséquence à une articulation autre de l’art, de la vie et de la vérité.

2. Paysages sonores en guerre

3Les paysages sonores de et en guerre sont faits de sons, mais aussi de sensations fournies par d’autres organes sensoriels que l’ouïe. Ils sont de l’ordre d’une expérience polysensorielle puisqu’un paysage n’est jamais une simple ou une pure donnée à la sensation. Le paysage se fait avec l’expérience vécue. Conséquemment, il ne s’agira pas, dans ce texte, d’opposer la vision à l’écoute, même si nous reconnaissons que chaque modalité sensorielle a des spécifications qui lui sont propres. Ce que d’habitude nous tous comprenons en tant que paysages témoigne d’un travail d’ensemble entre notre perception et un contexte culturel déterminé. De ces considérations, nous pouvons affirmer que les paysages ont affaire, en outre, avec les valeurs, comme l’avait déjà signalé François Dagognet en 19899.
Les paysages de la guerre et en guerre mettent au premier rang la question des valeurs, étant donné que la manière dont ils sont présentés nous renseigne à propos de nos rapports à une terre ou territoire, et de nos formes de vie. En outre, ces paysages mettent en évidence la manière dont nous, en tant que société, nous concevons le paysage qui doit être valorisé : majoritairement comme patrimoine. De ce fait, il est devenu un lieu commun que, pendant les guerres, le paysage considéré dans sa présentation patrimoniale, pittoresque ou belle, devient une arme de guerre. Ainsi c’est ce qui s’est passé avec les Bouddhas de Bâmiyân en Afghanistan, à Palmyre en Syrie ou à Tombouctou au Mali. Ces agressions au patrimoine ont trouvé leur réponse au sein du Conseil de sécurité des Nations unies qui a adopté à l’unanimité, le vendredi 24 mars 2017, la résolution 2347 en faveur de la protection du patrimoine tout en considérant que sa destruction délibérée est un crime de guerre.
À l’écart de cette considération reste le paysage du quotidien – celui qui n’établit pas un rapport explicite avec l’esthétique conçue dans son rapport au beau – qui, à la suite de la médiatisation des conflits, est montré d’habitude au travers des images de ruines, d’exodes des peuples, des images après les combats. La présentation du paysage du quotidien se place ainsi du côté de la morale. Le paysage patrimonial symbolique – lié à une valorisation esthétique – et celui qui fait partie de la vie de tous les jours se présentent comme séparés dans les médias.
L’instrumentalisation du paysage diffusé par les médias laisse de côté sa dimension sensible et la liaison entre l’expérience esthétique et la morale. Le paysage devient le résultat du regard politique, économique ou médiatique. Dans ces circonstances, les paysages sonores en guerre impliquent l’attention à la dimension sensible qui d’ordinaire reste cachée. Les sons de la guerre construisent en eux-mêmes un paysage qui déborde les habitudes, les considérations esthétiques et morales de l’humanité. Ces sons se laissent sentir, parfois, comme des paysages sans hommes, même si nous savons que le paysage n’est pas indépendant des perceptions des auditeurs. Mais, les paysages sonores en guerre peuvent fournir, également, une cartographie audible du lien des peuples avec les territoires en conflit, au-delà de l’instrumentalisation par les médias des figures paysagères. Les paysages sonores en guerre peuvent donner à entendre un paysage qui dérange, un paysage qui est décalé par rapport au point de vue des médias. Postérieurement, les paysages sonores que les artistes font de la guerre rencontrent une dimension de l’affect qui peut difficilement faire partie de la spectacularisation et de la transmission des affects construits par et à travers des médias.
Les sons de la guerre, dans ces paysages en conflit, viennent nous rappeler que lorsque les catégories sont soumises à l’épreuve de la complexité, elles ne suffisent pas pour maintenir le « bon ordre » de ce qui est clair et distinct.

2.1. Les bruits de la guerre – I

4Si le paysage sonore est en guerre, la composition des paysages sonores suit-elle les mêmes règles que pour les paysages qui ne sont pas en conflit ? Quelle est la caractéristique propre aux paysages sonores en guerre ?
La première question sera développée dans la section dédiée aux paysages sonores de la guerre. En ce qui concerne la deuxième question, depuis le futurisme, il est convenu de signaler que la caractéristique propre des paysages sonores en guerre est le bruit des armes. Les bruits nouveaux de la guerre moderne sont loués par les futuristes. Dans son L’art des bruits, Luigi Russolo cite l’« orchestre d’une grande bataille » que Filippo Tommaso Marinetti décrivait dans une lettre envoyée depuis les tranchées bulgares d’Andrinople pendant la première guerre balkanique entre la Turquie et la Bulgarie (1912-1913)10.
Les bruits de la guerre sont orchestrés par Marinetti afin de témoigner de son travail en tant que reporter de guerre et, en même temps, pour mettre en pratique la théorie des mots en liberté. Son expérience du siège d’Andrinople, joint à une expérience antérieure lors de la guerre en Lybie, porte Marinetti à la composition de son célèbre Zang Tumb Tumb publié en 1914. L’œuvre trouvera sa reconnaissance dans les années vingt à la suite de sa nouvelle publication dans différents journaux proches de l’avant-garde. Cette œuvre, qui suit les propositions lancées dans L’imagination sans fils et les mots en liberté – Manifeste futuriste (1913), est formée par une collection de poèmes mettant en œuvre une nouvelle manière d’écrire et de déclamer l’expérience de la guerre11. La typographie libre et la mise en espace des mots portent l’invention plastique de Marinetti à se mesurer à la destruction de la guerre. La disposition des mots, en croix, en cascade, en cercle, ou en biais, rappelle les trajectoires des bombes. La typographie libre implique la destruction du langage, de même que les bombes entraînent la destruction du paysage et des êtres. L’introduction d’onomatopées veut rendre compte des bruits de la guerre moderne, capturant une guerre qui se caractérise davantage par le sonore que le visuel. Le tatatata des mitrailleuses, le ziiiuuu des coups du fusil, ou les onomatopées lyriques du train « tlactlac ii ii guiiii/trrrrrrrtrrrrr/tatatatôo-tatatatôo12 ».
De cette sorte, grâce aux onomatopées, Zang Tumb Tumb peut se considérer comme un digne précurseur de l’art des enregistrements sonores. La voix mime les sons de la guerre tandis que l’écriture et la typographie reproduisent ces nouveaux sons de la guerre et la sensation qu’ils produisent chez les hommes13. S’inaugure ainsi une autre approche de l’expérience de la guerre et de l’expérience tout court.
Le développement postérieur des enregistrements des actions de la vie quotidienne et encore des paysages sonores sont préfigurés dans les onomatopées de Marinetti et le dadaïsme. Nonobstant, le moyen technique impose des grandes différences aussi, car si l’enregistrement est conçu dans un premier temps comme la première photographie, une copie du réel qui offre au récepteur ce que l’oreille ne peut pas cerner, ou ce qui se dérobe à l’attention, dans le cas de l’onomatopée il ne s’agit pas d’une copie mais d’une imitation qui prend le corps de celui qui l’exécute comme lieu de production et caisse de résonance de ce qui est imité. Nous sommes dans le règne de la poésie qui, comme le signala Aristote, se distingue de l’histoire14. La poésie implique un temps différé, celui qui ouvre la possibilité. Dans ce cas, une autre possibilité de faire comprendre la guerre.
En faisant l’expérience des bruits de la guerre moderne, le langage poétique traditionnel est remis en question.
Dans son texte Les bruits de la guerre (1916), Russolo fait référence à la « variété infinie des bruits de guerre » qui sont propres à la guerre moderne où le sens de la vue est presque nul. La poésie traditionnelle ne peut pas rendre compte de cette situation que seule « l’orchestration bruitiste des mots en liberté futuriste » rend remarquable. Le texte de Russolo transcrit les bruits des nouvelles armes et le rapport des soldats avec ces bruits afin de connaître les trajectoires des munitions. L’acoustique est mise en avant pour arriver à la question musicale : l’orchestration des sons de la bataille. Nous apprenons, parmi d’autres, que le sifflement qui part d’un canon peut descendre de deux octaves si la trajectoire qui suit est longue. Tous les bruits que Russolo fait entendre appartiennent aux nouvelles armes.
La poésie nouvelle de Marinetti et l’orchestration que propose Russolo se font sur les bruits des armes. Les cris des soldats ou des populations ; les lamentations ; les gémissements ou les prières ne s’entendent pas dans la guerre moderne des futuristes15. La guerre se fait avec les armes et le paysage, la végétation, la vie animale, et même l’être humain ont presque disparu.
Les bruits de la guerre sont formés par les armes de guerre. L’ouïe des futuristes semble subjuguée par ces sons et aucune sensation de rejet ou d’effroi n’apparaît. Les bruits de la guerre apprennent à connaître la vitesse des armes, à calculer la position de l’ennemi, à repérer le danger. Mais ils rendent compte, également, du chaos et de la confusion d’une guerre qui se ressent par l’oreille. La perception du paysage sonore en guerre est faite par l’ouïe qui devient le sens le plus effectif dans la guerre du matériel. Le paysage sonore en guerre se caractérise par un bruit continu. Le silence est le son de l’attente et de la mort.
Les bruits de la guerre orchestrés par le futurisme nous mettent face à une esthétisation de la violence liée à une sensibilité morale fondée sur l’éloge de la guerre. Cette orchestration est un exercice de composition réalisé à partir des paysages sonores en guerre. Ils sont des paysages sonores de la guerre qui se traduisent en poésie tel le Zang Tumb Tumb de Marinetti, ou en œuvres musicales comme La Guerra. Trois danses pour Orchestre, op. 32 (1913) du futuriste Francesco Balilla Pratella, et qui est constitué par le développement d’une ronde enfantine française à partir d’un motif de Nos lauriers sont à couper16 que Valentine de Saint-Point lui avait fait parvenir. La même pièce avait été adaptée également par Claude Debussy pour La Belle au bois dormant (1880-1883) ; Images oubliées (1894) et Rondes de printemps, la troisième des Images pour orchestre (1905-1909). Le même motif sert à des expressions bien différentes. Ce que capte la musique à chaque fois diffère, car le travail de composition est orienté par des écoutes sensibles et morales distinctes.

2.2. Les bruits de la guerre – II

5L’orchestration des bruits de la guerre n’appartient pas uniquement aux futuristes. Les orchestres et les musiques traditionnelles servent aussi à l’imagination pour tenter de mettre en musique les bruits de la guerre. Gustave Cirilli dans son journal sur le siège d’Andrinople écrit, le 29 octobre 1912 :

« Le canon a grondé dès les 3 heures du matin. C’est une tactique des Bulgares d’attaquer de préférence de nuit et de profiter de l’obscurité pour essayer de surprendre les positions de l’ennemi. De ma fenêtre, on entend très distinctement les triples croches des mitrailleuses, les hautes-contre de shrapnels, dominées par la basse des canons. »

6Et un peu plus loin : « Vous entendez, me dit-on, combien la voix du canon s’éloigne ; c’est que l’ennemi se retire17. »
Les bruits de la guerre forment également, pour ce correspondant, un orchestre qui compose une musique qui peut s’analyser selon ses plans sonores. La basse des canons, la mélodie des mitrailleuses, et les sons aigus des shrapnels. Le canon se distingue davantage parce qu’il est doté d’une voix. Si Marinetti fait de sa gorge et de son écriture le lieu où les bruits de la guerre trouvent une nouvelle expression, Cirilli porte ces bruits vers un domaine d’une musique et d’un dire et chanter connus ; peut-être avec le désir de les domestiquer, de vivre plus facilement avec. Mais l’esthétisation fait dans les deux cas son travail.
L’oreille de l’homme moderne peut faire le passage des bruits de la guerre à la musique et de la musique aux sons de la guerre. Cette sorte d’exercice est explicite aussi dans la littérature de cette période, comme chez Marcel Proust. Dans une esquisse provenant d’une ébauche de 1909 de Le Temps Retrouvé, le héros qui assiste à une représentation de La Walkyrie de Richard Wagner, raconte :

« Bientôt j’éprouvai à voir ces phrases merveilleusement construites, équilibrées et puissantes, la même impression que j’avais eu un jour à voir au-dessus d’une fenêtre à Querqueville des aéroplanes qui passaient dans le ciel, en s’élevant de plus en plus18 […] »

7Les lignes mélodiques que la musique dessine se retrouvent dans les lignes que tracent les aéroplanes en s’élevant dans le ciel. L’identification entre les figures que réalisent les aéroplanes et les phrases musicales se fait par rapport à l’impression que toutes les deux produisent chez le héros. Toutes les deux partagent la sensation d’élévation qui dans un cas se produit par le mouvement ascendant de l’échelle dans la musique et dans l’autre par le déplacement de l’élévation dans le ciel. L’élévation sonore et la mécanique se fondent dans la même impression. L’esthétisation des sons de la guerre s’unit à ceux de la musique.
Pourtant, en revenant au site d’Andrinople, la musique effectivement écoutée quand le siège est fini et que les vainqueurs entrent dans la ville, n’invite pas Cirilli à rapporter un récit qui dépasserait la seule description :

« À 10 heures, la deuxième division d’infanterie, commandée par le général Vasof, débouche des hauts quartiers, musique en tête, enseignes déployées. […] Quelques bataillons défilent en chantant l’hymne national […] Ce défilé dure toute la matinée ; les rangs une fois rompus, tous ces hommes se répandent dans les cabarets, les guinguettes et se livrent à des copieuses libations en chantant des mélopées de leur pays19. »

8Nous ne savons pas quels instruments sont portés par la deuxième division d’infanterie, peut-être des tambours et des trompettes, comme dans tant de guerres. Nous ne savons pas si les mélopées que chantaient les soldats étaient monophoniques ou polyphoniques, et si elles se rapprochaient du chant serbe.
L’orchestration des bruits de la guerre était une tout autre musique qui permettait tant à Marinetti que Cirilli de transmettre les sons et les affects qu’ils éprouvaient.

3. Paysages sonores de guerre : le Concerto grosso balcanico d’Arsenije Jovanovic

9La composition de paysages sonores de guerre est-elle comparable à la composition d’un paysage sonore qui ne se trouve pas en conflit ?
L’artiste canadienne Hildegard Westerkamp, dans son texte Linking Soundscape Composition and Acoustic Ecology (2002), se demande si l’on peut appeler composition de paysage sonore une œuvre par le fait de se servir des sons de l’environnement comme base. Sa réponse est négative. Une composition d’un paysage sonore est un « commentaire de l’environnement » mais aussi « une révélation des visions sonores du compositeur, expériences et attitudes envers le paysage sonore20 ». La composition de paysages sonores transmet, par conséquent, la relation qui se tisse entre les sons, la nature et la société21. L’écoute du paysage sonore implique la perception du milieu : les odeurs, la lumière, les degrés d’humidité et d’autres encore. Dans le cas d’un paysage sonore en guerre, cette écoute doit tenir compte aussi de la transformation du paysage, de la destruction, de la peur et également de la douleur, de la formation d’un autre paysage par la guerre. Une composition d’un paysage de guerre ne laisse pas entendre d’une manière objective les bruits de la guerre, mais ces bruits dans leur rapport avec l’écoute du compositeur.
La composition de paysages sonores de guerre ainsi envisagée s’éloigne du Zang Tumb Tumb et de l’orchestration des bruits de la guerre faite par les futuristes. Mais la composition des paysages sonores en guerre suppose aussi un déplacement en ce qui concerne la composition de paysages sonores tout court. Le rapport du compositeur au paysage est conditionné par la guerre même. Le microphone ne peut pas être placé à volonté et le temps d’écoute ne peut pas se régir par la nécessité esthétique ou le plaisir de l’oreille. Le paysage en guerre fait ressentir, plus que jamais, sa condition de croisement culturel, de création d’identités et de processus de subjectivation des sentiments patriotiques qui se présentent davantage comme des forces que comme des discours. Le paysage en guerre exprime la violence s’inscrivant dans le territoire comme s’il faisait revivre ce que le paysage calme de la paix avait voilé. La composition de paysages sonores de guerre devient expression d’un territoire qui met à nouveau, au premier plan, l’interrogation sur la formation du paysage même, et la question des rapports entre la musique et la guerre aux niveaux artistique et moral.

10Afin de nous centrer sur les rapports entre la question esthétique et éthique des paysages sonores de guerre, nous examinerons le Concerto grosso balcanico d’Arsenije Jovanovic (1993), réalisé à partir des sons de la troisième guerre des Balkans.
Le Concerto grosso balcanico est une commande de la radio autrichienne à ce compositeur serbe, résidant à Belgrade pendant la troisième guerre balkanique et qui a été directeur de radio, théâtre et télévision, ainsi que professeur à la Faculté d’art dramatique de Belgrade. La pièce suit une orientation programmatique qui se trouve dans un rapport inévitable avec la guerre. Le matériau employé dans la composition est, dans sa majorité, ce qui appartient à « la véritable orchestration de la guerre » qui a lieu dans son pays22. L’enregistrement de cette « orchestration » de la guerre rend compte que, pour Jovanovic, les sons de la guerre ne sont pas une matière brute ou objective, mais une matière qui est devenue déjà expressive, même si cette orchestration est aussi celle des acteurs qui ont emporté leur peuple vers la guerre.
Le titre de l’œuvre Concerto grosso évoque une forme musicale concertante pour ensemble instrumental, née vers 1670, auquel s’ajoute l’espace géographique de la zone en lutte, balcanico. Ce titre est bien significatif. La forme musicale fait allusion au dialogue entre le concertino (instruments solistes) et le ripieno (le reste d’instruments à cordes et la basse continue). Il est important de rappeler à ce propos, que le terme latin concertare signifie « lutte » et que cette forme se manifeste par le combat sonore entre le solo et le tutti.
L’œuvre de Jovanovic suit la norme italienne des xviie et xviiie siècles de diviser le concerto en trois mouvements. Ces trois mouvements sont séparés par le silence. La pièce, d’une durée de 16’ 10”, se divise dans ses trois parties de manière presque symétrique. Le premier mouvement commence par les métaux : petites cloches et sonnailles qui s’entendent comme au loin. Leur quantité va augmentant et occupe l’avant-plan. À l’arrière-plan une rumeur arrive. Si l’on cherche la cause du son, elle est difficile à cerner car, parfois, nous pensons entendre des sons d’animaux, d’avions, ou même des voix humaines. Une déflagration se laisse entendre au loin et, petit à petit, avec l’ajout des coups de feu, l’atmosphère de la pièce devient pesante. À la deuxième minute, des bêlements de moutons ou d’agneaux passent à l’avant-plan et s’accompagnent de sons qui semblent être des tirs d’armes. Tous les sons ensemble construisent une atmosphère dense et inquiétante. Vers 3’ 10” une raréfaction sonore est produite pour laisser entendre les déflagrations et quelques sonnailles et bêlements éventuels. Si au début l’on pouvait penser à un paysage sonore calme dans la campagne, maintenant ce sont les sons de la guerre qui occupent davantage l’oreille de l’auditeur. À partir de 4’ 30” les sons des bêlements, des sonnailles et des petites cloches construisent une dynamique ascendante jusqu’à prendre l’avant-plan à nouveau dans un mode de réexposition du commencement. La cadence de ce mouvement se produit vers 5’ 31” avec une grande déflagration suivie d’un silence.
Le second mouvement (5’ 46”) commence par des aboiements de chiens et des halètements qui offrent la sensation que les sons sont en mouvement. Puis, vers 6’ 45”, ils se mêlent à des hurlements de loups et des bruitages qui semblent être des bris de verre. Des hurlements de loups s’entendent en arrière-plan vers 6’ 58”. Des sons de déflagrations commencent vers 7’ 15”, mais ils ne sont pas du même type que ceux entendus dans la première partie. Les bruitages des bris de verre occupent l’avant-plan (7’ 53”) et vers 8’ 04” s’entend ce qui pourrait correspondre à un cri humain. Vers 8’ 24” se produit un crescendo avec une sorte de meute formée par des bris de verre, déflagrations, hurlements et aboiements qui précèdent des déflagrations qui restent toutes seules à l’avant-plan (9’ 00”). C’est un moment de raréfaction sonore d’une grande intensité. Ensuite, s’ajoutent à nouveau des sons des bris de verre, des aboiements et la mouette commence un crescendo qui met les sons des animaux maintenant à l’avant-plan (9’ 46” à 10’ 47”). À 10’ 48” et sur le mode de cadence du deuxième mouvement, se laisse écouter un hurlement isolé et ensuite le silence. Comme c’était le cas pour le premier mouvement, la cadence en forme de contrepoint entre un son isolé – celui de la déflagration dans le premier et du hurlement dans le second – et le silence, dote ce silence d’une pleine expressivité. Dans ces silences résonnent les sons qui le précédent sur un mode de préparation, mais aussi tous les sons et l’atmosphère créée pour chaque mouvement.
Le troisième mouvement (10’ 56”) se caractérise par des sons percussifs et son caractère rythmique. Il commence par un bruit de frappe, comme une ancienne machine à écrire – même si nous savons qu’ils peuvent être également des coups de feu – auquel viendront se mêler des hurlements éloignés et des tirs de mitrailleuses. Ces sons agissent comme des personnages rythmiques qui viennent tisser une polyphonie23. Nous entendons, comme c’était le cas chez Marinetti, des : ta ta ta, ta ta ta, ta ta ta, puis d’autres séries : ta ta, ta ta et à nouveau des ta ta ta, ta ta ta, ta ta ta qui gagnent en complexité vers 12’ 34” : ta ta ta ta ta, ta ta ta ta ta, ta ta ta ta ta. Nous sommes à l’écoute d’une sorte de polyrythmie formée par les sons des armes et des animaux. Nature et culture mélangées à nouveau. Le climax formé par cette polyrythmie laisse le pas à une raréfaction sonore (12’ 55”) avant de commencer à faire un crescendo à nouveau (13’ 14”) avec les sons des aboiements et les sons des bombes. À 14’ 17” les sons de la guerre en forme de déflagrations passent à l’avant-plan pour laisser entendre une pluie de tirs de mitrailleuses (14’ 35”) et des fortes déflagrations (14’ 54”). Ce crescendo produit une atmosphère dense qui agit comme une fausse cadence, car il est suivi par un silence (15’ 53”) qui, en fait, prépare la cadence finale. Après le silence, à 15’ 58” nous entendons à nouveau les sons des mitrailleuses : ta ta, ta ta, ta ta, cette fois laissant plus de silences entre chaque série de sons qu’au commencement et enfin c’est le silence. La pièce est finie.
Cette œuvre s’éloigne du désir de composer une sorte de portrait sonore des atrocités de la guerre. Jovanovic manifeste la volonté de porter à terme une transposition de la réalité sonore de la guerre à la dimension de la poésie sonore. Cela signifie la nécessité de convertir les sons de la guerre qui ont été enregistrés précédemment, en sons de concert, c’est-à-dire en sons sans signification préalable, des sons abstraits. Il s’agit de faire en sorte que les sons enregistrés se détachent pour ainsi dire de leur matérialité, de leur cause. Comme c’est le cas de la musique concrète, il est important de séparer les sons de leurs causes, mais à la différence de cette musique cette tâche ne s’applique qu’au compositeur qui est chargé de produire cette transposition.
Pour arriver à l’abstraction, Jovanovic ne remplace pas les sons enregistrés par d’autres sons d’instruments musicaux. Comme l’explique le compositeur : « Les coups de feu sont maintenus comme coups de feu ; un cri humain est un cri humain et non une voix de colorature soprano. » Il mélange des sons d’animaux aux sons des armes ; il compose des idées sonores, des effets sensibles qui, après l’écoute, peuvent devenir aussi des idées éthiques. Porter à terme cette transposition est, pour Jovanovic, la tâche de l’art telle qu’il l’explique :

« Dans son adaptation pour le Concerto, les enregistrements – individuellement, et dans ses différentes combinaisons – ne se contentent pas de produire une aventure électronique de haute technologie, mais aussi, et c’est le plus important, une métaphysique. Ils vont au-delà de l’empirisme, au-delà du banal. Art ? Art acoustique ? Radio art ?… Ceux-ci, et tous ces ensembles. Art, radio art, on pourrait dire qu’ils commencent où finissent les limites du visible, où le sens commun – heureusement – ne peut pas nous aider maintenant. »

11Avec cette pièce de radio art il s’agit de produire une métaphysique. Cela implique d’y entrer au-delà du banal, du visible, et d’activer d’autres sens que le sens commun. Cette métaphysique ne s’inscrit pas néanmoins dans une considération de la musique comme sublime suivant le modèle de la musique romantique. Nous sommes bien loin de ces considérations. La métaphysique ne désigne pas ici une partie de la philosophie qui s’occupe des causes ou des principes premiers. Elle n’est pas bornée à l’étude de l’être. La notion de métaphysique s’en remet à la locution grecque d’être, tout simplement : méta ta phusika « ce qui vient après », « ce qui traite des choses de la nature ». Ce qui vient dans la continuation des choses de la nature est, pour l’artiste, le royaume de l’art, de la transposition poétique de la réalité.
L’objectif de l’art est de conduire le récepteur à une dimension où le sens commun ne trouve pas sa place. La transposition qu’entame le compositeur porte l’auditeur au monde du paraître dans le sens nietzschéen24.
Jovanovic réalise une poétisation à partir des enregistrements qu’il a faits pendant la guerre. Cette poétisation peut devenir plus effective que la présentation de ces sons tout court, à travers son travail de composition Jovanovic crée ce bloc de sensations qu’il est capable d’extraire du matériau enregistré. Même si nous pouvons reconnaître les aboiements des chiens ou les déflagrations des bombes, ces aboiements et déflagrations sont des sons-musiques. Par la poétisation, Jovanovic opère un décadrage de la causalité qui fait que nous écoutons en dehors de cette même causalité, et qui fait sentir la composition par-dessus la reconnaissance. La schizophonie de l’enregistrement aboutit, par la composition, à une œuvre artistique qui fait sentir son indiscernabilité entre une sensibilité artistique et une sensibilité morale. Les deux plans sont liés quand on écoute25.
Comment fait Jovanovic pour annuler la schizophonie ? Comment compose-t-il un paysage sans lui voler ce qu’il a manifesté au moment des enregistrements ? De quelle façon fait-il entendre cette présence ? Bref, que signifie faire une transposition poétique ?
La transposition poétique est censée montrer et faire se perpétuer dans la composition le moment où les sons se sont ouverts au compositeur pendant les enregistrements. Cela se fait possible grâce au montage. Par le montage, l’œuvre forme un autre espace-temps différent de celui de l’enregistrement. La pièce devient un fragment d’espace-temps sonore qu’interroge ce qui pour Ernst Bloch était pensé comme la discordance des temps sociaux26. Cette discordance qui affirme la non-contemporanéité des temps permet, pour Bloch, de comprendre la crise de la modernité. Si nous pensons cette discordance en ce qui concerne la guerre qui a lieu dans une enclave précise, soit par exemple la troisième guerre des Balkans, et la diffusion de la guerre par les médias, nous pouvons comprendre cette discordance des groupes sociaux et des événements. Les temps qu’ils construisent sont hétérogènes.
L’œuvre de Jovanovic, composée pour la radio et diffusée par ce média, prend en compte cette hétérogénéité et, loin d’essayer de l’abolir – comme les médias avec leur désir de réalité –, provoque la distanciation nécessaire afin de la faire sentir autrement. Dans ce sens, le montage que fait Jovanovic suit la conception de Bloch et de Bertold Brecht :

« […] le montage arrache à la cohérence effondrée et aux multiples relativismes du temps des parties qu’il réunit en figures nouvelles. Ce procédé n’est souvent que décoratif, mais c’est souvent déjà une expérimentation involontaire, ou, quand il est utilisé sciemment, comme chez Brecht, c’est un procédé d’interruption, qui permet ainsi à des parties fort éloignées auparavant de se recouper27. »

12Le montage est une force productrice pour Bloch et Brecht. Le Concerto grosso balcanico agit comme un procédé d’interruption d’une sensibilité façonnée par les médias. Elle est susceptible de produire une autre sensibilité, mais nous ne savons pas si elle est productive dans le sens marxiste cher à Bloch et Brecht. Les traces des sons dans l’œuvre de Jovanovic agissent comme une espèce de réactualisation d’un passé qui est mis en rapport avec le présent. Ce passé peut être celui du compositeur pendant l’enregistrement, mais aussi celui de l’auditeur qui remet les sons dans des expériences déjà connues, même ces sons dans la campagne ou dans son appareil TV.
Le montage chez Jovanovic a pour objectif de produire la distance mais aussi d’affiner la perception. La transposition poétique ouvre ce temps de la poésie qui favorise, en suivant Aristote, le possible.

13
Par l’écoute, nous sommes aussi dans un autre temps, celui de l’instantané de la musique. À ce propos Christine Esclapez expose :

« Par l’expérience musicienne, par la verticalisation de ces instants que nos écoutes respectives approchent, par le partage de ces manières d’être sensibles dans lesquelles nos corps s’abandonnent tout en passant, nous explorons la multiversalité du musical, région par région. Par-là, nous apprenons, en le vivant, que notre présent (à partir duquel nous regardons le monde et les autres) vient d’un passé et nous restons continuellement ouverts à ce qui est déjà devant nous. À l’écoute des bruits et des rythmes des autres vers lesquels nous re-venons quand il s’agit de nous comprendre mieux, nous appartenons à un même monde. Nous habitons le temps28. »

14Le Concerto grosso balcanico, en tant qu’acte de la « multiversalité » du musical, laisse sentir cette manière d’habiter le temps propre à la musique. Il laisse entendre dans l’instantanée de la musique, ces bruits et ces rythmes que nous reconnaissons comme propres et autres en même temps. Nous sommes en devenir avec ces sons par l’écoute et, de ce fait, nous appartenons au monde que l’œuvre fait pour nous.
Le Concerto grosso balcanico est pour le compositeur « une libre, une ouverte vision des sons. Il n’est pas une séquence de sons dévastateurs, mais une séquence de sons qui captent la misère humaine ». La question n’est pas de choquer par l’horreur mais de témoigner du dénuement des hommes d’une façon intime, non explicite. À l’écoute de l’œuvre, l’auditeur n’est pas obligé de reconnaître les sons des armes, encore qu’il ressente leurs effets. L’écoute s’active en suivant les traces ou les vestiges des sons, même si elle n’arrive pas à leurs causes. En écoutant, l’on a accès à une expérience autre. La forme musicale de la pièce devient un tracé à parcourir. L’on ressent dans la forme musicale une liaison avec la mémoire du vécu. En suivant les mots du compositeur, il s’agit d’un « cheval de Troie ». La forme concerto grosso et le traitement des sons est ici la ruse que le compositeur invente afin de pénétrer la sensibilité des auditeurs.

« Le Concerto, néanmoins, doit maintenir un rapport – intériorisé, caché, transposé – avec son origine, avec la source des sons qui ont été utilisés, en rendant la mort sémantique de ces sons illusoire. L’auditeur ne reconnaît plus le tir, il écoute un son dont le signifié a quitté son imagination, mais dont effet immédiat est inévitable. C’est “l’effet du cheval de Troie”, il entre dans le subconscient de l’auditeur, mobilisant des restes de signification – “guerre” et “armes” – encore intacts. »

15Ce qui peut se nommer l’affect de la guerre passe par la composition et ne peut se réduire à la reconnaissance tout simplement de quelques sons. C’est l’affect qui passe par ces sons. Cet affect qui passe par la composition, comme ce cheval de Troie, fait face à la manière d’entendre les sons des mitrailleuses, des bombes, des chiens ou des moutons dans les médias. Une espèce de guerre des affects s’entame et l’art a comme tâche de faire s’écrouler la sensibilité distraite qui façonne les médias et de la substituer par une sensibilité qui se forme dans la com-motion, dans le sentir ensemble avec le mouvement de la musique. Les sons entrent dans le subconscient de l’auditeur – en faisant la connexion avec les sons de la guerre – et cela suffit à lui générer une référence à la guerre différente de celle qu’offrent les médias, qui ne comprennent pas obligatoirement des images concrètes. Il n’y existe pas de correspondance entre un son et une image mais une circulation énergétique de la musique. Les sons ne représentent pas ; ils opèrent en tant que transducteurs. La transposition poétique que porte à terme le Concerto grosso balcanico dote de musicalité une réalité – celle de la guerre – qui n’est pas musicale.
Pendant toute la pièce, l’écoute est en tension, aux aguets. Après l’écoute nous pouvons nous demander quelle trame tissent ces trois mouvements ? Quel scénario aménagent les sons des moutons et des loups agencés avec les sons de la guerre ?
Après l’écoute on peut évoquer les comptines enfantines, ou la fable d’Ésope reprise par Jean de La Fontaine, Le loup et l’agneau qui commence par ces mots : « La raison du plus fort est toujours la meilleure29. » Mais tout en pensant à cette guerre, on peut évoquer également la fable que Nietzsche raconte dans Humain trop humain :

« Il arrive à presque tout politicien d’avoir tellement besoin, dans certaines circonstances, d’un homme honnête que, tel un loup affamé, il fait irruption dans une bergerie non pas toutefois pour dévorer le bélier enlevé, mais pour se cacher derrière son dos laineux30. »

16Ces fables arrivent après l’écoute. Pendant l’écoute en revanche, on est dans une trame sensible, comme un rêve où les rapports à l’enfance viennent se mêler aux bombes des guerres. Pendant l’écoute, le Concerto grosso balcanico est un bloc de sensations et c’est le corps qui fait sens.
Après l’écoute, notre sensibilité artistique est aussi une sensibilité morale, même si pendant l’écoute elle est restée sans mots.

Notes   

1  Nietzsche, F., Fragments Posthumes, (Début 1888-début janvier 1889), XIV, 17 [4]. Paris, Gallimard, 1977.

2  Nietzsche, F., Fragments Posthumes, (Automne 1884-automne 1885), XI, 34 [253]. Paris, Gallimard, 1982.

3  Mâche, F.-B., « Musiques sans histoires », in Musique, affects et narrativité, Rue Descartes, numéro 21. Collège international de philosophie, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 106.

4  Nous prenons la notion d’« affect » telle que la conçoivent Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ? Le chapitre VII « Percept, affect et concept » expose que l’art n’est pas une question de concepts ni de perceptions ni d’affections. Le propre de l’art ce sont les percepts et les affects. Avec les moyens du matériau, le but de l’art affirment « c’est d’arracher le percept aux perceptions d’objets et aux états d’un sujet percevant, d’arracher l’affect aux affections comme passage d’un état à un autre. Extraire un bloc de sensations, un pur être de sensation. » Deleuze, G., Guattari, F., Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 158. Ce bloc de sensations qu’est l’œuvre d’art existe en soi et il est indépendant des perceptions subjectives soit de l’artiste soit de l’auditeur ou du spectateur. Le bloc de sensations est non subjectif, non humain et non soumis au temps pour Deleuze et Guattari. L’affect, en conséquence, doit se différencier de ce qui serait le passage « d’un état vécu à un autre » et apparaît comme « le devenir non humain de l’homme ». Cf. ibid., p. 163.

5  Cette position s’éloigne de la formulation du « jugement désintéressé » kantien. Pour le philosophe, le goût est une faculté subjective qui peut, néanmoins, énoncer des jugements avec un caractère universel. Cet universel ne peut pas se fonder sur un concept. Le jugement du goût chez Kant, remet la représentation de ce qui est considéré beau à un sujet et au sentiment de plaisir et de déplaisir que le sujet ressent. Cette représentation est, selon Kant, réalisée par l’imagination et non par l’entendement, car son fondement n’est pas un concept puisque la beauté n’est pas pensée comme une propriété de l’objet. L’absence de concept est ce qui donne le caractère de contemplatif et désintéressé au jugement esthétique. Le jugement esthétique chez Kant établit le rapport entre la constitution de l’objet et le sentiment de plaisir et de douleur du sujet. Le jugement esthétique est l’accord entre un sentiment et une constitution objective. Chez le jugement esthétique, l’imagination – pour Deleuze – reflète la forme de l’objet. Cf. Kant, I., Cf., « Kritik der Urtheilskraft » inKantsWerke, vol. V, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1968, paragraphes 5, 6 et 59 ; Deleuze G., L’île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 83-84.

6  Deleuze, G., Guattari, F., op. cit., p. 154-155.

7  Schiller, F., Über die ästhetische Erziehung des Menschen, Briefe an den Augustenburger. Ankündigung der Horen und letzte verbesserte Fassung, Munich, éd. Wolfhart Henckmann, 1967, Lettre 21, p. 377 et sq.

8  Comme le signale Roberto Barbanti : « En effet, la modernité a dissocié et opposé non seulement l’éthique d’un côté et l’esthétique de l’autre, les humains en tant que sujet moral et les entités non humaines en tant qu’objet dépourvu de droits, mais aussi le fait de la valeur, la vérité de la beauté, le sujet (res cogitans) de l’objet (res extensa). Cette logique, historiquement dominante et dont les apports ont été aussi très importants, voire nécessaires, pour l’humanité, montre aujourd’hui ses limites face aux bouleversements technologiques et écologiques. » Barbanti, R., « L’esthétique à l’époque de l’anthropocène. La dimension éthique de l’esthétique », in Barbanti, R., Paparrigopoulos, K., Pardo Salgado, C., Solomos, M. (collectif AIMEE) (éd.), Transitions des arts, transitions esthétiques. Processus de subjectivation et des-croissances, Paris, L’Harmattan, 2017, p. 19.

9  François Dagognet expose : « Une esthétique, une morale se fondent-elles sur des préjugés unilatéraux, les sentiments vagues d’une altération de ce qui constitue le trésor de la mémoire, fait de souvenirs d’enfance au pays de cocagne des campagnes d’hier ? La question des valeurs paysagères est posée. » in « Mort et résurrection du paysage », in François Dagognet, F. Guery, O. Marcel, Mort du paysage ? Philosophie et esthétique du paysage, Champ Vallon, 1989, p. 35.

10  Russolo, L., L’art des bruits, Paris, éd. Allia, 2013, p. 18. Gustave Cirilli, correspondant du Matin écrit dans son Journal du Siège d’Andrinople. Impressions d’un assiégé : « Andrinople est un de ces lieux que leur situation condamne à devenir le point de rencontre des peuples et l’enjeu éternel des batailles. » Cf. Cirilli, G., Journal du Siège d’Andrinople. Impressions d’un assiégé, Paris, Librairie Chapelot, 1913, p. 4. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1255289

11  Dans le Manifeste technique de la littérature futuriste (le 11 mai 1912), Marinetti expose qu’il faut faire entrer dans la littérature trois éléments qui ont été oubliés : le bruit en tant que manifestation dynamique des objets ; le poids en tant que faculté du vol des objets et l’odeur en ce qui concerne la faculté de dispersion des objets. Cf. F.T. Marinetti, « Manifesto tecnico della letteratura futurista », in Marinetti, F.T., Teoria e Invenzione Futurista, Milan, Mondadori, 1996, p. 51. Postérieurement, dans L’imagination sans fils et les mots en liberté (le 11 mai 1913), les bruits de la vie moderne se font sentir avec l’usage des onomatopées qui permettent, selon Marinetti, de doter de vie de lyrisme avec des éléments bruts de la réalité. Cf. F.T. Marinetti, « Distruzione della sintassi. Immaginazione senza fili. Parole in libertà », in Marinetti, F.T., Teoria e Invenzione Futurista, op. cit., p. 76.

12  Marinetti, F.T., « Zang Tumb Tuuum », in Marinetti, F.T., Teoria e Invenzione Futurista, Milan, op. cit., p. 765.

13  Dans Lo splendore geometrico e meccanico e la sensibilità numerica (le 18 mars 1914), Marinetti fait la distinction entre quatre types d’onomatopées : « directe, imitative, élémentaire, réaliste » qui a pour fin d’enrichir le lyrisme avec la réalité brutale et de l’éloigner de ce qui est abstrait ou artistique, comme le « pic pac pum » des mousquets ; l’« indirecte complexe et analogique » qu’il montre avec l’onomatopée « dum-dum-dum-dum » qui exprime le bruit de rotation du soleil de l’Afrique et le poids du ciel dans son poème Dune. Le troisième type est l’« onomatopée abstraite » qui lui apparaît comme l’expression inconsciente et bruitiste de la sensibilité, comme le « ran ran ran » qui exprime un état d’âme dans Dune ; il s’agit des bruits du psychisme. Finalement, le quatrième type est celui qu’il appelle l’« accord onomatopéique psychique ». Il consiste en la fusion de deux ou trois onomatopées abstraites. Cf. F.T. Marinetti, « Lo splendore geometrico e meccanico e la sensibilità numerica », in Marinetti, F.T., Teoria e Invenzione Futurista, op. cit., p. 105-106.

14  « Il est évident, d’après ce qui précède, que l’affaire du poète, ce n’est pas de parler de ce qui est arrivé, mais bien de ce qui aurait pu arriver et des choses possibles, selon la vraisemblance ou la nécessité. En effet, la différence entre l’historien et le poète ne consiste pas en ce que l’un écrit en vers, et l’autre en prose. Quand l’ouvrage d’Hérodote serait écrit en vers, ce n’en serait pas moins une histoire, indépendamment de la question de vers ou de prose. Cette différence consiste en ce que l’un parle de ce qui est arrivé, et l’autre de ce qui aurait pu arriver. » Cf. Aristote, Poétique et Rhétorique, chap. 9, Paris, traduction de Charles-Émile Ruelle, p. 20.

15  Russolo, L., « Bruits de la guerre », in L’art des bruits, Paris, l’Âge d’Homme, 2001, p. 65 et 67.

16  Il s’agit de la chanson Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés du xviiie siècle.

17  Cirilli, G., op. cit., p. 48 et 49 respectivement.

18  Proust M., Le temps retrouvé, IV, 776, esquisse XI, Paris, Bibliothèque de La Pléiade, 1989. Et de même pour les sons de la ville : « Et ces sirènes, était-ce assez wagnérien […] c’était à se demander si c’était bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient. Il [Robert de Saint-Loup] semblait avoir plaisir à cette assimilation des aviateurs et des Walkyries et l’expliqua d’ailleurs par des raisons purement musicales […] », Le temps retrouvé, IV, 338, op. cit.

19  Cirilli, G., op. cit., p. 153-154.

20  Westerkamp, H., « Linking Soundscape Composition and Acoustic Ecology », in Organised Sound, vol. 7, numéro 1, 2002. http://www.sfu.ca/~westerka/writings%20page/articles%20pages/linking.html

21  Comme F. Duhautpas et M. Solomos le signalent, Westerkamp rejette par conséquent la considération de la composition des paysages sonores comme une sous-catégorie de la musique concrète. Cf. Frédérick D., Solomos, M., « Hildegard Westerkamp and the Ecology of Sound as Experience. Notes on Beneath the Forest Floor », in Soundscape, The Journal of Acoustic Ecology, 2014, vol. 13, no 1. <hal-01202890>.

22  Comme il l’explicite dans les notes de programme qui accompagnent le CD Concerto grosso balcanico, Austria, 1993, ORF ‎– 14782131274CD. Toutes les citations de Jovanovic qui suivent appartiennent à la brochure du disque. L’œuvre peut être écoutée sur le lien : https://www.youtube.com/watch?v=yshlgC5tvME [Consulté le 4 janvier 2018].

23  Je prends l’expression « personnage rythmique » de l’analyse du Sacre du printemps de Stravinski chez Olivier Messiaen. Cf., Messiaen, O., Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie, t. II, Paris, Leduc, 1995, p. 93.

24  Pour le philosophe allemand, l’apparence est le propre de l’art. Le mode des apparences est plus en consonance avec la vie que le monde de la vérité. De cette sorte, Nietzsche établit la prédominance de l’art sur la vérité. Cf. F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie. Fragments Posthumes [7], 156.

25  Le terme schizophonie est tiré de Raymond Murray Schafer qui le définit comme « la séparation d’un son original de sa transmission ou de sa reproduction électroacoustique ». Cf. Murray Schafer, R., Le paysage sonore. Le monde comme musique, Marseille, Wildproject, 2010, p. 141.

26  Bloch nomme cette discordance avec la notion de Ungleichzeitlichkeit qui fait son apparition en 1978.

27  Bloch, E., Héritage de ce Temps, Paris, Payot, 1978, p. 11.

28  Esclapez, C., « Un ange passe… Cosmologie de l’instant : des êtres et de l’univers », in Esclapez, C. (dir.), Ontologies de la création en musique, vol. 2, Des instants en musique, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 54.

29  La Fontaine, Fables, I 10, Paris, Classiques Hachette, 1929. Pour Nietzsche l’agneau est la figure de la faiblesse et sans doute elle est en rapport avec l’Agneau en tant que figure du Christ. Voir par exemple, Nietzsche, F., Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Librairie générale française, 1972, III, 11 et 13.

30  Nietzsche, F., Humain trop humain, Paris, Gallimard, 1981, § 470.

Citation   

Carmen Pardo Salgado, «Paysages sonores de/en guerre : esth(é)tique», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Situations de violence extrême, L'éthique de la musique et du son, Numéros de la revue, mis à  jour le : 27/03/2019, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php/lodel/docannexe/image/516/lodel/docannexe/file/651/index.php?id=876.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Carmen Pardo Salgado

Carmen Pardo Salgado est docteur en philosophie, spécialité esthétique et Professeure titulaire d’histoire de la musique et d’esthétique de la musique contemporaine à l’Université de Girona (Espagne) ainsi que Professeur du Master d’Art Sonore de l’Université de Barcelone.
En français, elle est l’auteur des livres Approche de John Cage. L’écoute oblique (L’Harmattan, Coup de Cœur de l’Académie Charles Cross, 2008) et Dans le silence de la culture (Eterotopia, 2018). Elle a traduit du français les livres L’Art des sons fixés ou la musique concrètement (Michel Chion), Tubes. La philosophie dans le juke-box (Peter Szendy) et Boutès (Pascal Quignard) (les deux derniers en collaboration avec Miguel Morey).